Deux
Le Nouvel Observateur – Comment avez-vous vécu le séisme et le tsunami du 11 mars, et, les jours suivants, l’accident nucléaire de Fukushima ?
Akira Mizubayashi – Dans un premier temps, j’ai vécu le désastre sismique loin du Japon. En effet, je venais de partir de l’aéroport de Narita de Tokyo quand le tremblement de terre s’est produit. A la suite de la publication d’«Une langue venue d’ailleurs», on m’avait proposé de faire une conférence et de participer à des rencontres en France. Ce que j’avais accepté avec joie.
Mais cette perspective joviale s’est brusquement assombrie. J’ai passé quinze jours à Paris, loin de ma famille, dans une angoisse croissante. Ce qui m’a préoccupé, c’était la différence de ton et de contenu entre les sources d’information françaises et japonaises. Je me suis souvent demandé pourquoi, du côté japonais, on ne parlait pas tellement de ce qui bouleversait si profondément l’opinion française.
Je suis rentré à Tokyo le 28 mars et, là, j’ai commencé à vivre mon deuxième temps de l’après-11 mars. Je me suis donc retrouvé, sans hiatus, dans le quotidien des Tokyoïtes, plongés dans la peur d’un monstre invisible: une ville plus sombre le soir en raison des lumières éteintes ou faiblement allumées, une ville où les bouteilles d’eau minérale avaient disparu, une ville où une angoisse sous-jacente semblait cohabiter avec l’habituel calme des gens qui vaquaient à leurs affaires.
J’ai vite compris qu’on ne pouvait pas se contenter du journal télévisé ni des grands quotidiens. J’ai repéré des pages d’internet qui présentent analyses et réflexions de spécialistes indépendants de l’opérateur Tepco et des autorités gouvernementales et nucléaires. Des amis proches et ma famille m’avaient mis en garde contre la présence médiatique, surexposée, de certains experts pronucléaires qui, malgré le déclenchement de la crise, prônaient honteusement, paraît-il, la fiabilité et la sûreté absolue des centrales japonaises. Aujourd’hui, ma journée est ponctuée de plongées dans des sources d’informations sélectionnées sur la situation évolutive de Fukushima.
Comment ont réagi les Japonais à ce désastre? On a pu parler de fatalisme, de résignation, mais aussi de sagesse, de civisme et de dignité. Comment définiriez-vous leurs réactions?
Le fait est là, même dans ces circonstances d’une extrême gravité, les populations ont su garder leur sang-froid: calme, discipline, pas de panique ni de pillage. Bien des observateurs occidentaux n’ont pas caché leur admiration. Comment comprendre cette attitude japonaise? La tâche n’est pas aisée. Seuls, peut-être, les historiens, soucieux de saisir l’histoire profonde des mentalités, peuvent y répondre. Je dirais pour ma part, très modestement, que les comportements remarqués des Japonais tiennent au fait que les rapports entre l’individu et la communauté ne sont pas articulés ici de la même manière qu’en Occident.
Schématiquement, dans la société française, l’individu précède la communauté. Anthropologiquement parlant, c’est l’inverse qui est vrai dans n’importe quel pays. Quand on naît, on arrive toujours dans un monde déjà constitué. Mais justement, dans le cas de la société occidentale, et en particulier dans le cadre de la culture politique de type républicain comme la France, tout se passe comme si, métaphysiquement parlant, l’individu précédait la communauté. Ce sont les individus réunis, appelés citoyens, qui fondent et incarnent la communauté politique pour leur bien collectif. Le prix à payer, c’est la fréquence relativement élevée des situations conflictuelles provoquées précisément par les affirmations individuelles des uns et des autres.
En revanche, au Japon, c’est peut-être le contraire qui est vrai. Le propre de l’imaginaire politique japonais se caractérise par la prévalence d’un sentiment d’appartenance à une communauté de destins ethniquement homogène, perçue comme telle. Ce ne sont pas les individus qui fondent et incarnent la communauté; au contraire, c’est la communauté qui les fait exister en tant que tels. Au Japon, il y a un être ensemble qui ne se confond pas avec celui de la société occidentale.
Cela tient très certainement au fait que les Japonais, contrairement aux Occidentaux, n’ont pas fait l’expérience historique d’un démantèlement de communautés traditionnelles. La Révolution française a démantelé d’une manière exemplaire les structures communautaires de la société d’ordres; la loi Le Chapelier de 1791, interdisant toute association, tout groupement d’hommes, a permis de générer une société d’individus. A-t-on prêté suffisamment d’attention au fait que la liberté d’association, qui devient essentielle plus tard dans les régimes démocratiques, ne figure pas dans la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen»?
Ici, au Japon, nous n’avons pas connu une telle expérience d’engendrement d’hommes individuels. Dans ces conditions, les vertus individuelles ne peuvent pas être les mêmes: soumission à l’autorité, discrétion, évitement des occasions de se faire remarquer, souci de ne pas s’affirmer, souhait de ne pas déranger les autres, etc. Cet effacement de soi, la face cachée de la cohésion sociale, est doté d’une étonnante efficacité pour le meilleur et pour le pire. L’envers de la cohésion, qui apparaît aujourd’hui comme une «leçon» dans un monde tout à l’ego, d’un désenchantement extrême, fut le déferlement du redoutable militarisme nippon des années 1940.
Quoi qu’il en soit, le «calme» et la «discipline», qui font l’objet d’un éloge de la part des observateurs occidentaux, ne sont absolument pas le résultat d’un civisme quelconque, «civisme» étant un concept lié à celui de «contrat social» présupposant la fondation d’une cité, d’une res publica voulue par les individus autonomes pour assurer leur sécurité commune…
Les médias étrangers ont souligné le manque, au Japon, de transparence et d’information sur la catastrophe et ses conséquences. Pensez-vous que les diverses autorités japonaises ont été à la hauteur de l’événement?
Non, je ne le pense pas. Je crois au contraire que les pouvoirs publics ne se sont pas comportés et ne se comportent toujours pas d’une manière suffisamment limpide et honnête vis-à-vis des citoyens. Je disais tout à l’heure que j’avais été choqué à Paris par la réserve des médias japonais quant à la façon d’appréhender la crise nucléaire de Fukushima.
Je constate aujourd’hui que les experts invités sur le plateau de la télévision nationale sont toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux qui sont engagés depuis toujours dans la politique nucléaire nipponne propulsée, dit-on, par les autorités gouvernementales, les compagnies d’électricité comme Tepco et les chercheurs universitaires pronucléaires.
On sait maintenant, grâce à des publications courageuses, que les compagnies d’électricité et celles qui gravitent autour d’elles dépensent une somme proprement astronomique pour la promotion publicitaire du nucléaire: la liste noire des notables (vedettes du show-biz, athlètes, intellectuels médiatiques…) gagnés à leur cause est très longue. On sait que Tepco, en plaçant ses hommes dans le milieu politique et ailleurs, en finançant des recherches universitaires, exerce une influence occulte, massive et tentaculaire. On sait que certains hauts fonctionnaires chargés du nucléaire, lorsqu’ils ont pris leur retraite, se retrouvent conseillers auprès de Tepco.
Dans ces conditions, on comprend que des forces obscures agissent pour amoindrir, autant que faire se peut, la responsabilité de Tepco et des instances gouvernementales. Tout se passe en effet comme si les autorités concernées voulaient minimiser les événements de Fukushima. Un seul exemple : l’accident n’a été réévalué au niveau 7 que le 12 avril, mais selon certains chercheurs antinucléaires confirmés, comme Hiroaki Koide, de l’université de Kyoto, on le savait dès la première semaine après le déclenchement de la crise.
Qu’est-ce qui a changé, au fil des centaines de répliques sismiques, dans la vie quotidienne à Tokyo, où vous habitez ?
Rien, sinon la nature de la peur. A chaque réplique forte, on pense désormais inévitablement à la centrale endommagée de Fukushima et à bien d’autres qui parsèment le pays, en particulier à celle de Hamaoka, qui se trouve seulement à 180 kilomètres de Tokyo et qui est construite, paraît-il, sur une grande faille sismique…
Pourquoi a-t-on pu faire une chose aussi insensée ? Je navigue entre le normal et le monstrueux. A l’université, où tout a repris comme si de rien n’était, je vois des étudiantes follement gaies; mais une grande angoisse s’empare de moi quand, le soir, je regarde la réalité en face à travers quelques sources d’information fables qui évoquent la possibilité non écartée du pire des scénarios…
Depuis Hiroshima et Nagasaki, le Japon a un rapport unique au monde avec le traumatisme nucléaire. Après Fukushima, la société japonaise va-t-elle repenser sa relation au danger nucléaire ?
J’espère que le Japon va saisir cette occasion tragique pour s’engager enfin dans une voie qui lui permette de revoir de fond en comble sa politique énergétique. N’est-ce pas un devoir non seulement vis-à-vis des victimes du feu atomique, mais encore pour les générations à venir de toute l’humanité? Comme le dit Kenzaburô Oé, prix Nobel de littérature, les Japonais n’ont pas le droit de penser l’énergie nucléaire «en termes de productivité industrielle» («le Monde» du 17 mars). Il faut revenir à ce point de départ. La catastrophe de Fukushima a montré au monde entier le caractère irrémédiable et non maîtrisable du processus lorsque survient un accident nucléaire. Il faut en tirer la leçon pour s’orienter vers des sources d’énergie renouvelables, pour arrêter de faire du nucléaire civil et militaire un enjeu économique et mercantile.
Le Japon vit aujourd’hui avec deux risques majeurs: un risque sismique permanent et un risque invisible de contamination radioactive. Comment vit-on ainsi ?
Le risque sismique, on le connaît depuis la nuit des temps. On s’y fait, on est obligé de s’y faire. En revanche, le risque de contamination radioactive, c’est quelque chose qui revient entièrement à l’homme. Il faut bien distinguer les deux, car certains discours officiels ont l’air de faire croire que le drame actuel de Fukushima est dû au séisme et au tsunami dont on ne pouvait prévoir la puissance destructrice. Position scandaleuse que j’ai du mal à accepter.
A cela j’ajouterai le fait, absolument inadmissible, qu’en matière de radioactivité les autorités gouvernementales augmentent arbitrairement le seuil de tolérance: les enfants de Fukushima devront désormais subir jusqu’à 20 millisieverts alors que, selon la loi, c’est la limite supérieure pour les techniciens spécialisés dans le traitement du nucléaire.
Où en est-on de la situation des victimes, des sans-abri et des réfugiés? Comment le Japon leur manifeste-t-il sa solidarité ?
Il y a un élan de solidarité spontanée. Des collectes d’argent se font partout. Il faut en effet penser aux gens du Nord qui, plus d’un mois après le séisme, errent toujours dans les décombres; il faut penser à ceux qui ont dû partir de leur ville ou de leur village contaminés pour ne plus y retourner avant longtemps… La ville de Tokyo, je vous l’ai dit, est moins illuminée. On baisse les lumières. On dirait que la nuit est plus profonde alors que les jours rallongent. Une douce familiarité s’installe entre la nuit et les hommes. C’est bien ainsi.
Cette épreuve inouïe est l’occasion pour bien des gens de se rendre compte du superflu et de l’inutile qui encombrent notre vie, sinon de s’en dépouiller avec courage. Cela dit, je dois dire que je perçois, çà et là, des signes qui indiquent le retour inquiétant d’un certain discours identitaire soulignant l’union et l’homogénéité de la communauté nationale placée sous le signe du drapeau japonais, qui, semble-t-il, a nettement augmenté sa visibilité.
Quelle est pour vous la signification de ce désastre? Est-ce un tournant historique pour le Japon ? Qu’est-ce qui va changer ?
C’est un tournant historique. La reconstruction du pays doit nécessairement passer par une remise en question du modèle politique, qui a ses racines profondes dans la formation historique de l’articulation spécifique de l’individuel et du communautaire, étant entendu que c’est cette articulation même qui engendre simultanément la «discipline» des sinistrés et l’incompétence flagrante des hommes au pouvoir. Mais je ne suis pas sûr que les citoyens de ce pays soient prêts à prendre en main leur avenir dans ce sens-là. Au fort de la crise de Fukushima, la réélection de l’actuel gouverneur de Tokyo, chef de file des pronucléaires, est passée comme une lettre à la poste.
Propos recueillis parFrançois Armanet et Gilles Anqueti
(Le Nouvel Observateur)
Akira Mizubayashi
Né en 1952, Akira Mizubayashi est écrivain, traducteur et professeur de français à l’université à Tokyo. Il vient d’écrire en français et de publier chez Gallimard «Une langue venue d’ailleurs», un superbe essai où il dit son amour de la langue française. (DR)
Voir aussi : Rubrique Japon, Fukushima désinformation, rubrique Littérature Asie,