Trois ans après la révolution, où en est la Tunisie ?

Manifestation aTunis-le-23-octobre

Manifestation à Tunis-le 23 octobre.

Des heurts ont éclaté mercredi 8 janvier 2014 à Kasserine et Thala, dans le centre-ouest de la Tunisie, opposant policiers et manifestants. Ces derniers dénoncent les inégalités économiques, alors que les manifestations se multiplient dans le pays pour contester une hausse des taxes.

Des dizaines de manifestants ont tenté de s’introduire de force dans le siège du parti islamiste au pouvoir, Ennahda, à Kasserine, mais un dispositif important de la police a répliqué par des tirs de lacrymogènes pour les disperser.

La ville de Kasserine était par ailleurs paralysée par une grève à l’appel du syndicat UGTT. Ce débrayage a été organisé à une date symbolique, marquant la mort du premier habitant de Kasserine lors de la révolution de janvier 2011. Kasserine, qui compte parmi les régions les plus défavorisées en Tunisie, était l’un des points chauds du soulèvement de fin 2010-début 2011.

 » Ils t’ont bien eu au nom de la religion « 

« Nous avons voulu (…)  protester contre le sous-développement et la situation socio-économique médiocre dans notre région », a expliqué le syndicaliste Sadok Mahmoudi. « Le peuple veut la chute du régime », « pauvre peuple, ils [les islamistes d’Ennahda] t’ont bien eu au nom de la religion », scandait une foule de plusieurs centaines de manifestants.

Depuis l’automne en Tunisie, les manifestations et grèves se multiplient sur fond d’économie en berne et de protestations contre de nouvelles taxes. Ennahda a exprimé mercredi sa « compréhension face à ces mouvements de protestations ». La loi de finances prévoyant ces nouveaux impôts a été adoptée en décembre dernier avec le soutien des islamistes, majoritaires à l’Assemblée nationale constituante (ANC).

Ces nouvelles protestations interviennent alors que l’ANC est en train d’approuver la future Constitution du pays, qu’elle espère achever, avec plus d’un an de retard, avant le 14 janvier, troisième anniversaire de la révolution qui déclencha le « printemps arabe ».

Source : AFP 08/01/2014

tunisieTrois ans après

La Tunisie a marqué le 17 décembre 2013 le troisième anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant, à l’origine de la révolution qui a conduit à la chute de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Trois ans après, le pays reste miné par les tensions sociales et politiques. Les islamistes du parti Ennahda, arrivés au pouvoir avec les élections d’octobre 2011 et qui gèrent le pays avec les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) au sein de la troïka, font face à une crise politique depuis l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013.

Samedi, après deux mois de tractations, le ministre de l’industrie Mehdi Jomâa, un indépendant, a été désigné à la tête du gouvernement. Les pourparlers pour déterminer le calendrier de formation du gouvernement et de la passation devant acter le départ volontaire du pouvoir d’Ennahda ont été reportées à vendredi. Le nouveau premier ministre sera chargé de conduise la Tunisie vers des élections en 2014. La nouvelle Constitution, en cours d’élaboration, la Commission électorale et la loi électorale doivent cependant encore être adoptées.

Jérôme Heurtaux, politologue spécialisé sur la Tunisie à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) à Tunis, fait le bilan des trois années de transition politique.

Quel bilan tirez-vous de la transition politique en Tunisie trois ans après le soulèvement qui a abouti à la chute de l’ancien président Ben Ali ?

Le processus de construction démocratique en Tunisie est d’autant plus difficile que tous les acteurs politiques sont faibles, qu’il n’y a pas de chef incontesté ni de Solidarnosc [« Solidarité », fédération de syndicats polonais ayant joué un rôle-clé dans la contestation du régime communiste dans les années 1980]. En dépit de ce contexte, le pays se prépare à un second rendez-vous électoral et a connu des formes d’alternance gouvernementale sans être à feu et à sang. On peut dire qu’il s’en sort pas mal, comparé à l’Egypte, la Libye ou encore à l’Algérie en 1988 ou à la Roumanie en 1989. Je suis plutôt optimiste, même si il peut toujours y avoir des dérapages comme en Algérie en 1991.

Les acteurs politiques en Tunisie partagent pour la plupart, et dans tous les camps confondus, le projet démocratique, des islamistes aux destouriens – héritiers de la tradition bourguibiste –, en passant par la gauche et les acteurs non partisans comme la centrale syndicale UGTT, la Ligue des droits de l’homme ou les avocats. Ils sont acquis à l’idée que la démocratie est dans leur intérêt. Mais aucun de ces acteurs ne contrôle ce processus. Au quotidien, quant il s’agit de négocier, d’écrire la Constitution ou de nommer un premier ministre, ils sont plongés dans une lutte concrète où leur survie est en jeu. Le produit de leurs interactions peut contrarier le processus démocratique.

Les tractations concernant la nomination d’un nouveau premier ministre ont été longues et difficiles, mais elles ont finalement abouti à un accord entre partis sur la personne de Mehdi Jomâa. N’est-ce pas le signe que le processus démocratique fonctionne finalement ?

On peut voir ce résultat de deux façons. D’un côté, le processus a piétiné. Chacun des acteurs a défendu ses intérêts, les uns se montrant tacticiens, les autres hésitants. Et au final, la montagne a accouché d’une souris, car le premier ministre est un membre du gouvernement sortant qui réalise une synthèse entre Ettakatol et Ennahda, tout en bénéficiant du soutien des ambassades étrangères. Il n’y a rien de nouveau dans cette nomination et le résultat n’enthousiasme pas toutes les parties, à l’instar de Nidaa Tounes, mais qui a tout de même laissé faire.

Tout le monde s’est focalisé sur le chef du gouvernement alors que l’enjeu est ailleurs. Il doit désormais nommer un gouvernement de technocrates, ce qui peut faire l’objet de longues négociations. Le gouvernement qui en sera issu risque d’être paralysé car il ne bénéficiera pas d’une légitimité politique et, étant transitoire, il ne pourra pas inscrire son travail dans la durée. L’idée d’avoir un chef de gouvernement technocrate était en réalité le projet de différents partis, pour mettre un terme à la mainmise des islamistes d’Ennahda sur l’administration, et dépolitiser le processus électoral. Mais comment ce gouvernement va-t-il pouvoir entamer des négociations avec les partenaires sociaux ? Comment composer et définir le périmètre d’action de la commission indépendante qui sera chargée de préparer les élections ?

Tous ces éléments ne sont pas enthousiasmants, mais en même temps, on ne peut que souligner la réussite du dialogue national qui a permis que des acteurs qui se détestent et n’ont pas le même projet pour l’avenir de la Tunisie ont accepté de se parler et de se considérer non plus comme des ennemis, mais comme des adversaires politiques. On observe depuis trois ans des signaux positifs, comme lorsqu’en 2011, le premier ministre d’alors Béji Caïd Essebsi a laissé le pouvoir aux islamistes d’Ennahda, vainqueur des élections. C’est un acte très important que celui qui incarne le Destour, l’ère Bourguiba, cinquante années d’autoritarisme et de politique répressive envers les islamistes, leur cède le pouvoir.

Les acteurs politiques tunisiens ont intérêt à ne pas jouer un autre jeu que celui de la démocratie. Même Ennahda, qui bénéficie du fait qu’il n’est pas un parti hégémonique, et s’en satisfait. Par ailleurs, autre facteur positif, le clivage islamiste-moderniste traverse la société tunisienne au sein des familles et des groupes eux-mêmes ce qui peut favoriser l’idée d’un compromis historique.

Quels sont les défis à relever en Tunisie dans les mois à venir ?

D’un point de vue purement politique, il y a tout d’abord l’organisation d’élections avec la garantie qu’elles soient libres et non truquées et qu’elles permettent d’aboutir à un passage de témoin en douceur avec un nouveau gouvernement. Avant cela, il faut que Mehdi Jomâa compose un nouveau gouvernement de compétences qui respecte la feuille de route. Il faut qu’à terme le chaos, la violence et l’enlisement ne soient plus des modalités du jeu politique. L’autre enjeu est celui de la Constitution, dont l’adoption est en bonne voie et la mise en œuvre de la loi de justice transitionnelle qui vient d’être votée. Une des inconnues encore aujourd’hui reste le ministère de l’intérieur que personne ne contrôle et qui reste un Etat dans l’Etat.

Parmi les autres défis, le plus important est de résoudre les problèmes socio-économiques. Cela a malheureusement été mis de côté par les acteurs politiques, et c’est une des raisons pour lesquelles le fossé s’est creusé entre eux et le peuple. Il y a des enjeux clairs : trouver les moyens de financer le budget ; développer les investissements ; et entamer une politique susceptible de réduire la fracture sociale et territoriale. Il y a également le défi sécuritaire qui est à plusieurs facettes. Celle du terrorisme, complexe, avec le lien entre djihadisme et contrebande aux frontières et qui passe par un assainissement de l’économie. Et celle de la sécurité au quotidien, qui relève davantage du ressenti des Tunisiens et d’un discours, alimenté par les médias et les politiques comme en France, qui gagne des portions de plus en plus grandes de la population.

Le parti islamiste Ennahda connaît au sein de la troïka sa première expérience du pouvoir. Quel bilan tirer de leur gestion politique du pays ?

Ennahda n’a pas beaucoup de compétence en matière de gouvernement, mais les autres partis non plus. Le parti islamiste est pris dans une contradiction avec d’une part, l’exigence historique de réussir son projet d’islamisme politique et d’autre part, celle d’assurer sa survie politique face à la crainte qu’il pourrait disparaître dans les limbes de l’histoire. On a le sentiment qu’ils gèrent le gouvernement sans l’esprit de revanche qu’on pouvait attendre d’eux. Cela a été habile de sa part de ne pas rester à la tête du gouvernement, car il pouvait être désavoué par les électeurs pour sa gestion du pays et faire l’objet d’un vote-sanction. Tout laisse penser qu’Ennahda peut difficilement faire moins de 20-25% aux prochaines élections et pas plus de 40%.

Hélène Sallon

Source : Le Monde 17/12/2013

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