Retour sur les promesses de l’Alena. Mirages du libre-échange

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La résistance contre la déferlante du commerce sans limites commence à trouver un écho chez les parlementaires américains, qui ont rechigné devant la ratification accélérée du traité de partenariat transpacifique voulue par le président Barack Obama. Après deux décennies, le bilan accablant de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena) ne devrait guère les inciter à persévérer dans cette voie.

Conclu entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada, l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) est entré en vigueur, le 1er janvier 1994, au milieu d’un flot de promesses. Ses promoteurs l’avaient répété : il allait permettre de développer les échanges commerciaux, doper la croissance, créer des emplois, réduire l’immigration clandestine. Tandis que le Washington Post s’émerveillait devant la « liste des nouvelles chances et des avantages » qu’il offrait (14 septembre 1993), le Wall Street Journal se réjouissait à l’idée que les consommateurs puissent bientôt bénéficier « de prix plus bas sur une vaste gamme de produits » (7 août 1992). Quant au Los Angeles Times, il assurait : « L’Alena générera beaucoup plus d’emplois qu’il n’en détruira » (29 mai 1993).

Ces commentaires lénifiants concernaient un accord commercial d’un genre nouveau. L’Alena ne se contentait pas, comme ses prédécesseurs, de réduire les droits de douane et de relever les quotas d’importation ; il impliquait également un nivellement des normes et prévoyait des mesures très protectrices pour les investisseurs étrangers. Il allait en outre autoriser les entreprises à contester directement des politiques nationales en assignant les Etats devant des tribunaux — des dispositions que l’on retrouve aujourd’hui dans le projet de grand marché transatlantique (GMT) (1). Examiner son bilan avec vingt ans de recul permet de mesurer le fossé séparant les annonces de la réalité. Et incite à se défier des évangélistes du libre-échange.

qi55En 1993, les économistes Gary C. Hufbauer et Jeffrey J. Schott, du Peterson Institute for International Economics, expliquaient que l’Alena allait entraîner un accroissement des échanges commerciaux avec le Mexique et le Canada, suscitant la création de cent soixante-dix mille emplois avant la fin de l’année 1995 (2). Moins de deux ans après ces déclarations fracassantes, Hufbauer reconnaissait lui-même que l’effet sur l’emploi était « proche de zéro ». Il ajoutait : « La leçon pour moi, c’est que je dois me garder de faire des prévisions. » (3) Cet aveu n’empêche pas le Peterson Institute de multiplier désormais les prédictions optimistes au sujet du GMT…

Un déficit commercial abyssal

Loin d’avoir offert de nouveaux débouchés aux entreprises américaines et de les avoir poussées à embaucher, l’Alena a favorisé les délocalisations industrielles et l’ouverture de succursales à l’étranger, en particulier au Mexique, où la main-d’œuvre est bon marché. Dans le secteur agricole, une multitude d’entreprises américaines spécialisées dans la transformation de produits alimentaires se sont également installées au Sud. L’affaiblissement des normes sanitaires et environnementales engendré par l’accord leur a permis de profiter des bas salaires mexicains. En effet, avant 1994, de nombreuses denrées alimentaires transformées au Mexique étaient interdites à l’importation aux Etats-Unis, car jugées dangereuses. Une seule usine mexicaine transformant du bœuf était alors autorisée à exporter ses produits au Nord. Vingt ans plus tard, les importations de bœuf mexicain et canadien ont augmenté de 133 %, poussant à la faillite des milliers d’agriculteurs (4).

Le déficit commercial des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada n’a cessé de se creuser : alors qu’il atteignait tout juste 27 milliards de dollars en 1993, il dépassait les 177 milliards en 2013 (5). D’après les calculs de l’Economic Policy Institute, le déficit commercial avec le Mexique a abouti à une perte nette de 700000 emplois aux Etats-Unis entre 1994 et 2010 (6). En 2013, 845 000 Américains avaient d’ailleurs bénéficié du programme d’« aide à l’ajustement commercial » (trade adjustment assistance), destiné aux travailleurs qui ont perdu leur emploi à cause des délocalisations au Canada et au Mexique ou de l’augmentation des importations en provenance de ces pays (7).

Non seulement l’Alena a diminué le nombre des emplois aux Etats-Unis, mais il a aussi affecté leur qualité. Les salariés de l’industrie licenciés se sont tournés vers le secteur déjà saturé des services (hôtellerie, entretien, restauration, etc.), où la paie est moins élevée et les conditions plus précaires. Cet afflux de nouveaux travailleurs a exercé une pression à la baisse sur les salaires. Selon le Bureau of Labor Statistics, les deux tiers des ouvriers licenciés pour raisons économiques ayant retrouvé un travail en 2012 ont dû accepter un emploi moins bien rémunéré. La baisse dépassait même 20 % pour la moitié d’entre eux. Sachant que, cette année-là, un ouvrier américain gagnait en moyenne 47 000 dollars par an, cela équivaut à une perte de revenu d’environ 10 000 dollars. Cela explique en partie pourquoi le salaire médian stagne aux Etats-Unis depuis vingt ans, alors que la productivité des travailleurs augmente.

Certains promoteurs de l’Alena avaient prévu, dès 1993, ce phénomène de destruction d’emplois et de tassement des salaires. Mais, assuraient-ils alors, l’opération devait demeurer profitable pour les travailleurs américains, qui pourraient acheter des produits importés moins cher et bénéficier ainsi d’une hausse de leur pouvoir d’achat. Sauf que l’augmentation des importations n’entraîne pas nécessairement une baisse des prix. Par exemple, dans l’alimentaire, malgré un triplement des importations en provenance du Mexique et du Canada, le prix nominal des denrées aux Etats-Unis a bondi de 67 % entre 1994 et 2014 (8). La baisse du prix de quelques rares produits n’a pas suffi à compenser les pertes subies par les millions de travailleurs non diplômés, qui ont vu leur salaire réel baisser de 12,2 % (9).

Mais les travailleurs américains n’ont pas été les seuls à pâtir de l’Alena. L’accord a également eu des effets désastreux au Mexique. Autorisés à exporter sans entraves, les Etats-Unis ont inondé ce pays de leur maïs subventionné et issu de l’agriculture intensive, engendrant une baisse des prix qui a déstabilisé l’économie rurale. Des millions de campesinos (paysans) expulsés des campagnes ont migré pour se faire embaucher dans des maquiladoras (10), où ils ont pesé à la baisse sur les salaires, ou ont tenté de passer la frontière et de s’installer aux Etats-Unis. L’exode rural a également exacerbé les problèmes sociaux dans les villes mexicaines, conduisant à une montée en intensité de la guerre de la drogue.

Selon M. Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique au moment de l’entrée en vigueur de l’accord, l’Alena devait permettre de réduire le flux des migrants essayant de passer au Nord. « Le Mexique préfère exporter ses produits que ses citoyens », lançait-il en 1993, assurant que son voisin avait le choix entre « accueillir les tomates mexicaines ou accueillir les migrants mexicains, qui cultiveront ces tomates aux Etats-Unis ». En 1993, 370 000 Mexicains avaient rejoint les Etats-Unis ; ils étaient 770 000 en 2000 ; 4,8 millions d’entre eux y vivaient clandestinement en 1993 ; 11,7 millions en 2012…

Ces départs massifs s’expliquent notamment par l’explosion du prix des produits de première nécessité. L’usage croissant du maïs américain pour produire de l’éthanol a fini par engendrer, au milieu des années 2000, une augmentation des prix, lourde de conséquences pour le Mexique, devenu dépendant des importations agricoles américaines.

Le prix des tortillas — l’aliment de base dans ce pays — a bondi de 279 % entre 1994 et 2004 (11). En vingt ans, le prix des produits de première nécessité a été multiplié par sept ; le salaire minimum, seulement par quatre. Alors que l’Alena devait leur apporter la prospérité, plus de 50 % des Mexicains vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Entre 1994 et 2014, le produit intérieur brut (PIB) par habitant du Mexique n’a augmenté que de 24 %. Entre 1960 et 1980, il avait bondi de 102 % (soit 3,6 % par an). Si le Mexique avait continué de croître à ce rythme, son niveau de vie serait aujourd’hui proche de celui des pays européens…

Les belles promesses se sont envolées, et il serait utile de dresser le bilan de cet échec afin de bâtir un modèle d’intégration économique plus juste. M. Barack Obama a reconnu lui-même les défauts multiples de l’Alena, assurant qu’il en tiendrait compte pour « résoudre certains problèmes » lors des futurs traités de libre-échange. Or, loin de tirer les leçons de ces erreurs, les négociateurs actuels du GMT semblent s’employer à les reproduire.

Lori M. Wallach

Directrice de Public Citizen’s Global Trade Watch, Washington, DC.
Source Le Monde Diplomatique Mai 2015

Mexique : la vie des journaliers agricoles, quand le rêve devient un cauchemard

Champ de radis

En Basse Californie, au Mexique, voici le quotidien de ces milliers de travailleurs agricoles, qui, pour quelques pesos de l’heure, ramassent les fruits et légumes « made in mexique ».

Comme s’il s’agissait d’une course contre la montre, une trentaine de journaliers agricoles cueillent aussi vite qu’ils le peuvent des tomates dans une serre étouffante de San Quintin, au nord-ouest du Mexique.

On se baisse, on cueille plusieurs pièces à la fois dans un nuage de poussière, puis on charge sur ses épaules des seaux de 20 kg.

« 10 ! », « 24 ! », « 5 ! » crient chaque fois qu’ils vident leurs charges ces hommes et ces femmes, entre 16 et 60 ans, qui s’identifient ainsi par leur numéro dans ce ranch de Basse-Californie.

Quelque 30.000 paysans se sont révoltés en mars dans cette vallée semi-désertique pour dénoncer leurs conditions d’exploitation, similaires à celles de près de deux millions d’ouvriers agricoles du Mexique.

Mais l’extrême précarité de leurs conditions de vie les empêche de prolonger leur grève, pendant que patrons et Etat négocient.

Le travail commence à 06h00 du matin et dure au moins neuf heures mais parfois jusqu’à 14, sous un soleil de plomb.

Il faut récolter au moins 700 kg de tomates pour un salaire quotidien de 120 pesos (7 euros), mais pour que le lever à l’aube et la sueur en vaillent la peine, certains parviennent à plus que doubler leur journée en allant jusqu’à trois tonnes quotidiennes, vendues dans les 2.000 pesos (120 euros) à un grossiste aux Etats-Unis.

« On est comme des animaux »

Ces 15 euros seront une petite fortune, comparés à ce que gagne un journalier cueillant les fraises qui, les mauvais jours, rentre chez lui avec l’équivalent de deux euros en poche.

« Ainsi va notre vie. On doit travailler pour manger, on ne peut pas rester sans rien, mais on est déjà habitué à cela depuis qu’on a 14 ou 15 ans« , raconte à l’AFP Paulino José, un homme de 72 ans à qui on a confié des taches moins rudes. Il ne voit pas comment il va pouvoir prendre sa retraite.

Il fait partie des nombreux paysans venus dans les années 80 des régions pauvres du sud et à majorité indigènes d’Oaxaca ou du Guerrero.

Ils ont été attirés par la « terre promise » de San Quintin, une zone où travaillent actuellement quelque 80.000 journaliers et qui exporte la quasi-totalité de sa production de fraises, de fruits rouges, de tomates et de concombres vers les Etats-Unis voisins.

« Où donc irais-je travailler ? C’est à peine si je sais comment je m’appelle. Si on me dit d’écrire mon nom, je ne sais pas le faire. Vous imaginez ? Ici on est comme des animaux, on ne sait rien« , se lamente Maria, une journalière élevée dans les champs.

C’est là qu’elle a connu son mari dont elle a eu ses trois enfants âgés de deux, quatre et huit ans, souvent livrés à eux-mêmes.

Ce sont des esclaves modernes

Payés au jour le jour, souvent contraints de migrer selon les saisons, sans contrat ni sécurité sociale, avec des conditions d’existence et sanitaires précaires, les journaliers travaillent sous la pression constante des producteurs.

La dureté du travail n’est pas exclusive de la région de San Quintin, mais elle a été tenue sous silence jusqu’à ce que les ouvriers haussent le ton contre l’exploitation.

Les paysans de Basse-Californie ont obtenu une augmentation de leur salaire de 15%, mais les producteurs de la zone ne semblent pas près à lâcher plus.

« Il faut analyser les choses. Peut-être que ce n’est pas aussi juste qu’il le faudrait, mais on ne va pas dire au travailleur : ‘D’accord je te paie 300 pesos’. A quoi ça sert si le lendemain je dois venir lui dire de s’en aller, avec toute sa famille ?« , argumente Luis Rodriguez, un des responsables du ranch Los Pinos, le plus important de San Quintin.

Dans cette exploitation où se cultivent la tomate et le concombre, vivent un millier de familles dans un campement gratuit, avec salles de bains, cuisines communes, et des dortoirs privés de moins de 10 mètres carrés pouvant accueillir des groupes allant jusqu’à deux adultes et cinq enfants.

« C’est un esclavage moderne : ils sont pris au piège« , estime Antonieta Barron, de l’Université nationale autonome du Mexique (Unam).

« Ils peuvent partir, s’échapper et on ne les poursuivra pas, mais le patron dispose comme il veut de cette force de travail« , dit-elle.

Source AFP 30/04/2015

Comment la cocaïne nous a sauvés de la crise financière

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Condamné à mort par la Camorra napolitaine, il vit depuis neuf ans en citoyen clandestin. Victime et prisonnier de son succès médiatique, paria dans sa propre société, l’auteur de «Gomorra» est protégé jour et nuit par un groupe de carabiniers, d’autant plus sur le qui vive qu’il témoignera le 10 novembre à Naples lors du procès des deux parrains qui ont lancé le contrat sur sa tête.

Pour Roberto Saviano, écrire, c’est résister. Avec son nouveau livre, «Extra pure», il nous plonge dans l’économie de la cocaïne et au coeur de ses réseaux criminels. Un voyage stupéfiant sur tous les continents  du Mexique à la Russie, de la Colombie au Nigeria en passant par les Etats-Unis, l’Italie, l’Espagne et la France. Une enquête tout-terrain pour laquelle, paradoxalement, les liens privilégiés de Saviano avec la police et la justice lui ont permis d’accéder à des sources et des témoignages rares.

Le narcotrafic représente aujourd’hui la première industrie au monde. La carte de la planète est dessinée par le pétrole, mais aussi par le «pétrole blanc», comme l’appellent les parrains nigérians. Or noir, or blanc. A double titre: blancheur de la poudre et blanchiment de l’argent.

Car les liquidités colossales de la drogue sont recyclées par les banques américaines et européennes, là même où se trouvent les plus gros marchés de consommateurs. «Nul marché et nul investissement ne rapportent autant que la coke», va jusqu’à écrire l’auteur. Ce sont les centaines de milliards de dollars du narcotrafic qui ont, selon lui, sauvé en partie les banques lors de la crise des subprimes de 2008.

Pour Roberto Saviano, la coke est à la fois miroir et révélateur du capitalisme mondialisé. Le journaliste et écrivain démonte les rouages de cette économie parallèle où les distributeurs ont pris l’ascendant sur les producteurs, où les cartels mexicains, en privatisant le marché de la drogue et en l’ouvrant à une concurrence féroce, ont dépassé de loin les horreurs des producteurs colombiens. Et où l’Afrique est devenue une nouvelle plaque tournante à destination d’une Europe toujours plus en manque. Car, depuis que la crise fait rage, la consommation de coke, «drogue de la performance», s’est littéralement envolée. Rencontre avec un auteur sous haute surveillance.

Roberto Saviano 'ZeroZeroZero' book presentation, Naples, Italy - 15 Apr 2013

©AGF s.r.l. / Rex Featur/REX/SIPA

Le Nouvel Observateur Vous écrivez que la carte du monde est aujourd’hui dessinée par le pétrole et la cocaïne, le carburant des moteurs et celui des corps. Quelle est l’importance du trafic de la cocaïne dans le monde?

Roberto Saviano La demande de pétrole est toujours forte, et celle de la coke explose. Mais la cocaïne reste le marché le plus profitable du monde. On estime sa production entre 788 tonnes et 1060 tonnes par an et le marché à 352 milliards de dollars. Vous pouvez rencontrer de grosses difficultés pour vendre des diamants de contrebande, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui n’arrive pas à vendre de la coke. Si je veux faire un investissement, disons de 1000 euros, dans une action d’Apple, au bout d’un an je gagnerai 1300 ou 1400 euros. Si je fais le même investissement en cocaïne, au bout d’un an, je gagnerai 180.000 ou 200.000 euros. Il n’y a rien qui va vous faire gagner autant. Et la violence du business est à la mesure de ce chiffre d’affaires.

La cocaïne a-t-elle supplanté l’héroïne ?

Le marché de l’héroïne est inférieur même s’il faut bien dire qu’on a très peu de données sur deux très grands marchés, ceux de la Chine et de l’Iran. L’héroïne a toujours été importante dans les pays d’Europe de l’Est, car elle ne coûte rien. En Russie, avec 3 euros, tu peux te faire un shoot. Mais en Italie ou en France, même aux Etats-Unis, elle connaît une phase de crise. L’héro a une mauvaise image. L’aiguille fait encore plus peur depuis les années sida. Personne ne veut se sentir un zombie toxicomane.

Personnellement, je n’ai jamais essayé ni héroïne ni cocaïne, pour une question morale, et aussi parce que j’ai grandi dans une région où il était très difficile de se droguer: la Camorra ne vendait pas de drogue sur son propre territoire. Sur la base des témoignages que j’ai entendus, l’héroïne est la reine des drogues pour procurer la même sensation qu’un orgasme pendant quinze minutes.

Avec la cocaïne, c’est exactement le contraire : ce n’est pas une phase de quelques minutes, c’est un état beaucoup plus long pendant lequel il y a une hyperperception des choses. Si je suis sous l’effet de la cocaïne, je n’ai pas une déformation de la réalité, mais j’en éprouve mille fois plus la sensation. Ça épouse pleinement notre temps, où tout est communication. Plus le monde accélère, plus il y a de coke; moins on a de temps pour des relations stables et des échanges réels, plus il y a de coke.

Quelle est la nouvelle carte du monde de la cocaïne aujourd’hui?

Le centre du monde, pour ce qui concerne le narcotrafic en tant que pouvoir criminel, c’est le Mexique, frontalier des Etats-Unis. Pour arriver en Europe – le marché européen de la coke a presque rejoint celui de l’Amérique -, la cocaïne passe à travers l’Afrique (francophone, notamment) équatoriale. Et puis elle arrive en Europe à travers l’Espagne ou les pays d’Europe de l’Est. Le premier pays producteur au cours de ces derniers mois, c’est le Pérou, ce n’est plus la Colombie qui est devenue le deuxième. Et la cocaïne de meilleure qualité, c’est la cocaïne bolivienne.

C’est au Mexique qu’a eu lieu la première révolution dans le trafic de la cocaïne.

Le grand tournant a eu lieu dans les années 1980 quand les Mexicains se positionnèrent en véritables distributeurs, et non plus en simples transporteurs. Cela se passe comme dans la grande distribution : le distributeur devient souvent le principal concurrent du producteur et bientôt le dépasse en profits.

Le mot «cartel» fait partie du vocabulaire économique et désigne les producteurs qui fixent d’un commun accord les prix et les quantités, qui décident comment, où et quand commercialiser un bien. Ce qui est valable pour l’économie légale l’est pour l’économie illégale.

La révolution s’est produite quand Pablo Escobar dit «El Magico», le parrain colombien de Medellín, passa un accord avec Félix Gallardo surnommé « El Padrino», ancien de la police judiciaire fédérale du Mexique. C’est Félix Gallardo qui créa les cartels mexicains en structurant le territoire en zones et en établissant un modèle de cohabitation entre cartels.

Depuis, les règles du jeu ont changé. On a assisté à une escalade dans l’horreur. Au Mexique, la guerre de la coke a fait des dizaines de milliers de morts (plus de 50.000 morts entre 2006 et 2012). C’est l’emballement des nouveaux cartels: des structures plus flexibles, une grande familiarité avec la technologie, des massacres spectaculaires, d’obscures philosophies pseudo-religieuses liées à une fascination pour les films violents et les émissions de télé-réalité. Et une furie meurtrière à faire pâlir tous ceux qui les ont précédés. Les acteurs se multiplient. Les Zetas et la Familia, assassins sanguinaires, ont pris le pire des corps paramilitaires, le pire de la Mafia et le pire des narcotrafiquants.

Et en Colombie ?

La guerre contre les cartels a été en partie gagnée. Et pourtant, après des décennies d’effort pour éliminer les narcos colombiens et la fin du Cartel de Cali, la part de marché que le pays a perdue est bien inférieure à ce qu’on pourrait imaginer. Les hommes passent, les armées se démobilisent, mais la coca reste.

Après des années de politique de terre brûlée, au sens littéral, la cocaïne colombienne représente encore presque la moitié de toute celle consommée dans le monde. L’histoire du trafic de drogue en Colombie est une histoire de vides, et de transformations. Une histoire capitaliste. Si la Colombie n’est plus un narco-Etat, ce vide s’est rempli de micro-trafiquants par centaines.

Comment l’Afrique est-elle devenue une plaque tournante?

Comme une épidémie, la cocaïne s’est répandue sur le continent africain à une vitesse effrayante. Le Sénégal, le Liberia, les îles du Cap-Vert, le Mali, la Guinée-Conakry, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud, la Mauritanie, l’Angola sont touchés. L’Afrique est vulnérable car la vacance ou la faiblesse du pouvoir, la corruption d’un Etat qui a en face de lui une organisation proposant et incarnant l’ordre, favorisent le développement des mafias.

Au cours des années 2000, les narcotrafiquants américains, italiens, corses et des pays d’Europe de l’Est se sont rendu compte que l’Afrique pourrait être un immense dépôt de drogue. On a vu se développer des alliances entre Mexicains, Calabrais, et Corses qui ont des relations avec des politiques locaux et des militaires.

La seule mafia africaine, c’est la mafia nigériane. A part au Sénégal, au Burkina-Faso et au Ghana, où il y a bien évidemment de la corruption, mais où le narcotrafic n’a pas de grands alliés, je vois avec beaucoup de désespoir et sans illusion l’avenir des autres Etats, en particulier le Liberia ou la Guinée-Bissau. Ce ne sont que des narco-Etats où il est très facile de faire arriver la cocaïne, et très facile de la cacher aussi. Et ces pays sont en contact avec les pays du Maghreb, le Maroc par exemple.

La coke transite par le Maroc et passe du Maroc à l’Espagne…

Ou bien par les pays du Maghreb vers Gioia Tauro et Livourne en Italie, ou Rotterdam. Marseille, c’est l’affaire des Corses ou des organisations du Maghreb français qui sont devenues très puissantes en ce qui concerne la distribution. Au Maroc, les vieux narcotrafiquants marocains ne veulent absolument pas de la cocaïne mais du haschisch. Car ils savent que le trafic de haschisch est toléré d’une façon ou d’une autre. Mais les plus jeunes veulent justement développer un nouveau marché.

Au Maroc, Ceuta est une plaque tournante fondamentale, mais la Tunisie, aujourd’hui, qui est actuellement déstabilisée, prend de nouveaux relais. La chose intéressante, c’est que le terrorisme islamiste est en cheville avec les organisations criminelles mafieuses sur ces territoires. Les islamistes dénoncent l’usage de la drogue, tout en prenant une part active dans le trafic. La cocaïne est en train de changer la géographie et la géopolitique de l’Afrique.

Quel est le rôle de la mafia corse ?

J’ai trouvé beaucoup de difficultés, au cours des dernières années, à m’occuper véritablement des organisations criminelles françaises. Car en France, il n’y a aucune culture antimafia. Les gens pensent toujours que ce ne sont que des criminels, à traiter comme des criminels. Or ce sont des entrepreneurs en mesure d’influencer la politique française.

Les Corses ont beaucoup changé au fil des dernières années. Le FLNC a des contacts étroits avec la mafia corse dont la force a été de gérer le narcotrafic en Afrique. Quand Marseille a vu chuter la contrebande des cigarettes et le trafic d’héroïne, les Corses ont commencé à développer le narcotrafic de cocaïne. Et les Corses sont devenus les véritables gérants d’un joint-venture avec l’Afrique.

Selon votre enquête, l’immense majorité de l’argent de la drogue est recyclée par les banques américaines et européennes. Pis, vous écrivez que, lors de la crise des «subprimes», les milliards de dollars du narcotrafic ont sauvé les banques.

Avec l’argent de la coke, on achète d’abord les politiciens et les fonctionnaires, et ensuite un abri dans les banques. Blanchir est une opération gagnante. Il n’y a aucun employé ou dirigeant de banque qui ait dû voir l’intérieur d’une prison à cause de ça. Dans la seconde moitié de 2008, les liquidités sont devenues le principal problème des banques.

Comme l’a souligné Antonio Maria Costa, qui dirigeait le bureau drogue et crime à l’ONU, les organisations criminelles disposaient d’énormes quantités d’argent liquide à investir et à blanchir. Les gains du narcotrafic représentent plus d’un tiers de ce qu’a perdu le système bancaire en 2009, comme l’a dénoncé le FMI, et les liquidités des mafias ont permis au système financier de rester debout.

La majeure partie des 352 milliards de narcodollars estimés a été absorbée par l’économie légale. Quelques affaires en ont révélé l’ampleur. Plusieurs milliards de dollars ont transité par les caisses du Cartel de Sinaloa vers des comptes de la Wachovia Bank, qui fait partie du groupe financier Wells Fargo. Elle l’a reconnu et a versé en 2010 une amende de 110 millions à l’Etat fédéral, une somme ridicule comparée à ses gains de l’année précédente de plus de 12 milliards de dollars.

D’après le FBI, la Bank of America aurait permis aux Zetas de recycler leurs narcodollars. HSBC et sa filiale américaine, HBUS, a payé un milliard de dollars d’amende au gouvernement américain pour avoir blanchi de l’argent du narcotrafic. Aux Etats-Unis, à cause du Patriot Act, les autorités se sont intéressées aux liens entre le financement du terrorisme et l’argent de la drogue. Le Sénat a créé une commission d’enquête sur ce sujet et le sénateur Carl Levin travaille sur le blanchiment du Crédit suisse.

Si les banques qui ont leur siège à Wall Street et dans la City ne sont pas les seules à entretenir des liens privilégiés avec les barons de la drogue et si elles sont installées un peu partout dans le monde comme la Lebanese Canadian Bank de Beyrouth, il y a un manque criant d’investigation en Europe. L’ONU, à partir de 2006, a dénoncé le fait qu’il y ait de l’argent provenant du narcotrafic dans les banques européennes.

Lichtenstein, Luxembourg, Andorre, la République de Saint-Marin, Monaco, personne ne sait vraiment ce qui se passe en termes de flux d’argent. Dans quelles banques françaises se trouve l’argent du narcotrafic? Mystère. Les banques françaises n’ont rien à dire à ce propos, pas plus que les italiennes ou les allemandes. Il n’y a eu aucune prise de position réelle à ce sujet. Or on blanchit beaucoup plus d’argent aujourd’hui à Londres qu’à La Barbade.

A Londres et à New York ?

New York et Londres sont aujourd’hui les deux plus grandes blanchisseries d’argent sale au monde. Londres est complètement opaque en ce qui concerne le narcotrafic. Paradoxalement, à Wall Street, l’argent a déjà été transformé. A Londres, on va le transformer.

Pour vous, aucun investissement ne rapporte autant que la coke, une valeur refuge. Votre enquête est-elle aussi une critique du capitalisme?

Le capitalisme criminel, c’est le capitalisme qui est géré par des organisations criminelles sur la base de leurs propres règles. J’ai voulu commencer mon livre avec l’histoire d’un boss qui raconte comment il voit la vie.

Il dit que les lois de l’Etat sont les règles d’un camp qui veut baiser l’autre. Et que lui, que nous, les «hommes d’honneur», personne ne nous baise. Que les lois sont pour les lâches et les règles d’honneur sont pour les hommes. On pourrait dire que ses règles sont celles de n’importe quel PDG : l’absence de sentiments pour les concurrents, l’hypocrisie, l’idée de la compagnie comme une famille à laquelle on doit tout.

Pour comprendre les stratégies mafieuses, il y a trois textes de références: Sun Tzu, Machiavel et Von Clausewitz. Une organisation criminelle, sans règles, ce n’est pas une mafia. Aujourd’hui, en Italie, il n’y a pas une classe dirigeante qui puisse être comparée, en matière de faculté à tout supporter, aux organisations mafieuses.

Je cite un exemple. Est-ce que vous réussiriez à vivre dans une pièce de 10 ou 15 mètres carrés pendant dix ans, sans jamais téléphoner à personne, sans que personne ne vous téléphone, en ne parlant qu’à deux personnes seulement parce que vous n’avez confiance qu’en deux personnes, sans jamais voir vos enfants, et en sachant que votre propre destin est soit de mourir, soit d’être emprisonné?

J’ai très bien vu la façon dont on vit quand on est en prison avec un régime d’incarcération dur. Je vis sous protection depuis dix ans environ. Disons que je suis un peu préparé. Mais jamais je n’arriverais à vivre comme ça. Je serais complètement déprimé, je ne ferais que pleurer tout le temps.

Eux, quand ils sont emprisonnés avec un régime d’incarcération dur, ils pensent en termes d’ère historique. Seuls mon silence, la prison ou ma mort permettra à mon neveu de garder le pouvoir, d’être un parrain et de commander les hommes fidèles de ma famille. En politique ou dans la finance, il n’y a rien de pareil, il n’y a aucun raisonnement aussi radical.

Pensez-vous qu’il faille légaliser la drogue ?

Ce que la crise ne détruit pas, ce qu’elle renforce au contraire, ce sont les économies criminelles. Depuis que la crise a éclaté, la consommation de coke s’est envolée. Pour les mafias, la drogue, c’est toujours comme un distributeur automatique d’argent. Malgré la police et les saisies, la demande de coke sera toujours plus énorme.

La coke est un carburant. Une énergie dévastatrice, terrible, mortelle. Mais aussi terrible que cela puisse paraître, la légalisation des drogues pourrait être la seule solution. Car elle frappe là où la cocaïne trouve un terreau fertile, dans la loi de l’offre et de la demande.

Propos recueillis par François Armanet

Source :  Le Nouvel Obs 18/10/2014

Livre Extra pure édition Gallimard

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Finance, rubrique Société, Consommation, rubrique Politique, Affaires,

Géopolitique des frontières, la privatisation

frontiereMexique

Par Fanny MIALLET, Léo PHILIPPE,

L’opération russe en Crimée aux dépens de l’Ukraine ramène sur le devant de l’actualité la question des frontières. Si nous élargissons la réflexion à l’échelle de la planète, nous observons un processus de privatisation des frontières. Quels en sont les signes et les effets géopolitiques ?

Cette question sera traitée en deux temps : il faudra voir comment le discours officiel qui met en avant l’atout économique de cette privatisation peut être nuancé et quels autres intérêts se cachent derrière ce processus ; avant d’expliquer comment la collaboration public-privé concernant le contrôle des frontières conduit à un transfert de compétences problématique et à une dilution des responsabilités qui participe d’un brouillage du contrôle des frontières.

Ce texte est né d’un exposé réalisé dans le cours de géographie politique de Pierre Verluise dans le cadre du MRIAE de l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris-I). Un sujet qui témoigne d’un certain flair puisque le 7e Festival de géopolitique – en mars 2015 – aura pour thème « Les frontières ». Les appels à contribution seront lancés en mai 2014.

FACE à la détérioration de la situation sécuritaire au Mali en avril 2012, l’Algérie décide de faire appel à une société spécialisée dans les prestations de sécurité aéroportuaire appelée Sécuricom. Celle-ci est chargée, entre autres, du contrôle des documents des voyageurs, de la surveillance de la zone d’entrée et de sortie des passagers et de la fouille du personnel intervenant dans la préparation de l’avion. Elle se voit donc investie d’une responsabilité concernant le contrôle des frontières algériennes (ici, une frontière réticulaire).

Cet exemple n’est pas un cas isolé : en effet, surtout depuis la fin de la Guerre froide et la baisse consécutive du budget consacré à la Défense dans beaucoup d’États, s’est mis en place un processus de privatisation, c’est-à-dire de transfert des compétences du public au privé concernant des tâches pour lesquelles l’État semblait pourtant avoir intérêt à garder un contrôle fort, comme par exemple la gestion de ses frontières. Ainsi, de grandes entreprises comme Boeing, G4S, EADS ou même Siemens sont en charge d’imaginer des systèmes de sécurité pour les frontières, de les construire, voire d’en assurer le contrôle.

Ce partenariat a pour but premier d’effectuer des économies dans le domaine sécuritaire, mais nous pouvons nous questionner sur l’existence d’autres motivations. Nous pouvons donc nous demander quels sont les enjeux qui sous-tendent ce processus de privatisation des frontières et quels en sont les effets géopolitiques ?

Cette question sera traitée en deux temps : il faudra voir comment le discours officiel qui met en avant l’atout économique de cette privatisation peut être nuancé et quels autres intérêts se cachent derrière ce processus ; avant d’expliquer comment la collaboration public-privé concernant le contrôle des frontières conduit à un transfert de compétences problématique et à une dilution des responsabilités qui participe d’un brouillage du contrôle des frontières.

Concernant la notion de privatisation, il pourra nous être objecté que la construction de murs et l’équipement des frontières en matériel de surveillance, sécurité et défense a presque toujours été concédée aux entreprises du secteur privé et qu’à ce titre il n’y a pas de privatisation au sens strict de passage du public au privé. Cependant, ces tâches sont bien confiées au secteur privé par l’État et bien que le transfert de compétences dans ce domaine ne soit pas nouveau, il est partie prenante d’un processus de privatisation plus large qui englobe de plus en plus la gestion des frontières et des flux migratoires et c’est à ce titre que nous parlons de privatisation privatisation (pour une histoire politique de la privatisation voir Havkin, 2011 [1]).

I. Le marché des frontières

A. Objectif affiché : diminuer le coût du contrôle des frontières pour l’État

Le contrôle des frontières occupe une place majeure dans le budget de l’État et, globalement, ce coût a tendance à augmenter. Par exemple, la frontière entre les États-Unis et le Mexique coûtait aux États-Unis 326,2 millions de dollars en 1992 contre 2,7 milliards de dollars en 2009 [2]. Un enjeu pour l’État est donc de diminuer ce coût tout en continuant d’améliorer le contrôle à ses frontières. Une des solutions proposées est la privatisation de ce contrôle, qui entre dans un processus global de privatisation du domaine de la sécurité. En ce sens, la Grande Bretagne est un exemple type. Elle est même la tête de file de ce mouvement global de privatisation : dès 1992, John Major met en place un Private-Public Partnership (PPP) dans presque tous les secteurs jusque-là gérés uniquement dans le domaine public. Le PPP est également adopté par la UK Border Agency, notamment concernant la gestion des frontières britanniques.

Ainsi, sur son site internet, la firme G4S expose les modalités de ce partenariat : « G4S est le principal fournisseur d’escortes sur le territoire national, des services de rapatriement à l’étranger et l’opérateur de quatre des huit centres privés de l’immigration au Royaume-Uni. Chaque mois G4S gère plus de 6.000 mouvements de et vers les onze centres de rétention de l’immigration au Royaume-Uni et d’autres établissements tels que des centres de détention à court terme. L’année dernière G4S a renvoyé plus de 4.000 détenus sur les vols à travers le monde […] Grâce à son expertise généralisée dans le système de justice depuis 20 ans, G4S aide la prestation de la UK Border Agency, qui est l’une des meilleures dans le monde » [3]. Officiellement, la privatisation a pour but la réduction des coûts, le transfert des risques de ces projets au secteur privé ainsi que l’encouragement des sociétés privées à innover. [4] Aux États-Unis, un Public-Private Partnership (PPP) est aussi prévu pour la frontière nord. L’organisation de la collaboration a été confiée par le Department of Homeland Security à la Border Infrastructure Task Force (BITF). Dans un rapport publié en 2012 par ce département, les objectifs économiques du PPP sont clairement indiqués : il a pour but « la création soutenue d’emplois et l’amélioration de la compétitivité économique globale aux États-Unis. L’amélioration de la capacité, de l’efficacité et de l’efficience des installations et des opérations de passage des frontières permettra d’améliorer le traitement des échanges commerciaux et des voyages légitimes, réduisant à la fois le coût pour les gouvernements et le coût du passage de la frontière pris en charge par l’usager » [5].

Il est vrai que grâce à la Correction Corporation of America (CCA) qui gère le centre d’accueil d’immigrés clandestins Eloy Detention Center en Arizona et qui embauche pour cela plus de 95% de la population de la petit ville d’Eloy, la région était classée en 2009 parmi les 25 qui enregistraient la plus haute croissance de l’emploi aux États-Unis [6].

Les économies faites par l’État seraient dues au fait qu’à long terme, les entreprises, profitant des gestions de stocks différentes, des recours aux aides informatiques, des flux tendus, etc., pourraient baisser leur coût de production ; mais force est de constater l’absence de résultats clairs et convaincants. Parfois, le coût estimé d’une opération est bien en deçà de son coût réel : par exemple le projet « Virtual Fence » prévoyant la mise en place de caméras et de radars le long de la frontière sud des États-Unis, estimé à 7 millions de dollars en 2005 pour les 2.000 miles concernés, s’élève en réalité à 1 milliard pour 43 miles (soit 2% de la longueur totale de la frontière) [7]. A ces coûts initiaux, il faut par ailleurs ajouter les coûts d’entretien. Ainsi, le Customs and Border Protection aux États-Unis estime qu’il lui faut 6,5 milliards de dollars pour s’assurer du fonctionnement de la barrière existante avec le Mexique pour les vingt prochaines années [8]. L’objectif affiché par l’État (faire des économies) n’est donc pas toujours voire rarement atteint et il existe en réalité bien d’autres motivations qui le poussent à engager une collaboration avec le secteur privé concernant le contrôle des frontières.

B. Le rôle du lobbying dans la sécurisation des frontières

Ainsi, la privatisation des frontières représente un marché profitable et en pleine croissance. Elle ne peut se développer que dans le contexte de ce que Michel Foucher appelle « l’obsession des frontières » [9], c’est-à-dire une sécurisation croissante des frontières liée à différentes craintes, dont deux prédominent : une « invasion » de migrants venus des pays du « Sud » et l’arrivée de terroristes sur le territoire national. Ces craintes sous-tendent ce que Florine Ballif et Stéphane Rosière appellent les « teichopolitiques », entendues comme les politiques « de cloisonnement de l’espace, en général liée[s] à un souci plus ou moins fondé de protection d’un territoire » et englobant « l’ensemble les systèmes visant à contrôler les mouvements » [10].

Cette sécurisation croissante des frontières prend essentiellement trois formes. La forme la plus visible est le renforcement physique de la frontière, construction de murs, prolongement de ces murs, barbelés, tours de surveillance, etc. Ensuite, cela peut se manifester par la multiplication du personnel chargé du contrôle de ces frontières, ce qui va souvent de pair avec leur renforcement physique (prolongement des murs par exemple). Enfin, et c’est certainement la manifestation la plus répandue de cette sécurisation des frontières, les investissements dans de nouvelles technologies de contrôle des frontières, investissements qui trouvent un paroxysme dans les dispositifs de « smart borders » (mise en place de circulations sécuritaires basées sur la traçabilité des flux) notamment sur la frontière États-Unis-Canada.

Derrière cette sécurisation se trouvent d’importants intérêts économiques, car les États font appel au secteur privé pour la mettre en œuvre. Comme le remarque Michel Foucher, outre l’argument économique que nous avons présenté, un des arguments avancés est que « le secteur privé, bien informé des défaillances des gardes-frontières et des douaniers, est à même, par sa capacité d’ensemblier, de combiner technologie, infrastructures et ressources humaines pour obtenir immédiatement les résultats recherchés par les autorités politiques » [11]. Les entreprises privées de secteurs divers mais ayant tous trait à la sécurité ont donc tout intérêt à ce que se mette en place un climat sécuritaire de fermeture des frontières et à pousser les politiciens, principalement par le lobbying, à amener ce thème au centre de leur campagne. Comme le soulignent Florine Ballif et Stéphane Rosière, « le sentiment d’insécurité paraît instrumentalisé et des processus plus larges que la sécurité au sens strict sont à examiner pour comprendre la nouvelle prégnance des barrières dans le paysage politique contemporain » [12]. Ainsi, par exemple, en 2006 la firme Boeing a remporté (à la tête d’un consortium d’entreprises) un appel d’offre d’environ 2,5 milliards de dollars pour équiper en quatre ans les deux frontières terrestres des États-Unis avec un réseau de 1.800 tours de surveillance dotées de capteurs et de caméras [13]. De nombreuses industries de défense ont trouvé dans le processus de sécurisation et de fortification des frontières un marché lucratif, autour duquel elles se sont réorganisées, « en recyclant, comme le remarque Elisabeth Vallet, l’expertise acquise au cours de la Guerre Froide et bénéficiant de la privatisation du marché de la frontière et de la sécurité » [14]. De même, la mise en place des « smart borders » par les États-Unis avec le Canada représente un marché important pour les entreprises qui ont eu à équiper les zones frontalières en nouvelles technologies et à former des agents capables de les maîtriser. Ce phénomène de smart borders est d’autant plus important qu’il a ensuite été développé par les États-Unis sur sa frontière avec le Mexique et que la Maison Blanche impose certaines normes de contrôle inspirées de ce dispositif à d’autres pays pour le commerce ou encore le tourisme, selon un processus « d’externalisation des normes » [15]. L’Union européenne s’est d’ailleurs récemment dotée d’un mécanisme de « frontières intelligentes » [16]. Notons également que ce marché des frontières ne se développe pas uniquement les pays occidentaux.

Ainsi, par exemple, le Saudi Guard Development Program confère à EADS la mise en place d’un dispositif de « sécurisation » sur 5.000 kilomètres le long de la frontière saoudienne, dispositif comprenant entre autres des systèmes électroniques et de détection, des postes frontières et des drones. Le Homeland Security Research considère d’ailleurs que le marché saoudien représente le plus gros marché frontalier, à hauteur de 20 milliards de dollars sur les dix prochaines années, montant qui pourrait doubler suite aux « printemps arabes » qui inquiètent les dirigeants saoudiens [17].

Comme nous l’avons vu, la privatisation concerne non seulement la « construction » de nouvelles frontières ou bien l’accès aux nouvelles technologies, mais également la gestion de ces frontières. Il y a dès lors un brouillage du contrôle des frontières, qui ne sont plus sous la maîtrise pleine et entière des États.

II. Le brouillage du contrôle des frontières

A. La perte de souveraineté de l’État

Comme le souligne à juste titre Wendy Brown [18], les murs frontaliers représentent une sorte de zone d’exception juridique. Ce raisonnement, valable notamment pour la frontière américano-mexicaine, ou encore israélo-palestinienne, peut être étendu à toutes les frontières qui se trouvent au centre d’un processus de sécurisation croissante et dont la gestion est de plus en plus privatisée. Ainsi, il est désormais de plus en plus difficile de déterminer où réside la souveraineté politique, car la privatisation des frontières relève d’une dissémination des pratiques souveraines. En exerçant le « décisionnisme » local dont elles sont désormais dotées, les entreprises contribuent en fait à affaiblir la solidité de la souveraineté étatique.

Nous avons précédemment évoqué le lobbying poussant à la sécurisation des frontières, il convient de remarquer également qu’il s’agit d’un cercle auto-entretenu. Ainsi, par exemple, en développant des partenariats avec des entreprises privées de la sécurité, Frontex (agence en charge des frontières extérieures de l’Union européenne) contribue à la sécurisation des politiques migratoires de l’Union européenne, en signalant ces technologies de sûreté et de surveillance comme adéquates pour traiter les questions migratoires [19]. Dès lors que ce ne sont plus des solutions politiques et sociales qui sont perçues comme légitimes mais bien une « course » à la sécurisation et aux nouvelles technologies, les États perdent leur souveraineté aux frontières en déléguant des compétences au secteur privé, perçu comme plus à même de « sécuriser » efficacement ces frontières.

Nous pouvons ainsi souligner l’intérêt politique que peuvent trouver les États à cette perte de souveraineté. Dès lors que ce ne sont plus des solutions politiques, économiques et sociales qui sont attendues face aux questions migratoires mais bien des solutions sécuritaires, cela permet à l’État de se désengager de cet épineux problème, tandis que dans le même temps la réponse sécuritaire satisfait certains intérêts électoralistes. Ainsi, les peurs et résistances liées au processus de mondialisation sont instrumentalisées par les acteurs politiques en synergie avec des acteurs économiques. Dès lors, comme le concluent Florine Ballif et Stéphane Rosière : « les acteurs politiques mènent des teichopolitiques qui renforcent leur légitimité politique vis-à-vis de leur électorat, et les acteurs économiques et financiers transforment ces politiques en plus-values. Ces derniers [sont] encore renforcés dans un contexte de retrait de l’État – qu’ils ont contribué à étayer » [20].

B- La dilution des responsabilités

Une autre question qui se pose lorsqu’on parle de privatisation du contrôle des frontières, et qui est liée à la perte de souveraineté des États que nous avons abordée, est celle de responsabilité face à d’éventuelles « bavures ».

En d’autres termes, il s’agit de savoir qui de l’État ou de l’entreprise privée qui contrôle la frontière est responsable légalement. En effet, les violations du droit ne sont pas rares. Par exemple, le 27 avril 2009, les agents de l’entreprise Securicom opérant dans l’aéroport de Bamako ont refusé de reconnaître la validité des visas de deux membres de l’Association Malienne des Expulsés qui devaient se rendre à Bruxelles pour le lancement de la campagne Frontexit, dont le but est justement de dénoncer les débordements et les abus de l’agence européenne de contrôle des frontières Frontex. Plus grave, le 12 octobre 2010 Jimmy Mubenga, un immigré angolais, meurt par asphyxie lors de son rapatriement encadré par la compagnie G4S, elle-même sous contrat avec la UK Border Agency. Cette mort est restée « inexpliquée » et les agents responsables du rapatriement ont été libérés après un rapide interrogatoire, puisque le Crowd Prosecution Service (CPS, un organe du gouvernement anglais en charge des poursuites judiciaires) avait décidé de ne retenir aucune charge. L’affaire se serait probablement arrêtée là si le journal The Guardian ne l’avait pas largement relayée en menant sa propre enquête sur les pratiques des agents de G4S. Finalement, plus de 21 mois après les faits, le jury du coroner en charge de cette affaire a conclu que la mort de Jimmy Mubenga était due à des comportements illégaux, forçant ainsi le CPS à reconsidérer sa décision de ne pas poursuivre la G4S en justice. Contre la seule G4S, 48 plaintes ont été déposées au cours de l’année 2010, pourtant peu de poursuites sont engagées. Lorsque toutefois une condamnation est prononcée (les cas sont très rares), la justice considère la plupart du temps que l’État ne peut être tenu pour responsable. Dans son essai Xénophobie Business, Claire Rodier ajoute que « les impératifs qui guident une société commerciale – faire du profit – interfèrent forcement de façon négative avec le respect des règles déontologiques et de sécurité qui devraient s’imposer dans les missions délicates comme les expulsions » [21]. Elle note toutefois que les gouvernements et les États ne sont pas pour rien dans l’intensification du nombre de violences faites aux migrants. D’une part elle n’est pas indépendante d’une politique de quotas et de chiffres qui exige que de plus en plus d’immigrés soient reconduits à la frontière. D’autre part, les États ne sont probablement pas sans savoir que les débordements sont courants lors des détentions ou lors des rapatriements (ils ne peuvent ignorer le nombre croissant de plaintes qui ont été déposées contre les firmes qu’ils emploient). En outre, si les gouvernements ferment les yeux sur ces pratiques, c’est peut-être aussi parce qu’elles leur permettent de se dédouaner lorsque ce type d’incidents survient, et que la dilution des responsabilités permet en général aussi bien à la firme qu’à l’État concerné d’échapper à toute condamnation. D’une part la privatisation du contrôle des frontières encourage donc la violation du droit en ce qui concerne le traitement des immigrés et d’autre part elle contribue à la dilution et l’opacité concernant les responsabilités, ce qui rend difficile toute condamnation.

Conclusion

Les problèmes de souveraineté étatique et de brouillage des responsabilités que nous avons pu soulever à travers cette étude risquent fort de se poser avec encore plus d’acuité au cours des décennies à venir. En effet, comme le souligne Rodrigo Nieto-Gomez : « l’infrastructure technologique frontalière se développe selon un processus qui s’est auto-alimenté : la construction d’une nouvelle partie du dispositif réoriente le flux migratoire vers une autre région qui ne connaissait pas, jusque-là, de problème d’immigration clandestine. Ceci attire l’attention vers cette région, et une nouvelle partie du dispositif y est à son tour construite, ce qui réoriente une nouvelle fois le flux vers une autre région » [22], et ainsi la sécurisation et la privatisation des frontières vont croissantes.

Source Diploweb.com le 19/03/14

Copyright  Miallet-Philippe/Diploweb.com


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« Pour un art révolutionnaire indépendant »

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Que viva Mexico !

Ce manifeste, fruit de la collaboration d’André Breton, de Diego Rivera et, probablement, de Léon Trotski (alors l’hôte du peintre), qui choisira, semble-t-il pour des raisons stratégiques, de ne pas le signer, a été publié à Mexico le 25 juillet 1938 sous forme de tract. En voici un extrait.

L’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuelle) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau.

L’idée que le jeune Marx s’était faite du rôle de l’écrivain exige, de nos jours, un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artistique et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. « L’écrivain, dit-il, doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi. »

Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d’Etat, les thèmes de l’art. Le libre choix de ces thèmes et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.

Nous reconnaissons, bien entendu, à l’Etat révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu’elle se couvre du drapeau de la science ou de l’art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d’autodéfense révolutionnaire et la prétention d’exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société il y a un abîme : si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. (…)

De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la· tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.

André Breton et Diego Rivera

Source Le Monde Diplomatique Juin 2014

Voir aussi : Rubrique Art, rubrique Débat,

Le Mexique privatise son pétrole

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par John Mill Ackerman,

Le 20 décembre 2013, le Mexique a fait un bond de soixante-seize ans dans le temps quand le président Enrique Peña Nieto a annoncé une réforme constitutionnelle remettant le contrôle de l’industrie pétrolière aux mains des mêmes multinationales qui en avaient été écartées par le père de l’Etat moderne mexicain, le président Lázaro Cárdenas, en 1938. Cela faisait trois décennies que la clique de politiciens néolibéraux qui gouverne le pays échouait dans sa tentative de démanteler le monopole d’Etat de Petróleos Mexicanos (Pemex) et de privatiser la rente pétrolière. Mais en décembre dernier, presque sans aucun débat et comme un coup de tonnerre, il leur a fallu moins de deux semaines pour rassembler les votes nécessaires et accomplir cette transformation historique de la constitution mexicaine (lire « Echec et mat pour la gauche mexicaine »).

Avant la réforme, l’industrie pétrolière mexicaine était l’une des plus « nationales » du monde. Elle contenait une stricte interdiction constitutionnelle contre toute forme de contrat ou de concession accordée au secteur privé lui attribuant un contrôle direct ou des droits de propriété sur l’une des étapes de l’extraction, du raffinage ou de la commercialisation du pétrole. Avec les réformes des articles 25, 27 et 28 de la constitution mexicaine de 1917, Pemex se voit reconvertie en simple sous-traitant du ministère de l’énergie. Le président pourra décider, après appel d’offres mais sans aucune intervention du pouvoir législatif, de la répartition des différents gisements pétrolifères entre les entreprises intéressées. La réforme ouvre également la porte à l’expansion massive de la fracturation hydraulique, ou fracking, sur l’ensemble du territoire mexicain pour l’extraction du pétrole et du gaz naturel.

Le Washington Post a immédiatement salué ces réformes avec émotion :« Alors que l’économie du Venezuela implose et que la croissance du Brésil stagne, le Mexique est en train de devenir le producteur de pétrole latino-américain à surveiller — et un modèle de la façon dont la démocratie peut aider un pays en développement » (éditorial du 16 décembre 2013). Le Financial Times a également applaudi « le vote historique du Mexique en faveur de l’ouverture de son secteur pétrolier et gazier aux investissements privés, après soixante-quinze ans de soumission au joug de l’Etat, (…) un joli coup politique de la part d’Enrique Peña Nieto » (15 décembre 2013). La revue Forbes, quant à elle, promettait : M. Peña Nieto « restera dans les livres d’histoire » (18 novembre 2013).

Ceux qui défendent les modifications de la constitution postulent que Pemex est devenue une entreprise inefficace et corrompue, incapable de tirer avantage des énormes réserves de pétrole et de gaz naturel du pays : approximativement 30 milliards de barils de pétrole et 46 450 milliards de mètres cube de gaz naturel (seul l’Arctique détiendrait de plus grandes réserves de pétrole brut inexplorées). Alors que la production du pétrole au Mexique a fondu ces dernières années d’un pic de 3,3 millions de barils par jour en 2004 à seulement 2,5 millions actuellement, les auteurs de la réforme promettent qu’elle permettra de la porter à 4 millions de barils par jour à l’horizon 2025.

Il n’existe toutefois aucune garantie que l’entrée en scène des multinationales dope la production. La priorité de ces entreprises n’est pas l’exploitation directe du pétrole, mais le contrôle des nouvelles réserves afin de soutenir leur cote en bourse. Est-ce vraiment un hasard si l’un des articles de la réforme énergétique précise que bien que le pétrole mexicain restera « propriété de la nation », les entreprises privées qui bénéficieront de nouvelles licences « pourront reporter dans leur comptabilité et leur bilan l’allocation ou le contrat ainsi que les bénéfices attendus » ?

Ces « bénéfices » pourraient bien ne jamais se matérialiser. Le cas de Repsol en Argentine est un excellent exemple de contraction de la production, dans un contexte de privatisation (1). En avril 2012 le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner a même décidé de nationaliser l’entreprise en réponse à ce qu’elle considérait comme une politique délibérée « de saccage » et « d’improductivité » (2). Les menaces des sociétés pétrolières de ralentir leur production motivèrent également l’expropriation décidée par Cárdenas au Mexique, en 1938.

L’enthousiasme de la presse contraste avec le scepticisme des Mexicains, nourri par une longue expérience des privatisations au cours des deux dernières décennies. Le principal résultat de cet épisode ? L’enrichissement d’une poignée de familles qui forment aujourd’hui une oligarchie prédatrice et corrompue, contrôlant tous les aspects de la vie politique et économique du pays (3). Sans surprise, toutes les études d’opinion suggèrent qu’une grande majorité de la population rejette la privatisation de l’industrie pétrolière (4).

Pourquoi imaginer que le nouveau spasme privatisateur se distingue du précédent ? Après tout, M. Peña Nieto doit sa carrière politique à son mentor, l’ex-président Carlos Salinas de Gortari (1988-1994), responsable de la plus grande partie des privatisations antérieures. Les deux hommes sont membres du très ancien Parti Révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a gouverné le pays pendant soixante et onze ans et qui demeure le plus corrompu du pays.

Mais la privatisation présente également un autre danger : celui d’une importante crise budgétaire. A l’heure actuelle, Pemex fournit un tiers de son budget à l’Etat fédéral. Le gouvernement compensera-t-il le manque à gagner par une hausse de la fiscalité sur des entreprises aussi puissantes qu’Exxon-Mobil, Shell ou Chevron ? Les doutes s’avèrent fondés : quelques jours après que la réforme pétrolière a été annoncée, M. Peña Nieto s’est plié aux pressions des grandes entreprises en signant un décret les exemptant d’une série de nouveaux impôts approuvés à peine deux mois auparavant.

Et si le gouvernement mexicain ne peut pas, ou ne veut pas récolter les impôts nécessaires, il sera bien moins en mesure d’éviter les graves atteintes à l’environnement qui accompagnent inévitablement l’expansion de l’extraction pétrolière — un danger particulièrement important lorsqu’on utilise la technique du fracking. En France, le Conseil constitutionnel a récemment avalisé la loi du 13 juillet 2011 qui interdit précisément l’utilisation de cette technique en raisons des dangers environnementaux qu’elle présente. Au Mexique, le Congrès et la Cour suprême de justice auraient difficilement assez de poids pour résister aux pressions des entreprises pétrolières et prendre une telle mesure. L’impunité dont jouissent les entreprises minières canadiennes sur le sol mexicain n’est qu’une illustration supplémentaire de la vague de destruction environnementale que pourraient entraîner les nouvelles réformes pétrolières.

Face au rejet de la réforme par la population, le gouvernement se réfugie derrière la « grande coalition » politique dont le président s’est armé pendant la première année de son mandat : le « Pacte pour le Mexique », qui a réuni à la table de négociation les dirigeants des trois principaux partis politiques en vue d’un accord sur un agenda législatif commun.

Succès indéniable dans la mesure où il a atténué les conflits entre les membres de la vieille classe politique qui gouverne le pays depuis trois décennies, le Pacte a simultanément approfondi le fossé entre le monde politique et la société. L’enquête annuelle Latinobarómetro révélait en 2013 que seuls 21 % des Mexicains s’estimaient « satisfaits » de leur démocratie : le pire résultat de la région latino-américaine. L’hebdomadaire The Economist anticipe même un soulèvement social au cours des prochaines années. Il a inclus le Mexique dans sa liste des soixante cinq pays du monde présentant les plus hautes probabilités de « rébellion » au cours de l’année 2014 (5).

Paradoxalement, ce mécontentement généralisé pourrait être l’acteur le plus important à l’heure d’impulser un développement durable dans le pays. Ce dont le Mexique a besoin aujourd’hui n’est pas d’accueillir et de mener à ses conséquences ultimes l’ancien modèle de privatisation, mais bien de construire un mouvement social d’opposition fort capable de défendre l’intérêt et les institutions publics à l’heure où les entreprises pétrolières se rapprochent pour profiter des nouvelles « opportunités » dans le pays. Le véritable « décollage » du Mexique, ainsi qu’une économie forte, ne jailliront pas de la privatisation du pétrole, mais de la réponse sociale que cette réforme pourrait entraîner.

Ceux qui défendent la réforme pétrolière au Mexique affirment qu’elle permettra au pays de suivre l’exemple de la Norvège, dont la population a bénéficié des fruits de la production pétrolière dans un contexte impliquant une large participation du secteur privé (6). Mais ce dénouement dépend autant du contexte politique que des réalités économiques. En l’absence d’un Etat fort et animé d’une volonté claire de serrer la vis aux multinationales, une ouverture pétrolière entraînerait probablement de graves problèmes de gouvernabilité et une stagnation économique.

Paradoxalement, c’est le pays qui a montré l’exemple au reste du monde en 1910 avec la première révolution véritablement sociale du XXe siècle qui reste aujourd’hui en retrait de la tendance latino-américaine de revitalisation démocratique avec une « vague rose » de gouvernements décidés à engager une transformation sociale, en Equateur, en Uruguay, en Bolivie, au Venezuela, voire au Brésil ou en Argentine. Au Mexique, le retour au pouvoir du PRI semble, au contraire, annoncer le démantèlement accéléré des conquêtes sociales du siècle dernier. Cependant, bien que la privatisation pétrolière marque la fin d’une époque historique, elle pourrait aussi, comme la chouette de Minerve, signifier le début d’une renaissance sociale, qui permettrait finalement au peuple mexicain d’unir ses forces avec ses frères et sœurs latino-américains dans la transformation politique de l’ensemble du continent américain.

John Mill Ackerman

Chercheur à l’Institut de recherches juridiques de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM) et directeur de rédaction de la Mexican Law Review.
Source : Le Monde Diplomatique mars 2014
Voir aussi : Rubrique Amérique Latine, Mexique, Rubrique International,