Dans son rapport annuel, l’ONG dénonce une rhétorique « toxique » « diabolisant » certains groupes et en premier lieu les réfugiés.
Des dirigeants du monde entier, comme Donald Trump aux Etats-Unis ou Rodrigo Duterte aux Philippines, propagent des discours de haine « diabolisant » certains groupes, une rhétorique « toxique » qui rend le monde plus dangereux, s’alarme Amnesty international dans son rapport annuel présenté mercredi 22 février.
« Les discours clivants de Donald Trump, Viktor Orban [Hongrie], Recep Tayyip Erdogan [Turquie], Rodrigo Duterte [Philippines] (…) s’acharnent sur des groupes entiers de population, les désignent comme boucs émissaires et propagent l’idée selon laquelle certaines personnes sont moins “humaines” que d’autres », les premiers visés étant les réfugiés, dénonce Amnesty international.
Au total, l’organisation non gouvernementale (ONG) a dénombré 36 pays ayant « violé le droit international en renvoyant illégalement des réfugiés dans des pays où leurs droits étaient menacés ».
L’ONG fustige les discours « déshumanisants »
Ces discours de rejet et de haine ont des effets directs sur les droits et les libertés, dénonce Amnesty : « Des gouvernements ont fait voter des lois qui restreignent le droit d’asile, la liberté d’expression, qui légitiment la surveillance de masse ou donnent aux forces de l’ordre des pouvoirs illimités. »
Loin d’être l’apanage de leaders extrémistes, ces paroles stigmatisantes ont été adoptées « parfois de façon voilée, parfois de façon plus ouverte » par « des partis dits centristes », souligne John Dalhuisen, directeur d’Amnesty International pour l’Europe.
« Les discours déshumanisants, c’est quand le premier ministre hongrois qualifie les migrants de “poison”, c’est quand Geert Wilders [député néerlandais d’extrême droite] parle de la “racaille marocaine”, c’est aussi quand le premier ministre néerlandais écrit une lettre ouverte invitant les migrants à se comporter de façon “normale” ou de rentrer chez eux. »
Les étrangers et les musulmans, « cibles principales de la démagogie européenne » sont « présentés comme une menace à la sécurité, à l’identité nationale, des voleurs d’emplois et des abuseurs du système de sécurité sociale », insiste-t-il.
Les effets pervers de l’état d’urgence en France
En France, où l’ONG sise à Londres a exceptionnellement présenté son rapport annuel, Amnesty dénonce la restriction des droits fondamentaux dans le cadre des mesures prises pour lutter contre le terrorisme, en particulier l’état d’urgence, prolongé depuis les attentats du 13 novembre 2015.
Selon son recensement, de la fin de 2015 à la fin de 2016, « seuls 0,3 % des mesures liées à l’état d’urgence ont débouché sur une enquête judiciaire pour faits de terrorisme ». En revanche, « les assignations à résidence ont entraîné des pertes d’emploi ou la marginalisation des personnes [concernées] », déplore Camille Blanc, présidente d’Amnesty International France.
L’ONG considère par ailleurs qu’en matière d’accueil des réfugiés, « la France n’a pas pris ses responsabilités au niveau international » et ne protège pas suffisamment les réfugiés et les migrants présents sur son sol.
« Dans le cadre des élections présidentielle et législatives qui vont avoir lieu en 2017, la France est à la croisée des chemins concernant les droits humains, qui font écho à une tendance mondiale, et les citoyens ne doivent pas tomber dans le piège de ces discours qui entraînent la haine, la peur ou le repli de soi. »
Face aux renoncements des grandes puissances à se battre pour le respect des droits et des libertés, et la passivité des Etats face aux atrocités et crises vécues en Syrie, au Yémen, ou encore au Soudan du Sud, Amnesty International appelle chacun à se mobiliser et agir. « 2017 sera une année de résistance, a dit à l’Agence France-Presse le président d’Amnesty, Salil Shetty. Nos espoirs reposent sur le peuple. »
Intitulée « ambassadeur russe à Ankara blessé dans une attaque armée », la photographie de Burhan Ozbilici pour /AP/SIPA .
« Pendant que l’ambassadeur faisait un discours, un homme grand, portant un costume, a tiré d’abord en l’air puis a visé l’ambassadeur », a rapporté à l’Agence France-Presse Hasim Kiliç, correspondant du quotidien Hurriyet à Ankara. Selon l’agence de presse turque progouvernementale Anadolu, l’assaillant a été « neutralisé », sans toutefois préciser s’il est mort ou vif.
L’index levé de l’homme debout en arme contraste avec le corps couché de l’homme blessé, dont le visage n’est pas visible. C’est l’autorité du diplomate qui est attaquée. Derrière, les oeuvres d’art du musée semblent dérisoires, comme prisonnières des miroirs du passé. Face à l’oeil du spectateur de la photo, visionneur indirect des faits, l’homme armé pavoise. Il nous met mal à l’aise, car nous assistons impuissants aux instants qui suivent une tentative de meurtre dont nous ne savons pas encore les mobiles.
Une photo en trop ?
On le devine sur cette image : le journaliste a donc continué son travail après que le coup de feu a retenti, ce qui n’est pas sans soulever une question de déontologie : fallait-il diffuser une telle photographie dans la presse avant de donner au lecteur des éléments factuels sur l’assassinat de l’ambassadeur de Russie à Ankara ?
Peut-on dire de cette photographie qu’elle est sensationnaliste, c’est à dire qu’elle a été prise dans le principal but de générer le « buzz » ? On peut défendre que non. Toute image qui choque n’est pas pour autant qu’elle choque un artefact indécent. Il y a des événements où la narration par l’image précède utilement la description par le récit écrit des faits. C’est le cas, il semble, d’une scène où un diplomate est assassiné.
Résonance historique
D’ailleurs, la photographie capturée par Ozbilici n’est pas sans rappeler la lithographie de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 27 juin 1914 en quatrième de couverture du Petit Journal du 12 juillet 1914. Ce jour là, l’archiduc avait prévu pour le lendemain une visite de Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, avec son épouse Sophie, afin d’inaugurer…un nouveau musée.
Référence immédiate au concret
Le rapport d’une image à ce qu’elle désigne, ce dont elle parle, peut être complété par la dé- signation du doigt, par une démonstration concrète, par un objet présenté. C’est le cas justement lorsqu’il s’agit de montrer une scène de crime pour en alerter le monde entier.
Or, cette référence immédiate au concret est impossible dans l’écrit. L’écrit oblige sans cesse le lecteur à se représenter ce dont on lui parle. Il y a donc une logique propre du texte qui excède sa fonction de trace. Or, quelques secondes après qu’il a été commis, ce meurtre ne pouvait pas encore être verbalisé. La trace de l’image est irremplaçable dans l’écriture du récit de l’événement du 19 décembre.
Sur un second plan d’interprétation de la photographie, l’on peut voir l’index du criminel comme celui du photographe de presse, qui cherche à bousculer notre indifférence face au corps gisant du diplomate russe. Le photographe nous avertit que ce fait qui aura des effets sur l’actualité internationale à venir.
Dans la soirée, nous apprendrons que le meurtrier a été identifié : il se nomme Mert Altintas, et c’est un membre de la police turque anti-émeute.
Clara-Doïna Schmelck*
Clara-Doïna Schmelck*, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d’Intégrales – aussi à la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa …).
En recoupant contrats officiels, photos d’avions, de cargos ou d’hommes armés sur les front syrien ou yéménite, un collectif de journalistes met pour la première fois au jour un circuit de vente d’armes entre les pays des Balkans et du Moyen-Orient.
Très peu d’informations ont filtré jusqu’ici sur les quantités colossales d’armes qui parviennent depuis cinq ans aux différents groupes combattants en Syrie et au Yémen. L’enquête menée par un groupe de journalistes d’investigation des Balkans (1) lève une partie du voile sur la provenance et la trajectoire de ce matériel destiné aux champs de bataille du Moyen-Orient. Le marché, évalué à 1,2 milliard d’euros, implique huit pays vendeurs d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Croatie, République tchèque, Roumanie et Slovaquie, membres de l’Union européenne, mais aussi Serbie, Bosnie et Monténégro) et quatre acheteurs l’Arabie Saoudite, la Jordanie, les Emirats arabes unis et la Turquie. Des partenaires qui avaient très peu de relations commerciales avant le conflit syrien. Or, depuis 2012, des avions gros-porteurs chargés d’armes légères – fusils-mitrailleurs, lance-roquettes et munitions – décollent régulièrement des aéroports de Zagreb, Sofia ou Bratislava pour se poser à Djedda, Abou Dhabi ou Amman. Les livraisons ont considérablement augmenté en 2015 et comprennent du matériel plus lourd, y compris des chars de fabrication russe, acheminé par bateau.
Embargo contourné
«Ce commerce est certainement illégal, selon les experts des armements comme des droits de l’homme»,souligne le rapport des journalistes produit dans le cadre d’un projet «pour une meilleure gouvernance». Ils ont traqué des documents et des photos sur les vols, les contrats, les rapports de l’ONU et de sources gouvernementales. Les licences d’exportation accordées contournent l’embargo décrété par l’UE sur les ventes d’armes aux belligérants en Syrie. Or des photos et des vidéos du terrain en Syrie, postées sur les réseaux sociaux montrent certaines de ces armes aux mains de brigades de l’Armée syrienne libre, soutenues par certains pays occidentaux et arabes, mais aussi de certains groupes salafistes.
Transactions pays par pays
Belgrade Airport | BIRN
Ces contrats ont rapporté des centaines de millions d’euros aux pays concernés et fait tourner leurs usines de production de munitions à plein régime. L’enquête publie les chiffres détaillés des transactions pays par pays. Ainsi, la Croatie et la République tchèque figurent en tête des vendeurs et 4 700 tonnes de matériel ont été livrés par la Bulgarie et la Roumanie à l’Arabie Saoudite. Le royaume sunnite, acheteur de près de 80% des armes des Balkans est aussi le principal bailleur de fonds des rebelles syriens. Il est en outre engagé dans une guerre au Yémen où des groupes de combattants sunnites porteurs d’armes d’origine balkanique ont été repérés sur des photos.
Les informations inédites de l’enquête des reporters des Balkans ont le mérite de révéler l’existence de l’une des filières d’armes vers les conflits sanglants de Syrie ou d’ailleurs dans la région. Les journalistes reconnaissent qu’il doit y en avoir bien d’autres et s’étonnent par exemple que le Qatar, connu pour être l’un des principaux fournisseurs des groupes armés syriens islamistes, n’apparaisse pas dans le commerce qu’ils ont mis au jour.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, lors des funérailles des victimes du putsch manqué, le 17 juillet 2016 à Ankara. PHOTO / AFP/ ARIS MESSINIS
La riposte du président turc après le putsch avorté en Turquie est d’une telle envergure qu’elle sème le doute : et si Recep Tayyip Erdogan avait monté un faux coup d’Etat pour faire le ménage parmi ses opposants ?
Depuis le dimanche 17 juillet, à la suite de l’échec du putsch mené par une partie de l’armée en Turquie, Recep Tayyip Erdogan a lancé une vaste opération pour reprendre en main le pays. Selon le quotidien algérien El-Watan, les deux jours qui ont suivi le coup d’Etat ont vu 6 000 arrestations dans l’armée, 104 putschistes tués et 2 745 juges démis de leurs fonctions. Le gouvernement a également annoncé un possible rétablissement de la peine de mort, abolie en 2004.
Pour le site basé à Washington Al-Monitor, ces mesures suscitent le doute. “La rapidité et l’envergure de l’action de l’exécutif sont remarquables. Cela donne l’impression que le gouvernement et Erdogan s’étaient préparés à une tentative de coup d’Etat.” Un soupçon renforcé par l’impression d’impréparation de ce coup d’Etat manqué, souligne de son côté L’Orient Le Jour, à Beyrouth, pour qui c’est un “coup d’Etat au caractère étrangement amateur, qui a éveillé des soupçons au sein de la société civile”.
Le site Al-Monitor revient sur la mise en place du putsch :
Faire un coup d’Etat est assez simple. Tout d’abord, vous vous emparez du chef, puis des médias, puis vous exposez le chef humilié dans les médias. Au lieu de cela, ils ont décidé de faire ce coup d’Etat alors qu’Erdogan était en vacances… Les putschistes ont demandé aux gens de rentrer chez eux, alors qu’Erdogan demandait aux gens de sortir dans les rues. Ceux qui étaient favorables au coup d’Etat sont donc restés chez eux, alors que les soutiens d’Erdogan étaient dans les rues.”
Digne de Machiavel
Pour Kapitalis, cette tentative de putsch pourrait bien être en réalité une “mise en scène soigneusement orchestrée”. Il n’est “pas saugrenu” de penser que “le désordre a été organisé” par le président “pour conforter son pouvoir absolu”, explique le site tunisien. Une stratégie “dans la droite ligne de l’enseignement du Prince” de Machiavel, philosophe italien qui a théorisé l’art de gouverner et qui “conseille la simulation, y compris du complot, pour se débarrasser de ses ennemis”. Machiavel préconise même, si nécessaire, d’utiliser la répression, mais de le faire d’un seul coup, pour ne pas avoir à recommencer, ajoute Kapitalis. Avant de conclure : “Au creux des apparences d’aujourd’hui, le secret du visible [s’offre] à nos yeux.”
Une thèse balayée par plusieurs journaux turcs, à l’image du quotidien Hürriyet, pour qui cette explication “n’est pas convaincante car elle ne tient pas compte des incertitudes inhérentes à une telle opération dans la mesure où la réaction d’officiers qui n’auraient pas été tenus au courant du projet aurait été trop imprévisible”. De son côté, le journal Habertürk estime qu’“il ne faut pas oublier que ce coup d’État ne visait pas seulement le gouvernement AKP et le président Erdogan, mais la classe politique dans son ensemble. Il est donc nécessaire que l’opposition assume son rôle et rappelle cela au gouvernement afin de freiner la vague autoritaire qui se manifestera après cette tentative de putsch.”
Quoi qu’il en soit, reste que ces interrogations sont légitimes, affirme pourtant Al-Monitor : “Tant qu’il y aura plus de questions que de réponses convaincantes, il ne faudra pas s’étonner du grand nombre de théories conspirationnistes.”
Mis en cause dans diverses affaires de corruption, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a encore aggravé son impopularité par sa volonté de censure des médias et d’Internet. Il se retrouve d’autant plus en état de faiblesse qu’il a définitivement perdu un allié de poids : M. Fethullah Gülen, fondateur d’un mouvement d’inspiration soufie dont l’influence dépasse les frontières du pays.
es membres l’appellent Hizmet (« le Service ») ; les médias turcs, Cemaat (« la Communauté »). Vaste et puissant groupe social à base religieuse, le mouvement Gülen a été fondé dans les années 1970 par M. Fethullah Gülen, un important penseur mystique de tradition soufie (1) qui réside aux Etats-Unis, où il est connu et apprécié. En 2008, il figurait parmi les « intellectuels les plus influents du monde » désignés par la revue américaine Foreign Policy.
En Turquie, l’opinion est divisée sur la nature et les objectifs du mouvement. Ses partisans le glorifient autant que ses adversaires le diabolisent. Il est vrai qu’il reste très discret sur son fonctionnement, ce qui peut résulter d’une stratégie délibérée, mais s’explique aussi par d’autres facteurs. Dès sa création, il a été réprimé par l’Etat kémaliste, en particulier par l’armée, et M. Gülen a dû s’installer aux Etats-Unis en 1999 pour éviter la prison. Par ailleurs, il est constitué d’un ensemble de réseaux décentralisés et transnationaux, sans structure hiérarchique. C’est la pensée de M. Gülen, exposée dans ses livres et dans ses rares déclarations publiques ou entretiens, qui lie et inspire ses membres. On a souvent comparé les gülénistes aux jésuites, avec lesquels ils entretiennent d’excellentes relations, mais aussi aux missionnaires protestants, à l’Opus Dei, voire aux francs-maçons.
Sont-ils seulement un acteur de la société ? Le mouvement Gülen relève-t-il de la « religion civile » (civil religion), concept utilisé par la sociologie américaine pour désigner des mouvements à base religieuse se consacrant à des activités séculières au sein de la société (2) ? Ou poursuit-il aussi un dessein caché ? Bien qu’il n’ait pas d’activités politiques directes, du fait de sa puissance et de ses moyens financiers, il exerce une influence réelle, essentiellement pour défendre ses intérêts.
Une société plus individualiste
Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont M. Gülen fut l’allié entre 2002 et 2011, s’est servi sans réserve de cette influence : il a utilisé des magistrats et des policiers gülénistes pour mettre fin à la tutelle militaire sur la vie politique — avant d’accuser le mouvement, lorsque la crise a éclaté, fin décembre 2013, de s’être infiltré dans la justice et la police. Face à ces attaques, certains réseaux gülénistes se sont jetés dans la mêlée, au risque de mettre en péril l’image spiritualiste de leur chef. Ces deux épisodes montrent bien le pouvoir de l’organisation. Après avoir efficacement contribué à expulser de la scène son adversaire historique, l’armée, elle a fortement déstabilisé l’homme fort du pays, M. Erdogan : ce sont des magistrats proches d’elle qui ont engagé les poursuites judiciaires sur les cas de corruption au sommet du pouvoir.
Mais le mouvement est aussi intervenu dans le débat sur la démocratie en Turquie, et en particulier sur la nouvelle Constitution. Contrairement à M. Erdogan, qui veut imposer un régime avec une présidence forte dans l’espoir d’être élu à ce poste en juillet 2014, M. Gülen défend le régime parlementaire actuel, mais prône une séparation des pouvoirs plus stricte.
Selon des estimations récentes, le mouvement, qui donne la priorité à l’éducation — « l’école avant la mosquée », aime à répéter M. Gülen —, dispose de deux mille établissements éducatifs, essentiellement des lycées de très bon niveau, dans cent quarante pays. Il organise des plates-formes, comme la « plate-forme de Paris », qui propose des rencontres et des débats consacrés au dialogue entre les religions et les cultures ou à des questions sociales (emploi, discriminations, pauvreté), et développe des activités charitables. Ses ressources sont estimées à 50 milliards de dollars. Une partie importante de ses fonds provient de la « nouvelle bourgeoisie islamique » (3), ces entrepreneurs conservateurs et pieux d’Anatolie (4). Montés en puissance depuis les années 1980, ils apprécient la modernité des idées de M. Gülen, qui propose d’allier l’éthique musulmane et l’économie de marché à un islam ouvert au temps présent et au monde (5). Sa doctrine vise à concilier l’observation stricte de la religion avec une action sociale sécularisée (6), tout en s’opposant à leur fusion, contrairement aux préconisations de l’islam politique.
Que ce soit au sein de la société turque, en Afrique, au Proche-Orient, en Asie centrale ou dans les Balkans, l’influence de cette pensée est considérable au sein des populations musulmanes qui souhaitent un islam réconcilié avec la modernité. Elle se diffuse à travers les médias du mouvement : Zaman (« Le Temps »), premier quotidien turc (un million d’exemplaires) ayant des éditions en anglais (Today’s Zaman) et en français (Zaman France, sur Internet), mais aussi des sites dans de nombreuses langues et des chaînes de télévision, comme Samanyolu (« La voie lactée »). Les réseaux gülénistes transnationaux représentent d’ailleurs un atout pour la diplomatie et les exportations turques.
Conformément à sa pensée, qui exclut le mélange du religieux et du politique, M. Gülen n’a jamais varié dans sa défense de la démocratie, ni dans son opposition déterminée à l’islam politique turc et à son idéologie de la « vision nationale » (millî görüs) : une synthèse d’un islam ritualiste, proche de l’Etat et du nationalisme turc, dont le fondateur fut Necmettin Erbakan, premier ministre en 1996-1997. La pensée gülénienne n’est toutefois pas dépourvue d’un certain « turquisme », probablement lié au fait que son message s’inscrit dans le soufisme turc. Ainsi, bien qu’il s’affirme favorable à la paix, le mouvement s’est montré réticent à l’annonce des négociations entamées par M. Erdogan avec le chef historique des Kurdes de Turquie, M. Abdullah Öcalan (7).
Entre 2002 et 2011, M. Gülen a soutenu le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) parce que ses dirigeants, bien qu’issus de l’islam politique, se présentaient comme « conservateurs-démocrates » : une définition conforme à sa vision. De plus, les statuts de l’AKP ne comportent aucune référence à l’islam. La coopération entre ces deux puissants acteurs, l’un politique, l’autre social, a joué un rôle important dans la transformation du pays et dans sa montée en puissance économique et diplomatique. Ensemble, ils ont réussi à évincer l’armée. Mais, à partir de 2010, M. Gülen a commencé à critiquer publiquement les choix de M. Erdogan, tant sur le plan intérieur que diplomatique — il a notamment contesté son discours de plus en plus virulent contre Israël. Il a pris encore davantage de distance après le tournant autoritaire et islamisant du premier ministre, en 2011. Les relations se sont ainsi tendues jusqu’à la rupture, fin 2013.
Un mouvement religieux peut-il être un acteur de la modernité ? Aux yeux des Turcs qui se font de cette dernière une conception républicaine et laïque à la française, cette simple hypothèse pouvait paraître inepte. Et pourtant c’est ce à quoi l’on assiste, car la société turque s’est transformée en profondeur. Les classes moyennes sont devenues majoritaires et, surtout, l’Anatolie, tout en restant conservatrice, a entamé sa mutation. La société devient plus individualiste — y compris dans le rapport à l’islam — et se sécularise, comme l’a montré le « Mai 68 turc », ainsi qu’on a appelé les manifestations de mai-juin 2013 à Istanbul et dans d’autres grandes villes. La modernité kémaliste autoritaire avait échoué à intégrer les populations anatoliennes, conservatrices et pieuses ; on assiste donc cette fois à l’émergence d’une modernité « par le bas » qui inclut des couches de la société longtemps méprisées.
Spiritualité humaniste
Entreprises dans les années 1980 sous la houlette de Turgut Özal, l’homme d’Etat le plus important depuis Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la république, les réformes économiques et sociales ont dynamisé l’ensemble du pays. Désormais, cependant, le conservatisme et le rapport à l’islam des classes moyennes et des entrepreneurs anatoliens se modifient sous l’effet de la rationalité instrumentale du capitalisme. On peut penser que l’impact de cette rationalité économique et sociale fera progressivement reculer le conservatisme individuel et collectif. Et le mouvement Gülen est partie prenante de ces transformations.
Cette modernisation et les changements intervenus dans le rapport à l’islam peuvent s’appréhender à la lumière de la sociologie des religions de Max Weber (8). En effet, les travaux du sociologue allemand ont montré que ce sont les processus sociaux qui déterminent en dernière instance les directions prises par les institutions, dogmes et symboles religieux ; ce que confirment les évolutions de la société turque.
Aux plans spirituel et intellectuel, M. Gülen apparaît comme un héritier de Saïd Nursi (1876-1960), à l’origine de la confrérie soufie Nurcu. Il a interprété et réactualisé l’enseignement de Nursi sur l’importance des rapports entre l’islam et la modernité — c’est-à-dire la raison et la science. Il y a intégré la dimension démocratique, ainsi qu’une intervention plus affirmée au sein de la société, notamment en matière d’éducation (9). Dans un ouvrage précurseur (10), le sociologue Serif Mardin a analysé la profondeur et l’originalité de la pensée de Nursi, alors que ce mystique restait encore largement incompris et considéré comme un fanatique, un dangereux réactionnaire, par l’Etat et par les élites urbaines. Mardin a montré que sa pensée comportait une dimension relevant de ce qu’il a appelé le « personnalisme », encourageant l’individualisme chez les croyants. Il a souligné la différence entre deux conceptions de l’islam : d’un côté, le « peuple des hadiths (11) », dogmatique et légaliste ; de l’autre, les soufis mystiques, comme Nursi et M. Gülen, qui privilégient la spiritualité et incarnent le versant humaniste de la religion.
Le mouvement Gülen est-il un danger ou un atout pour la démocratie et la société turques ? Aussi longtemps que se maintiendra l’ascendant de la pensée et de la personnalité de M. Gülen, on penchera pour la seconde hypothèse. En revanche, la disparition de ce septuagénaire à la santé fragile pourrait changer la donne. Au sein de la société, il n’existe pas actuellement de mouvement social de gauche assez fort pour faire contrepoids aux gülénistes, ni d’ailleurs de parti de gauche capable de s’opposer à l’hégémonie de l’AKP ou à celle qu’un mouvement post-Gülen pourrait éventuellement tenter d’imposer dans le domaine politique.
Ali Kazancigil
Politologue, codirecteur de la revue de géopolitique Anatoli, CNRS Editions, Paris.
(1) Helen Rose Ebaugh, The Gülen Movement : A Sociological Analysis of a Civic Movement Rooted in Moderate Islam, Springer, Dordrecht, 2010.
(2) Robert N. Bellah, « La religion civile aux Etats-Unis », Le Débat, no 30, Paris, 1984.
(8) Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 2006.
(9) Erkan Toguslu (sous la dir. de), Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, L’Harmattan, Paris, 2012.
(10) Serif Mardin, Religion and Social Change in Modern Turkey : The Case of Bediüzzaman Said Nursi, State University of New York Press, coll. « Suny Series in Near Eastern Studies », Albany, 1989.
(11) Les hadiths sont les paroles rapportées du prophète Mohamed et de ses proches compagnons.