La littérature française s’exporte-t-elle bien ?

1428585_3_093c_la-carte-et-le-territoire-de-michel_65e61b1499e68b4f926e58b0cc310732Périodiquement, la presse anglophone, surtout britannique – vieille tradition d’opposition avec le voisin français – explique que la littérature française ne s’exporte plus.

Ainsi, en décembre 2013, le site BBC News Magazine consacrait un article au sujet, sous le titre « Why don’t French books sell abroad ? » (« Pourquoi les livres français ne se vendent-ils pas à l’étranger ? »).

Au début de l’année 2014, le site du Nouvel Observateur faisait état de cet article et publiait une réponse du Bureau du livre français à New York, soulignant que tous les livres étrangers récents peinaient à trouver une place sur le marché anglophone.

Seulement 1 % des romans publiés aux Etats-Unis chaque année est issu d’une traduction, tandis qu’en France les traductions représentent 33 % de la production romanesque. Cela dit, le français reste la langue la plus traduite aux Etats-Unis, devant l’allemand et l’espagnol. Et elle est la deuxième langue la plus traduite dans le monde, après l’anglais. Comme souvent, on appelait à la rescousse dans cet article, pour expliquer ce phénomène, le regretté André  Schiffrin (1935-2013), éditeur chez Pantheon, qui, après avoir été licencié pour cause de rentabilité trop faible, avait créé The New Press en voulant combattre « l’obsession récurrente de l’édition actuelle : que chaque livre devienne un best-seller ».

Ce qui exclut en effet les découvertes et les risques que l’on prend en traduisant des inconnus. Le Bureau du livre français soulignait aussi une coïncidence amusante : l’article de la BBC a été publié quelques jours après l’achat, par Penguin, de la Vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker – publié en France chez Bernard de Fallois – pour 500?000?dollars.

GONCOURT OU PREMIER ROMAN

Parfois, quelques livres français figurent dans la liste de 100?livres de l’année, du New York Times, par exemple, en 2012, Trois Femmes puissantes, pour lequel Marie NDiaye avait eu le Goncourt. C’est ainsi. On traduit tantôt un roman qui a reçu un prix littéraire, tantôt un premier roman. Cela ne fait pas vraiment une politique éditoriale.

Quand Claude Simon a obtenu le prix Nobel en 1985, il n’était publié aux États-Unis que dans une petite maison d’édition. Et quand J.M.G. Le Clézio, pourtant auteur moins expérimental, a reçu la même distinction en 2008, on peinait à trouver quelques titres aux États-Unis.

Au vu de tout cela, il est facile de conclure que l’on en est réduit, pour mesurer l’influence des livres français à l’étranger, à se référer à des statistiques globales des cessions de titres pour traduction, à la mention de quelques exceptions, et à des impressions. Pour ce qui concerne les statistiques, elles sont établies par le Syndicat national de l’édition, par le Centre national du livre, par les services du commerce extérieur, par le Bureau international de l’édition française. Et tous ces organismes soulignent que leurs chiffres demeurent imprécis, car les éditeurs ne répondent pas tous à leurs demandes.

Du côté des impressions, pour la période récente, il semble que Michel Houellebecq soit l’auteur important de sa génération qui a réussi une percée sur le marché international. Et, en effet, l’impression est confirmée par les chiffres. Il a vendu 60?000 exemplaires des Particules élémentaires aux Etats-Unis. Pour un livre de littérature non populaire, c’est un best-seller.

Par exemple, la Tâche, de Philip Roth, écrivain américain qui a reçu les prix les plus prestigieux, s’est vendu à 50?000 exemplaires (contre 300 000 dans sa traduction française). Sur les auteurs français constituant le trio de tête des ventes à l’étranger, tout le monde s’accorde, d’autant mieux qu’ils sont tous morts. Arrive largement en tête le Petit Prince, de Saint-Exupéry. Depuis sa parution en 1943, il est l’ouvrage le plus vendu au monde, le plus traduit après la Bible. Il est suivi de l’Étranger, d’Albert Camus, et de Madame Bovary, de Flaubert.

LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE, MOTEUR DES CESSIONS DE DROITS

Il faut toutefois préciser que ce n’est pas la quantité seule qui fait la réputation d’un auteur français à l’étranger. Ainsi Marcel Proust n’est pas un best-seller, mais il est l’auteur sur lequel on écrit et publie le plus de livres. Il a, dans de nombreux pays, des fans réunis dans des associations, qui veillent jalousement sur sa postérité.

Ainsi, aux Etats-Unis et en Allemagne, des projets de nouvelles traductions d’À la recherche du temps perdu ont suscité des polémiques. Aux États-Unis, le nouveau traducteur proposait de changer la traduction de la première phrase : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Un tollé s’en est suivi. Et le festival Proust, organisé à New York en 2013 pour célébrer les 100 ans de Du côté de chez Swann a réuni plusieurs milliers de personnes et a donné lieu a de nombreux articles dans la presse.

Du côté des statistiques, le bilan est présenté comme satisfaisant et en progression. Pour 2013, le Syndicat national de l’édition fait état de 11 282 cessions de droits de traduction. Il souligne que la littérature de jeunesse s’affirme comme le moteur des cessions de droits, et que le scolaire et le pratique sont en forte croissance.

Dans ces domaines, comme en littérature, c’est la Chine qui devient le principal acquéreur, avec 1 238 titres en 2013. Suivie de près par la langue espagnole – l’Amérique latine traduit beaucoup du français – avec 1 134. Si l’on s’arrête à 500 titres traduits, viennent ensuite l’allemand avec 1 061, l’italien avec 1 020, l’anglais avec 797, le portugais avec 631, le coréen avec 568, le néerlandais avec 541.

Alors, quel est l’écrivain français le plus lu dans le monde, en dehors des classiques déjà mentionnés ? C’est un romancier populaire, ce qui, contrairement à ce que jugent certains critiques français, n’a rien de déshonorant. Marc Levy, depuis 2000, est l’auteur de 15 romans, de Et si c’était vrai… à Une autre idée du bonheur, en 2014. Les 14 premiers ont été traduits en 48 langues et vendus en tout à 30?millions d’exemplaires.

Josyane Savigneau

Source Le Monde 25/11/2014

Cet article est issu du hors-série Le Monde-La Vie « L’Atlas de la France et des Français »

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Prix Goncourt : Lydie Salvayre récompensée pour « Pas pleurer »

Salvayre  photo Martine Heissat--672x359Elle a déjoué tous les pronostics. Lydie Salvayre a remporté le prix Goncourt avec Pas pleurer (Seuil), en remportant six voix, alors que la victoire semblait se jouer, depuis deux semaines, entre Charlotte, de David Foenkinos (Gallimard) et Meursault contre-enquête (Actes Sud, quatre voix), de Kamel Daoud. La quatrième finaliste était Pauline Dreyfus, avec Ce sont des choses qui arrivent (Grasset).

Annoncé dans la foulée, au même endroit (le restaurant Drouant qui accueille le Goncourt depuis cent ans), le prix Renaudot est venu récompenser David Foenkinos pour Charlotte (Gallimard).

Lire aussi : Prix Renaudot : David Foenkinos récompensé pour « Charlotte »

Autour d’une anisette

Durant l’été 1936, quand éclate la guerre civile espagnole, alors qu’il est à Majorque, l’écrivain Georges Bernanos, catholique, monarchiste, compagnon de Maurras, est révulsé par les atrocités de la nuit franquiste, qui lui inspireront Les Grands cimetières sous la lune (1938). Pendant ce même été, Montse, la mère de la narratrice, a 15 ans et vit à Barcelone, l’émerveillement d’une révolution libertaire, elle, la « mauvaise pauvre » jadis montrée du doigt par les notables de son village catalan. Soixante-quinze ans plus tard, Montse raconte cette époque à sa fille, la narratrice, autour d’une anisette.

Lydie Salvayre passe de l’un à l’autre, fait le lien. D’un même mouvement, elle se laisse ventriloquer par la prose envoûtante de Bernanos, dont les admirateurs reconnaîtront ici plus que les accents, et s’abandonne aussi à la langue de sa propre mère, mélange si singulier de français et d’espagnol. Entre ces deux paroles d’exilés qu’à l’origine tout semble opposer, le sexe, la classe, les idées, Lydie Salvayre crée une solidarité ­vitale. Pour cela, elle s’en remet à cet esprit d’insou­mission que Bernanos nommait l’esprit d’enfance. Avec sensibilité et insolence, elle proclame magnifiquement sa fidélité au langage de la jeunesse. Et démontre que cette langue, qui n’a rien à voir avec l’âge, relève d’abord de l’obstination, de ­l’héroïsme et de la grâce.

Une vingtaine de livres

Née en 1948, d’un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France, Lydie Salvayre est l’une des romancières françaises les plus reconnues de sa génération – son œuvre, composée d’une vingtaine de livres, est traduite en une vingtaine de langues. Son quatrième ouvrage, En compagnie des spectres (Verticales, 1997), lui avait valu le prix Novembre.

Par Jean Birnbaum

Source Le Monde des livre 05/11/2014

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Le prix Femina décerné à l’Haïtienne Yanick Lahens pour « Bain de lune »

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« Bain de lune », est un roman sur Haïti, traversé par la destruction, l’opportunisme politique, les familles déchirées mais aussi les mots magiques des paysans qui se fient aux puissances souterraines.

Haïti est à l’honneur. Vaudou et vent d’ailleurs ont soufflé lundi sur le prix Femina qui a sacré l’Haïtienne Yanick Lahens pour « Bain de lune », ample roman d’une violente beauté sur son pays, traversé par les cataclysmes, les magouilles politiques et les puissances invisibles.

« C’est une merveilleuse surprise et une reconnaissance pour la littérature francophone en Haïti », a dit à l’AFP, Yanick Lahens, radieuse. « J’habite très très loin du monde parisien de l’édition. Ce roman, et ce prix, témoignent de la force de la culture haïtienne », a poursuivi la lauréate, née à Port-au-Prince en 1953 et grande figure de la littérature haïtienne francophone. Elle est aussi très engagée dans le développement social et culturel de son pays. « Je suis très sensible au fait que le jury a compris que cette histoire, si elle se passe en Haïti, est universelle ».

Pour Christine Jordis, porte-parole de ce jury exclusivement féminin, « Bain de lune » (Sabine Wespieser) est un « beau roman qui a le sens du mystère et de l’invisible et qui nous sort de notre horizon habituel. L’auteure évoque les ancêtres disparus, à l’influence très forte sur les vivants ».

En 2013, déjà, les dames du Femina avaient récompensé une romancière venue d’ailleurs, la Camerounaise d’expression française Leonora Miano, pour « La saison de l’ombre » (Grasset). « Mais c’est un hasard », assure Paula Jacques, également jurée.

Amour et mort

Après des études en France, Yanick Lahens est retournée en Haïti enseigner la littérature à l’université jusqu’en 1995. Elle a aussi été journaliste. Elle a cofondé l’Association des écrivains haïtiens, qui lutte contre l’illettrisme, et créé en 2008 « Action pour le changement », qui forme notamment les jeunes au développement durable et a permis de construire quatre bibliothèques en Haïti.

Brossant sans complaisance le tableau de la réalité haïtienne dans ses livres, Yanick Lahens a publié en 2000 son premier roman, « Dans la maison du père » (Serpent à plumes). Chez Sabine Wespieser, sont parus en 2008 « La Couleur de l’aube », prix du livre RFO et prix Richelieu de la Francophonie, « Failles », récit inspiré du séisme qui a frappé Haïti en 2010, puis « Guillaume et Nathalie », prix Caraïbes 2013.

Tout sourire, son éditrice Zeruya Shalev à la tête de la maison éponyme fondée… le 11 septembre 2001, s’est réjouie de « ce formidable encouragement pour l’édition indépendante. C’est aussi un excellent signe pour les libraires indépendants qui ont beaucoup soutenu ce roman ». « J’ai aussitôt fait réimprimer 30.000 exemplaires de +Bain de lune+, tiré initialement à 10.000 », précise-t-elle à l’AFP.

Dans le roman, un pêcheur découvre une jeune fille échouée sur la grève. La voix de la naufragée, qui en appelle aux dieux du vaudou et à ses ancêtres, scande cet ample roman familial qui convoque trois générations pour tenter d’élucider le double mystère de son agression et de son identité. Près de là, à Anse Bleue, les Mésidor, seigneurs du village, et les Lafleur, se détestent depuis des lustres. Quand Tertulien Mésidor rencontre Olmène (une Lafleur), le coup de foudre est réciproque. Leur histoire va s’écrire à rebours des idées reçues sur les femmes soumises et les hommes prédateurs. Mais, dans cette île balayée aussi par les ouragans politiques, la terreur et la mort s’abattent sur Anse Bleue…

Yanick Lahens a reçu en 2011 le prix d’Excellence de l’Association d’études haïtiennes pour l’ensemble de son oeuvre. Membre du Conseil international d’études francophones, elle a fait partie du cabinet du ministre de la Culture, Raoul Peck (1996-1997). Elle a reçu cette année le titre d’officier des Arts et des Lettres.

Le Femina étranger à Zeruya Shalev

Pour le Femina étranger, le jury a choisi une autre femme, l’Israélienne Zeruya Shalev, pour « Ce qui reste de nos vies » (Gallimard, traduit de l’hébreu), envoûtante variation, sur les mystérieux liens tissés entre parents et enfants, au soir de la vie d’une mère. La lauréate a été distinguée au quatrième tour par cinq voix contre quatre au romancier irlandais Sebastian Barry.

L’historien de la Rome antique Paul Veyne (84 ans) a remporté quant à lui le Femina de l’Essai pour l’attachant livre de souvenirs, « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas » (Albin Michel).

Source : Les Echos.fr 03/11/2014

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Jean Joubert. A la lumière de l’automne

 

Jean-Joubert. Photo Midi Libre

Jean-Joubert. Photo Midi Libre

Livre. « L’alphabet des ombres » de Jean Joubert, un sensible recueil de poésie.

 Paru au printemps, le dernier recueil de Jean Joubert, l’Alphabet des ombres, s’est niché dans la bibliothèque près du lit. Il y est resté tout l’été oublié. Peut-être parce que cette saison n’est pas propice au lyrisme des femmes fougères. La lumière écrasante est inapte à révéler les fraîches nuances de vert que dissimule la forêt, elle aveugle les gris colorés des écailles du poisson calme et sans avenir qui respire dans votre main comme ce livre le bleu nuit rayé de noir.

L’automne qui débute ouvre l’espace d’un patient travail de réparation. Dans cet opus, le poète rugueux et lyrique étouffe le cri du fuyard pour laisser filer une teinte de rouge de sa veine percée. Le liquide coule vers le silence énigmatique d’un organe qui bat au coeur de la roche. Sur cette pierre lourde enfouie dans le sol et le temps, nos doigts frôlent le mystère de la mousse. Les signes de l’auteur donnent acte d’une intériorité dans un rapport de transparence à soi et au monde. Ils offrent un refuge contre la fuite du temps et l’au-delà des songes, propulsent dans un dehors où la sentence reste secrète.

Jean Joubert est un écrivain distingué et courtois aux pensées sauvages, son Alphabet des ombres ne cède rien à l’obscurité pourtant présente, il donne tout à la lumière de l’homme et à la nature broussailleuse.

Jean-Marie Dinh

 L’Alphabet des ombres, éditions Bruno Doucey, 15 euros.

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Jean-Claude Carrière « sur le terrain de l’infiniment grand »

Jean-Claude Carrière. Photo Dr

Jean-Claude Carrière. Photo Dr

Jean-Claude Carrière. L’homme de contes et de cinéma converse avec l’astrophysicien et poète Michel Cassé à propos de l’unité de l’homme et de la connaissance dans le cadre des Chapiteaux du livre.

Conteur, écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène. Michel Cassé est astrophysicien et poète, spécialisé dans la physique stellaire, la nucléosynthèse, l’étude des rayonnements et la physique quantique. Ils réfléchissent ensemble à ce qui fait l’unité de l’homme et de la connaissance. Ils étaientt tous deux aux Chapiteaux du livre pour une conversation originale où se croise leurs modes de pensée différents ainsi que leur rapport aux êtres et aux choses. Des points de vue de curieux aux opinions parfois opposées, parfois semblables qui se complètent ou se respectent et permettent aux spectateurs de nouveaux questionnements.

Entretien avec Jean-Claude Carrière.

Vous êtes un des rares hommes de lettres à manifester de l’intérêt pour les sciences et, plus inhabituel encore, à entreprendre une réflexion commune avec des scientifiques. Comment cela vous est-il venu ?

Comme un déclic. Au début des années 80, je collaborais régulièrement à l’émission de télévision de Michel Polac Droit de réponse. Il m’invitait à faire partie du public. Je tenais le rôle d’un allié. J’intervenais dans les débats notamment sur des questions philosophiques. A l’occasion d’une émission où le débat portait sur la science et la philosophie, je me suis surpris ce soir là à être plus intéressé par les propos scientifiques que philosophiques. Par la suite j’ai rencontré Hubert Reeves qui m’a présenté ses deux élèves Michel Cassé et Jean Audouze avec qui j’ai co-signé plus tard le livre Conversations sur l’invisible. J’avais cinquante ans à l’époque, je me suis rendu compte que j’étais peut-être en train de passer à côté de la révolution de l’esprit du XXe siècle, c’était formidablement important, j’étais en train de mourir idiot !

Que se passe-t-il quand un écrivain amateur de science rencontre deux astrophysiciens amateurs de littérature ?

Mon rapport à la science était nul. Je ne connaissais pas la différence entre un neutron et un proton. Ils m’ont reçu tous les jeudis à l’Institut d’Astrophysique pendant deux ans pour faire mon éducation scientifique. Ils me parlaient de leurs recherches et moi du Mahâbhârata. Nos échanges dressaient des ponts entre les rêves anciens des hommes et les réalisations de la science. On a recommencé à se revoir autour d’un projet relatif au rapport de l’esprit et de la réalité.

Les programmes académiques de l’Education nationale n’entravent-ils pas cette relation féconde entre science et lettres en cloisonnant les domaines de connaissances dès le lycée ?

J’ai été moi-même victime de cette ségrégation en sortant de Normale Sup sans avoir quasiment entendu un mot sur les sciences. De nos jours dans le secondaire, même si on choisit science, les manuels scolaires relaient presque Einstein à une note de bas de page. Entre le moment de la découverte, c’est-à-dire celui où les travaux sont publiés et trouvent un consensus, il se passe cinquante ans avant qu’il figure dans les programmes. Il faut que cela vienne du ministère. Le cheminement du savoir est désespérément lent. Les crédits de la recherches ne cessent de baisser. Le CNRS qui recrutait 500 chercheurs n’en recrute plus que 200. Notre nouvelle ministre de la Recherche, qui n’a pas fait cette formation, ne connaît rien en science. On est incroyablement en retard. On est en train de se laisser supplanter par la Chine et l’Inde qui investissent dans la recherche à grande échelle.

Votre conversation avec Michel Cassé se propose de renouer le dialogue, interrompu depuis un peu plus d’un siècle, entre la science et l’art. A quoi doit-on cette séparation ?

Elle a eu lieu à la fin du XIXe siècle, un moment où la science affirme quelle tient les rênes de l’univers. Au XXe, on assiste à un basculement du système ancien newtonien, l’objectivité des sciences s’en retrouve invalidé. La physique quantique et son principe d’indétermination remet en question le déterminisme. Il est très difficile de faire admettre à nos esprits l’inadmissible comme le fait qu’il y a plusieurs univers. L’expérience des fentes de Young montrent qu’une particule insécable passe en même temps par deux trous. La matière présente un comportement ondulatoire.

Cette résistance de l’esprit est aussi partagée par les scientifiques si l’on en croit Feynman qui disait : « je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend vraiment la physique quantique »…

Faut-il mettre de l’ordre dans les choses ? Est-ce que les mathématiques existent dans l’univers et nous les découvrons ou est-ce que nous les inventons en percevant le monde avec nos sens et notre interprétation ? Il y a des centaines de milliards de galaxies. Nous sommes sur le terrain de l’infiniment grand qui sommes-nous pour être au centre ? Dans la réflexion de Feynman, je retiens le mot comprendre, parce qu’on sait que certaines choses se passent mais on ne sait pas pourquoi. La première question n’est pas de comprendre mais d’admettre. On trouve dans le milieu scientifique comme partout, des gens qui sont dans la routine. « Moi je fabrique des allumettes », m’a dit un jour un grand chimiste.

Dans le domaine des arts, je constate par exemple que les peintres contemporains sont plus aptes à saisir cette incompréhension du réel que les esprits littéraires qui sont moins ouverts. Face à ces grandes questions, la connaissance se heurte à la croyance. L’obscurantisme est un échec de la science. On a travaillé sur la vitesse de la lumière mais qu’elle est la vitesse de l’obscurité ?

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je finis un livre sur la notion de croyance. En novembre, j’irai recevoir l’Oscar d’honneur que m’a attribué l’Académie américaine des arts et sciences du cinéma. Je leur ai dit que c’était un bon encouragement pour les trente années à venir.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 28/09/14

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