Pour saluer Pierre Ryckmans dit Simon Leys

7606571-mort-de-simon-leys-le-sinologue-qui-a-vu-la-chine-sombrer-dans-la-barbarie2

Simon Leys en 1994. photo William West

 

On commettrait une erreur de jugement en ne voyant en Simon Leys qu’un grand sinologue. Ou uniquement l’expert qui a pourfendu les illusions meurtrières des maoïstes occidentaux. Ou le lanceur d’alertes des China watchers. Celui qui vient de disparaître à l’âge de 78 ans des suites d’un cancer était tout cela, bien sûr, mais c’est celui qu’il était en sus et au-delà de ces qualités de spécialiste qui nous manquera. Entendez : un intellectuel d’une remarquable tenue intellectuelle et d’une rare exigence morale. De ceux qui mettent leurs actes en accord avec leurs idées, espèce en voie de disparition. Quelque chose de voltairien en lui dans l’ironie, la causticité, la férocité parfois, la curiosité toujours. Ses prises de position, appuyées sur une connaissance tant des textes que du terrain jamais prise en défaut, étaient gouvernées non par l’idéologie mais par sa conscience d’intellectuel, d’une rectitude parfois métallique.

Elevé au sein d’une grande famille belge, fils d’un sénateur  et échevin,  neveu d’un spécialiste d’épigraphie arabique, orné en droit et en histoire de l’art à l’Université catholique de Louvain, Pierre Ryckmans, son identité à la ville, avait découvert la Chine à 19 ans lors d’un voyage d’étudiants belges en délégation durant un mois. Quelques années après, il se mit à les étudier, langue, littérature, art et civilisation, au cours de longs séjours à Singapour, Taiwan et Hong-Kong. Pour n’être pas blacklisté en Chine, et espérer y retourner aussi souvent que possible afin d’y étudier « sur le motif », il avait, dès son premier essai sur Les habits neufs du président Mao publié en 1971 à l’instigation des situationnistes de Champ libre, adopté le pseudonyme de Simon (comme l’apôtre Pierre à l’origine) Leys (comme le personnage de Victor Segalen, mais aussi en hommage à un peintre anversois, comme le révèle Philippe Paquet dans sa nécrologie de la Libre Belgique, la plus complète qui lui ait été consacrée).

Las ! Il s’en trouva parmi les intellectuels maolâtres (la bande de la revue Tel Quel), dont il avait dénoncé l’aveuglement dans un pamphlet, pour le dénoncer, lui, mais autrement, dans un registre plus policier, en diffusant sa véritable identité. L’intelligentsia, à l’époque largement dominée par une gauche qui avait encore du mal à juger les totalitarismes communistes, ne lui pardonnait pas son entreprise de démythification de la Révolution culturelle, ne pouvant s’empêcher d’y voir la main de la CIA. Aux intellectuels occidentaux qui se laissaient berner par la propagande chinoise, convaincus de sa qualité de révolutionnaire et de culturelle, il martelait qu’en réalité ce n’était qu’ « une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masses”. Leur aveuglement le stupéfiait. Ce qui ne fit qu’augmenter l’ire de ses détracteurs. Cela avait plutôt pour effet de dynamiser son esprit iconoclaste, d’autant que, dans ces moments-là, rien ne lui importait comme une certaine idée du primat du politique, puisé dans sa lecture passionnée de l’oeuvre de George Orwell.

Piqué au vif, il poursuivit dans la même veine avec Ombres chinoises (1974) et Images brisées (1976), n’hésitant pas à croiser le fer aussi souvent que nécessaire. Traîné dans la boue par une certaine presse de gauche, notamment par Le Monde, il fut soutenu dès le début par des intellectuels tels que Etiemble et Jean-François Revel, lequel préfaça par la suite la réédition d’un volume de ses grands essais chez Bouquins/ Laffont. Le grand public découvrit la vigueur de son esprit critique lors d’un « Apostrophes » d’anthologie au cours duquel, faits, dates, noms, chiffres, arguments à l’appui, mais sans cuistrerie, il étrilla calmement mais implacablement la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi dont le livre De la Chine s’écroula dès le lendemain en librairie, et dont la réputation ne se remit jamais de cette exécution en direct :

« De la Chine, c’est … ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale, parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie

Puis il revint à ses chères études, toutes d’érudition, sur la poésie chinoise notamment qu’il connaissait de l’intérieur pour la pratiquer. Il y a deux ans toutefois, dans le Studio de l’inutilité, le pamphlétaire se souvint de ce phénomène dont il ne se lassait pas de s’étonner, à savoir la cécité des Sartre, Foucault, Barthes, Kristeva, Sollers, alors qu’une partie d’entre eux avaient séjourné en délégation d’intellectuels invités en Chine en 1974 tandis qu’une purge sanglante s’y déroulait. « Une erreur de jeunesse » commentera Sollers plus tard en espérant n’avoir plus à y revenir.

 

Simon Leys en 1994? photo William West

Simon Leys en 1994 photo William West

Il enseignait la pensée chinoise dans des universités australiennes depuis les années 70 sans se limiter à la production de pamphlets politiques ; son œuvre de traducteur, non professionnel mais assidu, témoigne d’une authentique vocation de passeur avec ce que cela suppose de générosité ; Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère de Shitao, penseur du pinceau et disciple de la grande pureté, lettré du XVIIème siècle auquel il consacra sa thèse, que Pierre Bérès avait tenu à publier chez Hermann en 1984, demeurent un souvenir puissant dans la mémoire de ses lecteurs d’alors. Mais sa curiosité dépassait son univers de prédilection, sa passion de la mer lui ayant permis par exemple d’exhumer, tout aussi inoubliable quoique de portée plus modeste, Deux années sur le gaillard d’avant (1990) de Richard Henry Dana. Grand lecteur tous azimuts, critique littéraire sans concession d’autant qu’il vivait loin de tous les milieux littéraires possibles, il assurait n’avoir jamais aussi bien lu qu’en Australie, même s’il enseignait à l’université, car là-bas, disait-il, il avait le temps. Quand il s’emparait d’un classique, comme il le fit du Quichotte, c’était pour le revisiter de fond en comble et lui consacrer cinquante pages dans l’espoir d’enrichir notre intelligence de l’oeuvre. Cette mise à distance encourageait également un humour et une ironie qui lui faisaient souvent tourner en dérision non le sérieux mais l’esprit de sérieux.

Un jour, il y a longtemps, de passage à Paris, il avait demandé à un ami commun à me rencontrer. J’en étais flatté en me demandant bien ce que je pouvais lui apporter. Peut-être par rapport à la biographie de tel marchand de tableaux car je savais qu’il avait rêvé d’être peintre et qu’il refoula cette vocation. Dès le début du dîner, nous évoquâmes son compatriote Simenon, sur qui je n’avais encore rien écrit, et à l’œuvre duquel il vouait une admiration sévère et critique, comme en témoignera son discours devant l’Académie royale de Belgique lorsqu’il fut élu au fauteuil du romancier. Mais tel n’était pas son objet.

Il avait écouté toute une semaine sur France-Culture un « A voix nue » que j’avais fait avec Antoine Blondin et voulait partager sa passion pour cette prose lumineuse et généreuse, ses éclairs de joie enivrée et ses mélancolies les plus sombres. Il était ravi de trouver quelqu’un avec qui s’enchantait toute une soirée de Monsieur Jadis et de Un singe en hiver, romans dont il pouvait réciter des pages avec un rare bonheur dans le regard et une passion intacte pour la langue française dès lors que sa littérature faisait chanter la poésie en elle. Alors Simon Leys redevenait Pierre Ryckmans sans que jamais l’un n’ait porté ombrage à l’autre.

Pierre Assouline

Source : La République des livres 12/08/2014

Voir aussi : Rubrique Livres, Littérature, Essais, de l’art d’omettre, rubrique Chine,

Michel Gueorguieff incorrigible combattant de l’imposture

Download-200x300

21/11/1950 02/09/2013

Choses de sa vie

Humble et séducteur, provocant et diplomate, Michel renvoie une image digne de son parcours indéfinissable et loin des sentiers battus. C’est une figure majeure du monde littéraire national très attaché à ses racines montpelliéraines. Un homme pudique passionné. Derrière chaque auteur de noir se cachait à ses yeux une relation. Un grand pro, mais combien peuvent passer d’une rencontre à l’autre avec la même vérité ? Mieux, en tirer une relation à chaque fois unique, souvent gravée dans les mémoires. Michel Gueorguieff est de ceux-là.

En 62 ans de passion, il a épousé toutes les causes auxquelles il croyait, sans faillir. Qu’il soit élève retors, fermement engagé pour défendre ses convictions, ombrageux fonctionnaire territorial, militant dévoué, combattant impitoyable de l’imposture intellectuelle, formateur compréhensif, animateur exigeant, découvreur littéraire éclairé, personne n’a oublié sa touche personnelle, onction invisible qui fait la différence entre une personne que l’on sent contrainte et un homme libre.

Filez lui un polar, il vous cuisinera son auteur pour s’en faire un complice et peut-être un ami, passez lui une robe d’avocat, il sera le plus touchant des défenseurs, tentez de pervertir la noblesse du bonhomme et vous trouverez la foudre… Bref, l’artiste transfigure les rôles et réussit la prouesse paradoxale de faire briller les œuvres et les auteurs tout en ayant l’humilité de s’effacer derrière eux. La classe.

S’il est resté un cas à part dans le monde littéraire, c’est que Michel Guorguieff a un credo. Sa théorie : « le roman noir est un roman qui parle de la littérature d’aujourd’hui. » Et de choisir son chemin en veillant toujours à favoriser le coup de cœur sur le coup de fric, offrant son savoir faire aux auteurs débutants, devenant maître de ses choix par indépendance, prêtant sa voix et sa crédibilité aux causes qui lui semblaient justes. Il n’a jamais voulu écrire, ce n’était pas sa place estimait-il. Mais chacun sait que réussir la mise sur orbite d’un festival comme le FIRN est plus difficile que de faire un livre. Les thématiques des festivals autour desquels il articulait la programmation montrent comment il aimait varier, tenter, risquer, déjouer la routine et le confort qui enterrent les vaniteux.

Un anticonformisme puisé dans l’enfance, comme pour briser le corset d’une éducation. Né le 21 novembre 1950, chez lui place Albert 1er à Montpellier, il est le fils de Krastu Ivanoff Guorguieff et de Eliane, Lina, Rose Capelle. Elle est aveyronnaise d’origine, habite à Montpellier d’où elle est diplômée des Beaux-arts, « Michel l’adorait » confie sa nièce Christine. Lui, ingénieur chimiste bulgare, polyglotte, qui a fuit le régime communiste. La légende familiale veut qu’il fut l’inventeur de la mayo en tube, avant l’heure.

A l’école, Guorguieff junior est en avance, ce qu’il doit en partie à son arrière grand-mère qui le contraint à lui lire le journal dès son plus jeune âge. Primaire, collège, lycée, fac de droit, puis de lettres, Michel poursuit ses études à Montpellier. Il passe son bac dès la première en 68. En fac il est élu à l’UNEF avant d’en devenir le président.

« Nous étions très mobilisés dans le débat sur l’avortement, une forme d’anticipation à la loi Veil» se souvient son ami d’enfance Richard, lui-même secrétaire du syndicat étudiant. Michel est très respectueux des femmes, pas misogyne pour un sous. En 1978, il épouse Marie-Martine Geazi qui décède dix ans plus tard des suites d’un cancer, le laissant jeune veuf. Dans ses lectures, peu lui importe le sexe. Ce qui ne l’empêche pas d’être séducteur, sensible. Sur ce point, les mots justes reviennent à son pote Serguei « Il se blindait à mort mais à l’intérieur c’était du cristal ».

Pour Michel, l’engagement est un moteur. Il milite au PS, tendance CERES, l’aile gauche du PS puis devient mittérandiste. Il se présente aux cantonales sur Montpellier sans succès, rejoint l’équipe municipale en 83 mais il n’a jamais fait partie de la frêchie. « C’était un homme de gauche au regard critique qui avait des convictions, des valeurs, une expérience politique et d’élu. Frêche s’en méfiait. », soutien Michel Crespy. Sa volonté de changer les choses se heurte à une ascension lente en politique à laquelle s’ajoutent des intrigues de cabinet et une kyrielle d’emmerdements.

Sa sortie de la sphère politicienne lui redonne des ailes. Viendra la rencontre avec Martine avec qui il collabore dans la rubrique art contemporain du journal Regard au milieu des années 80. Le couple se consolide dans la complémentarité, la complicité, et les grands voyages improvisés pour aller à la rencontre des monstres de la littérature américaine. Les Bonnie and Clyde du noir attaquent le genre sous toutes ses formes et transmettent leur passion contagieuse.

La reconnaissance du FIRN ne tarde pas à s’établir dans le milieu littéraire, du local à l’international en passant par le microcosme de l’édition parisienne où il tisse de solides amitiés comme avec François Guérif. Au gouvernail, Martine maintient fermement le cap d’exigence. Michel se prend toujours aussi facilement de sympathie pour les hommes libres ou empêchés de l’être comme Battisti. Là encore, il part au combat au côté de Fred Vargas dont il apprécie la capacité à se mettre en danger compte tenu de sa notoriété. Pierre Bouldoire, le Maire de Frontignan mouille sa chemise. En 2004, il consacre Cesare citoyen d’honneur de Frontignan, et le Firn poursuit son histoire folle d’humains et de militants.

Michel était un personnage, exigeant avec lui-même « Quand on le croisait dans la rue il ne paraissait jamais satisfait » relève l’ancienne maire Hélène Mandroux. En ville, il en effrayait plus d’un. Les imposteurs le redoutaient mais l’intéressé s’en amusait, car il n’avait rien d’un ogre et cultivait la discrétion. Bien qu’appréciant les grands espaces américains, la campagne n’était pas trop son truc, à cause des insectes qui le rendaient dingue. Michel ne craignait ni dieu ni la mort mais les petites bêtes…

Jean-Marie Dinh

Download-1Voir aussi : Rubrique LivreRoman noirMichel Gueorguieff passeur incorruptible, FIRN, Les amoureux du noir, Lien vidéo Soirée hommage à la Comédie du livre 2014

 

Alexandre Sokourov : « Le cinéma, c’est le royaume des fainéants »

Photo Sandro Bäbler.

Photo Sandro Bäbler.

Une leçon de cinéma avec un professeur nommé Alexandre Sokourov

Sa présence à Locarno aurait presque pu passer inaperçue : mais dans la sympathique ambiance cinéphile du festival suisse, le russe Alexandre Sokourov fait partie des auteurs exigeants et ambitieux qui sont tout de suite parfaitement dans le ton. Le ton, il l’a pourtant haussé. Invité à donner une masterclass, le réalisateur de Faust (2011) semblait devoir aborder l’exercice en simple maître d’école : depuis quatre ans, il est responsable d’un département d’études cinématographiques que lui a proposé de créer l’université de Nalchik, capitale de la République de Kabardino-Balkarie, dans le Caucase du Nord. Quelques films d’étudiants étaient projetés à Locarno, avant l’intervention du professeur. Sokourov a fait de cette prise de parole un moment aussi intense et passionnant que peu consensuel, livrant une analyse radicale des maux du cinéma et des moyens qu’il reste, selon lui, à la fois pour l’enseigner et le sauver du chaos.

Ce chaos, tant esthétique que moral, le cinéaste le voit à la télévision, partout dans le monde, et surtout dans les images de violence devenues spectacle sur les grands écrans. Vieux débat, considéré plus ou moins clos, pourrait-on se dire. C’est à cela que s’en prend Sokourov : comment nous-sommes habitués à cette violence  ? Comment avons-nous pu laisser ces images prendre le pouvoir ? Et, autre question, pas subsidiaire pour le « professeur de cinéma honnête et moral » qu’il entend être : comment enseigner l’art de réaliser des films à des jeunes gens déjà hypnotisés par le pouvoir d’attraction de la violence, déjà englués dans le chaos des images ? L’apprentissage de la technique est un aspect presque négligeable de l’éducation ou rééducation que Sokourov juge nécessaire. « Les outils de prise de vue sont devenus si simple et performants qu’il suffit d’un an et demi pour tout maîtriser, dit-il. De ce point de vue, n’importe qui peut devenir cinéaste, même un enfant. Mais nous n’avons pas besoin de n’importe quel cinéaste. Nous avons besoin d’auteurs ». Que faire alors pour que de nouveaux cinéastes artistes naissent ? Tout reprendre depuis le commencement et se tourner vers… la littérature.

C’est là, dans les romans, dans le travail des écrivains, que les étudiants en cinéma, sommés de voir moins de films, pourront commencer à comprendre les valeurs de l’art et de la vie. Comprendre aussi ce qu’est un créateur qui s’affronte à l’oeuvre qu’il veut accomplir. Une vérité fondamentale qui a tendance, au cinéma, à disparaître dans le travail d’équipe, estime Sokourov : « Moi, cinéaste, je suis déconcentré par tous ceux qui voyagent avec moi à bord du vaisseau cinéma. Nous sommes trop nombreux et tout devient un fardeau. L’écrivain, lui, est comme l’oiseau qui peut voler seul. Le cinéaste n’en est pas capable. Il faut revenir aux écrivains car ils ont été les premiers cinéastes. Tolstoï ou Lope de Vega ont écrit comme s’ils filmaient. Si un écrivain ne peut pas décider de faire un plan large ou un plan rapproché sur ses personnages, il ne pourra jamais écrire une seule page. Il faut croire aux écrivains car ils sont les alliés des cinéastes et sont prêts à tout leur donner. Alors que les cinéastes se comportent, eux, trop souvent comme des voyous avec les écrivains, ne cherchant qu’à les voler ». Plus que de réhabiliter un cinéma des scénaristes, il s’agit de retrouver dans l’âme littéraire une densité, une intensité pour le cinéma. Et une intelligence du monde. Un discours qui s’est traduit en mesures concrètes à la Kabardino-Balkarian State University : « Nous avons créé des cours de littérature et de philosophie. Nos étudiants ont été forcés de travailler très sérieusement ces matières ».

Sans crainte d’apparaître comme un homme de la vieille école, Sokourov a prôné le travail et les efforts comme la seule voie possible pour se forger un talent et un destin de cinéaste. Mais craignant peut-être, en revanche, qu’on l’accuse de vouloir façonner ses élèves à son image, il a devancé cette critique : « J’aime l’indépendance de mes étudiants et je ne tiens pas à détruire leur personnalité. Je sais qu’ils n’auraient sans doute jamais vu mes films si je n’avais pas été leur professeur et je sais qu’ils n’auraient pas aimé mes films s’ils les avaient vus par hasard. On n’a pas besoin de multiplier les Sokourov. Mais l’indépendance, on la conquiert par la discipline et la compréhension de la responsabilité qui nous revient. Mes étudiants doivent réaliser qu’ils ont choisi un métier difficile et très exigeant ».

Un métier auquel il est temps de redonner sa vraie dimension, tant il a été dévalué, selon Sokourov, qui le pointe d’une formule cinglante : « Le cinéma c’est, à 70%, le royaume des fainéants. Y compris du côté des spectateurs ». La création serait donc, d’abord, affaire de volonté et de discipline. Le maître russe n’a pas caché que sa vision a fait grincer des dents parmi les étudiants de Nalchik : « Le plus difficile pour les jeunes d’aujourd’hui est d’abord de comprendre qu’il n’y a pas de liberté dans l’art. C’est une illusion à combattre » . Car la liberté de montrer tout et n’importe quoi, n’importe comment, ce n’est plus le cinéma.

Sokourov a donc proposé à ses étudiants un accord : ne pas faire des images violentes ou montrant la violence. Et un objectif : parler de la possibilité de s’aimer les uns les autres ou de la difficulté à s’aimer les uns les autres. En voyant les films réalisés, on ne peut que constater, par-delà les maladresses ou les faiblesses inévitables, une force réelle dans les regards posés sur les personnages, une attention particulièrement belle, et inhabituelle. Ce qui pourrait donner raison à la thèse pourtant audacieuse du réalisateur russe : c’est parce que la notion d’amour du prochain disparaît dans nos sociétés que le vrai cinéma d’auteur peine à survivre et à se renouveler. Pour lui, le métier de cinéaste n’a qu’une finalité : comprendre les souffrances de l’être humain. Etre cinéaste, c’est, dit-il, être comme le médecin de campagne qui doit ouvrir sa porte à tous ceux qui frappent et comprendre ce dont ils souffrent, sans jamais les juger.

A cette profession de foi, un auditeur de la masterclass a réagi en posant à Sokourov une question toute simple, et qui semblait sans malice : « Mais alors, que pensez-vous d’un cinéaste comme Tarantino ? ». La réponse fut une grande réflexion sur les abus commis par les plus grands réalisateurs, qui utilisèrent la violence pour les besoins de leurs films : Eisenstein acceptant qu’un enfant soit maltraité dans La Grève (1925), Tarkovski sacrifiant des chevaux pour Andreï Roublev (1966). Sokourov s’avoua lui-même coupable d’avoir, un jour, mis en danger la vie de son équipe pour une scène qu’il jeta ensuite au montage, avec le sentiment d’avoir cédé au spectaculaire. Se tournant alors vers l’auditeur qui attendait le jugement de Tarantino, il dit de sa voix grave et solennelle : « Je ne suis pas juge, mais les cinéastes doivent contrôler ce qu’ils font ! Je m’adresse aux hommes, car les femmes cinéastes n’ont pas ce problème : prenez soin de votre santé mentale ! Beaucoup de cinéastes auraient besoin de consulter un psychiatre. Tout particulièrement celui dont vous avez prononcé le nom, qui aurait dû se faire soigner il y a déjà longtemps ».

Frédéric Strauss

Source : Télérama, 15/08/2014

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Littérature, rubrique Festival, rubrique Débat,

Voix Vives: Le dialogue des cultures passe

voix-vives-sete1

Une fréquentation en hausse pour écouter les poètes méditerranéens. Photo dr

Festival de poésie. 5ème édition de Voix Vives à Sète. Désirs et pensée en liberté rencontrent un nouveau succès.

Voix Vives, la célébration marathonienne de la poésie méditerranéenne s’est achevée samedi. Une nouvelle fois le festival laisse derrière lui de multiples sillages que l’on se promet de suivre un peu plus tard, dans le bleu pastel où le ciel rejoint la mer. Neuf jours quasi continus de l’aube à loin dans la nuit, ponctués d’étoiles, de bouches roses et noires qui arrosent et de mots qui font mouche.

Pour la cinquième année Sète s’est vue consacrée ville escale des poètes issus de toutes les rives. Si Voix Vives célèbre avant tout l’espace méditerranéen c’est dans une optique d’élargissement, de frontières repoussées en y associant les sphères d’influences terrestres, maritimes et parfois cosmiques… Des Balkans à l’Afrique en passant par les Caraïbes et l’Amérique latine, les poètes ont afflué de tous horizons, portant témoignage des lieux secrets où la culture puissante de cette petite mer a laissé des traces.

« Ce fut une très belle édition, commente la directrice du festival Maïté Vallès Bled, on nous l’a dit et nous l’avons vécu. » Les langues et les voix éphémères, libérées dans la ville font état de la richesse des esprits et des arts qui se rencontrent. Elles dessinent un périmètre de tolérance dans les rues de Sète. « D’année en année, nous observons une vraie appropriation de la part du public sétois. Alors que nous avions enregistré quelques plaintes les premières années liées à des problèmes de stationnement, beaucoup d’habitants sont venus nous dire cette année de poursuivre le festival. »

Dans le quartier haut, où il concentre l’essentiel des 600 manifestations proposées, le festival est un facteur de tolérance. Entre les origines, entre les poètes et avec les autres, ceux pour qui hier encore, les cinq lettres du mot poème inspiraient des craintes ou imposait une distance. Aujourd’hui les vertus de la poésie semblent opérer en ramenant le public à lui-même.

Le décompte des chiffres de cette 5e édition sétoise n’est pas encore tout à fait terminé mais l’on prévoit une augmentation de l’ordre de 10% par rapport à 2013 (49 000 spectateurs). En dépit du concert de Maria Carmen Vega, au Théâtre de la mer où la capacité de l’artiste à rassembler a été surévaluée le bilan des concerts payants reste positif. « Le marché au livre qui a réuni une centaine d’éditeurs de poésie a bénéficié d’une très bonne fréquentation. Le public qui vient écouter gratuitement de la poésie achète aussi des livres pour poursuivre la découverte ce qui est un signe significatif », se réjouit la directrice.

Pour la seconde année Voix Vives s’exporte à l’étranger après Sidi Bou Saïd et Gènes, il mettra les voiles sur Tolède dès septembre.

JMDH

Source : L’Hérault du Jour : 01/08/2014

 Voir aussi : Rubrique Festival,Sans frontières les poèmes disent l’essentiel, rubrique Rencontre Grand Corps Malade,  rubrique Livre, Poésie, rubrique /Méditerranée, Palestine, Jordanie, On Line Festival Voix Vives,/

 

Festival Voix Vives. Sans frontière les poèmes disent l’essentiel

300x300

Le poète Jihad Hudaib.

Festival. Alors que la guerre cause rage et désespoir, Voix Vives consacre la poésie comme territoire de paix en Méditerranée. A Sète jusqu’au 26 juillet.

La poésie contemporaine méditerranéenne occupe pacifiquement depuis vendredi le quartier haut de Sète et plusieurs enclaves de l’île singulière. C’est dans ce quartier populaire que les mots d’une centaines de poètes venus de toutes les rives accostent.

En levant la tête, on décrypte des extraits de poèmes pris au piège des banderoles qui les offrent à nos regards, mais la plupart des mots parcourent librement les rues. Portés par un vent émancipateur, ils pénètrent les ruelles, les parcs, et les jardins. L’imaginaire collectif se trouve enrichi de ce grand partage inédit qui aiguise notre savoir-vivre.

A l’instar de ses éditions à Sidi Bou Said (Tunisie), Gènes et Tolède (en septembre), le festival Voix Vives privilégie les relations maritimes en élargissant sa sphère géographique à la Méditerranée, africaine, latine, orientale et à celle des Balkans. Une escale au festival Voix Vives permet de saisir à quel point la grande bleue vivifie le monde en mouvement.

La poésie : territoire de paix

« Je suis né sur le chemin de l’exil et n’ai jamais connu la mer même si je viens d’une famille qui dort sur son épaule, explique le poète palestinien Jihad Hudaib. Du fait de la colonisation, la seule mer que j’ai connue était une mer morte, en Jordanie

Le regard de Jihad se veut lucide sur les sociétés, leurs entrecroisements et dysfonctionnements : « Le dialogue n’est toujours pas instauré entre les deux rives défend-il, heureusement qu’il existe entre les personnes et les citoyens, même s’il est le plus souvent basé sur l’idée du vainqueur et du vaincu. Soyons honnêtes, personne ne veut prendre la responsabilité de cette différence. La mer est bleue, obscure et claire, entre deux idées et le poète un oiseau qui voyage continuellement entre les deux rives.»

Le poète France-Maximin Daniel

Le poète France-Maximin Daniel

Pour le poète romancier guadeloupéen Daniel Maximin, la Méditerranée n’est pas seulement une mer qui noie et sépare les ennemis. L’ami de Césaire, revendique un cousinage :

« Comme la Méditerranée la Caraïbe est un lieu à la croisée des cultures où l’on doit trouver une solution de paix parce que nous sommes cousins et pas parce que nous sommes différents. C’est la raison pour laquelle nous comprenons la Méditerranée. Comment être prétentieux lorsque l’on dépend comme nous des cyclones, des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des raz de marée ? La nature est notre modèle elle est la source même de la poésie. En Méditerranée, la proximité des civilisations explique la violence. Tout le monde est cousin et chacun veut marquer sa personnalité

La Méditerranée comme la Caraïbe sont des terres débordantes de créativité, « des terres de poésies » souligne Daniel Maximin qui fait un lien géographique et géologique entre les deux cultures « issues d’une terre en éruption, animées par un feu intérieur. »

Et le poète de se demander pourquoi les religions monothéistes ne parlent que de l’homme, et pas de l’homme et de la nature. « La mer est une fatalité au bout de chaque sentier et en même temps elle permet d’aller des deux côtés.»

Se pourrait-il que la poésie lave de sa pluie tous les affronts…

Jean-Marie Dinh

Source : L’Hérault du Jour 22/07/14

Voir aussi : Rubrique Festival, rubrique Livre, Poésie,, rubrique /Méditerranée, Palestine, Jordanie, On Line Festival Voix Vives,/