Pour les manifestants la mort du jeune homme de 21 ans n’est pas une bavure
Société civile. A Montpellier, la manifestations contre la violence d’Etat rassemble 400 personnes.
La mort de Rémi Fraisse lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens le week-end dernier soulève un mouvement d’indignation dans la société civile. Des dizaines de manifestations se sont tenues hier dans les villes françaises contre les brutalités policières, les manifestations servent de plateforme pour mettre en évidence les cas, de plus en plus nombreux, de violence de la police qui vont crescendo en parallèle avec l’intensification des luttes sociales et la défense de l’environnement face à l’aménagement marchant du territoire.
A Montpellier, la mobilisation a rassemblé 400 personnes: citoyens, membres des partis (PG, NPA, Ensemble, EELV ), anarchistes, écologistes, organisations et ONG (Attac, LDH, la Confédération Paysanne Le Centre démocratique Kurde de Montpellier…) Parti de la Comédie, le cortège s’est orienté vers la préfecture où plusieurs prises de parole se sont succédé suivies d’une minute de silence à la mémoire de Rémi Fraisse.
Les opinions exprimées hier devant la préfecture mettent en exergue le phénomène de violence policière de moins en moins contrôlé par le pouvoir politique. En rappelant le précédent lors de l’expulsion de la zad de Notre Dame des Landes où de nombreux jeunes militants ont été blessés gravement par des tirs de flasballs et grenades.
Les positions de la rue divergent sur l’avenir attendu et les moyens à déployer pour y parvenir mais les expressions convergent sur la responsabilité du gouvernement et du le CG du Tarn qui avaient stigmatisé les manifestants, et «tenté de les diviser pour noyer le poisson». L’ensemble des forces représentées a finalement scandé en coeur « Cazeneuve démission.»
Ce sinistre événement témoigne d’une fracture entre une raison d’Etat qui s’éloigne du service public et des contestataires qui militent pour des droits environnementaux. L’engagement en acte dans la résistance pourrait être contagieux, certains évoquant « La future gare TGV Odysseum de Maugère construite en zone inondable.»
La mort de Rémi Fraisse lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens le week-end dernier a ébranlé le gouvernement. Cet événement témoigne d’une fracture entre deux mondes, celui de la raison d’Etat, et celui des contestataires qui militent pour des droits environnementaux, selon le politologue Erwan Lecœur. Entretien.
Plus de cinq mille personnes ont manifesté ce week-end dans le Tarn leur opposition au barrage de Sivens. Au cours d’affrontements avec la police, un jeune homme de 21 ans, Rémi Fraisse, a trouvé la mort. D’après Mediapart, il venait de passer son BTS en environnement et était botaniste bénévole à Nature Midi-Pyrénées, une association affiliée à France Nature Environnement (FNE). Selon le procureur de la République d’Albi, des traces de TNT, utilisé dans les grenades offensives des gendarmes, ont été retrouvées sur lui. Depuis, d’autres affrontements ont eu lieu dans le Sud-Ouest, Cécile Duflot a demandé la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les conditions du décès, et José Bové a accusé la police de provocations. Les proches de la victime se sont exprimés dans un texte publié par Reporterre sur le déroulé des événements le soir du 25 octobre.
Le silence assourdissant de Manuel Valls et François Hollande suite à cette mort tragique a renforcé les critiques à leur égard. Ce mardi 28 octobre, ils ont enfin fait part de leur “compassion”, tout en campant sur une position d’intransigeance. Quelles peuvent être les conséquences de cet épisode dramatique ? De quoi la mort de Rémi Fraisse est-elle le nom ? Décryptage avec Erwan Lecœur, sociologue spécialiste de l’écologie politique, auteur de Des écologistes en politique (éd. Lignes de repères, 2011).
Que pensez-vous du silence de l’Etat suite à la mort de Rémi Fraisse lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens samedi 25 octobre ?
Erwan Lecœur – Cette affaire rappelle beaucoup celle de Notre-Dame-des-Landes, et d’autres avant elle. Un appareil d’Etat et un certain nombre de politiques ne sont plus seulement d’une prudence extrême, mais d’une défiance considérable à l’égard de personnes considérées comme des contestataires d’un ordre qu’eux définissent comme républicain. Ils ne voient donc pas seulement cet événement du point de vue des victimes, mais du point de vue de l’Etat, des institutions. Cela fausse sans doute un peu leur appréhension de la mort d’un homme venu contester une décision sur le terrain. Il y a là une sorte de décalage du monde politique d’en haut avec le simple bon sens selon lequel une personne n’a pas à mourir, à être agressée, attaquée, à mettre sa vie en jeu pour une contestation. C’est un problème que le monde politique ferait bien se de poser assez rapidement.
Est-ce que ce traitement politique et médiatique, qui insiste sur la violence qui serait du côté des contestataires, fait partie selon vous d’une guerre psychologique menée contre eux ?
Je n’irais pas jusqu’à utiliser le terme de “guerre psychologique”, mais on voit bien que l’appareil d’Etat a depuis plusieurs années – et pas seulement ces derniers mois – constitué une quasi-théorie sur la dangerosité de mouvements écologistes radicaux. Cette vision a été fortement développée par les services de sécurité intérieurs à l’encontre de ceux qu’on avait appelé “les anarcho-autonomes de Tarnac”. Tout cela avait terminé assez mal pour les appareils policiers à l’époque, puisqu’il a été démontré qu’ils avaient un peu monté les choses en épingle, que la plupart des personnes mises en cause étaient innocentes, etc. On est donc face à une idéologie, une peur, une façon de créer parfois même de toutes pièces une dangerosité vis-à-vis de l’anarcho-écologisme. Des groupes autonomes sont devenus des quasi-terroristes aux yeux de la raison d’Etat. C’est tout le problème : il y a un traitement policier et quasi-uniquement répressif d’un problème qui est principalement politique. On criminalise donc des groupes qui jusqu’à maintenant n’ont jamais revendiqué autre chose qu’un contestation, la plupart du temps non violente, parfois un peu plus proactive en terme de résistance, mais rarement violente en tout cas.
(Montage vidéo posté mardi par un jeune activiste, qui témoigne des violences survenues quelques heures avant les échauffourées de la nuit)
On a l’impression que depuis Tarnac ce sont des conflits environnementaux qui sont le théâtre des répressions les plus violentes, comme à Notre-Dame-des-Landes, et maintenant aux 1 000 vaches. Comment expliquez-vous cela ?
A travers ce que l’appareil d’Etat appelle la “montée des périls”, on discerne clairement un affrontement entre deux mondes idéologiques, entre deux imaginaires politiques : le monde ancien, celui du XXe siècle, qui veut à tout prix bétonner, développer, et qui considère que le progrès est uniquement là, et un monde beaucoup plus épars, diversifié, autonome, avec des gens venus d’un peu partout, qui viennent contester cet ordre et cette vision du monde entièrement faite de bétonnages, d’aéroports, d’autoroutes et de toutes sortes d’équipements qui aujourd’hui apparaissent non pas comme nécessaires mais dangereux. En l’occurrence on a affaire à des équipements qui sont potentiellement hors la loi, puisqu’ils contreviennent à la loi sur l’eau et les zones humides, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens.
Il y a véritablement deux visions du monde qui s’affrontent. Aujourd’hui le conflit larvé qui se joue derrière ces répressions extrêmement dures de manifestations est aussi le combat entre deux mondes, entre l’Etat qui considère qu’il est impossible de ne pas réprimer des gens qui contestent un chantier, et un monde qui considère que la justice est du côté de ceux qui se battent pour la nature, l’environnement, et une certaine appréhension du droit. Je pense qu’il y a dans l’appareil d’Etat et chez les politiques une difficulté très forte à appréhender la force des nouveaux droits, sociaux, culturels et environnementaux qui émergent.
A Notre-Dame-des-Landes (NDDL) plusieurs manifestants avaient été gravement blessés. Cette violence d’Etat n’a donc pas changé avec l’arrivée de la gauche au pouvoir ?
Cette forme de violence de la répression n’est plus tellement réservée à la droite ou à la gauche. Elle est transversale au champ politique, de même qu’un certain nombre de visions du monde très économistes, croissancistes ou productivistes. La gauche et la droite ont un peu les mêmes réactions parce qu’elles occupent les mêmes positions de départ, que ce soit à NDDL ou dans d’autres conflits environnementaux. Il y a des formes répressives de l’Etat qui sont restées très en arrière par rapport à l’évolution de la société en général. La gauche et la droite partagent la même peur de la remise en cause d’un modèle productiviste, croissanciste, selon lequel la croissance à tout prix vaut mieux que n’importe quelle solution. Il y a à gauche comme à droite une forme de peur que l’écologie devienne une véritable force dans l’imaginaire sociétal, et potentiellement une force politique. Le PS au pouvoir est celui qui a le plus à craindre d’une forte progression de l’écologisme dans notre société, parce qu’il perdrait sa prééminence dans le camp de la gauche.
C’est la raison pour laquelle des frictions ont lieu ces derniers jours entre les représentants d’EELV et du gouvernement, sur les responsabilités du drame de Sivens?
Oui, tout ce qui se joue sur le terrains des idées et sur le terrain social a des répercussions sur le plan politicien, entre les socialistes et les écologistes : il y a un affrontement qui rappelle celui qui a eu lieu entre socialistes et communistes il y a 30-40 ans, et qui a mené à l’effondrement du communisme dans notre pays. Il est clair que pour les socialistes, et a fortiori pour le premier d’entre-eux – François Hollande – il n’y a que deux solutions : soit ils intègrent l’écologisme dans la pensée social-démocrate, c’est la social-écologie – Delphine Batho et Ségolène Royal incarnent actuellement ce courant –, soit il faut faire disparaître l’écologisme en politique. C’est pourquoi, à chaque fois que les écologistes critiquent la façon dont se comporte ce gouvernement, ils risquent de s’attirer les foudres de ce pouvoir un peu aux abois, qui craint les effets de leurs contestations. Il veut les réduire à leur plus simple expression : un score à la présidentielle qui ne retranscrit absolument pas la force de l’écologisme au sens global dans notre société.
Est-il possible qu’en se montrant aussi dure avec les mouvements sociaux de gauche, l’Etat cherche à donner des gages aux mouvements sociaux de droite que l’on connaît depuis 2012, à montrer qu’il n’y a pas deux poids deux mesures ?
Si jamais tel était le cas, s’il y avait un calcul qui consistait à considérer qu’il faut cogner fort sur l’opposition de gauche, écologiste radicale, pour rééquilibrer symboliquement la répression somme toute relativement faible des excès d’autres catégories à droite voire aux droites extrêmes, alors ce serait un choix risqué. Cela voudrait dire que le pouvoir socialiste déciderait de se couper d’une base de gauche, en s’exposant au dérapage qui consisterait à se mettre à dos l’ensemble des forces politiques qui se revendiquent d’une certaine éthique en politique. C’est le risque, car si les enquêtes prouvent une responsabilité policière dans la mort de ce jeune homme qui semble plus écologiste environnementaliste qu’anarchiste autonomiste, cela pourrait bien coûter beaucoup plus cher politiquement à monsieur Valls que toutes les déclarations de tous les écologistes réunis.
C’est là qu’il y a peut être une erreur flagrante de cette gauche : la mort d’un homme dans une manifestation relativement pacifique vaut toujours corruption pour le pouvoir, qui s’est délégitimé en engendrant une force négative contre un des enfants de ce pays. S’il est démontré que les forces de police sont responsables, alors cela pourrait mettre le feu aux poudres et faire perdre aux socialistes et à la gauche au pouvoir le peu de morale et d’éthique qui lui reste encore pour tenir face à une contestation de plus en plus forte de la part de l’opinion publique. Par conséquent si votre hypothèse était juste, alors je dirais qu’elle mènerait à un échec flagrant, évident et total, dont la gauche ne se remettrait pas avant longtemps.
Le réalisateur Christophe Cotteret présente en avant-Première « Démocratie année zéro » qui retrace la fulgurante révolution du jasmin, des révoltes de 2008 aux premières élections libres.
A quelques jours des élections législatives tunisiennes qui se tiendront dimanche prochain, le documentaire Démocratie Année zéro réalisé par Christophe Cotteret sera projeté ce jeudi 23 octobre en avant-première à Montpellier. En deux chapitres et un an d’investigation le film distribué par Les films des deux rives s’appuie sur le regard des principaux opposants et acteurs à l’origine de la révolution tunisienne. Il apporte un éclairage nécessaire à la compréhension des événements.
Le réalisateur belge retrace l’histoire contemporaine depuis les révoltes du bassin minier de Gafsa en janvier 2008 aux premières élections libres d’octobre 2011 en passant par l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid qui a embrasé le monde arabe en précipitant la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi et en portant l’incendie à Bahreïn, au Yémen et en Syrie. Avec ce récit au long court du combat contre la corruption d’un pouvoir népotique jusqu’au processus de transition, Christophe Cotteret osculte la réalité tunisienne tout en interrogeant la capacité universelle d’un modèle révolutionnaire au XXIe siècle.
Trois ans plus tard, où en sont la liberté, la démocratie et la justice sociale revendiquées ? Dimanche, les Tunisiens sont appelés à choisir les 217 membres de leur première Chambre des représentants du peuple, élue en vertu de la Constitution du 27 janvier 2014. 1327 listes électorales se disputent la sympathie de 5 236 244 électeurs. Ce nombre colossal de listes candidates fait planer le risque d’une dispersion des voix, comme ce fut le cas en 2011.
On s’attend à un fort taux d’abstention qui s’explique en partie par la non-inscription sur les listes électorales mais surtout par la pauvreté des propositions politiques. Le parti musulman Ennahdha et le parti social- démocrate de Nida Tounes devraient se partager la majorité des suffrages mais aucun n’obtiendra la majorité absolue.
Le peu d’intérêt des Tunisiens pour ces élections pourrait paraître inquiétant dans une démocratie naissante mais comme l’analyse l’écrivain Gilbert Naccache* dans le film c’est une révolution de la société civile contre la société politique toute entière, la première du XXI siècle.
Je me trouvais à Tunis quelques mois avant le déclenchement de la révolution. On sentait les événements venir. J’ai rencontré plusieurs futurs protagonistes de la révolution avant le 17 décembre avec qui je suis resté en contact. Cela m’a donné envie de travailler sur cette histoire en revenant sur les bases pour restituer un récit sur le long terme.
Le film démarre en 2008 avec la révolte des mineurs de la région Gafsa, épicentre du mouvement, qui cumule deux problèmes majeurs, disparité régionale et pauvreté…
Dans le sud-ouest, la ville de Redeyef est un bastion ouvrier dont le pouvoir s’est toujours méfié. Ce n’est pas la région la plus pauvre mais elle rencontre de grandes difficultés en partie liées à l’exode lybien. Les événements de 2008 sont très importants. Ils annoncent des transformations dans la lutte sociale comme l’occupation par de jeunes chômeurs du siège régional de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui débouche sur une transformation de l’action syndicale.
L’unité de la population et notamment l’action des femmes s’est avérée déterminante …
Oui, ouvriers, chômeurs, lycéens et habitants ont multipliés les grèves et les actions. A propos de la Tunisie, on a parlé de révolution de palais et de manipulation américaine mais tout est parti d’un petit noyau d’activistes. Quatre personnes entraînent quatre autres personnes et si la police, envoyée sur place pour réprimer, tue cela passe à 400 personnes puis 800 et le mouvement s’étend rapidement passant des révoltes à une révolution.
Dans la seconde partie, vous suivez les jeunes acteurs de la transition politique dont l’arme la plus redoutable a été la circulation de l’info. Elle a aujourd’hui trouvé ses limites ?
Cette jeunesse est dépossédée de son pouvoir politique et elle peine aujourd’hui à réunir 100 personnes mais elle a grandement contribué à sortir de la dictature. Durant le mouvement ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont permis la chute de Ben Ali, ce sont les activistes qui ont utilisé ce médium. Après le renversement du régime les réseaux sociaux sont devenus un lieu de désinformation utilisé par tous les partis. Le problème de l’information concerne aussi la formation des journalistes. Quand vous avez relayé les infos du ministère de l’Intérieur pendant des décennies, vous ne devenez pas du jour au lendemain un journaliste d’investigation.
Avec l’entrée médiatisée d’Ennahdha dans la campagne vous évoquez la remise sur le devant de la scène d’une problématique qui arrange tous les partis et rassure sur la portée des réformes…
Dans un pays où la majorité de la population se déclare religieuse, cette question doit être abordée globalement. Ennahdha regroupe des franges de la population qui correspondent à un vrai électorat. Pour les partis musulmans radicaux ce parti s’éloigne de la pratique des «bons musulmans», pour les laïques il va restreindre dangereusement les libertés tandis que les libéraux y voit un cheval de Troie potentiel pour le retour de l’ancien régime.
Mais la vraie question c’est de réduire le chômage et relancer l’économie partout dans le pays.
Ne remontons pas ab ovo si nous voulons éviter d’évoquer le premier précédent de l’histoire, celui d’Abel et de Caïn, le premier ayant sans doute eu à souffrir des brimades de son frère avant d’être trucidé par celui-ci. Mais avouons tout de même que des siècles d’exactions, de brimades et d’abus en tout genre finissent par déboucher au mieux sur des révoltes, au pire sur des guerres civiles, ou plutôt inciviles, comme celles que nous observons dans notre monde dit arabe. Des mouvements entamés par des jeunes rêvant liberté et démocratie, poursuivis par des semi-professionnels de la politique et débouchant désormais sur les bains de sang dans lesquels tout ce (pas si) beau monde patauge allégrement. À croire que les guerriers disputent aux péripatéticiennes le discutable privilège d’exercer le plus vieux métier du monde.
Sur la marmite arabe où bout un peu ragoûtant brouet, d’autres que nous, incollables dans l’art hautement pointu de la politologie, se sont penchés sur le sujet pour conclure que la religion, l’exercice du pouvoir, le tracé des frontières, les pâturages plus abondants ici que là, le besoin irrépressible chez l’être humain de faire étalage de ses muscles ou simplement la température ambiante (SVP biffez les mentions inutiles) est/sont le(s) grand(s) responsable(s) du désordre régional actuel. Sans douter est-il plus impressionnant de parler de rhinopharyngite que de rhume.
Et pourtant… Comme si la nature, en sa douteuse sagesse, avait semé dans le cœur des hommes les germes de la discorde, ce sont les divergences qui mènent le monde « parce que c’est bon pour lui », a décrété il y a longtemps Emmanuel Kant. Les réactions en chaîne dont nous sommes les témoins, un peu trop vite baptisées « printemps arabe », ne sont que la conséquence inéluctable des épreuves subies au fil des âges. L’oppression, nous disait-on, finit toujours par enfanter la révolution. Et les révolutions débouchent sur une gamme infinie de conflits.
Ainsi, longtemps les Kurdes ont représenté deux siècles durant la parfaite illustration de cet irrédentisme mis à l’honneur au XIXe siècle. « La plus grande nation sans État », selon la formule d’Olivier Piot et Julien Goldstein**, est constituée d’une quarantaine de millions d’êtres disséminés à travers la Syrie, l’Irak, la Turquie et l’Iran, soit un territoire de 520 000 kilomètres carrés (superficie de la France métropolitaine : 552 000 kilomètres carrés), jadis compartimenté par les Anglais et les Français, alors même qu’une patrie avait été prévue à leur intention par le traité de Sèvres. Le groupe a connu des heures de gloire, des vicissitudes aussi. Contre eux, Saddam Hussein a eu recours à l’aviation, à l’artillerie et aux gaz ; les Turcs s’en sont pris aux partis censés les représenter, mais aussi à leurs combattants pour la liberté ; Syriens et Iraniens ont vu en eux tantôt des alliés dans l’interminable bras de fer avec Ankara et tantôt des ennemis qu’il convenait de pourchasser. Aujourd’hui, c’est au tour de Daech de les harceler au pays du Cham, avec les résultats qu’on connaît.
À partir du Djebel syrien, les alaouites n’ont jamais cessé de se battre contre l’occupant et contre une nature inhospitalière, cause d’un sous-développement qui les poussait à s’enrôler dans les rangs de l’armée. C’est d’ailleurs par le biais de l’institution militaire que Hafez el-Assad devait assurer son emprise sur la Syrie à partir de 1970 et jusqu’au jour où, lassé de les voir se venger – à leur manière – des abus dont longtemps ils avaient été victimes, de la corruption dont profitaient leurs coreligionnaires, des atteintes aux libertés, des brimades, le peuple s’est soulevé dans un vaste élan qui, il y a tout lieu de le craindre, se poursuivra longtemps encore.
Comme un simple hoquet peut modifier le cours de l’histoire et un grain de sable enrayer une machine, le Proche-Orient vit actuellement les heures les plus sombres de son existence, marquée périodiquement par des soubresauts sanglants entre sunnites et chiites. Faux prétextes ou raisons justifiées ? On n’en est plus là, maintenant que le loup des guerres de religions est sorti du bois. Point n’est besoin d’invoquer le souvenir des ilotes grecs ou de Spartacus pour comprendre qu’il suffit de peu de chose pour transformer un vassal en tyran et que, pour se présenter en seul détenteur de la vérité, on a juste besoin de brandir l’étendard religieux, politique ou socioéconomique.
Maître Blaise Pascal, rappelez-leur donc l’indispensable rôle des Pyrénées.
Une fois de plus, la population de Hong Kong a surpris tous les observateurs. Il est clair que depuis qu’elle a été inventée par Deng Xiaoping en 1980, la formule « Un pays, deux systèmes » est paradoxale, et nombreux sont ceux qui doutent que le dernier grand pays dirigé par un parti communiste puisse accorder une démocratie véritable à ne serait-ce qu’une infime partie de sa population.C’est pourtant ce qu’il a promis noir sur blanc dans la Loi fondamentale, la mini-constitution qui régit la « Région administrative spéciale » (RAS) de Hong Kong depuis le 1er juillet 1997. Certes, en faisant cette promesse, les dirigeants du Parti pensaient bien qu’après dix-sept ans passés dans le giron de la mère-patrie, une nouvelle génération de « patriotes » fiers d’appartenir à ce qui est devenu la deuxième puissance du monde, serait arrivée à maturité, et aurait eu raison de la méfiance d’une population composée de réfugiés et de descendants de réfugiés ayant fui la République populaire.
Qui eut cru qu’en 2012, des jeunes qui n’avaient jamais connu le régime britannique agiteraient le drapeau colonial du Territoire pour protester contre le programme d’ « éducation patriotique » que le gouvernement voulait introduire dans les écoles[1] ? Qu’en 2014, ce seraient ces mêmes jeunes qui entraîneraient une grande partie de la population dans la rue pour dénoncer les promesses non tenues tant par le gouvernement de la RAS que par Pékin dont les restrictions imposées au choix des candidats transforment l’élection au suffrage universel du prochain chef de l’exécutif[2] en une compétition entre candidats favorables au parti communiste (ce qu’on appelle les « patriotes qui aiment Hong Kong ») ?
En effet, sur recommandaton d’un rapport rédigé par le Chef de l’Exécutif de Hong Kong[3], le comité permanent de l’Assemblée nationale populaire a décidé que seuls deux ou trois candidats ayant obtenu la voix de plus de 50% des membres du comité de nomination pourraient se présenter au suffrage populaire. Quand on sait que ce comité « largement représentatif » de la société hongkongaise est surtout composé de personnalités favorables à Pékin, cette décision interdit de fait à toute personnalité du camp démocrate de devenir candidat.
Cette décision particulièrement restrictive a provoqué la colère des étudiants qui exigent que l’élection soit véritablement pluraliste. Rappelons que le 22 juin de cette année, le groupe Occupy Central with love and peace (OCLP) qui a pris la tête d’un mouvment de désobéissance civile destiné à obtenir une véritable élection au suffrage universel, avait organisé un référendum auquel avaient participé 800 000 électeurs (sur un total de cinq millions d’inscrits). Tous s’étaient prononcés pour que les candidats puissent être nommés par les citoyens. Le refus flagrant de prendre en compte leur opinion a été ressenti comme une provocation par un grand nombre de Hongkongais qui ne soutenaient pourtant pas l’occupation du quartier des affaires.
Cela s’ajoute à une accumulation de frustrations qui s’est aggravée depuis l’arrivée au poste de Chef de l’Exécutif de Leung Chun Ying en 2012. Les inégalités sociales se sont emballées, les prix de l’immobilier ont atteint des sommets inimaginables provoquant un enrichissement encore plus impressionnant d’un petit nombre de tycoons souvent liés à Pékin, l’ascenseur social est en panne, et la corruption devient intolérable dans un territoire qui l’avait pratiquement éliminée dans les dernières années du régime colonial.
Le procès de l’ancien secrétaire en chef Raphaël Hui (numéro 2 du gouvernement de la SAR) a révélé que deux tycoons, les frères Kuok, lui avaient versé plus de 10 millions de dollars de Hong Kong (1 million d’euros), pour qu’il les renseigne sur les décisions du gouvernement, et qu’un dirigeant de Pékin lui avait également versé une grosse somme. Ce mélange de corruption ouverte et de collusion avec le gouvernement central a scandalisé la population.
Sur ce, alors que les étudiants rejoints par des citadins mécontents occupaient pacifiquement les rues situées devant le siège du gouvernement puisque celui-ci leur avaient interdit de continuer à se regrouper dans le parc attenant, la police, généralement extrêmement civilisée, s’est mise à tirer des gaz lacrymogènes dans la foule, qui, au lieu de répliquer par la violence, est restée calme et a poursuivi son occupation. L’attitude de la police qui n’avait pas utilisé de grenades lacrymogènes depuis 1967, à l’égard de jeunes gens pacifiques et sans armes a profondément choqué, et provoqué une rupture entre la population et les forces de l’ordre jusque là considérées comme des protecteurs. L’utilisation intempestive de gaz lacrymogènes a convaincu une grande partie de la population de la nécessité d’apporter son soutien aux étudiants et d’occuper les principaux quartiers de la ville.
Conscient de son erreur d’appréciation, le gouvernement a décidé de retirer les policiers anti-émeutes des rues, laissant le champ libre à une occupation qui dure depuis quatre jours et trois nuits et qui ne donne aucun signe de faiblir. Depuis le 28 septembre, des dizaines de milliers de personnes, dont un grand nombre avait exprimé leur scepticisme sur l’occupation de Central, participent à de gigantesques sit-ins.
L’impressionnant mouvement d’occupation des principaux quartiers de Hong Kong, lancée par une grève d’étudiants le 22 septembre, rendue massive par l’usage abusif par la police de grenades lacrymogènes contre une foule totalement pacifique, a montré que loin de s’être « continentalisée », une grande partie de la population affirme clairement son attachement aux valeurs fondamentales qui constituent une part essentielle de leur identité : libertés fondamentales, Etat de droit, et volonté d’être gouvernée par des dirigeants choisis démocratiquement.
L’occupation se déroule de manière tout à fait pacifique, dans une atmosphère festive. L’organisation de la logistique est impressionnante : distribution d’eau, de nourriture, de parapluies, d’imperméables et de masques pour se protéger au cas où la police relancerait des gaz lacrymogènes… la population de Hong Kong déploie son incroyable capacité d’organisation, et son obsession pour l’ordre, puisque les ordures sont immédiatement ramassées et triées par les manifestants. Le tout dans une atmosphère bon enfant.
Aujourd’hui, il s’agit d’un mouvement spontané qui n’est dirigé ni par la Fédération des étudiants de Hong Kong, ni par les dirigeants d’Occupy Central with love and peace, et encore moins par les députés du camp démocrate. Les uns ou les autres communiquent avec les médias au nom du mouvement, mais, comme c’est souvent le cas lorsqu’un mouvement de masse se développe, ils le suivent autant qu’ils le contrôlent. Toutefois, on n’a pas vu véritablement de surenchère dans les revendications qui restent les suivantes : démission du Chef de l’exécutif Leung Cheng Ying, retrait de la décision du comité permanent de l’Assemblée populaire nationale, nomination des candidats par les citoyens. Il y a évidemment peu de chances pour que les manifestants obtiennent satisfaction.
Quelle sortie de crise ?
Depuis son arrivée au pouvoir en novembre 2012, Xi Jinping n’a jamais négocié avec ses critiques, même les plus modérés. La condamnation à la prison de Xu Zhiyong[4] et des animateurs du mouvement des nouveaux citoyens, la condamnation à la prison d’Ilham Tohti pour « séparatisme » alors que cet intellectuel ouighour a toujours refusé de demander l’indépendance du Xinjiang montrent que le nouveau dirigeant n’est pas enclin au compromis. Rappelons aussi que le gouvernement de Pékin a toujours refusé de négocier le statut du Tibet avec le Dalaï Lama, alors que celui-ci ne revendique qu’une véritable autonomie pour la région.
Les nombreuses attaques contre « les forces hostiles » accusées de soutenir en sous-main les animateurs du mouvement Occupy Central, la dénonciation des démocrates hongkongais comme liés à des agents de l’étranger (voir la campagne contre Jimmy Lai) et, finalement, l’interprétation par le comité permanent de l’APN de l’article organisant l’élection au suffrage universel du prochain Chef de l’exécutif semblent exclure la possibilité d’un compromis. D’autant que c’est la première fois que les autorités de Pékin invoquent les nécessités de la « sécurité nationale » pour justifier leur refus de laisser ouvertes les candidatures au poste de CE.
Dans un commentaire du 1er octobre[5], le Quotidien du Peuple a apppelé la grande majorité de la population à se regrouper autour du gouvernement de la RAS pour dénoncer le mouvement Occupy Central qui viole la loi. Or, « la loi est l’une des fondations de Hong Kong, et c’est une valeur centrale de Hong Kong ». Le commentateur réitère le soutien de Pékin au Chef de l’Exécutif et à la décision du comité permanent de l’Assemblée populaire nationale. Il affirme également que la petite minorité que représente OCLP « défie la loi » « récoltera ce qu’elle a semé ». Pékin oppose donc une fin de non-recevoir aux revendications du mouvement, et intime au gouvernement de Hong Kong de rétablir l’ordre. On se trouve donc dans une impasse.
Le gouvernement de Hong Kong, devant l’échec de la politique de répression, sera sans doute tenté de laisser pourrir le mouvement. Cette semaine a été exceptionnelle dans la mesure où le 1er et le 2 octobre étaient fériés. L’occupation pourrait se prolonger jusqu’à dimanche, mais il y a fort à parier qu’à partir de lundi, la participation et le soutien de la population seront beaucoup moins massifs. Une action au petit matin lundi 6 pourrait être entreprise pour évacuer les derniers résistants. Le risque est cependant que, comme le 28 septembre, la population se mobilise à nouveau contre ces arrestations. Laisser pourrir sans négocier est donc relativement risqué.
Alors, comment négocier alors que les manifestants réclament la démission de CY Leung et l’amendement de la décision de l’APN ?
Même si, comme semble le montrer l’éditorial du Quotidien du peuple, Pékin refuse la démission du Chef de l’exécutif, une possiblité serait de le reléguer en seconde ligne et de confier à d’autres représentants du gouvernement de la RAS la mission de discuter avec les dirigeants du mouvement pour trouver une sortie de crise[6]. Les députés du camp démocrate, les animateurs d’Occupy Central pourraient trouver avec eux, ainsi qu’avec des politiciens pro-Pékin plus modérés, une issue au mouvement. Jusqu’à présent, ceux-ci sont restés silencieux. Hier toutefois, le président de l’Assemblée législative, Tsang Yok-hsing, fondateur du parti pro-Pékin, a déclaré, dans une critique voilée du chef de l’Exécutif : « Certains pourraient préférer une approche dure pour mettre un terme aux manifestations. Il a été prouvé dimanche que cela ne fonctionnait pas. La police devrait-elle tirer ? Cela irriterait un nombre encore plus grand de gens »[7] .
Une discussion est-elle possible ? Comment rendre l’élection de 2017 plus démocratique ? Les deux parties pourraient s’accorder pour informer l’APN que le rapport présenté par CY Leung avait déformé l’opinion de la population de Hong Kong, ou que celle-ci a évolué, et qu’il serait souhaitable d’assouplir les conditions de nomination des candidats. On a déjà vu dans l’histoire, l’Assemblée chinoise accepter des compromis[8] . Sinon, la discussion pourrait porter sur le mode d’élection des membres du comité de nomination, en autorisant l’ensemble du corps électoral à les désigner. Ou elles pourraient porter sur l’élection au suffrage universel direct de tous les députés à l’Assemblée législative en 2020. Reste que même si une telle négociation aboutissait, il faudrait la faire accepter par les manifestants. Or, il n’est pas certain qu’ils acceptent des compromis qui ne satisfont pas les revendications qu’ils ont exprimées.
Une autre solution, évoquée par les animateurs d’OCPL, consisterait à évacuer les rues avant que la population ne se retourne contre eux, et de considérer ce mouvement comme le premier épisode d’une longue lutte de désobéissance civile en faveur de la démocratie. Il leur faudrait pour cela faire preuve d’une grande force de conviction, mais cela n’est pas impossible s’ils obtiennent le soutien de la Fédération des Etudiants de Hong Kong.
Evidemment, une autre solution consisterait pour le gouvernement à recourir à la force : toutefois, on a vu que les grenades lacrymogènes ne suffisent pas à disperser la foule. Une répression armée ? Il faudrait pour cela recourir à l’Armée populaire de libération et cela provoquerait un bain de sang. Le soft power de la Chine en souffrirait énormément. En admettant que, pour sauvegarder son pouvoir, le parti communiste soit prêt à ce sacrifice, les conséquences qu’aurait une telle décision sur l’attitude de Taiwan seraient incalculables. Xi Jinping pourrait alors dire adieu à la « réunification » qui reste au centre de son « rêve chinois ». Le coût d’une telle décision serait prohibitif, et elle entacherait durablement l’image de celui qui veut laisser une image de « grand empereur » à l’histoire.
Comme on le voit, il n’y a pas de solution simple à cette crise qui, quoi qu’il en soit, laissera des traces durables dans la culture politique de Hong Kong, et dans ses relations avec le pouvoir central.
[1] Voir Wing-sang Law, « La nostalgie coloniale depuis la rétrocession », in « Hong Kong prend le large », Critique, n°807-808, août-septembre 2914, pp.670-680
[6] Le 1er octobre, un dirigeant du mouvement scholarism a affirmé que les animateurs accepteraient de discuter avec Carrie Lam, secrétaire-en chef du gouvernement de Hong Kong, ou des représentants de Pékin, RTHK, Radio 3, « Hong Kong Today », 2/10/2014
[8] Ainsi, en 2010, à la suite de discussions entre les dirigeants du parti démocrate et les représentants du Bureau de liaison du gouvernement chinois à Hong Kong, les élections de 5 membres des circonscriptions socio-professionnelles ont eu lieu au suffrage universel direct.
Source Médiapart 02 10 2014
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