Le parti anti-islamiste tunisien Nidaa Tounès a remporté les législatives de dimanche, devançant ses rivaux d’Ennahda, selon les résultats officiels préliminaires annoncés dans la nuit de mercredi à jeudi par l’instance chargée d’organiser le scrutin, l’ISIE. Nidaa Tounès a remporté 85 des 217 sièges de l’Assemblée des représentants du peuple, tandis qu’Ennahda en a engrangé 69, a annoncé l’ISIE lors d’une conférence de presse.
L’Union patriotique libre (UPL), le parti du richissime homme d’affaires et président du Club africain, l’un des principaux clubs de Tunisie, Slim Riahi, arrive en troisième position avec 16 sièges. Il est suivi par le Front populaire, coalition de gauche et d’extrême gauche dont deux responsables ont été assassinés en 2013, qui remporte 15 sièges, et par le parti Afek Tounes (huit sièges). Ces législatives, ainsi que la présidentielle prévue le 23 novembre, doivent enfin doter la Tunisie d’institutions pérennes près de quatre ans après la révolution qui mit fin en janvier 2011 à la dictature de Zine Ben Ali.
Nidaa Tounès, une formation hétéroclite créée en 2012 et regroupant aussi bien des personnalités de gauche, de centre droit, des opposants et des caciques du régime déchu de Ben Ali, a mené une campagne virulente contre les islamistes d’Ennahda. Le parti s’était dès dimanche soir dit confiant dans sa victoire, tandis qu’Ennahda a très rapidement reconnu être arrivé deuxième. Son président Rached Ghannouchi a appelé lundi le chef de Nidaa Tounès, Béji Caïd Essebsi, pour le féliciter.
Vainqueur des premières élections libres de l’histoire de la Tunisie en octobre 2011, très critiqué pour son bilan controversé après deux ans au pouvoir, Ennahda perd 20 des sièges qu’il occupait jusqu’ici dans l’Assemblée constituante, mais il reste la deuxième force politique du pays. Ennahda a tenté tout au long de sa campagne de répondre aux critiques en mettant en avant une image consensuelle et n’évoquant que rarement la question de l’islam. Nidaa Tounès a, lui, notamment capitalisé sur le ras-le-bol des Tunisiens en promettant de rétablir «le prestige» de l’Etat.
La Tunisie a en effet vécu des années difficiles depuis la révolution, l’économie ayant été durement affectée par l’instabilité. Le pays a connu une année 2013 particulièrement terrible, marquée par l’essor de groupes jihadistes, et une interminable crise politique.
Un gouvernement de coalition ?
Avant même l’annonce des résultats officiels, les Tunisiens s’interrogeaient sur les contours de la future majorité gouvernementale. Nidaa Tounès sera en effet contraint de former une coalition pour avoir une majorité de 109 sièges sur 217. «Nous gouvernerons avec les plus proches de nous, la famille démocratique, entre guillemets», a affirmé Béji Caïd Essebsi dans une interview à la chaîne privée Al-Hiwar Ettounsi, en allusion à d’autres partis séculiers. Pendant la campagne, Caïd Essebsi n’avait toutefois pas écarté une collaboration de circonstance avec Ennahda si les résultats l’exigeaient.
Les journaux tunisiens avaient évoqué mercredi une union des deux principales forces politiques dans une grande coalition. «Le meilleur parmi ces scénarios serait une coalition Nidaa Tounès-Ennahda qui garantirait un gouvernement stable durant les cinq prochaines années», a ainsi jugé La Presse, premier quotidien francophone du pays. Le Temps a noté de son côté que Nidaa Tounès serait confronté à un véritable dilemme, car les partis considérés comme ses alliés naturels n’auront qu’une représentation limitée au Parlement, tandis qu’une alliance avec le Front populaire, une coalition de gauche, est improbable au regard des divergences sur le plan économique.
En dépit des spéculations, les tractations vont sans doute se faire attendre, laTunisie devant entrer samedi en campagne électorale pour la présidentielle du 23 novembre. Malgré son grand âge, Béji Caïd Essebsi, 87 ans, en est le favori face à 26 autres candidats, dont l’actuel chef de l’Etat Moncef Marzouki. Ennahda n’a de son côté pas présenté de candidat, indiquant vouloir soutenir le plus «consensuel». Le parti doit se réunir pour discuter de cette question dans les jours à venir.
Le scrutin de dimanche a été qualifié de «crédible et transparent» par la mission d’observation électorale de l’Union européenne. La France et les Etats-Unis, notamment, ont salué ces élections qui tranchent avec les autres pays du Printemps arabe, qui ont basculé dans le chaos ou la répression.
Le réalisateur Christophe Cotteret présente en avant-Première « Démocratie année zéro » qui retrace la fulgurante révolution du jasmin, des révoltes de 2008 aux premières élections libres.
A quelques jours des élections législatives tunisiennes qui se tiendront dimanche prochain, le documentaire Démocratie Année zéro réalisé par Christophe Cotteret sera projeté ce jeudi 23 octobre en avant-première à Montpellier. En deux chapitres et un an d’investigation le film distribué par Les films des deux rives s’appuie sur le regard des principaux opposants et acteurs à l’origine de la révolution tunisienne. Il apporte un éclairage nécessaire à la compréhension des événements.
Le réalisateur belge retrace l’histoire contemporaine depuis les révoltes du bassin minier de Gafsa en janvier 2008 aux premières élections libres d’octobre 2011 en passant par l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid qui a embrasé le monde arabe en précipitant la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi et en portant l’incendie à Bahreïn, au Yémen et en Syrie. Avec ce récit au long court du combat contre la corruption d’un pouvoir népotique jusqu’au processus de transition, Christophe Cotteret osculte la réalité tunisienne tout en interrogeant la capacité universelle d’un modèle révolutionnaire au XXIe siècle.
Trois ans plus tard, où en sont la liberté, la démocratie et la justice sociale revendiquées ? Dimanche, les Tunisiens sont appelés à choisir les 217 membres de leur première Chambre des représentants du peuple, élue en vertu de la Constitution du 27 janvier 2014. 1327 listes électorales se disputent la sympathie de 5 236 244 électeurs. Ce nombre colossal de listes candidates fait planer le risque d’une dispersion des voix, comme ce fut le cas en 2011.
On s’attend à un fort taux d’abstention qui s’explique en partie par la non-inscription sur les listes électorales mais surtout par la pauvreté des propositions politiques. Le parti musulman Ennahdha et le parti social- démocrate de Nida Tounes devraient se partager la majorité des suffrages mais aucun n’obtiendra la majorité absolue.
Le peu d’intérêt des Tunisiens pour ces élections pourrait paraître inquiétant dans une démocratie naissante mais comme l’analyse l’écrivain Gilbert Naccache* dans le film c’est une révolution de la société civile contre la société politique toute entière, la première du XXI siècle.
Je me trouvais à Tunis quelques mois avant le déclenchement de la révolution. On sentait les événements venir. J’ai rencontré plusieurs futurs protagonistes de la révolution avant le 17 décembre avec qui je suis resté en contact. Cela m’a donné envie de travailler sur cette histoire en revenant sur les bases pour restituer un récit sur le long terme.
Le film démarre en 2008 avec la révolte des mineurs de la région Gafsa, épicentre du mouvement, qui cumule deux problèmes majeurs, disparité régionale et pauvreté…
Dans le sud-ouest, la ville de Redeyef est un bastion ouvrier dont le pouvoir s’est toujours méfié. Ce n’est pas la région la plus pauvre mais elle rencontre de grandes difficultés en partie liées à l’exode lybien. Les événements de 2008 sont très importants. Ils annoncent des transformations dans la lutte sociale comme l’occupation par de jeunes chômeurs du siège régional de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui débouche sur une transformation de l’action syndicale.
L’unité de la population et notamment l’action des femmes s’est avérée déterminante …
Oui, ouvriers, chômeurs, lycéens et habitants ont multipliés les grèves et les actions. A propos de la Tunisie, on a parlé de révolution de palais et de manipulation américaine mais tout est parti d’un petit noyau d’activistes. Quatre personnes entraînent quatre autres personnes et si la police, envoyée sur place pour réprimer, tue cela passe à 400 personnes puis 800 et le mouvement s’étend rapidement passant des révoltes à une révolution.
Dans la seconde partie, vous suivez les jeunes acteurs de la transition politique dont l’arme la plus redoutable a été la circulation de l’info. Elle a aujourd’hui trouvé ses limites ?
Cette jeunesse est dépossédée de son pouvoir politique et elle peine aujourd’hui à réunir 100 personnes mais elle a grandement contribué à sortir de la dictature. Durant le mouvement ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont permis la chute de Ben Ali, ce sont les activistes qui ont utilisé ce médium. Après le renversement du régime les réseaux sociaux sont devenus un lieu de désinformation utilisé par tous les partis. Le problème de l’information concerne aussi la formation des journalistes. Quand vous avez relayé les infos du ministère de l’Intérieur pendant des décennies, vous ne devenez pas du jour au lendemain un journaliste d’investigation.
Avec l’entrée médiatisée d’Ennahdha dans la campagne vous évoquez la remise sur le devant de la scène d’une problématique qui arrange tous les partis et rassure sur la portée des réformes…
Dans un pays où la majorité de la population se déclare religieuse, cette question doit être abordée globalement. Ennahdha regroupe des franges de la population qui correspondent à un vrai électorat. Pour les partis musulmans radicaux ce parti s’éloigne de la pratique des «bons musulmans», pour les laïques il va restreindre dangereusement les libertés tandis que les libéraux y voit un cheval de Troie potentiel pour le retour de l’ancien régime.
Mais la vraie question c’est de réduire le chômage et relancer l’économie partout dans le pays.
Ne remontons pas ab ovo si nous voulons éviter d’évoquer le premier précédent de l’histoire, celui d’Abel et de Caïn, le premier ayant sans doute eu à souffrir des brimades de son frère avant d’être trucidé par celui-ci. Mais avouons tout de même que des siècles d’exactions, de brimades et d’abus en tout genre finissent par déboucher au mieux sur des révoltes, au pire sur des guerres civiles, ou plutôt inciviles, comme celles que nous observons dans notre monde dit arabe. Des mouvements entamés par des jeunes rêvant liberté et démocratie, poursuivis par des semi-professionnels de la politique et débouchant désormais sur les bains de sang dans lesquels tout ce (pas si) beau monde patauge allégrement. À croire que les guerriers disputent aux péripatéticiennes le discutable privilège d’exercer le plus vieux métier du monde.
Sur la marmite arabe où bout un peu ragoûtant brouet, d’autres que nous, incollables dans l’art hautement pointu de la politologie, se sont penchés sur le sujet pour conclure que la religion, l’exercice du pouvoir, le tracé des frontières, les pâturages plus abondants ici que là, le besoin irrépressible chez l’être humain de faire étalage de ses muscles ou simplement la température ambiante (SVP biffez les mentions inutiles) est/sont le(s) grand(s) responsable(s) du désordre régional actuel. Sans douter est-il plus impressionnant de parler de rhinopharyngite que de rhume.
Et pourtant… Comme si la nature, en sa douteuse sagesse, avait semé dans le cœur des hommes les germes de la discorde, ce sont les divergences qui mènent le monde « parce que c’est bon pour lui », a décrété il y a longtemps Emmanuel Kant. Les réactions en chaîne dont nous sommes les témoins, un peu trop vite baptisées « printemps arabe », ne sont que la conséquence inéluctable des épreuves subies au fil des âges. L’oppression, nous disait-on, finit toujours par enfanter la révolution. Et les révolutions débouchent sur une gamme infinie de conflits.
Ainsi, longtemps les Kurdes ont représenté deux siècles durant la parfaite illustration de cet irrédentisme mis à l’honneur au XIXe siècle. « La plus grande nation sans État », selon la formule d’Olivier Piot et Julien Goldstein**, est constituée d’une quarantaine de millions d’êtres disséminés à travers la Syrie, l’Irak, la Turquie et l’Iran, soit un territoire de 520 000 kilomètres carrés (superficie de la France métropolitaine : 552 000 kilomètres carrés), jadis compartimenté par les Anglais et les Français, alors même qu’une patrie avait été prévue à leur intention par le traité de Sèvres. Le groupe a connu des heures de gloire, des vicissitudes aussi. Contre eux, Saddam Hussein a eu recours à l’aviation, à l’artillerie et aux gaz ; les Turcs s’en sont pris aux partis censés les représenter, mais aussi à leurs combattants pour la liberté ; Syriens et Iraniens ont vu en eux tantôt des alliés dans l’interminable bras de fer avec Ankara et tantôt des ennemis qu’il convenait de pourchasser. Aujourd’hui, c’est au tour de Daech de les harceler au pays du Cham, avec les résultats qu’on connaît.
À partir du Djebel syrien, les alaouites n’ont jamais cessé de se battre contre l’occupant et contre une nature inhospitalière, cause d’un sous-développement qui les poussait à s’enrôler dans les rangs de l’armée. C’est d’ailleurs par le biais de l’institution militaire que Hafez el-Assad devait assurer son emprise sur la Syrie à partir de 1970 et jusqu’au jour où, lassé de les voir se venger – à leur manière – des abus dont longtemps ils avaient été victimes, de la corruption dont profitaient leurs coreligionnaires, des atteintes aux libertés, des brimades, le peuple s’est soulevé dans un vaste élan qui, il y a tout lieu de le craindre, se poursuivra longtemps encore.
Comme un simple hoquet peut modifier le cours de l’histoire et un grain de sable enrayer une machine, le Proche-Orient vit actuellement les heures les plus sombres de son existence, marquée périodiquement par des soubresauts sanglants entre sunnites et chiites. Faux prétextes ou raisons justifiées ? On n’en est plus là, maintenant que le loup des guerres de religions est sorti du bois. Point n’est besoin d’invoquer le souvenir des ilotes grecs ou de Spartacus pour comprendre qu’il suffit de peu de chose pour transformer un vassal en tyran et que, pour se présenter en seul détenteur de la vérité, on a juste besoin de brandir l’étendard religieux, politique ou socioéconomique.
Maître Blaise Pascal, rappelez-leur donc l’indispensable rôle des Pyrénées.
Des heurts ont éclaté mercredi 8 janvier 2014 à Kasserine et Thala, dans le centre-ouest de la Tunisie, opposant policiers et manifestants. Ces derniers dénoncent les inégalités économiques, alors que les manifestations se multiplient dans le pays pour contester une hausse des taxes.
Des dizaines de manifestants ont tenté de s’introduire de force dans le siège du parti islamiste au pouvoir, Ennahda, à Kasserine, mais un dispositif important de la police a répliqué par des tirs de lacrymogènes pour les disperser.
La ville de Kasserine était par ailleurs paralysée par une grève à l’appel du syndicat UGTT. Ce débrayage a été organisé à une date symbolique, marquant la mort du premier habitant de Kasserine lors de la révolution de janvier 2011. Kasserine, qui compte parmi les régions les plus défavorisées en Tunisie, était l’un des points chauds du soulèvement de fin 2010-début 2011.
» Ils t’ont bien eu au nom de la religion «
« Nous avons voulu (…) protester contre le sous-développement et la situation socio-économique médiocre dans notre région », a expliqué le syndicaliste Sadok Mahmoudi. « Le peuple veut la chute du régime », « pauvre peuple, ils [les islamistes d’Ennahda] t’ont bien eu au nom de la religion », scandait une foule de plusieurs centaines de manifestants.
Depuis l’automne en Tunisie, les manifestations et grèves se multiplient sur fond d’économie en berne et de protestations contre de nouvelles taxes. Ennahda a exprimé mercredi sa « compréhension face à ces mouvements de protestations ». La loi de finances prévoyant ces nouveaux impôts a été adoptée en décembre dernier avec le soutien des islamistes, majoritaires à l’Assemblée nationale constituante (ANC).
Ces nouvelles protestations interviennent alors que l’ANC est en train d’approuver la future Constitution du pays, qu’elle espère achever, avec plus d’un an de retard, avant le 14 janvier, troisième anniversaire de la révolution qui déclencha le « printemps arabe ».
Source : AFP 08/01/2014
Trois ans après
La Tunisie a marqué le 17 décembre 2013 le troisième anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant, à l’origine de la révolution qui a conduit à la chute de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Trois ans après, le pays reste miné par les tensions sociales et politiques. Les islamistes du parti Ennahda, arrivés au pouvoir avec les élections d’octobre 2011 et qui gèrent le pays avec les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) au sein de la troïka, font face à une crise politique depuis l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013.
Samedi, après deux mois de tractations, le ministre de l’industrie Mehdi Jomâa, un indépendant, a été désigné à la tête du gouvernement. Les pourparlers pour déterminer le calendrier de formation du gouvernement et de la passation devant acter le départ volontaire du pouvoir d’Ennahda ont été reportées à vendredi. Le nouveau premier ministre sera chargé de conduise la Tunisie vers des élections en 2014. La nouvelle Constitution, en cours d’élaboration, la Commission électorale et la loi électorale doivent cependant encore être adoptées.
Jérôme Heurtaux, politologue spécialisé sur la Tunisie à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) à Tunis, fait le bilan des trois années de transition politique.
Quel bilan tirez-vous de la transition politique en Tunisie trois ans après le soulèvement qui a abouti à la chute de l’ancien président Ben Ali ?
Le processus de construction démocratique en Tunisie est d’autant plus difficile que tous les acteurs politiques sont faibles, qu’il n’y a pas de chef incontesté ni de Solidarnosc [« Solidarité », fédération de syndicats polonais ayant joué un rôle-clé dans la contestation du régime communiste dans les années 1980]. En dépit de ce contexte, le pays se prépare à un second rendez-vous électoral et a connu des formes d’alternance gouvernementale sans être à feu et à sang. On peut dire qu’il s’en sort pas mal, comparé à l’Egypte, la Libye ou encore à l’Algérie en 1988 ou à la Roumanie en 1989. Je suis plutôt optimiste, même si il peut toujours y avoir des dérapages comme en Algérie en 1991.
Les acteurs politiques en Tunisie partagent pour la plupart, et dans tous les camps confondus, le projet démocratique, des islamistes aux destouriens – héritiers de la tradition bourguibiste –, en passant par la gauche et les acteurs non partisans comme la centrale syndicale UGTT, la Ligue des droits de l’homme ou les avocats. Ils sont acquis à l’idée que la démocratie est dans leur intérêt. Mais aucun de ces acteurs ne contrôle ce processus. Au quotidien, quant il s’agit de négocier, d’écrire la Constitution ou de nommer un premier ministre, ils sont plongés dans une lutte concrète où leur survie est en jeu. Le produit de leurs interactions peut contrarier le processus démocratique.
Les tractations concernant la nomination d’un nouveau premier ministre ont été longues et difficiles, mais elles ont finalement abouti à un accord entre partis sur la personne de Mehdi Jomâa. N’est-ce pas le signe que le processus démocratique fonctionne finalement ?
On peut voir ce résultat de deux façons. D’un côté, le processus a piétiné. Chacun des acteurs a défendu ses intérêts, les uns se montrant tacticiens, les autres hésitants. Et au final, la montagne a accouché d’une souris, car le premier ministre est un membre du gouvernement sortant qui réalise une synthèse entre Ettakatol et Ennahda, tout en bénéficiant du soutien des ambassades étrangères. Il n’y a rien de nouveau dans cette nomination et le résultat n’enthousiasme pas toutes les parties, à l’instar de Nidaa Tounes, mais qui a tout de même laissé faire.
Tout le monde s’est focalisé sur le chef du gouvernement alors que l’enjeu est ailleurs. Il doit désormais nommer un gouvernement de technocrates, ce qui peut faire l’objet de longues négociations. Le gouvernement qui en sera issu risque d’être paralysé car il ne bénéficiera pas d’une légitimité politique et, étant transitoire, il ne pourra pas inscrire son travail dans la durée. L’idée d’avoir un chef de gouvernement technocrate était en réalité le projet de différents partis, pour mettre un terme à la mainmise des islamistes d’Ennahda sur l’administration, et dépolitiser le processus électoral. Mais comment ce gouvernement va-t-il pouvoir entamer des négociations avec les partenaires sociaux ? Comment composer et définir le périmètre d’action de la commission indépendante qui sera chargée de préparer les élections ?
Tous ces éléments ne sont pas enthousiasmants, mais en même temps, on ne peut que souligner la réussite du dialogue national qui a permis que des acteurs qui se détestent et n’ont pas le même projet pour l’avenir de la Tunisie ont accepté de se parler et de se considérer non plus comme des ennemis, mais comme des adversaires politiques. On observe depuis trois ans des signaux positifs, comme lorsqu’en 2011, le premier ministre d’alors Béji Caïd Essebsi a laissé le pouvoir aux islamistes d’Ennahda, vainqueur des élections. C’est un acte très important que celui qui incarne le Destour, l’ère Bourguiba, cinquante années d’autoritarisme et de politique répressive envers les islamistes, leur cède le pouvoir.
Les acteurs politiques tunisiens ont intérêt à ne pas jouer un autre jeu que celui de la démocratie. Même Ennahda, qui bénéficie du fait qu’il n’est pas un parti hégémonique, et s’en satisfait. Par ailleurs, autre facteur positif, le clivage islamiste-moderniste traverse la société tunisienne au sein des familles et des groupes eux-mêmes ce qui peut favoriser l’idée d’un compromis historique.
Quels sont les défis à relever en Tunisie dans les mois à venir ?
D’un point de vue purement politique, il y a tout d’abord l’organisation d’élections avec la garantie qu’elles soient libres et non truquées et qu’elles permettent d’aboutir à un passage de témoin en douceur avec un nouveau gouvernement. Avant cela, il faut que Mehdi Jomâa compose un nouveau gouvernement de compétences qui respecte la feuille de route. Il faut qu’à terme le chaos, la violence et l’enlisement ne soient plus des modalités du jeu politique. L’autre enjeu est celui de la Constitution, dont l’adoption est en bonne voie et la mise en œuvre de la loi de justice transitionnelle qui vient d’être votée. Une des inconnues encore aujourd’hui reste le ministère de l’intérieur que personne ne contrôle et qui reste un Etat dans l’Etat.
Parmi les autres défis, le plus important est de résoudre les problèmes socio-économiques. Cela a malheureusement été mis de côté par les acteurs politiques, et c’est une des raisons pour lesquelles le fossé s’est creusé entre eux et le peuple. Il y a des enjeux clairs : trouver les moyens de financer le budget ; développer les investissements ; et entamer une politique susceptible de réduire la fracture sociale et territoriale. Il y a également le défi sécuritaire qui est à plusieurs facettes. Celle du terrorisme, complexe, avec le lien entre djihadisme et contrebande aux frontières et qui passe par un assainissement de l’économie. Et celle de la sécurité au quotidien, qui relève davantage du ressenti des Tunisiens et d’un discours, alimenté par les médias et les politiques comme en France, qui gagne des portions de plus en plus grandes de la population.
Le parti islamiste Ennahda connaît au sein de la troïka sa première expérience du pouvoir. Quel bilan tirer de leur gestion politique du pays ?
Ennahda n’a pas beaucoup de compétence en matière de gouvernement, mais les autres partis non plus. Le parti islamiste est pris dans une contradiction avec d’une part, l’exigence historique de réussir son projet d’islamisme politique et d’autre part, celle d’assurer sa survie politique face à la crainte qu’il pourrait disparaître dans les limbes de l’histoire. On a le sentiment qu’ils gèrent le gouvernement sans l’esprit de revanche qu’on pouvait attendre d’eux. Cela a été habile de sa part de ne pas rester à la tête du gouvernement, car il pouvait être désavoué par les électeurs pour sa gestion du pays et faire l’objet d’un vote-sanction. Tout laisse penser qu’Ennahda peut difficilement faire moins de 20-25% aux prochaines élections et pas plus de 40%.
GILLES KEPEL. Le Politologue spécialiste de l’Islam et du monde arabe est à l’Agora des Savoirs ce soir à 20h30 pour évoquer les révolutions arabes.
Gilles Kepel est politologue, spécialiste monde arabe contemporain est professeur des université à Sciences Po Paris
Par quel bout allez-vous aborder la question des révolutions arabes dont la perception des enjeux est pour le moins brouillée pour les citoyens français ?
Face à cette situation complexe il est difficile de comprendre. Je suis allé sur le terrain, entre 2011 et 2013, où j’ai rencontré tous les intervenants politiques de la région dont les dirigeants du Qatar, principaux rivaux de l’Arabie Saoudite pour l’hégémonie du monde arabe sunnite, qui se sont retrouvés fragilisés après la destitution du président égyptien Mohamed Morsi. J’ai rendu compte de cette expérience sous la forme d’un journal* dans lequel je croise ma vision de myope issue de ce parcours, avec mon regard de presbyte, celui du recul sur ce monde que je connais bien.
Ce soir, je vais tenter de présenter la diversité des choses et de mettre un peu d’ordre. En plusieurs partie : la chute des régimes anciens, Irak, Libye, Tunisie, Egypte, et leurs maintient comme au Yemen, au Qatar, ou en Syrie. Je parlerai des guerres civiles de plus en plus islamisées et des guerres abandonnées.
Comment analyser l’appel au dialogue lancé par les Frères musulmans en Egypte ?
Leur position s’est considérablement affaiblie avec la montée en puissance du général Al-Sissi, maître du jeu en Egypte, qui a bénéficié du soutien de l’Arabie Saoudite. Ils ne peuvent plus compter sur l’aide du Qatar et de la chaîne Al Jezeera qui a perdu, elle aussi, de son influence. Cet appel au dialogue est lié à une perte de popularité. Leur seule ressource est d’apparaître comme une force démocratique même si leur expérience du pouvoir s’avère désastreuse.
De l’aventurisme de Sarkozy en Libye aux déconvenues de Hollande en Syrie, on a le sentiment que la politique arabe française ne sait pas sur quel pied danser…
Elle est très difficile à décrypter. J’ai le sentiment qu’elle est devenue la propriété d’énarques omniscients et d’idéologues qui souhaitent faire parler d’eux. Cette politique nous vaut peu de considération dans le monde arabe où la voix de la France était respectée
Quels sont les éléments qui permettraient de construire un état de droit dans les pays arabes ?
Un modèle de ce type ne peut se constituer qu’à partir d’une classe moyenne porteuse d’un projet démocratique. Malgré ses turpitudes actuelles, la Tunisie est le pays qui en semble le plus proche.
L’occident qui prêche la démocratie n’est pourtant pas très légitime quand il abandonne les peuples et se discrédite moralement et symboliquement ?
Notre culture dispose d’assez peu de fondement démocratique. Nous sommes face à un processus où les forces souhaitent retrouver la liberté d’expression et s’inscrire dans la citoyenneté. Le monde arabe a beaucoup changé. Il est hétérogène, composé de démocrates et de salafistes, la réalité est entre les deux. Le parachutage d’un modèle démocratique n’a pas de sens sans l’implication des populations.