L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.
Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.
Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy
Le regard d’un anthropologue sur la philosophie
J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.
À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.
À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.
J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.
En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.
L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.
Le faire et l’art de produire
Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.
J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.
Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?
De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.
C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.
Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.
Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.
Anthropologie versus acteur-réseau ?
J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.
J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.
Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.
Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.
L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique
Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.
Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.
Pudique il parlait peu de sa vie, aussi il sera simplement mentionné qu’il est né 13 septembre 1889 à Narbonne, qu’il aura été imprégné des odeurs de la Montagne noire et de la mer, qu’il aura connu Paris et ses artistes dès octobre 1910.
Là il débarque dans les brumes de la ville et des locomotives. Il aura froid, il aura faim.
« En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait bleue. »
Il survivra en faisant des livres, des revues, encore des livres.
Le 17 juin 1960 il meurt à 71 ans, à Solesmes, dans « cet affreux petit village où il fait toujours froid ». Dans la solitude et l’exigence. Il voulait vivre et mourir dans la même tempête, ce fut une tempête de silence et de questions.
Source Esprits Nomades
« Tuer ou devenir meilleur », disait-il.
« Je veux affirmer que la vie est d’abord et toujours tout ».
Homme assis
Le tapis vert couché sous l’âtre c’est un piège.
L’homme au profil perdu s’écarte du mur blanc.
Est-ce le ciel qui pèse aux bras du fauteuil ou une
aile. L’espace devient noir. Les murs sortent des
lignes et coupent l’horizon. Après la course au
faîte des maisons. Après l’espoir de revenir au signe
on tombe dans un trou qui creuse le plafond.
Les mains sortent à l’air. Le visage s’affine et tout
rentre dans l’ordre, le cadre, le repos aux reflets
Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu’elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s’est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.
Ses cheveux blonds forment dans l’air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages – et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson – sans que personne y prenne garde.
En 1956, Léo Ferré avait acquis une certaine renommée et gagné l’intérêt des surréalistes de l’époque, André Breton et Benjamin Péret en tête. Au point d’entretenir une certaine amitié avec Breton, et de vouloir lui confier la préface de son premier – et unique – recueil de poèmes : Poète… vos papiers ! Projet que Breton, qui prônait alors le vers libre, refusa, la teneur du texte n’étant pas à son goût. Cet épisode sonna le glas de leur courte amitié, et Ferré, qui n’était pas homme à se laisser rabrouer, adressa une dernière lettre assassine à son « ami d’occasion ».
Lettre à l’ami d’occasion
Cher ami,
Vous êtes arrivé un jour chez moi par un coup de téléphone, cette mécanique pour laquelle Napoléon eût donné Austerlitz. Je n’aime pas cette mécanique dont nous sommes tous plus ou moins tributaires parce qu’elle est un instrument de la dépersonnalisation et un miroir redoutable qui vous renvoie des images fausses et à la mesure même de la fausseté qu’on leur prête complaisamment. Et ce jour là, pourquoi le taire, j’étais prêt à toutes les compromissions : Vous étiez un personnage célèbre, une sorte d’aigle hautain de la littérature « contemporaine », un talent consacré sinon agressif. J’étais flatté mille fois que vous condescendiez à faire mon chiffre sur votre cadran à grimaces, pour solliciter une rencontre dont je ne songeais nullement à régler les détails… Trop ému, vous voyez je n’étais déjà plus flatté, j’aurais dû m’enquérir aussitôt – avant de faire les commandes d’épiceries – de votre personne, de vos problèmes, par exemple en mettant le nez dans vos livres. Je ne vous avais jamais lu, parole d’honnête homme, je ne l’ai guère fait depuis à quelques pages près. Les compliments qu’il m’a été donné de vous faire à propos de ces quelques pages étaient sincères, je le souligne. Votre style est parfait, un peu précieux certes, mais de cette préciosité anachronique qui appelle chat un chat et qui tient en émoi la langue française depuis qu’elle est adulte, guerres comprises. Bref j’ai lavé les chiens, acheté le whisky et mis mon cœur sur la table. Vous êtes entré.
Votre voix me frappa au visage comme une très ancienne chanson, une voix d’outre-terre dont je n’ai pas fini de dénombrer les sourdes résonances, un peu comme votre écriture lente, superbe, glacée. Avant de vous entendre on vous écoute, avant de vous comprendre on vous lit. Vous avez la science des signes, du clin d’œil, de la pause. Vous parti, il ne reste qu’une inflexion, qu’un froissement d’idée, qu’une sorte de vague tristesse enfin qui s’éteint avec les derniers frottis de vaisselle. Et l’on en redemande ! C’est assez dire le charme que vous distillez, un peu comme les jetons de casino, cette fausse monnaie, qui détruisent la vraie valeur pour ne laisser qu’une pauvre hâte à recommencer toujours et à perdre sans cesse. À vrai dire vous êtes un Phénix de café concert, une volupté d’après boire, un rogaton de poésie. Vous êtes un poète à la mode auvergnate : vous prenez tout et ne donnez rien, à part cet hermétisme puritain qui fait votre situation et votre dépit.
Vous avez amené chez moi toute une clique d’encensoirs qui en connaissaient long sur le pelotage. Ce n’étaient plus de l’encens, mais un précis frotti-frotta comme au bal, dans les tangos particulièrement, quand ça sent bougrement l’hommasse et qu’il y passerait plus qu’une paille. Vos amis sont nauséabonds, cher ami, et je me demande si votre lucidité l’emporte sur les lumières tamisées ou les revues à tirage limité. Tous ces minables qui vous récitent avec la glotte extasiée, ne comprenez-vous pas peut-être leurs problèmes et leurs désirs : ils vous exploitent et c’est vous en définitive qui passez à la caisse car l’ombre que vous portez sur leurs cahiers d’écoliers c’est tout de même la vôtre. Ils ont Votre style, Vos manières, Vos tics, Votre talent peut-être, qui sait ? Je suis venu quelquefois vous chercher à votre café « littéraire » et ne puis vous exprimer ici la honte que j’en ressentais pour vous. On eût dit d’un grand oiseau boiteux égaré parmi les loufiats, chacun payant son bock, et attendant la fin du monde. Quelle blague, cher ami, Vous qui m’aviez émerveillé, je ne sais comment, et qui vous malaxez chaque éphéméride à cette sueur du five o’clock.
Je ferai n’importe quoi pour un ami, vous m’entendez cher ami, n’importe quoi ! Je le défendrai contre vents et marées – pardonnez ce cliché, je n’ai pas votre phrase acérée et circonspecte – je le cacherai, à tort ou à raison, je descendrai dans la rue, j’irai vaillamment jusqu’au faux témoignage, avec la gueule superbe et le cœur battant. Vous, vous demandez à voir, à juger. Si l’on m’attaque dans un journal pour un fait qui m’est personnel, vous ne levez pas le petit doigt sur votre plume même si c’est ma femme qui vous le demande, sans vous le demander tout en vous le demandant. Vous êtes un peu dur d’oreilles et les figures de littérature dans une lettre d’alarme ça ne vous plait guère. Quant à enfoncer les portes que vous avez cru ouvrir il y a quelques décades, vous êtes toujours là : la plume aux aguets et le « café » aux écoutes…
Il y a ceux qui font de la littérature et ceux qui en parlent. Vous, de la littérature, vous en parlez plus que vous n’en faîtes. Vous avez réglé son compte à Baudelaire, à Rimbaud, pour ne parler que de ceux à qui vous accordez quelque crédit quand même. À longueur d’essais, de manifestes, d’articles, vous avez vomi votre hargne, expliqué en long et en large vos théories inconsolées, étalé vos diktats. Vous avez signifié à la gent littéraire de votre époque que vous étiez là et bien là, même à coups de poings, ce qui n’est pas pour me déplaire car vous êtes courageux, tout au moins quand vous avez décidé de l’être. Votre philosophie de l’Action ne va jamais sans un petit tract, sans un petit article ; vous avez la plume batailleuse, comme Victor Hugo et quand il part à Guernesey vous poussez une pointe aux Amériques, ce qui n’est pas non plus pour me déplaire, anarchisme aidant, l’Unique c’est Ma Propriété. L’histoire de la Hongrie s’est réglée pour vous, pour moi, pour d’autres, par un tract – encore – des signatures, une nausée générale et bien européenne et les larmes secrètes de Monsieur Aragon qui n’a pas osé se moucher. Alors, mon cher ami, permettez que je rigole de nos vindictes qui avortent en deuxième page de Combat, et allons à la campagne.
Nous, les poètes, nous devrions organiser de grandes farandoles, pitancher comme il se doit et dormir avec les demoiselles. Non, nous pensons, et jamais comme les autres. Quand il nous arrive de diverger dans nos élucubrations, on se tape dessus, à coup de plume, toujours. J’ai eu l’outrecuidance d’écrire en prose une préface, une introduction, une « note » si vous préférez – et cela pour vous laisser la concession du manifeste, concession que vous tenez d’une bande de malabars milneufcentvingtiesques qui avaient moins de panache que vous – je me suis donc « introduit » tout seul un petit livre de poésie où je pourfends le vers libre et l’écriture automatique sans penser que vous vous preniez pour le vers libre et pour l’écriture automatique et je ne savais pas que vous n’étiez que ça en définitive : un poète raté qui s’en remet aux forces complaisantes de l’inconscient. Vous avez rompu comme un palefrenier, en faisant fi de mon pinard, des ragoûts de Madeleine, et de ce petit quelque chose en plus de la pitance commune qui s’appelle l’Amour. Vous m’avez fait écrire une lettre indigente par un de vos « aides » dans ce style boursouflé dont vous êtes le tenancier et qui dans d’autres mains que les vôtres devient un pénible caca saupoudré de subjonctifs. Tel autre de vos « amis » et que par faiblesse et persuasion j’avais pris en affection jusqu’à le lire – car il signe aussi des vers libres – m’envoya dinguer toujours dans ce style qui se regarde vagir. Je passe l’intermède de votre revue « glacée » où en deux numéros j’allais du grand mec à la pâle petite chose. Un de vos vieux amis enfin m’a « introduit » dans une anthologie, moi le maigre chansonnier et chose curieuse nous sommes vous et moi et côte à côte les deux seuls vivants à essayer de bien nous tenir parmi et au bout de tant d’illustres cadavres. Vous ne trouvez pas qu’il y fait un peu froid ?
Je vous dois cependant certains souvenirs lyriques autant que commodes à inventorier : nos conversations à brûle-pourpoint, votre admirable voix lisant de la prose et je vous dois aussi de m’avoir sorti dans le moyen-âge dont vous savez tous les recoins et même les issues secrètes, à croire que vous en êtes encore.
Si j’en crois l’un de vos amis de la première heure et qui brinqueballe encore les insultes dont vous l’avez gratifié et ce « quand-même-on-ne-peut-pas-le-laisser-tomber » m’a affirmé que vous reviendriez à moi, les bras ouverts et la mine prodigue, car dit-il, un masochisme incurable vous pousse depuis des années à faire, défaire et refaire vos amitiés. Je n’en crois rien et vous laisse bien volontiers à vos vers libres.
Croyez que je regrette bien sincèrement de vous avoir eu à ma table.
Avec Black America, l’historienne des Etats-Unis Caroline Rolland-Diamond propose une analyse globale des mouvements de revendications noirs américains depuis l’émancipation des esclaves jusqu’à nos jours, en redonnant toute leur place aux acteurs et actrices anonymes. Elle éclaire notamment les forces quoditiennes sociale et féminine de la résistance sur un temps long.
L’histoire institutionnelle du mouvement noir américain peut se résumer en quelques dates. 1619, arrivée des vingt premiers esclaves africains dans la colonie britannique de Virginie. L’esclavage qui occupe une position centrale dans l’organisation sociale et économique du Sud, se prolonge après l’indépendance des Etats-Unis, en 1776, jusqu’à la guerre de Sécession 1861/1865.
Après l’émancipation des esclaves débute la période de Reconstruction du Sud (1865- 1877) durant laquelle les affranchis peuvent jouir de leurs droits civiques sous protection militaire. Mais cela ne permet pas d’établir les bases de l’égalité. En 1954 la Cour suprême déclare la ségrégation inconstitutionnelle et moralement indéfendable.
En 1964, le pays met un terme à la ségrégation légale. Un an plus tard le droit de vote est institué pour les Africains -Américains du Sud. Cette histoire officielle a figé dans la mémoire collective les grandes figures que sont : Rosa Parks, Martin Luther King et Malcom X qui résumeraient à eux seuls le long combat des Noirs américains pour l’égalité.
Le bon Martin et le vil Malcom
Spécialiste des mouvements sociaux américains, Caroline Rolland-Diamond, inscrit son travail dans le prolongement de l’historiographie des année 1980 et 1990 qui a contesté le mythe de la période héroïque (1954-1965) permettant l’idéalisation d’une Amérique libérale indifférente à la couleur de la peau « dans les bonnes année 1960 » aux dépens de la décennie suivante 1965-1975 perçue comme radicale et incarnée par le Black Panther Party.
Cette nouvelle analyse a permis de montrer que le mouvement des droits civiques provenait des institutions noires qui rendirent possible la mobilisation de masse dès les années 50. Elle a aussi souligné le rôle déterminant des militants inconnus de la classe ouvrière. « Et par là même elle a pu réintroduire les luttes sociales et économiques des Noirs occultées par la conception étroite des droits civiques », souligne Caroline Rolland-Diamond.
Le temps long de l’ histoire
Lynchage de trois Africains -Américains accusés du viol d’une femme blanche, à Duluth (Minnesota) le 15 juin 1920 Crédit Photo library of Congress
En remontant à l’émancipation des esclaves en 1865, l’historienne à l’Université Paris-Ouest-Nanterre met en perspective deux grandes traditions de mobilisation individuelle et collective des Noirs : la tradition libérale s’appuyant sur les institutions nationales pour revendiquer l’égalité, et la tradition radicale qui critique ces institutions et réclame une transformation profonde de l’économie et de la société américaines.
Ce faisant l’auteur s’attache aussi à redonner leur place aux femmes noires américaines. Tout au long de cette histoire, organisée en sept chapitres chronologiques, une part importante de l’activisme consiste à obtenir un logement décent, un emploi suffisamment rémunérateur et à conquérir le pouvoir politique pour y parvenir. Un combat mené au quotidien visant à trouver des solutions concrètes pour survivre, qui fut largement mené par les femmes.
La mort d’Eric Garner, tué par étranglement par un policier blanc de New York alors qu’il vendait des cigarettes à la sauvette, celle de Michael Brown à Ferguson en 2014, ont ouvert une plaie jamais ferméee cette histoire inachevée, nous rappelle l’auteur dans son épilogue.