“Strange Fruit”, et Billie Holiday suspendit l’Histoire

New York, 1939. Une voix perfore le cœur d’une Amérique bipolaire. “Strange Fruit”, acte de naissance de la chanson contestataire, résonne pour l’éternité.

I feel like going home, de Muddy Waters, I got a woman, de Ray Charles, Zombie, de Fela ou encore War, de Bob Marley… Dans la continuité de l’expo « Great Black Music », à la Cité de la Musique, qui rassemble jusqu’en août cinquante ans de musiques noires, Télérama.fr vous raconte chaque semaine l’histoire d’une chanson qui a traversé les générations.

Le lynchage d'Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Le lynchage d’Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Les dernières notes de Strange Fruit sont souvent suivies d’un silence sidérant. Le night club est plongé dans le noir. Les serveurs ne doivent pas bouger, ni faire le moindre bruit. Chaque soir, le rideau retombe sur l’image de « ces corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud/comme d’étranges fruits aux branches des peupliers ». Le public new-yorkais ne sait pas comment réagir. Doit-il rester grave et recueilli dans un moment d’intense communion avec le peuple noir qui est encore victime des lynchages? Doit-il applaudir à tout rompre la performance sublime de Billie Holiday dont le tour de chant s’achève rituellement par cette lamentation déchirante ? L’intensité de l’instant n’a guère d’équivalent.

Les années 30 touchent à leur fin. New York est une ville vibrante, créative, illuminée. Le Cafe Society qui vient d’ouvrir ses portes sur Sheridan Square, à Greenwich Village, fait vœu d’être le premier night club d’Amérique où noirs et blancs peuvent se mélanger sans y penser. Les amoureux de jazz et les penseurs d’une gauche en verve y font bon ménage et Billie Holiday règne avec autorité sur ce beau monde hédoniste et raffiné. Sa voix est l’expression la plus pure d’une blessure grande ouverte. Elle donne à Strange Fruit une force que rien ne peut dompter. Son timbre est clair, à peine frissonnant, son interprétation lente et posée. La chanteuse qui, en ce printemps 1939, a tout juste vingt-quatre ans, dompte son souffle, impose son rythme, dévoile les images de la terrible scène de lynchage sans forcer le trait. L’émotion est nue. La chanson semble taillée pour elle. A tel point qu’elle a fini par croire qu’elle en était l’inspiration.

be Meeropol, l’auteur derrière le mythe

Dans sa biographie, Lady Sings the Blues, elle raconte que le jour où un certain Lewis Allen s’est présenté à elle avec cette ébauche de chanson, elle a compris immédiatement qu’elle mettait en musique toute l’infamie qui avait tué son père (il est mort d’une pneumonie après que plusieurs hôpitaux du sud ségrégationniste aient refusé de le soigner).

Strange Fruit restera LA chanson de Billie Holiday, mais elle n’a pas été écrite pour elle. Quand elle les interprète pour la première fois, ces trois couplets dépeignant, avec brutalité et ironie, le pourrissement du racisme dans l’air moite des campagnes du Sud (« l’odeur du magnolia, douce et fraîche/et soudain l’odeur de la chair qui brûle ») ont déjà fait leur chemin. Ils ont été publiés, au milieu des années 30, dans un bulletin syndical des enseignants new-yorkais par Abe Meeropol, professeur d’un lycée du Bronx.

A l’origine, Strange Fruit n’est qu’un court poème, Bitter Fruit, (« fruit amer »), inspiré par la photo du lynchage de deux jeunes garçons noirs, à Marion dans l’Indiana. Abe Meeropol, qui se fait appeler Lewis Allan (et non Allen, comme le retranscrit Billie Holiday) pour préserver son anonymat, est un juif américain proche du parti communiste. Il met lui-même son texte en musique et on le reprend régulièrement en chœur dans les meetings politiques. Jusqu’à ce que sa réputation parvienne aux oreilles de Barney Josephson, qui vient d’ouvrir le Cafe Society et n’imagine pas qu’on chante ailleurs ces quelques lignes qui font entrer la chanson contestataire dans un autre âge.

La plus grande chanson du XXe siècle

« C’est la plus affreuse des chansons, dira plus tard Nina Simone. Affreuse parce que violente et dévoilant crûment ce que les blancs ont fait aux miens. » Une des légendes accompagnant Strange Fruit veut que Billie Holiday n’ait pas été « bouleversée » quand Strange Fruit lui a été proposée par son employeur.  « Indifférente » ou « mal à l’aise » selon les sources. Elle n’a toutefois pas tardé à se l’approprier et à en faire l’apogée de son tour de chant. Son premier enregistrement date du printemps 1939. Sur le label Commodore, qui a élu domicile dans un petit magasin de la 52e rue, et non sur les disques Columbia avec lesquels elle a signé un contrat : John Hammond, qui a découvert la chanteuse à 17 ans à Harlem, n’a pas voulu se mouiller.

Strange fruit devient vite un succès, mais c’est un succès gênant. Les militants de gauche l’envoient aux membres du Congrès pour les mobiliser. Le Sud ségrégationniste est encore très influent au sein des partis politiques et des médias et la radio passe peu le disque. C’est le bouche-à-oreille qui fait circuler les refrains scandaleux, attire une foule de fervents au Cafe Society et vaut à son auteur une audience très spéciale… celle de la Commission de la Chambre sur les affaires anti-américaines, qui veut savoir si le parti communiste a financé l’écriture de la chanson. Abe Meeropol reste ferme face à ses accusateurs. Quelques années plus tard, il adoptera les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg, exécutés pour « espionnage au profit de l’URSS ».

Billie Holiday ne connaîtra rien des avancées de son peuple. Les années 40 et 50 sont pénibles. Dans l’Amérique du maccarthysme, certains clubs refusent qu’on joue Strange Fruit. La chanteuse est obligée de l’imposer contractuellement. Certains soir, elle se plaint des serveurs qui font volontairement tinter leur caisse enregistreuse pendant toute la durée de la chanson. En 1944, elle est à deux doigts d’ouvrir la gorge d’un marin qui la traite de « négresse » A un ami qui l’interpelle, un jour sur une avenue de New York (« comment va la Lady Day ? ») elle répond : « Bof, tu sais, je suis toujours nègre ».

Dans la lente descente narcotique de ses dernières années, Strange Fruit est un morceau toujours plus pesant et douloureux qu’elle ne parvient pas toujours à le chanter. Elle meurt à 44 ans, en 1959. En 1999, Time Magazine décrète que Strange Fruit est la plus grande chanson du XXe siècle.

Laurent Rigoulet

Source Télérama 08/04/2014

Play list Strange fruit

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Etas-Unis. En politique, l’argent de plus en plus roi

Dessin de Bromley

Dessin de Bromley

Par une décision très décriée, la Cour suprême vient d’assouplir une nouvelle fois les règles de financement des campagnes politiques. Les gros donateurs pourraient avoir encore plus d’influence sur la vie publique américaine

Pendant des décennies, souvent après d’énormes scandales de corruption, les législateurs ont tenté de limiter les effets délétères de l’argent en politique. A présent, la Cour suprême est en train d’abattre ces garde-fous un par un.

En 2010, l’arrêt de la Cour suprême Citizens United a ainsi autorisé des entreprises et des syndicats à dépenser des sommes sans limite pour soutenir ou combattre un candidat.

Le 2 avril, c’était au tour des donateurs privés. L’arrêt McCutcheon v. FEC, adopté par 5 voix contre 4, a supprimé le plafond pour les dons que peuvent faire les particuliers aux candidats et aux partis lors des élections fédérales. [Les contributions destinées à tel ou tel candidat restent limitées, mais chaque donateur peut faire des dons au nombre de candidats qu’il souhaite.]

Infinie reconnaissance ?

Si cela ne vous inquiète pas, pensez au pouvoir et à l’influence qu’exerceront un très petit groupe de personnes grâce à cet arrêt. [Dans les faits], la limite pour les dons privés passe à 3,5 millions de dollars [2,5 millions d’euros] tous les deux ans (1). Les particuliers capables de débourser une telle somme sont très peu nombreux. Et les partis politiques leur devront une infinie reconnaissance.

John Roberts [le président de la Cour suprême] et la majorité conservatrice ont réussi à se convaincre que la corruption n’était pas vraiment un problème. Et qu’il faudrait surtout s’attaquer à la corruption directe, c’est-à-dire au fait qu’un particulier donne de l’argent à un homme politique en échange d’un service.

Mais, dans le monde réel de la politique contemporaine, ce genre de corruption explicite est rarement nécessaire. Même l’homme politique le plus obtus connaît les motivations de ses plus gros contributeurs et les mesures à prendre pour assurer la pérennité de ces dons. Les décisions de la Cour suprême ne font que donner de plus en plus de poids à ces grands donateurs.

L’argent continuera donc de couler à flots. Espérons que les inévitables excès à venir susciteront une colère suffisante chez les citoyens pour que les antidotes – le financement public des campagnes ou un amendement constitutionnel destiné à limiter le rôle de l’argent en politique – deviennent enfin une réalité.

Note :(1) Chiffre obtenu en additionnant les contributions maximales à tous les comités politiques d’un parti dans le pays et à ses candidats à la présidence et au Congrès.

 

Source : US Today Courrier International O7/04/2014

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Election présidentielle en Afghanistan : quels enjeux ?

Afghanistan-Le-cri-d-alarme-d-Action-contre-la-Faim_article_landscape_pm_v8Qui sont les principaux candidats à l’élection présidentielle afghane ? Le candidat de l’opposition a-t-il une chance d’être élu ? Quels sont les enjeux de cette élection ?

11 candidats se présentent à l’élection présidentielle d’avril prochain. Parmi eux, on peut distinguer quatre candidats qui ont l’espoir de l’emporter. Il s’agit de Dr Abdullah Abdullah, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien candidat à l’élection présidentielle en 2009, de Ashraf Ghani, ancien ministre et ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, de Zalmai Rassoul, le dernier ministre des Affaires étrangères, et de Abdul Rasul Sayyaf, ancien chef de guerre, accusé par certaines ONG de défense des droits de l’homme de massacre de civils et de crimes de guerre. On peut ajouter également parmi les favoris, Abdul Qayum Karzaï, le frère de président sortant.

Avant de connaitre les noms des autres candidats, Dr Abdullah apparaissait comme favori car il avait réussi à former une grande alliance politique regroupant les principaux anciens chefs de guerre ou chefs de partis opposés à Hamid Karzaï. Il bénéficiait également du discrédit du président sortant, son rival à l’élection présidentielle de 2009. Pourtant, cette alliance n’a pas résisté au jeu de pouvoir dans un pays où les partis politiques n’existent pas réellement et où le changement d’alliance est la règle. Ainsi, on a vu le fameux général Dostom, chef de guerre de la communauté ouzbek, se rallier à la candidature de Ashraf Ghani, l’homme qui considérait son nouvel allié comme un criminel de guerre. C’est aussi le cas du frère de l’ancien commandant Ahmed Shah Massoud, dont le Dr Abdullah était le lieutenant, qui a choisi de soutenir Zalmai Rassoul. Il souhaite être le premier vice-président en cas de victoire. Dr Abdullah a néanmoins comme colistier Mohammad Mohaqiq, l’un des principaux leaders de la communauté hazâra qui vote massivement à chaque élection, contrairement aux zones pachtounes de l’Est et du Sud, zones sous l’influence des Taliban. Il peut également rassembler les jeunes et des organisations de la société civile dans les grandes villes. Ainsi, on ne peut réellement prévoir les résultats de cette élection, étant donné le nombre d’incertitudes.

Cette élection sera un évènement extrêmement important en Afghanistan car, pour la première fois dans l’histoire du pays, on assistera au transfert de pouvoir d’une manière pacifique, grâce à des élections et non pour cause de conflit. Egalement, ce pourrait être la première fois que l’on verrait, si le candidat de l’opposition l’emporte, un non pachtoune gouverner l’Afghanistan depuis sa fondation. Mais plus important encore, si jamais cette élection se déroule d’une manière pacifique, transparente et juste, le prochain président aura une légitimité que son prédecesseur n’avait pas. Le pouvoir se renforcera face aux Talibans qui mettaient toujours en avant la non représentativité et la non légitimité du pouvoir à Kaboul. Le prochain gouvernement afghan sera un interlocuteur plus crédible auprès de la communauté internationale.

Pour quelles raisons une épreuve de force s’est engagée publiquement entre Barack Obama et Hamid Karzaï ?

Depuis qu’il a été décidé que la présence militaire de l’OTAN prendrait fin en 2014, l’Afghanistan a commencé à signer des traités ou des accords de coopération avec de nombreux pays, y compris la France. Celui avec les Etats-Unis prévoyait un accord bilatéral de sécurité avec la présence de 10 000 soldats américains en Afghanistan après 2014, ainsi que le maintien de 9 bases américaines. Cet accord a été approuvé par la plus haute juridiction afghane, la Loya Jirga, et n’attendait que la signature du président afghan pour être effectif. Mais Hamid Karzaï a fait une volte-face inattendue. Depuis six mois, il est entré dans une épreuve de force avec Washington et pose des conditions irréalisables pour sa signature. Après avoir demandé aux Américains de respecter les maisons des Afghans et de mettre fin aux opérations nocturnes, ce que les Américains ont accepté, il leur demande aujourd’hui d’arrêter toutes opérations militaire en Afghanistan car il n’y aurait pas selon lui de terroristes en Afghanistan, mais uniquement au Pakistan, et de négocier immédiatement et ouvertement avec les Taliban, considérés par Hamid Karzaï comme des frères mécontents.

Dans cette épreuve de force entre Barack Obama et Hamid Karzaï, ce dernier est prêt à réécrire entièrement l’histoire de ces 13 ans de guerre en Afghanistan. Dans une interview accordée au Washington Post le 1er mars, Hamid Karzaï a affirmé que cette guerre n’était pas celle des Afghans qui en sont victimes et serait menée dans le seul intérêt des Etats-Unis et de ses alliés. Il est allé encore plus loin en affirmant qu’Al-Qaïda est un mythe et qu’il n’existait pas réellement. Une déclaration qui pourrait inciter Barack Obama à mettre en place l’option zéro, à savoir retirer les soldats américains d’Afghanistan à la fin de cette année, une option qui pourrait être désastreuse pour le maintien de la sécurité en Afghanistan. Comment l’Afghanistan, un pays dont le budget annuel pour 2014 ne dépasse pas les 7 milliards de dollars, pourrait-il faire face seul aux défis économique, social et sécuritaire, lorsqu’on sait que les Etats-Unis y ont dépensé plus de 6 milliards dollars en 2013 ?

Beaucoup d’analystes, notamment afghans, voient les raisons de la tension entre les présidents américain et afghan dans le fait que Karzaï ne peut pas se présenter à un 3e mandat et ne veut pas non plus laisser le pouvoir échapper à son clan et à son influence. Il veut maintenir son influence sur le pays via le prochain président qu’il aurait soutenu. Il essaie ainsi de favoriser deux ou trois candidats pour que l’un d’entre eux arrive au second tour et puisse emporter facilement le scrutin. Il faut noter également, qu’à deux mois d’une élection cruciale, aucune institution internationale n’a annoncé la présence d’observateurs, à l’exception de deux fondations américaines.

Le Pakistan négocie actuellement avec les Taliban pakistanais. Y a-t-il une chance que les négociations aboutissent ? Quel est l’objet principal des discussions ?

On n’en parle pas suffisamment en France, mais le Pakistan souffre énormément des actions des Taliban pakistanais, le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP ou Mouvement des Taliban du Pakistan). C’est un mouvement qui n’existait pas avant la guerre en Afghanistan. Fondé en 2007, le TTP a rassemblé de nombreuses organisations locales traditionnellement très conservatrices. Sous l’influence de la guerre en Afghanistan et en contact avec des éléments d’Al-Qaïda, il est devenu une force extrêmement organisée, puissante et violente dans les zones tribales et mène des actions sanglantes dans d’autres villes pakistanaises. Depuis 2007, le Pakistan a perdu plus de 3000 soldats dans la lutte contre les Taliban. Ce mouvement est une menace pour la sécurité du pays.

Islamabad, après avoir tenté de les vaincre militairement, essaie de négocier avec eux. Le précédent gouvernement, dirigé par le parti laïc Parti du Peuple du Pakistan, a essayé de le faire sans succès. Le gouvernement actuel du Premier ministre Nawaz Sharif et ses alliés anti-américains tentent de relancer ces négociations. Il existe en effet des canaux réels entre le gouvernement pakistanais et les Taliban. Non seulement la Ligue musulmane du premier ministre mais ses alliés, comme le Mouvement du Pakistan pour la Justice d’Imran Khan ou les islamistes du Muttahida Majlis-e-Amal, ont tous mené la campagne électorale de mai 2013 sous des slogans anti-américains, particulièrement contre les attaques des drones américains sur les positions des Taliban. D’autre part, les Taliban se trouvent confrontés à un éventuel changement en Afghanistan où la perspective d’une solution impliquant les Taliban afghans est réelle. Le gouvernement est conscient de leur faiblesse et, malgré des attentats et des attaques, l’armée a établi une feuille de route. Elle a en effet annoncé qu’à chaque fois qu’il y aurait une action des Taliban, celle-ci serait suivie par une action militaire de l’armée pakistanaise. C’est pourquoi ces derniers jours on a assisté à un escalade des opérations des uns et des autres, mais cela n’a pas empêché le TTP d’annoncer, le 2 mars, un trêve d’un mois pour entamer les négociations. Nous ne connaissons pas l’ordre du jour des pourparlers, on sait seulement que les Taliban ont demandé l’arrêt des opérations militaire et l’application de la charia. Le gouvernement semble être prêt non seulement à reconnaître l’autonomie des zones tribales, déjà effective, mais aussi d’aider au développement de ces zones, les plus pauvres du Pakistan. Quant à l’application de la charia, il faut savoir que le Pakistan est déjà une république islamique, mais une application pure et dure à l’image de ce qui se passe dans les zones contrôlées par les Taliban n’est pas envisageable. Tout en étant un Etat islamique, le Pakistan possède une société civile importante et des institutions solides telles que le pouvoir judiciaire ou la presse. En revanche, le Pakistan pourrait bien accepter l’application de la charia dans les zones tribales autonomes.

Karim Pakzad  

Afrique Asie : 10/03/14 Source : IRIS

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L’histoire secrète de la crise financière ou comment la Fed domine le monde

Harold James
De nouvelles informations apparaissent, concernant l’attitude des autorités monétaires et financières, face à la crise, en 2008. Elles montrent le rôle clé de la Fed et la marginalisation du FMI. par Harold James, Princeton

 

Le grand roman de Balzac Ies illusions perdues se termine par une tirade sur la différence entre « l’histoire officielle », qui est un « tissu de mensonges », et « l’histoire secrète » – c’est à dire la vraie histoire. Dans le temps, il était possible de cacher les vérités scandaleuses de l’histoire pendant longtemps – voire pour toujours. Plus maintenant.

 

Ceci n’est nulle part aussi apparent que dans les récits de la crise financière mondiale. L’histoire officielle dépeint la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale européenne et les autres grandes banques centrales comme adoptant une action coordonnée pour sauver le système financier mondial de la catastrophe. Cependant, les transcriptions publiées récemment des réunions de 2008 du Federal Open Market Committee, le principal organe de décision de la Fed, révèlent que, dans les faits, la Fed a émergé de la crise en tant que la banque centrale du monde, tout en continuant à servir en premier lieu les intérêts américains.

 

Le rôle premier de la Fed

 

Les réunions les plus importantes se sont déroulées le 16 septembre et le 28 octobre – à la suite de l’effondrement de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers – et portaient sur la création d’accords bilatéraux d’échange de devises visant à assurer une liquidité adéquate. La Fed y avait décidé d’accorder des crédits en dollars à des banques étrangères en échange de devises, que la banque étrangère acceptait de racheter après une période spécifiée au même taux de change, plus les intérêts. Cela fournissait aux banques centrales – en particulier celles de l’Europe, qui faisaient face à une pénurie de dollars après la fuite des investisseurs américains – les dollars dont elles avaient besoin pour prêter aux institutions financières domestiques en difficulté.

 

En effet, la BCE a été parmi les premières banques à conclure un accord avec la Fed, suivie par d’autres grandes banques centrales de pays avancés, comme la Banque nationale suisse, la Banque du Japon et la Banque du Canada. Lors de la réunion d’octobre, quatre économies émergentes importantes « sur le plan diplomatique et économique » – Mexique, Brésil, Singapour et Corée du Sud – ont rejoint le mouvement, la Fed décidant d’établir des lignes de swap à hauteur de 30 milliards de dollars avec les banques centrales de ces pays.

 

La Fed voit d’abord les intérêts américains

 

Bien que la Fed ait agi comme une sorte de banque centrale mondiale, ses décisions ont été dictées, d’abord et avant tout, par les intérêts américains. Pour commencer, la Fed a rejeté les demandes de certains pays – dont les noms sont effacés dans les transcriptions publiées – de rejoindre le programme d’échange de devises.

 

Plus important encore, des limites furent placées sur les swaps. L’essence de la fonction de prêteur en dernier ressort d’une banque centrale a toujours été la fourniture de fonds illimités. Parce qu’il n’y a pas de limite sur la quantité de dollars que la Fed peut créer, aucun participant au marché ne peut prendre de position spéculative contre elle. En revanche, le Fonds monétaire international dépend de ressources limitées fournies par les pays membres.

 

Un changement fondamental dans la gouvernance mondiale

 

Le rôle international grandissant que la Fed joue depuis 2008 reflète un changement fondamental dans la gouvernance monétaire mondiale. Le FMI a été créé à une époque où les pays étaient régulièrement victimes des hypothèses désinvoltes des banquiers de New York, tels que l’évaluation de JP Morgan dans les années 1920 selon laquelle les Allemands étaient « fondamentalement un peuple de second ordre ». Le FMI formait une caractéristique essentielle de l’ordre international de l’après-Seconde Guerre mondiale, destinée à servir de mécanisme d’assurance universelle – qui ne pourrait pas être utilisé pour promouvoir les intérêts diplomatiques du moments.

 

Les documents de la Fed montrent la marginalisation du FMI

 

Aujourd’hui, comme le montrent clairement les documents de la Fed, le FMI est devenu marginalisé – notamment en raison de son processus politique inefficace. En effet, dès le début de la crise, le FMI, supposant que la demande pour ses ressources resterait faible en permanence, avait déjà commencé à réduire ses capacités.

 

En 2010, le FMI a mis en scène sa résurrection, se présentant comme central dans la résolution de la crise de l’euro – à commencer par son rôle dans le financement du plan de sauvetage grec. Pourtant, ici aussi, une histoire secrète a été révélée – qui met en évidence à quel point la gouvernance monétaire mondiale est devenue asymétrique.

 

La position du Fonds monétaire compliquée, face à la crise européenne

 

Le fait est que seuls les États-Unis et les pays massivement surreprésentés de l’Union européenne ont soutenu le plan de sauvetage grec. En effet, toutes les grandes économies émergentes s’y sont fermement opposées, le représentant du Brésil déclarant qu’il s’agissait d’un « plan de sauvetage des détenteurs de la dette privée de la Grèce, principalement les institutions financières européennes ». Même le représentant de la Suisse a condamné la mesure.

 

Lorsque les craintes d’un effondrement soudain de la zone euro ont donné lieu à un débat prolongé sur la façon dont les coûts seront supportés par des restructurations et des annulations de dette, la position du FMI deviendra de plus en plus compliquée. Bien que le FMI soit censé avoir priorité sur les autres créanciers, il y aura des demandes pour annuler une partie des prêts qu’il a émis. Les pays émergents plus pauvres s’opposeraient à une telle démarche, arguant que leurs citoyens ne devraient pas avoir à payer la facture de la prodigalité budgétaire de pays beaucoup plus riches.

 

 Une perte d’influence inéluctable, même en cas de changement de directeur général

 

Même ceux qui ont toujours défendu l’implication du FMI se tournent à présent contre le Fonds. Les fonctionnaires de l’UE sont outrés par les efforts apparents du FMI pour obtenir un soutien des pays débiteurs de l’Europe en exhortant l’annulation de toutes les dettes qu’il n’a pas émises lui-même. Et le Congrès des États-Unis a refusé d’approuver l’expansion des ressources du FMI – qui faisait partie d’un accord international négocié au sommet du G-20 de 2010.

 

Bien que le scandale qui a suivi la nomination d’un autre européen en tant que directeur général du FMI en 2011 soit de nature à assurer que le prochain chef du Fonds ne sera pas originaire d’Europe, la diminution rapide de l’importance du rôle du FMI signifie que cela ne changera pas grand-chose. Comme le montre l’histoire secrète de 2008, ce qui importe est de savoir qui a accès à la Fed.

 

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Harold James est professeur d’histoire à l’Université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation.

© Project Syndicate 1995-2014

Source La Tribune 13/03/2014

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Le boycott des universités israéliennes qui indigne les Etats-Unis

n « mur d’Apartheid » dressé par les Etudiants pour la justice en Palestine, sur le campus de Berkeley, en Californie, le 9 avril 2004 (Rahimian /SIPA)

n « mur d’Apartheid » dressé par les Etudiants pour la justice en Palestine, sur le campus de Berkeley, en Californie, le 9 avril 2004 (Rahimian /SIPA)

La décision de l’American Studies Association (ASA) de soutenir le boycott contre les institutions académiques israéliennes suscite indignation et polémique dans l’enseignement supérieur américain et chez les politiques, alors que son influence reste très limitée sur les campus.

En décembre dernier, l’association « la plus large et la plus ancienne dévouée aux études interdisciplinaires de la culture et de l’histoire américaine » a répondu favorablement à l’appel de l’USACBI – qui se définit comme une campagne américaine de boycott des institutions académiques et culturelles d’Israel –, en s’associant au mouvement « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » (BDS).

Le BDS est un mouvement international qui s’inspire à la fois de la campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI) lancée par des intellectuels et universitaires palestiniens à Ramallah en 2004, et des mouvements de boycott sud-africains contre l’Apartheid.

La résolution de l’ASA, « essentiellement symbolique » – puisque l’organisation n’a pas les compétences pour l’appliquer – vise à « protester contre l’occupation illégale de la Palestine, les violations du droit à l’éducation des étudiants palestiniens, et la liberté des universitaires et des étudiants de la Cisjordanie, de Gaza et des Palestiniens d’Israël. »

Sanctionner les activités académiques et culturelles d’Israël – des institutions et non pas des individus – c’est aussi, selon l’association, mettre en avant le rôle des Etats-Unis dans la facilitation de « l’occupation israélienne de la Palestine ».

Les facs prestigieuses soutiennent Israël

Le BDS a eu jusqu’ici très peu d’échos aux Etats-Unis. Cette prise de position « éthique » et minoritaire dans le champ académique américain (l’association regroupe 5000 professeurs) a suscité dans le pays une vague d’indignation « rapide » et « frappante ». En quelques jours, l’ASA est passée « d’une relative obscurité à la proéminence en tant que paria de l’establishment de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis ».

L’association américaine des professeurs d’université (AAUP), forte de 48 000 membres, a réitéré sa condamnation initialement formulée en 2005 contre le boycott des universités israéliennes, suivi par l’Association des universités américaines et du Conseil américain de l’Education.

Au mois de décembre, de nombreuses universités, parmi les plus prestigieuses du pays – Johns Hopkins, Harvard, Yale, Cornell, Princeton, Boston university, ainsi que les Universités de Pennsylvanie, du Connecticut et du Texas – ont officiellement condamné le boycott. Certaines ont d’ailleurs des programmes d’échanges avec des facs israéliennes.

150 présidents d’universités ont également réaffirmé leur soutien à Israël et leur condamnation de l’ASA, allant parfois jusqu’a se retirer de l’association, sans la consultation du corps enseignant ou administratif.

Des « effets antisémites »

Les critiques des universitaires défendent d’abord « la liberté d’enseignement » et critiquent le « double standard » appliqué à Israël. Pourquoi s’attaquer à « l’unique démocratie du Moyen-Orient » quand d’autres pays violent quotidiennement les droits civiques de leurs citoyens ?

Certains citent Mahmoud Abbas, le président de l’autorité palestinienne, qui s’est prononcé en décembre contre le Boycott israélien – mais celui des produits cultivés par les Israéliens dans les territoires occupés.

Les réactions les plus violentes ont été entendues sur les plateaux télés à l’instar de Larry Summers, ancien président de Harvard qui a appelé à la télévision au boycott de l’ASA, à une action punitive contre ses professeurs en évoquant « les effets antisémites voire les intentions » de cette prise de position de l’association.

Abraham Foxman, directeur la ligue antidifamation, a caractérisé ce vote
d’« attaque honteuse, immorale et intellectuellement malhonnête sur la liberté académique ».

Une transgression du premier amendement

La controverse est allée jusqu’à la Chambre des Représentants, qui a proposé en janvier une loi bipartisane – « The Protect Academic Freedom Act » – visant à supprimer toutes les subventions publiques d’une institution qui soutiendrait le boycott d’Israël.

« Cette réponse explicite » à la position prise par l’ASA a suscité un flot de critiques, notamment une transgression du premier amendement, comme l’explique Michelle Goldberg dans le The Nation :

« Mais si le boycott de l’ASA peut enfreindre la liberté d’enseignement, la loi antiboycott l’enfreint pour de bon. C’est l’Etat [de New York] qui punit des professeurs pour leur prise de position. Ce qui est totalement anticonstitutionnel. »

La proposition est passée haut la main devant le Sénat fin janvier, avant d’être retirée du jour au lendemain de l’agenda parlementaire, pour éviter davantage de polémiques.

Un boycott pour faire parler des Palestiniens

L’indignation suscitée par la prise de position de l’ASA a permis aux cercles universitaires, politiques et même médiatiques de réaffirmer leur soutien à l’état juif, via le « principe de liberté d’enseignement ».

Et « sans qu’aucune mention n’ait jamais été faite sur le sort des Palestiniens » souligne Colin Dayan, l’une des rares professeurs juives américaines à s’être publiquement prononcée pour le BDS, soulignait fin décembre dans Aljazeera America :

« Les débats inspirés par le soutien académique du BDS contre les universités israéliennes permettent à toutes sortes de gens de voir ce qui est caché, de parler collectivement et librement, à des jeunes et des plus âgés, titulaires ou non, pour et contre le boycott.

La liberté d’être en accord ou en désaccord, la collision et le conflit nécessaires à la pensée critique, c’est ce qui compte. »

L’ASA, désormais « excommuniée [virtuellement] de la communauté bien-pensante des chercheurs américains », n’aura aucune incidence pratique sur l’évolution des relations entre universités israéliennes et américaines.

Mais d’après Colin Dayan, elle aura eu le mérite de faire parler du BDS dans les médias américains, où « la censure est omniprésente » :

« En Israël et aux Etats-Unis, la menace contre ceux qui débattent, ou même ceux qui posent des questions les droits humains et politiques des Palestiniens reste bien une réalité.

Nulle part dans la vague d’éditoriaux contre l’ASA et le mouvement de boycott palestinien, leur réalité n’a été discutée. Nulle part ailleurs, les effets néfastes de deux générations d’occupation n’ont été mentionnés. »

Construire des « murs d’Apartheid »

Le BDS est un mouvement aujourd’hui encore très limitée parmi la jeunesse américaine, et essentiellement promu par des associations, des professeurs et des départements universitaires.

La principale organisation étudiante de soutien au BDS est « Students for Justice in Palestine » (SJP) qui, depuis le début des années 2000 aurait, selon Aljazeera America, « a gagné un terrain considérable, attirant l’attention et la préoccupation des organisations sionistes et des groupes de défense des droits d’Israël. »

Né à Berkeley en Californie en 2001, le mouvement « travaille en solidarité avec le peuple palestinien et soutient son droit à l’autodétermination ». Les mêmes buts que ceux défendus par le BDS, mais « dans la non-violence » :

  • la fin de l’occupation et de la colonisation par Israël de toutes les terres arabes et le démantèlement du mur ;
  • la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens arabes palestiniens d’Israël ;
  • le respect, la protection et la promotion des droits des Palestiniens réfugiés de retourner dans leurs propriétés comme le stipule la résolution 194 de l’ONU.

Selon la Ligue antidiffamation (ADL) qui le classe dans sa liste des 10 principaux groupes antiIsraël aux Etats-Unis [PDF] le SJP aurait des branches dans près de 80 universités aux Etats-Unis, dont Columbia, NYU, University of Washington, Florida, Boston, Chicago, Rutgers (New Jersey), ou encore Yale.

A côté des conférences et des activités de sensibilisation au conflit israélo-palestinien, leurs méthodes d’action consistent à placarder les couloirs des campus de notices d’éviction, construire des « murs d’Apartheid » devant les universités ou encore des faux checkpoints.

Marie Rousseau

Source Le Nouvel Observateur 11/03/2014

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