Les révélations des Panama papers ont relancé le débat autour du statut des lanceurs d’alerte et de leur protection. / Robsonphoto/Fotolia
Un projet de loi visant à protéger ceux qui rendent publiques des informations utiles à l’intérêt général sera débattu courant juin.
Les révélations des Panama papers ont relancé le débat autour du statut des lanceurs d’alerte et de leur protection. Le 21 mars, Stéphanie Gibaud, ancienne cadre d’UBS licenciée pour avoir refusé de détruire des données compromettantes, a dénoncé dans une tribune sur Médiapart leur manque de protection. « Je n’ai extorqué personne, je n’ai rien volé, je n’ai jamais menti, j’ai aidé des fonctionnaires de mon pays à décrypter des mécanismes et des processus qui leur étaient inconnus, j’ai répondu à des questions, j’ai communiqué ce qu’il m’a été demandé, mais l’État Français m’a abandonnée. » En mars 2015, les prud’hommes ont toutefois condamné la banque à lui verser 30 000 € pour harcèlement moral.
La création d’une Agence à l’étude
Un projet de loi dit « Sapin II » vise à combler cette lacune. Il sera débattu à l’Assemblée nationale courant juin. Il comprend notamment la création d’une Agence nationale de lutte contre la corruption destinée à protéger les lanceurs d’alerte. Celle-ci serait chargée, entre autres, de veiller à leur anonymisation. Le texte prévoit également une prise en charge de leurs frais de justice en cas de poursuite.
« Certaines de nos recommandations restent malgré tout sans réponse, regrette Nicole Marie Meyer, chargée de mission alerte éthique pour l’ONG Transparency International France. L’agence ne sera pas indépendante. Il n’y aura pas de garantie de réparation intégrale. La question des sanctions pénales en cas d’entrave au signalement ou de représailles reste en suspens alors que dans de nombreux pays une telle réglementation a été mise en place. » Transparency International travaille actuellement sur un projet de maison pour accueillir et accompagner ces hommes et ces femmes qui mettent sur la place publique des fichiers confidentiels.
Des lanceurs d’alerte américains rémunérés
Aux États-Unis, les lanceurs d’alerte sont rémunérés. Bradley Birkenfeld, ancien employé d’UBS avait perçu près de 100 millions d’euros. Pour Transparency International, verser une rémunération va à l’encontre même du principe de l’alerte. « Toute la législation européenne repose sur le caractère désintéressé de cet acte », affirme Nicole Marie Meyer, pour qui la bonne réponse est une législation globale.
Michel Sapin a de son côté évoqué la question mardi 5 avril au soir lors de l’émission Cash Investigation sur France 2.« Le lanceur d’alerte ne le fait pas pour être rémunéré, mais parce qu’il considère que c’est l’intérêt général et que c’est son devoir de le faire. » Le ministre des finances est en revanche favorable à la rémunération des personnes qui sortent des informations utiles au fisc. Leur dédommagement sera encadré, a-t-il annoncé, car « il ne s’agit pas de rémunérer n’importe quoi ou n’importe qui dans n’importe quelles conditions ».
Yves Velter. – « A Practical Solution for Hesitation » (Une bonne solution quand on hésite), 2014 www.yvesvelter.com
Fin de cycle pour la social-démocratie
Par Frederic Lordon
est bien l’esprit de Lampedusa (1) qui plane sur l’époque : tout changer pour que rien ne change. Et encore, « tout changer »… A peine feindre. A moins, ce qui serait presque pire, qu’ils ne soient sincères : on ne peut pas exclure en effet que les protagonistes de la « primaire à gauche » soient convaincus de produire une innovation politique radicale, alors qu’ils bafouillent la langue morte de la Ve République. Le comble de l’engluement, c’est bien sûr de ne plus être capable de penser au-delà du monde où l’on est englué. Présidentialisation forcenée, partis spectraux, campagnes lunaires, vote utile, voilà la prison mentale que les initiateurs de la « primaire à gauche » prennent pour la Grande Evasion. Et pour conduire à quoi ? La fusion de la contribution sociale généralisée (CSG) et de l’impôt sur le revenu ? un programme en faveur de l’isolation des logements ? une forte déclaration sur la « réorientation de l’Europe » ?
Il est vrai que, comme la pierre du Nord (guérit les rhumatismes et les ongles incarnés) avait besoin pour s’écouler de se rehausser de la mention « Vu à la télé », l’étiquette « Soutenu par Libération » signale surtout le rossignol d’une parfaite innocuité, la subversion en peau de lapin bonne à n’estomaquer que les éditorialistes, comme si de l’inénarrable trio Joffrin-Goupil-Cohn-Bendit pouvait sortir autre chose qu’un cri d’amour pour le système, qui leur a tant donné et qu’il faut faire durer encore. En tout cas, il ne manque pas de personnel dans le service de réanimation, où la croyance qu’un tube de plus nous tirera d’affaire n’a toujours pas désarmé.
Le cadavre que, contre toute raison, ses propres nécessiteux s’efforcent de prolonger, c’est celui de la « social-démocratie », entrée, en France comme ailleurs dans le monde, dans sa phase de décomposition terminale. Pour avoir une idée du degré d’aveuglement où conduit parfois l’acharnement thérapeutique, il suffit de se figurer qu’aux yeux mêmes de ces infirmiers du désespoir, « toute la gauche » est une catégorie qui s’étend sans problème de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron — mais ce gouvernement ne s’est-il pas encore donné suffisamment de peine pour que nul n’ignore plus qu’il est de droite, et que, en bonne logique, une « primaire de gauche » ne saurait concerner aucun de ses membres ni de ses soutiens ?
En politique, les morts-vivants ont pour principe de survie l’inertie propre aux institutions établies et l’ossification des intérêts matériels. Le parti de droite socialiste, vidé de toute substance, ne tient plus que par ses murs — mais jusqu’à quand ? Aiguillonnée par de semblables intérêts, la gauche des boutiques, qui, à chaque occasion électorale, se fait prendre en photo sur le même pas de porte, car il faut bien préserver les droits du fricot — splendides images de Pierre Laurent et Emmanuelle Cosse encadrant Claude Bartolone aux régionales —, n’a même plus le réflexe élémentaire de survie qui lui ferait apercevoir qu’elle est en train de se laisser gagner par la pourriture d’une époque finissante. Il n’y a plus rien à faire de ce champ de ruines, ni des institutions qui en empêchent la liquidation — et pas davantage de la guirlande des « primaires » qui pense faire oublier les gravats en y ajoutant une touche de décoration.
La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’aucune alternative réelle ne peut naître du jeu ordinaire des institutions de la Ve République et des organisations qui y flottent entre deux eaux le ventre à l’air. Cet ordre finissant, il va falloir lui passer sur le corps. Comme l’ont abondamment montré tous les mouvements de place et d’occupation, la réappropriation politique et les parlementarismes actuels sont dans un rapport d’antinomie radicale : la première n’a de chance que par la déposition (2) des seconds, institutions dont il est désormais établi qu’elles sont faites pour que surtout rien n’arrive — ce « rien » auquel la « primaire de gauche » est si passionnément vouée.
Le problème des mouvements « destituants », cependant, est qu’ils se condamnent eux-mêmes à l’inanité s’ils ne se résolvent pas à l’idée qu’aux grandes échelles il n’y a de politique qu’instituée, ou réinstituée, y compris de cette institution qu’ils ont d’abord voulu contourner : la représentation. C’est sans doute une ivresse particulière que de rester dans le suspens d’une sorte d’apesanteur politique, c’est-à-dire dans l’illusion d’une politique « horizontale » et affranchie de toute institution, mais si le mouvement ne revient pas sur terre à sa manière, c’est l’ordre établi qui se chargera de l’y ramener — et à la sienne. Mais alors, comment sortir de cette contradiction entre l’impossible prolongement du suspens « destituant »… et le fatal retour à l’écurie parlementaire ? Il n’y a qu’une seule réponse, presque logique, à cette question décisive : s’il faut revenir sur terre, c’est pour changer les formes mêmes de la politique.
La forme de la politique a un nom général : la Constitution. Comment s’organisent la délibération et la décision : c’est la Constitution qui le dit. Sauf à croire que délibération et décision peuvent se passer de toute organisation institutionnelle, et sauf à s’en remettre aux formes en place, le chemin de crête pour échapper à l’aporie précédente, le premier temps de la réappropriation, c’est bien la réécriture d’une Constitution, puisqu’elle seule décidera de nos réappropriations ultérieures. Architecture des niveaux de décision, règles de délibération, organisation de la subsidiarité (maximale), modes de désignation des représentants, ampleur de leurs délégations, forme de leur mandat, rotation, révocation, parité, composition sociale des assemblées, etc., toutes ces choses qui déterminent qui fait quoi en politique et qui a voix à quoi sont, par définition, l’affaire de la Constitution.
C’est à ce moment, en général, qu’on objecte à l’exercice constitutionnel son abstraction qui n’embraye sur rien, son étrangeté aux préoccupations concrètes des populations. Et c’est vrai : si elle n’est qu’un Meccano juridique formel coupé de tout, la simagrée constitutionnelle ne mérite pas une minute de peine ; on ne sait que trop comment elle est vouée à finir : en divertissement pour éditorialistes et en consolidation de la capture parlementaire. Mais contre cela le spectacle même de l’époque nous vaccine radicalement. Car il nous donne avec une grande force l’idée de savoir quoi faire d’une Constitution — la seule idée qui donne un sens à l’exercice constitutionnel. Une Constitution cesse en effet d’être un amusement hors-sol de juriste et redevient objet d’intérêt concret pour les citoyens mêmes, du moment où l’on sait à quel projet substantiel de société elle est subordonnée. Mais un tel projet, il nous suffit de contempler notre situation d’aujourd’hui pour en avoir aussitôt le négatif. Précarisation érigée en modèle de société, injustices honteuses, celles faites aux Goodyear, comme hier aux Conti, attaque inouïe contre le code du travail, toutes ces choses n’en disent qu’une : faire plier le salariat, parachever le règne du capital. Et puis là-dessus arrive un film, le Merci patron ! de François Ruffin, qui, en quelque sorte, ramasse tous ces motifs d’indignation mais les transmute en un gigantesque éclat de rire — c’est qu’à la fin le gros (Bernard Arnault) mord la poussière et les petits sortent en sachant désormais que « c’est possible » (3).
Un film fait-il à lui seul un point de bascule ? En tout cas, il se trouve qu’il est là, et qu’une idée qui sort d’un film est toujours cent fois plus puissante que la même qui sort d’un discours général. Il se trouve également qu’au moment particulier où il survient, l’idée d’en faire un point de catalyse n’est pas plus bête qu’autre chose. C’est que tout craque dans la société présente, et que le point de rupture pourrait n’être plus si loin. Or, entre la causalité directe, et directement restituée, qui va de la richesse de Bernard Arnault à la misère des Klur (4), la misérable corruption de hiérarques socialistes passés sans vergogne au service du capital (5), grands médias devenus inoffensifs, Merci patron ! nous livre synthétiquement le tableau de la décomposition actuelle, nous indiquant par là même ce qu’il faut faire — tout le contraire — et, par suite, le sens à donner à un mouvement de réappropriation constituante. S’il fallait des antidotes au constitutionnalisme intransitif, à coup sûr en voilà un !
On dira cependant que les Constitutions n’ont à voir qu’avec les règles mêmes de la délibération politique, et qu’elles n’ont pas à préjuger de ses issues. Et c’est en partie vrai également. La tare européenne par excellence n’est-elle pas, par exemple, d’avoir constitutionnalisé les politiques économiques à propos desquelles il n’y a par conséquent… plus rien à délibérer ? On se tromperait cependant si on cédait au formalisme pur pour regarder les Constitutions comme des règles en apesanteur, en surplomb de tout parti pris substantiel. Il n’est pas une Constitution qui ne dissimule dans ses replis une idée très arrêtée de la société qu’elle organise. C’est peu dire que la Constitution de la Ve République a la sienne — la même, en fait, que celle des quatre républiques qui l’ont précédée. Et l’on ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, nous nous priverions de dire haut et fort quelle est la nôtre.
Mais alors, quelles sont ces différentes idées, la leur, la nôtre ? L’idée enkystée d’hier, l’idée possible de demain ? La République est un peu cachottière, elle affiche des choses et en dissimule d’autres. Liberté ? Celle du capital. Egalité ? Limitée à l’isoloir. Fraternité ? Le mot creux dont on est sûr qu’il n’engage à rien. Alors quoi vraiment ? Propriété. Le talisman caché de nos républiques successives, toutes déclinaisons d’une même république dont il va falloir donner le vrai nom, non pas la République tout court, mais la république bourgeoise, ce talisman caché, donc, c’est le droit des propriétaires des moyens de production. La République, c’est l’armature constitutionnelle de l’empire du capital sur la société.
Car, mis à part la coercition directe du servage, a-t-on vu emprise plus puissante sur l’existence matérielle des gens, donc sur leur existence tout court, que l’emploi salarié comme point de passage obligé de la simple survie, l’emploi dont les propriétaires des moyens de production, précisément, ont le monopole de l’offre, et qu’ils n’accordent qu’à leurs conditions ? Que tous les Klur de la terre soient jetés après avoir été exploités jusqu’à la corde, c’est la conséquence même de cet empire… et de la bénédiction constitutionnelle qui lui donne forme légale.
Que tel soit bien l’ancrage réel de cette république invariante — car sous ce rapport sa numérotation importe peu —, c’est l’histoire qui en administre la preuve la plus formelle en rappelant qu’il n’est pas une contestation sérieuse du droit des propriétaires, c’est-à-dire de l’empire du capital, qui ne se termine au tribunal, en prison ou carrément dans le sang — fraternité… Comme toujours, une institution ne livre sa vérité qu’au moment où elle est portée à ses points limites. C’est alors seulement qu’elle révèle d’un coup ce à quoi elle tient vraiment et la violence dont elle est capable pour le défendre. Le point limite de la république bourgeoise, c’est la propriété.
Mais la république bourgeoise n’épuise pas la République. Car si l’histoire a amplement montré ce dont la première était capable, elle a aussi laissé entrevoir une autre forme possible pour la seconde : la république sociale, la vraie promesse de la république générale. C’est que la république d’aujourd’hui n’est que la troncature bourgeoise de l’élan révolutionnaire de 1789 — et plus exactement de 1793. La révolution de 1848 n’a pas eu d’autre sens que d’en faire voir les anomalies et les manques, les manquements même : car on ne peut pas prononcer l’égalité des hommes et bénir leur maintien par le capital dans le dernier état de servitude. Qu’est-ce que la république sociale ? C’est la prise au sérieux de l’idée démocratique posée en toute généralité par 1789, mais cantonnée à la sphère politique — et encore, sous quelles formes atrophiées… La république sociale, c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme convocation à voter tous les cinq ans… puis comme invitation à se rendormir aussitôt. L’égalité démocratique, c’est la détestation de l’arbitraire qui soumet un homme aux desiderata souverains d’un autre, par exemple : tu travailleras ici, et puis non, en fait là ; tu feras ce qu’on te dira et comme on te le dira ; il est possible aussi qu’on n’ait plus besoin de toi ; si c’est embêtant pour toi, c’est surtout ton affaire, et pas la nôtre, qui est seulement que tu vides les lieux. Tu nous obéiras pour une simple et bonne raison : c’est que tu vivras dans la peur. Il n’est pas un salarié qui n’ait expérimenté les pouvoirs de la peur. La peur, c’est l’ultime ressort de l’empire propriétaire, celle que quiconque éprouve lorsque ses conditions d’existence mêmes sont livrées à l’offreur d’emploi souverain.
Il n’y a pas de vie collective — et la production en est une partie — sans règles. Comme l’a montré Rousseau, l’autonomie n’est pas l’absence de règles, c’est de suivre les règles qu’on s’est données. Mais qui peut être ce « on » sinon l’ensemble des personnes qui se soumettent librement à ces règles — librement puisque ce sont les leurs ? Le petit nombre qui, par exemple dans l’entreprise, soumet unilatéralement tous les autres à ses règles, c’est tout ce qu’on veut sauf la démocratie. Mais au fait, comment appelle-t-on un système qui marche non à la délibération mais à l’obéissance et à la peur, sinon « la dictature » ? Un « démocrate » en conviendrait immédiatement, l’observant dans la sphère politique. Mais la chose lui semble ne plus faire aucun problème sitôt passé le seuil du lieu de travail — en réalité, il ne la voit même pas. Comment se peut-il que tous les amis de la république présente, qu’on reconnaît aisément à ce qu’ils ont de la « démocratie » plein la bouche, puissent tolérer ainsi la négation radicale de toute démocratie dans la vie sociale ? Comment peuvent-ils justifier que, hors la pantomime quinquennale, toute la vie concrète des gens soit demeurée dans une forme maquillée d’Ancien Régime où certains décident et d’autres se soumettent ? Comment le gargarisme démocratique s’arrange-t-il avec le fait que, dans la condition salariale, et une fois ôtées les concessions superficielles (ou les montages frauduleux) du « management participatif » et de l’« autonomie des tâches », les individus, rivés à des finalités qui ne sont pas les leurs — la valorisation du capital —, sont en réalité dépossédés de toute prise sur leur existence et réduits à attendre dans la passivité le sort que l’empire propriétaire leur fera — car, pour beaucoup, c’est cela désormais la vie salariée : l’attente de « ce qui va tomber » ?
Rendu au dernier degré du désespoir, Serge Klur, le licencié de Bernard Arnault, menace de mettre le feu à sa propre maison. La résolution burlesque orchestrée par Merci patron !, qui fait plier Bernard Arnault, qui rétablit Klur dans sa maison et dans l’emploi, va bien au-delà d’elle-même. C’est là toute sa force, d’ailleurs : nous montrant un cas particulier, le film de Ruffin nous fait irrésistiblement venir le projet politique de l’universaliser. Car tout le monde sent bien qu’on ne peut pas s’en tenir à sauver un Klur et puis plus rien. Qu’il ne s’agirait pas seulement non plus de rescaper tous les ECCE licenciés. Ce projet politique, c’est qu’il n’y ait plus jamais, qu’il n’y ait plus aucun Klur. Le salarié-jeté, le salarié-courbé, cette créature de l’empire propriétaire, doit disparaître. Mais alors… l’empire propriétaire également ! Et même préalablement.
Dans une république complète, rien ne peut justifier que la propriété financière des moyens de production (puisque, bien sûr, c’est de cette propriété-là seulement qu’il est question) soit un pouvoir — nécessairement dictatorial — sur la vie. Le sens politique de la république sociale, éclairé par le cas Klur, c’est cela : la destitution de l’empire propriétaire, la fin de son arbitraire sur les existences, la démocratie étendue, c’est-à-dire l’autonomie des règles que se donnent les collectifs de production, leur souveraineté politique donc. Disons les choses plus directement encore : ce qu’il appartient à la Constitution d’une république sociale de prononcer, c’est l’abolition de la propriété lucrative — non pas bien sûr par la collectivisation étatiste (dont le bilan historique est suffisamment bien connu…), mais par l’affirmation locale de la propriété d’usage (6), à l’image de tout le mouvement des sociétés coopératives et participatives (SCOP), des entreprises autogérées d’Espagne ou d’Argentine, etc. : les moyens de production n’« appartiennent » qu’à ceux qui s’en servent. Qu’elle s’adonne à l’activité particulière de fournir des biens et services n’empêche pas une collectivité productrice de recevoir, précisément en tant qu’elle est une collectivité, le caractère d’une communauté politique — et d’être autogouvernée en conséquence : démocratiquement.
Alors, résumons-nous : d’un côté la figure universelle des Klur, de l’autre la pathétique comédie de la primaire-de-toute-la-gauche-jusqu’à-Macron. Et la seule voie hors de cette impasse : le mouvement destituant-réinstituant de la république sociale, soit : le peuple s’emparant à nouveau de la chose qui lui appartient, la Constitution, pour en extirper le noyau empoisonné de la propriété et y mettre à la place, cette fois pour de bon, conformément au vœu de 1793, la démocratie, mais la démocratie complète, la démocratie partout. Et puis l’on verra bien qui, parmi les démocrates assermentés, ose venir publiquement contredire le mot d’ordre de cette extension.
Dans cette affaire, il est deux choses au moins qu’on peut tenir pour sûres. Depuis deux siècles, « république » aura été le nom d’emprunt d’une tyrannie : la tyrannie propriétaire. On mettra quiconque aura vu Klur sur le point de cramer sa propre maison au défi de contester le fait. Car en passant, c’est là l’immense force du film de Ruffin : montrer les choses.
Redisons cependant qu’en cette matière c’est l’histoire qui ajoute la contribution la plus décisive à la qualification des faits. Que restait-il de la démocratie dans les bains de sang de 1848 et de la Commune ? Comme on sait, c’est au nom de la République qu’on massacrait alors — la République, fondée de pouvoir de la tyrannie propriétaire. Mais, comme disait Proust, « le mort saisit le vif », et ce passé républicain n’a pas cessé d’infuser dans notre présent. N’est-ce pas l’ordre républicain qui embastille aujourd’hui les Goodyear, ou traîne en justice les Conti, c’est-à-dire tout ce qui ne veut plus de l’existence courbée, tout ce qui relève la tête ? Quoi d’étonnant, et surtout quoi de plus symptomatique, que des Valls et des Sarkozy se reconnaissent identiquement dans cette République-là ? Que celle-ci n’ait plus pour sujets de discussion obsessionnels que la laïcité, l’école, l’identité nationale ou la sécurité ? La République n’est-elle pas non plus ce régime qui, de Thiers à Valls en passant par Clemenceau et Jules Moch, nous a livré l’engeance dont la dénomination contemporaine est « Parti socialiste » — des républicains… ?
L’autre chose à tenir pour certaine est que, si une destitution ne débouchant sur aucune réinstitution est un coup pour rien, une réinstitution sans destitution est un rêve de singe. Il n’y a plus qu’à raisonner avec méthode : par définition, on ne destitue pas en restant… dans les institutions — ou en leur demandant poliment de bien vouloir s’autodissoudre. Ça se passera donc autrement et ailleurs. Où ? Logiquement, dans le seul espace restant : l’espace public. Le premier lieu d’un mouvement constituant, c’est la rue, les places. Et son premier geste, c’est de s’assembler.
Cependant, on ne se rassemble pas par décret. La chose se fait ou elle ne se fait pas. On sait toutefois qu’un mouvement de transformation n’admet la colère que comme comburant : le vrai carburant, c’est l’espoir. Mais précisément, ne nous trouvons-nous pas dans une situation chimiquement favorable, où nous avons les deux produits sous la main ? On conviendra que ce ne sont pas les barils de colère qui manquent. Il suffirait d’ailleurs de les mettre ensemble pour que leur potentiel détonant devienne aussitôt manifeste. C’est que l’injustice est partout : Goodyear, Conti, Air France, donc, mais aussi « faucheurs de chaises », lanceurs d’alerte LuxLeaks, professeur d’université coupable d’avoir rappelé (parodiquement) de quelle manière l’actuel premier ministre parle (sérieusement) des « white » et des « blancos » : tous traînés devant la « justice républicaine ».
L’indignation, le comburant. Le carburant, l’espoir. L’espoir commence quand on sait ce qu’on veut. Mais ce que nous voulons, nous le savons confusément depuis longtemps en fait. Nous en avions simplement égaré l’idée claire, et jusqu’au mot, alors qu’ils étaient là, dans les plis de l’histoire, en attente d’être retrouvés. La république sociale, c’est la démocratie totale. C’est surtout le vrai, l’unique lieu de la gauche, qui ne sait plus ce qu’elle est lorsqu’elle le perd de vue, et à qui un républicain peut alors logiquement promettre la mort prochaine (7). En passant, il faudrait demander à la « primaire à gauche » si elle a seulement… une définition de la gauche — et il y aurait sans doute de quoi rire longtemps. Or ce qu’est la gauche, c’est l’idée même de république sociale qui le dit : la démocratie à instaurer partout où elle n’est pas encore, et donc à imposer à l’empire propriétaire.
Beaucoup d’initiatives « à gauche » cherchent à tâtons des solutions et pensent en avoir trouvé une dans la substitution du clivage « eux/nous » au clivage « droite/gauche ». C’est une parfaite erreur. Tous ceux qui, Podemos en tête, pensent s’en tirer ainsi, par exemple en se contentant de dire que « eux » c’est « la caste » et « nous » « le peuple », se perdront, et l’idée de gauche avec eux. Mais tout change au moment où l’on restitue au clivage son sens véritable : « eux », ce sont tous les fondés de pouvoir de l’ordre propriétaire ; et « nous », c’est le grand nombre de ceux qui, condamnés à y vivre, doivent en souffrir la servitude.
Tout cela mis ensemble, il se pourrait, comme on dit au jeu de cartes, que nous ayons une main : un clivage « eux/nous » aux toniques propriétés, mais dont le contenu, reformulé autour du conflit propriétaire, revitalise l’idée de gauche au lieu de l’évacuer ; la république, dont le mot est parfaitement accoutumé, mais sociale, et par là réinscrite dans une histoire politique longue ; la démocratie, enfin, ce signifiant incontestable, dont par conséquent nul ne peut refuser la pleine extension. Et pourtant il ne faut pas imaginer que tout cela nous sera donné de bonne grâce. Comme tout ce qui s’est jusqu’ici opposé à la souveraineté propriétaire, et a fortiori comme tout ce qui se proposerait d’y mettre un terme pour de bon, la république sociale et la démocratie totale ne seront offertes qu’à une conquête de haute lutte.
Frédéric Lordon
Economiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris, 2015.
(1) Dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le Guépard (1958), un personnage d’extraction noble, confronté à un mouvement révolutionnaire, expose sa stratégie pour préserver les privilèges de sa classe : « Tout changer pour que rien ne change. »
(4) Serge Klur, ouvrier licencié d’ECCE, filiale du groupe de Bernard Arnault LVMH, est, avec sa femme Jocelyne, le personnage principal de Merci patron !.
(5) Le secrétaire général de LVMH, Antoine Jamet, est un ancien responsable socialiste.
(6) Cf. Bernard Friot, Emanciper le travail, La Dispute, Paris, 2014.
Après trois jours de semi-déni et quatre communiqués gênés face aux accusations contenues dans les « Panama papers », le premier ministre britannique David Cameron a dû changer de braquet. Il a admis, dans la soirée du jeudi 7 avril, qu’il avait tiré profit du fonds fiduciaire (« trust ») que son père Ian, décédé en 2010, avait géré via le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca sans payer le moindre impôt pendant trente ans.
Lors d’une interview télévisée organisée spécialement sur la chaîne ITV, M. Cameron a reconnu que son épouse Samantha et lui-même avaient détenu entre 1997 et 2010 des parts de Blairmore Holding Inc, le fonds géré par son père. Cette période inclut l’époque où il était le leader de l’opposition conservatrice. Le premier ministre a affirmé avoir réalisé un profit de 19 000 livres (23 500 euros) en les vendant en 2010 juste avant de devenir premier ministre. « Je ne voulais pas que quelqu’un puisse dire que j’avais d’autres agendas ou des intérêts privés », a-t-il justifié, affirmant avoir, sur cette somme, payé l’impôt sur le revenu mais non celui sur les gains en capital.
Le premier ministre a aussi affirmé qu’il ignorait si les 300 000 livres dont il avait hérité de son père avaient bénéficié d’une exemption fiscale liée à la domiciliation à Jersey de la société qui les gérait. « Je ne peux à l’évidence pas remonter à la source de chaque somme d’argent, a-t-il expliqué, et Papa n’est plus là à présent pour que je lui pose ces questions. » Alors que les « Panama papers » remettent en lumière ses origines favorisées, M. Cameron, ancien de l’école ultra-chic d’Eaton, a assuré qu’il n’avait « jamais caché le fait qu’il avait eu beaucoup de chance d’avoir des parents fortunés qui [lui avaient] donné une éducation formidable et ont financé pour moi une école extraordinaire ». « Je n’ai jamais prétendu être quelqu’un que je ne suis pas », s’est-il défendu.
Communication douteuse
Ces explications interviennent après trois jours d’une communication erratique passant du « No comment » absolu au semi-aveu. Ces errements pourraient contribuer à affaiblir dangereusement un premier ministre déjà aux prises avec une difficile campagne pour le référendum du 23 juin sur le maintien ou la rupture avec l’Union européenne.
Lundi, après les premières révélations des « Panama papers » dans les médias britanniques partenaires – la BBC et The Guardian – Downing Street avait affirmé que le patrimoine du premier ministre relevait d’une « affaire privée ». Mardi, M. Cameron lui-même avait cru mettre un terme à la polémique en déclarant qu’il ne possédait personnellement « aucune part » de société. Mais la presse avait insisté sur le fait que cette déclaration ne couvrait ni sa famille au sens large, ni le passé.
Quelques heures plus tard, les services du premier ministre avaient cru bon de diffuser un communiqué commençant par une formule qui apparaît aujourd’hui malheureuse : « Pour être clair… ». Le texte affirmait que ni le premier ministre, ni sa femme, ni leurs enfants ne bénéficiaient de revenus off shore. Mais il reconnaissait que M. Cameron « possède un petit nombre de parts lié à des terrains de son père, et dont il déclare les revenus. » Mercredi, devant les protestations de l’opposition et l’incrédulité de la presse, la communication gouvernementale s’était faite encore plus énigmatique pour masquer un nouveau recul : « A l’avenir, le premier ministre ou ses enfants ne tireront des bénéfices d’aucun fonds off shore ou société fiduciaire. »
« Crise morale »
L’opposition travailliste a estimé jeudi soir que le sommet du parti conservateur était secoué par « une crise morale ». « Après avoir refusé pendant quatre jours de répondre à cette question, David Cameron a finalement été forcé d’admettre qu’il avait directement touché des profits de Blairmore, une société qui n’a payé aucun impôt pendant trente ans », a fustigé Richard Burgon, le ministre des finances du cabinet fantôme Labour en exigeant que le premier ministre s’explique devant le Parlement dès lundi.
La position de M. Cameron apparaît d’autant plus difficile que depuis son arrivée au pouvoir, il se pose en champion de la transparence financière. Il promet de rendre obligatoire, en juin, l’inscription sur un registre central des propriétaires réels des entreprises britanniques et doit présider en mai à Londres un sommet anti-corruption. Mais jeudi, le Financial Times a révélé qu’en 2013, il était intervenu auprès de Bruxelles pour que les mesures de transparence préparées par l’Union européenne n’incluent pas les fonds fiduciaires analogues à celui que son père avait géré et dont on sait à présent que M. Cameron junior a personnellement bénéficié.
Des policiers en juin 2010 à Toronto (Canada). Photo Scott Olson. AFP
Plus de 1 000 plaignants dénonçent leur arrestation massive et leur détention dans des conditions déplorables en marge du G20 de Toronto en 2010.
Une cour canadienne a autorisé mercredi deux poursuites en nom collectif contre la police pour violations présumées des droits civiques lors d’émeutes en marge d’un sommet du G20 à Toronto en 2010. Ces recours impliquent plus de 1 000 plaignants qui dénonçaient leur arrestation massive et leur détention dans des conditions déplorables dans un centre improvisé de la plus grande ville canadienne.
Quelque 20 000 policiers de tout le Canada avaient été déployés à Toronto et à Huntsville, au nord de la métropole, en juin 2010 pour assurer la sécurité du G20 réunissant les grands décideurs de la planète. La forces de l’ordre avait reçu l’ordre de «reprendre le contrôle de la rue» à Toronto après que des manifestants eurent brisé des vitrines et incendié une voiture de police.
Les plaignants dans ces recours judiciaires collectifs, dont des manifestants pacifiques, des passants et des journalistes, avaient été encerclés en grand nombre par la police. «Nous avons été arrêtés illégalement, jetés dans des cellules bondées et traités moins bien que des animaux en cage», a indiqué l’un des détenus, Thomas Taylor, à un média local après la décision de la cour. «Nous ne voudrions jamais que cela arrive à d’autres Canadiens», a-t-il ajouté.
Des milliers d’Islandais se sont réunis à Reykjavik pour demander la démission du Premier ministre, cité dans les Panama Papers. Photo Stringer. Reuters
Eclaboussé par les révélations d’un consortium d’investigation sur les avoirs de milliers de personnalités dans les paradis fiscaux, David Sigmundur Gunlaugsson refuse de démissionner malgré une manifestation d’une ampleur jamais vue dans le pays.
Des milliers d’Islandais ont manifesté en fin de journée ce lundi à Reykjavik pour réclamer la démission du Premier ministre David Sigmundur Gunlaugsson, pris dans la tourmente de la révélation de ses avoirs dans des paradis fiscaux.
Selon des documents dévoilés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), David Sigmundur Gunnlaugsson, 41 ans, a créé en 2007 avec sa future épouse une société dans les îles Vierges britanniques pour y parquer des millions de dollars, jusqu’à ce qu’il lui cède ses parts fin 2009 pour un dollar symbolique. Quand il a été élu député du Parti du progrès (centre-droit) pour la première fois en avril 2009, il a omis cette participation dans sa déclaration de patrimoine, alors que la loi l’y obligeait.
La police a indiqué que la manifestation rassemblait plus de monde que celles qui en 2009, après la révélation des graves manquements des responsables politiques dans la surveillance des banques, avaient poussé le gouvernement de droite à la démission. Mais les forces de l’ordre n’ont pas fourni de décompte.
«Prenez vos responsabilités» ou «Où est la nouvelle Constitution ?», lisait-on sur des pancartes, en référence au projet de nouvelle Constitution né de la crise politique de 2009, resté en rade au Parlement. Sur les réseaux sociaux, des Islandais confirmaient l’impression d’assister à un «séisme politique» d’une ampleur supérieure à celui causé par la crise de 2008.
David Sigmundur Gunnlaugsson, qui nie toute évasion fiscale, a exclu de démissionner. Pendant que se déroulait cette manifestation devant le Parlement, le Premier ministre était soumis à une séance de questions où seuls les députés d’opposition ont pris la parole. Il a expliqué ne pas avoir révélé plus tôt ces avoirs afin de ne pas faire de la fortune de sa compagne une question politique, a rapporté la chaîne de télévision RUV. Une motion de censure a été déposée par l’opposition, qui sera soumise au vote à une date indéterminée.