Rencontre avec l’auteur israélien Yishaï Sarid au Festival international du roman noir à Frontignan.
Né en 1956 à Tel-Aviv, Yishaï Sarid est le fils d’un député de gauche militant pour la paix. Son deuxième roman, « Le poète de Gaza » traduit de l’hébreu au printemps a été salué par la presse israélienne. Un ouvrage captivant qui évoque la vie d’un agent israélien de la sécurité intérieure dont l’engagement contre les attentats terroristes le conduit régulièrement à s’exonérer les droits de l’homme. A l’occasion d’une mission, il croise le chemin d’une romancière israélienne et d’un poète palestinien. L’humanité de ces rencontres vient perturber son sens aveugle du devoir.
On est saisi par le rythme de votre thriller qui joue finement sur l’intensité émotive du personnage et on adhère tout de suite à votre style épuré. Quelle a été votre démarche du point de vue de l’écriture ?
« Je voulais me garder de l’émotion facile, éviter les stéréotype de situation. J’ai beaucoup travaillé pour épurer le style sans endommager le sentiment. Je me suis efforcé de restituer la façon dont mon héros parle et pense en restant proche de lui à un point où j’ai pu voir à travers les yeux du héros.
On suit cet homme dans sa vie de tous les jours avec ses difficultés familiales et professionnelles. Ce personnage n’a rien d’une brute. Il est cultivé, sensible et en même temps, il est animé d’un sentiment patriotique très fort qui joue presque contre lui…
En Israël la famille est très importante. Dans cette histoire, le personnage n’arrive pas à gérer cette situation. Quand il a fini son travail, il rentre chez lui mais ne parvient pas à s’adapter à une situation normale. Il est aspiré par son engagement qui lui fait perdre le contrôle de sa propre vie.
Le livre fait état d’une situation politique à l’égard de laquelle vous prenez une distance très mesurée.
Je ne voulais vraiment pas faire du roman un thème politique. Ce n’est pas intéressant, ce qui présente de l’intérêt c’est la dimension humaine. A travers les yeux du personnage principal, je regarde ce qui se passe en essayant de ne pas le juger parce que je pourrais très bien me trouver à sa place. En Israël, la politique est une histoire sans fin. Ce sont toujours les mêmes situations qui se répètent. Traiter de politique à travers la littérature ne sert ni la littérature ni la politique. Ce qui m’intéresse ce sont les conséquences d’une situation politique sur les gens. Cela peut d’ailleurs avoir un impact profond sur la conscience du lecteur.
Comment vivez-vous votre condition d’artiste israélien lorsque vous êtes à l’étranger ?
C’est assez variable. La situation diffère entre les Etats-Unis et l’Europe où la question palestinienne est posée de manière plus exacerbée. Moi je suis un homme de gauche, mais je me sens aussi patriote. De manière générale, quand on sort d’Israël on est considéré comme des ambassadeurs du gouvernement et quand on revient dans le pays on nous considère comme des opposants critiques… »
Rencontre avec le poète irakien Salah Al Hamdani invité du festival Arabesques.
Salah Al Hamdani fait jaillir des mirages où se dessinent les contours flous de son pays avec des mots synthétiques qui disent comment saigne toujours son cœur. « Sur la ligne du soleil mon horizon galope. J’entends sous les nuages les battements de Bagdad et toi, toujours aussi loin de l’éclipse ». L’Irak qu’il a quitté à l’âge de 23 ans fuyant le régime de Saddam Hussein, il en colporte toujours la beauté pour « ne pas laisser faire les bourreaux » de tous bords.
La poésie il l’a découvre sur les murs de la prison où il séjourne aux côtés d’intellectuels opposés au régime baassiste. « On m’a considéré comme prisonnier politique parce qu’après m’être engagé dans l’armée à 17 ans – le seul moyen qui s’offrait à moi pour subsister – je me suis opposé au traitement que nous réservions aux Kurdes. En prison quelqu’un lisait des poèmes tous les soirs. Moi, je ne savais rien, la poésie est venue à moi. Avec le temps j’ai compris la force des mots, qui peuvent tuer. »
Condamné par le régime, il quitte son pays sous la contrainte et choisit la France sans la connaître, par estime pour Camus. Quatre ans plus tard, après s’être marié, il connaît le succès en tant que comédien. Il fonde La ligue des artistes irakiens démocrates pour poursuivre son combat politique. « Nous considérions que le régime ne laissait aucune place à l’expression libre. Et menions la lutte de l’extérieur. Ce combat n’était pas de tout repos. En France, je me suis fait tabasser par des fascistes arabes qui étaient à la solde de Saddam. »
Durant trente ans Salah Al Hamdani vit sans voir l’aurore de son pays. Il coupe toute communication avec sa famille pour les protéger des représailles. Cette situation qui nourrit sa poésie est vécue comme une douleur constante. « Je voudrais échapper à mon exil, être quelqu’un d’ordinaire. Mais rien ne me sauve de cette situation. Je n’y parviens pas. » Un an après la mort de Saddam, Salah retourne clandestinement en Irak. Il retrouve les siens. « Quand je les ai vus j’ai eu peur, je me suis dit qu’en me prenant dans leurs bras ils allaient me tuer. On ne savait pas quoi faire, pas quoi se dire. Ma mère avait déjà fait son deuil… » Le poète traduit cette situation de l’exil dans le film documentaire Bagdad-Paris de Emanuèle La grange programmé en sa présence dans le cadre d’Arabesque.
Jean-Marie Dinh
Dernier recueil paru « Au large de la douleur » éditions l’Harmattan 12 euros
Rabah Mezouane est journaliste, critique musical spécialisé dans les musiques du monde. Il est aussi conférencier et chargé de programmation pour l’Institut du Monde arabe. Fidèle du festival Arabesques, il anime aujourd’hui salle Pétrarque une table ronde sur le thème « Réinventer l’esprit andalou ».
On ne peut parler de la culture arabe sans évoquer le vent de démocratie qui souffle sur l’autre rive de la Méditerranée. Quelle y est la place des artistes ?
Elle est prédominante. Du raï au rap en passant par les folksong, les chansons contestatrices sont en prise avec le réel. Comme le festival Arabesques qui a toujours laissé une large place aux artistes engagés dans sa programmation. Avec ce qui s’est passé, on peut dire que le mouvement hip hop en total osmose avec la jeunesse network est entré dans l’histoire de la musique.
Qu’est ce qui a changé ces derniers mois au sein du couple aspiration démocratique/ expression artistique ?
Le mouvement s’est globalisé. Il ne concerne pas seulement l’Egypte et la Tunisie. Il secoue tout le bassin méditerranéen l’Algérie, la Lybie, Bahreïn, la Jordanie… Dans tous ces pays on trouve des artistes qui affirment de façon plus ou moins virulente les attentes légitimes de la jeunesse, souvent au péril de leur vie. Les jeunes ont déjoué la censure. Leur parole s’est libérée. Les luttes anciennes de l’indépendance ne sont plus d’actualité. Elle représentaient l’idéologie du pouvoir qui était de se replacer dans le passé sans jamais considérer l’avenir.
On évoque le rôle d’Internet et la force de la jeunesse. Mais à quel type d’acteurs cela correspond-il ? De quels leviers d’action les jeunes disposent-ils pour construire l’avenir ?
En Tunisie, la classe moyenne est assez cultivée, ce qui a facilité la prise de conscience. Le problème vient du fait que la jeunesse est numériquement majoritaire mais socialement minoritaire. L’anti-jeunisme est un phénomène assez commun dans les pays de la zone méditerranéenne où l’on trouve beaucoup de jeunes diplômés sous-employés. On a assisté à un mouvement sans leader. En Egypte, les Frères musulmans apparaissent comme la seule force organisée qui peut tenir les rênes. La jeunesse a réussi à déboulonner l’autoritarisme réfractaire mais le chemin de la reconstruction promet d’être long.
L’autre constat de taille de ces soulèvements populaires, c’est le postulat d’échec de l’islamisme…
C’est en effet un élément marquant. En Egypte et en Tunisie, les mouvements populaires reflètent en grande partie des conditions de vie où la pauvreté est écrasante, mais le peuple luttait clairement pour la démocratie et pas pour un Etat islamique. C’est un camouflet de plus pour les pouvoirs en place qui ont toujours brandi l’arme extérieur de l’impérialisme, de l’islamiste, du néo-colonialisme ou du sionisme.
Dans le cadre du festival, vous animez la rencontre « Réinventer l’esprit andalou » dont l’intitulé invite à partager une nouvelle aventure culturelle …
A l’aube des révoltes que nous venons de connaître, la question de renouer ou de réinventer cet esprit mérite d’être posée. L’histoire de cette brillante civilisation qui a fleuri aux portes de l’Europe moyenâgeuse comporte quelques imperfections. Il y a eu des relations conflictuelles, mais il existait un modus vivendi entre les trois religions monothéistes. Et les foyers multiculturels de Grenade, Séville ou Cordoue ont permis aux universités, aux savants et aux artistes d’enrichir et de transmettre leur savoir-faire. A l’heure où l’Europe se replie sur elle même, où la montée de l’extrême droite est palpable, il n’est pas inutile de s’interroger sur les manières de vivre ensemble en nous nourrissant de nos différences.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
« Réinventer l’esprit andalou » à 16 h salle Pétrarque, entrée libre.
« Je voulais que le texte de Shakespeare s’invite dans la bouche des personnages ». Photo Rédouane Anfoussi
Né en 1951 à Belgrade, l’auteur de bande dessinée Enki Bilal figure parmi les artistes les plus visionnaires de sa génération. L’œuvre de Bilal pourrait être rangée aux côtés de celles des grands explorateurs d’imaginaire tels que Wim Wenders ou Jim Jarmusch. Elle rencontre une adhésion qui transcende les générations : « La chance que j’ai, c’est de ne pas vieillir avec mes lecteurs. » Son enfance dans la Yougoslavie de Tito et son exil en France nourrit l’univers envoûtant de ses albums. « L’exile oui, cela fait partie de moi. On retrouve manifestement une partie de cette expérience dans mes histoires et mes personnages. » Plus solitaire que taciturne l’homme est d’un accès facile. « J’ai de très bons amis dans tous les domaines mais je mondainise peu… »
Julia & Roem, le dernier opus du dessinateur, est le second album d’une trilogie qui peut se lire en one shot. Il s’inscrit dans l’univers post-apocalyptique de Animal’Z, sorti en 2009 et actuellement en cours d’adaptation cinématographique. Après les bleus et les gris du liquide, la gamme chromatique où dominent les beiges et les bruns, évoque la terre. L’action se situe dans un désert soumis à un dérèglement climatique brutal. « J’ai choisi d’appeler la catastrophe Coup de sang parce que cela fait référence à l’humain. On est dans l’anticipation. Si ce type d’accident arrivait, toutes les productions humaines pourraient soudainement disparaître. Il ne resterait que la planète qui est vivante et la mémoire qui s’inscrit dans l’album à travers la présence de la littérature. »
Fragments recyclés du drame shakespearien
On plonge dans l’univers fantastique de Bilal comme on entre dans l’eau tempérée d’un lagon avec l’incertitude en plus. Ceux qui connaissent l’humour de résistance de l’auteur, savent comment il en tire parti face aux pires événements. Les survivants d’une catastrophe naturelle évoluent dans une géographie totalement chamboulée, seuls quelques Eldorados réunissent toutes les conditions de survie. C’est dans l’un d’entre eux, une ruine d’hôtel inachevé, que va se rejouer le drame de Roméo et Juliette. « J’ai travaillé sans avoir plus de trois pages de scénario d’avance. Je voulais que le texte de Shakespeare s’invite dans la bouche des personnages, explique l’artiste qui souhaitait depuis longtemps croiser la route du dramaturge. Je réglais les problèmes au fur et à mesure et Shakespeare venait valider. »
Les personnages secondaires se révèlent de manière improbable les acteurs du drame. A l’instar du narrateur Howard Lawrence, un ancien aumônier militaire multiconfessionnel qui se dit fou et va tenter de déjouer l’emballement de l’histoire qui se rejoue. « J’ai épuré pour arriver à quelque chose de très western. La trame écrite du drame original est très simple. Je voulais garder cette fraîcheur », indique l’auteur.
Entre réel et irréel, l’ambiance générale de l’album fascine. Elle donne aussi envie de revisiter nos classiques. Bilal conserve la complexité des sentiments des personnages en démystifiant la mécanique et donne à la montée dramatique une nouvelle issue. On attend avec impatience le dernier album de cette série qui devrait nous porter vers l’air !
Deux mois après le tsunami et l’accident nucléaire, l’écrivain japonais Akira Mizubayashi analyse les conséquences du désastre dans son pays et dénonce l’incurie des autorités. Après le tremblement de terre.
Le Nouvel Observateur – Comment avez-vous vécu le séisme et le tsunami du 11 mars, et, les jours suivants, l’accident nucléaire de Fukushima ?
Akira Mizubayashi – Dans un premier temps, j’ai vécu le désastre sismique loin du Japon. En effet, je venais de partir de l’aéroport de Narita de Tokyo quand le tremblement de terre s’est produit. A la suite de la publication d’«Une langue venue d’ailleurs», on m’avait proposé de faire une conférence et de participer à des rencontres en France. Ce que j’avais accepté avec joie.
Mais cette perspective joviale s’est brusquement assombrie. J’ai passé quinze jours à Paris, loin de ma famille, dans une angoisse croissante. Ce qui m’a préoccupé, c’était la différence de ton et de contenu entre les sources d’information françaises et japonaises. Je me suis souvent demandé pourquoi, du côté japonais, on ne parlait pas tellement de ce qui bouleversait si profondément l’opinion française.
Je suis rentré à Tokyo le 28 mars et, là, j’ai commencé à vivre mon deuxième temps de l’après-11 mars. Je me suis donc retrouvé, sans hiatus, dans le quotidien des Tokyoïtes, plongés dans la peur d’un monstre invisible: une ville plus sombre le soir en raison des lumières éteintes ou faiblement allumées, une ville où les bouteilles d’eau minérale avaient disparu, une ville où une angoisse sous-jacente semblait cohabiter avec l’habituel calme des gens qui vaquaient à leurs affaires.
J’ai vite compris qu’on ne pouvait pas se contenter du journal télévisé ni des grands quotidiens. J’ai repéré des pages d’internet qui présentent analyses et réflexions de spécialistes indépendants de l’opérateur Tepco et des autorités gouvernementales et nucléaires. Des amis proches et ma famille m’avaient mis en garde contre la présence médiatique, surexposée, de certains experts pronucléaires qui, malgré le déclenchement de la crise, prônaient honteusement, paraît-il, la fiabilité et la sûreté absolue des centrales japonaises. Aujourd’hui, ma journée est ponctuée de plongées dans des sources d’informations sélectionnées sur la situation évolutive de Fukushima.
Comment ont réagi les Japonais à ce désastre? On a pu parler de fatalisme, de résignation, mais aussi de sagesse, de civisme et de dignité. Comment définiriez-vous leurs réactions?
Le fait est là, même dans ces circonstances d’une extrême gravité, les populations ont su garder leur sang-froid: calme, discipline, pas de panique ni de pillage. Bien des observateurs occidentaux n’ont pas caché leur admiration. Comment comprendre cette attitude japonaise? La tâche n’est pas aisée. Seuls, peut-être, les historiens, soucieux de saisir l’histoire profonde des mentalités, peuvent y répondre. Je dirais pour ma part, très modestement, que les comportements remarqués des Japonais tiennent au fait que les rapports entre l’individu et la communauté ne sont pas articulés ici de la même manière qu’en Occident.
Schématiquement, dans la société française, l’individu précède la communauté. Anthropologiquement parlant, c’est l’inverse qui est vrai dans n’importe quel pays. Quand on naît, on arrive toujours dans un monde déjà constitué. Mais justement, dans le cas de la société occidentale, et en particulier dans le cadre de la culture politique de type républicain comme la France, tout se passe comme si, métaphysiquement parlant, l’individu précédait la communauté. Ce sont les individus réunis, appelés citoyens, qui fondent et incarnent la communauté politique pour leur bien collectif. Le prix à payer, c’est la fréquence relativement élevée des situations conflictuelles provoquées précisément par les affirmations individuelles des uns et des autres.
En revanche, au Japon, c’est peut-être le contraire qui est vrai. Le propre de l’imaginaire politique japonais se caractérise par la prévalence d’un sentiment d’appartenance à une communauté de destins ethniquement homogène, perçue comme telle. Ce ne sont pas les individus qui fondent et incarnent la communauté; au contraire, c’est la communauté qui les fait exister en tant que tels. Au Japon, il y a un être ensemble qui ne se confond pas avec celui de la société occidentale.
Cela tient très certainement au fait que les Japonais, contrairement aux Occidentaux, n’ont pas fait l’expérience historique d’un démantèlement de communautés traditionnelles. La Révolution française a démantelé d’une manière exemplaire les structures communautaires de la société d’ordres; la loi Le Chapelier de 1791, interdisant toute association, tout groupement d’hommes, a permis de générer une société d’individus. A-t-on prêté suffisamment d’attention au fait que la liberté d’association, qui devient essentielle plus tard dans les régimes démocratiques, ne figure pas dans la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen»?
Ici, au Japon, nous n’avons pas connu une telle expérience d’engendrement d’hommes individuels. Dans ces conditions, les vertus individuelles ne peuvent pas être les mêmes: soumission à l’autorité, discrétion, évitement des occasions de se faire remarquer, souci de ne pas s’affirmer, souhait de ne pas déranger les autres, etc. Cet effacement de soi, la face cachée de la cohésion sociale, est doté d’une étonnante efficacité pour le meilleur et pour le pire. L’envers de la cohésion, qui apparaît aujourd’hui comme une «leçon» dans un monde tout à l’ego, d’un désenchantement extrême, fut le déferlement du redoutable militarisme nippon des années 1940.
Quoi qu’il en soit, le «calme» et la «discipline», qui font l’objet d’un éloge de la part des observateurs occidentaux, ne sont absolument pas le résultat d’un civisme quelconque, «civisme» étant un concept lié à celui de «contrat social» présupposant la fondation d’une cité, d’une res publica voulue par les individus autonomes pour assurer leur sécurité commune…
Les médias étrangers ont souligné le manque, au Japon, de transparence et d’information sur la catastrophe et ses conséquences. Pensez-vous que les diverses autorités japonaises ont été à la hauteur de l’événement?
Non, je ne le pense pas. Je crois au contraire que les pouvoirs publics ne se sont pas comportés et ne se comportent toujours pas d’une manière suffisamment limpide et honnête vis-à-vis des citoyens. Je disais tout à l’heure que j’avais été choqué à Paris par la réserve des médias japonais quant à la façon d’appréhender la crise nucléaire de Fukushima.
Je constate aujourd’hui que les experts invités sur le plateau de la télévision nationale sont toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux qui sont engagés depuis toujours dans la politique nucléaire nipponne propulsée, dit-on, par les autorités gouvernementales, les compagnies d’électricité comme Tepco et les chercheurs universitaires pronucléaires.
On sait maintenant, grâce à des publications courageuses, que les compagnies d’électricité et celles qui gravitent autour d’elles dépensent une somme proprement astronomique pour la promotion publicitaire du nucléaire: la liste noire des notables (vedettes du show-biz, athlètes, intellectuels médiatiques…) gagnés à leur cause est très longue. On sait que Tepco, en plaçant ses hommes dans le milieu politique et ailleurs, en finançant des recherches universitaires, exerce une influence occulte, massive et tentaculaire. On sait que certains hauts fonctionnaires chargés du nucléaire, lorsqu’ils ont pris leur retraite, se retrouvent conseillers auprès de Tepco.
Dans ces conditions, on comprend que des forces obscures agissent pour amoindrir, autant que faire se peut, la responsabilité de Tepco et des instances gouvernementales. Tout se passe en effet comme si les autorités concernées voulaient minimiser les événements de Fukushima. Un seul exemple : l’accident n’a été réévalué au niveau 7 que le 12 avril, mais selon certains chercheurs antinucléaires confirmés, comme Hiroaki Koide, de l’université de Kyoto, on le savait dès la première semaine après le déclenchement de la crise.
Qu’est-ce qui a changé, au fil des centaines de répliques sismiques, dans la vie quotidienne à Tokyo, où vous habitez ?
Rien, sinon la nature de la peur. A chaque réplique forte, on pense désormais inévitablement à la centrale endommagée de Fukushima et à bien d’autres qui parsèment le pays, en particulier à celle de Hamaoka, qui se trouve seulement à 180 kilomètres de Tokyo et qui est construite, paraît-il, sur une grande faille sismique…
Pourquoi a-t-on pu faire une chose aussi insensée ? Je navigue entre le normal et le monstrueux. A l’université, où tout a repris comme si de rien n’était, je vois des étudiantes follement gaies; mais une grande angoisse s’empare de moi quand, le soir, je regarde la réalité en face à travers quelques sources d’information fables qui évoquent la possibilité non écartée du pire des scénarios…
Depuis Hiroshima et Nagasaki, le Japon a un rapport unique au monde avec le traumatisme nucléaire. Après Fukushima, la société japonaise va-t-elle repenser sa relation au danger nucléaire ?
J’espère que le Japon va saisir cette occasion tragique pour s’engager enfin dans une voie qui lui permette de revoir de fond en comble sa politique énergétique. N’est-ce pas un devoir non seulement vis-à-vis des victimes du feu atomique, mais encore pour les générations à venir de toute l’humanité? Comme le dit Kenzaburô Oé, prix Nobel de littérature, les Japonais n’ont pas le droit de penser l’énergie nucléaire «en termes de productivité industrielle» («le Monde» du 17 mars). Il faut revenir à ce point de départ. La catastrophe de Fukushima a montré au monde entier le caractère irrémédiable et non maîtrisable du processus lorsque survient un accident nucléaire. Il faut en tirer la leçon pour s’orienter vers des sources d’énergie renouvelables, pour arrêter de faire du nucléaire civil et militaire un enjeu économique et mercantile.
Le Japon vit aujourd’hui avec deux risques majeurs: un risque sismique permanent et un risque invisible de contamination radioactive. Comment vit-on ainsi ?
Le risque sismique, on le connaît depuis la nuit des temps. On s’y fait, on est obligé de s’y faire. En revanche, le risque de contamination radioactive, c’est quelque chose qui revient entièrement à l’homme. Il faut bien distinguer les deux, car certains discours officiels ont l’air de faire croire que le drame actuel de Fukushima est dû au séisme et au tsunami dont on ne pouvait prévoir la puissance destructrice. Position scandaleuse que j’ai du mal à accepter.
A cela j’ajouterai le fait, absolument inadmissible, qu’en matière de radioactivité les autorités gouvernementales augmentent arbitrairement le seuil de tolérance: les enfants de Fukushima devront désormais subir jusqu’à 20 millisieverts alors que, selon la loi, c’est la limite supérieure pour les techniciens spécialisés dans le traitement du nucléaire.
Où en est-on de la situation des victimes, des sans-abri et des réfugiés? Comment le Japon leur manifeste-t-il sa solidarité ?
Il y a un élan de solidarité spontanée. Des collectes d’argent se font partout. Il faut en effet penser aux gens du Nord qui, plus d’un mois après le séisme, errent toujours dans les décombres; il faut penser à ceux qui ont dû partir de leur ville ou de leur village contaminés pour ne plus y retourner avant longtemps… La ville de Tokyo, je vous l’ai dit, est moins illuminée. On baisse les lumières. On dirait que la nuit est plus profonde alors que les jours rallongent. Une douce familiarité s’installe entre la nuit et les hommes. C’est bien ainsi.
Cette épreuve inouïe est l’occasion pour bien des gens de se rendre compte du superflu et de l’inutile qui encombrent notre vie, sinon de s’en dépouiller avec courage. Cela dit, je dois dire que je perçois, çà et là, des signes qui indiquent le retour inquiétant d’un certain discours identitaire soulignant l’union et l’homogénéité de la communauté nationale placée sous le signe du drapeau japonais, qui, semble-t-il, a nettement augmenté sa visibilité.
Quelle est pour vous la signification de ce désastre? Est-ce un tournant historique pour le Japon ? Qu’est-ce qui va changer ?
C’est un tournant historique. La reconstruction du pays doit nécessairement passer par une remise en question du modèle politique, qui a ses racines profondes dans la formation historique de l’articulation spécifique de l’individuel et du communautaire, étant entendu que c’est cette articulation même qui engendre simultanément la «discipline» des sinistrés et l’incompétence flagrante des hommes au pouvoir. Mais je ne suis pas sûr que les citoyens de ce pays soient prêts à prendre en main leur avenir dans ce sens-là. Au fort de la crise de Fukushima, la réélection de l’actuel gouverneur de Tokyo, chef de file des pronucléaires, est passée comme une lettre à la poste.
Propos recueillis parFrançois Armanet et Gilles Anqueti
(Le Nouvel Observateur)
Akira Mizubayashi
Né en 1952, Akira Mizubayashi est écrivain, traducteur et professeur de français à l’université à Tokyo. Il vient d’écrire en français et de publier chez Gallimard «Une langue venue d’ailleurs», un superbe essai où il dit son amour de la langue française. (DR)