Manuel Valls : La gauche peut crever

images-1Manuel Valls a répété sur France Info sa volonté de ne pas céder aux cheminots. Il reverra aussi le dispositif des intermittents qu’il juge « à bout de souffle ». Quant à la gauche, il a redit qu’elle « peut mourir ». À force de métaphores tragiques, le premier ministre exprime-t-il son énergie ou son propre désarroi ?

« La gauche peut mourir », a répété Manuel Valls, sur France Info, ce lundi, et sa phrase rentrera dans l’histoire car elle résume le divorce entre le pouvoir et ceux qui l’ont choisi. Pour le premier ministre, ce diagnostic impose en effet de monter dans l’ambulance, en soutenant le gouvernement. Mais pour la gauche qui l’observe, et qui se pince pour y croire, cette formule rappelle plutôt ce vieux film des années 50, avec Noël Roquevert : « Mourez, nous ferons le reste. » Une histoire de pompes funèbres et de corbillards…

Si Valls a choisi de parler fort à l’approche de ses cent jours, donc de son premier bilan, c’est parce que son accession à Matignon n’a rien changé du tout, ni sur le plan électoral, ni sur la confiance entre l’exécutif, la majorité et le pays en général. Les choses ont même empiré. Le fiasco municipal a débouché sur une catastrophe européenne, et la révolte des parlementaires PS s’est ossifiée plutôt que dissoute. Enfin le climat social s’est alourdi avec la jacquerie des cheminots et la révolte des intermittents.

Tout au plus, Manuel Valls peut-il se prévaloir d’une meilleure gestion des couacs. Depuis qu’il est en poste, c’est vrai, le gouvernement ne grince plus, ou beaucoup moins. Il applique sagement la feuille de route du président de la République : « On maintient le cap. » Si bien que l’ambitieux premier ministre se retrouve piégé. Lui qui aime les coups d’éclat, voilà qu’il est devenu le majordome de l’ordre et le maître du silence.

D’où son coup de gueule à double sens : « Nous sentons bien que nous sommes arrivés au bout de quelque chose, au bout peut-être même d’un cycle historique pour notre parti. » La phrase est transparente, et elle est tonitruante. Elle ressemble à un avis de décès pour le hollandisme, et à un appel à la refondation de la gauche derrière un nouveau chef. En somme une pré-candidature pour les prochaines présidentielles.

Le problème de M. Valls, c’est que son constat pour l’avenir sonne étrangement dans le contexte actuel. Voilà un homme qui invite ses troupes à la réflexion, donc à ouvrir un grand débat, et qui le ferme aussitôt en les appelant à « assumer leur responsabilité », c’est-à-dire à soutenir sans résistance les choix d’un gouvernement « arrivé au bout de quelque chose, peut-être même d’un cycle historique »

Moi ou le chaos… En d’autres temps la phrase avait de l’allure. Le problème, sous le quinquennat Hollande, c’est que le « moi » est lui-même chaotique, et que la phrase a l’air de dire : « le chaos ou le chaos… ».

Car le fil est bien rompu. Non seulement vis-à-vis de la droite, qui n’a jamais été aussi radicale alors qu’elle est elle-même en miettes, mais surtout par rapport aux électeurs de gauche qui ne comprennent plus rien aux décisions d’un pouvoir imprévisible, capable de mettre en place un programme de rigueur inédit, de promouvoir un UMP d’un autre temps en la personne de Jacques Toubon, et d’adopter les usages et les mots du réalisme économique imposé par la droite libérale…

Il se trouve que cette potion magique, bientôt vieille de quarante ans, est elle-même périmée, et que plus personne n’y croit, hormis quelques grands prêtres officiant à la télé, et leur petite armée de fidèles répétant leurs mantras. Cette solution libérale, et pour ainsi dire finale, jalousement imposée par la commission européenne, est faite de baisses d’impôts, de réduction du secteur public, de resserrement du nombre de fonctionnaires, de compression du coût du travail donc de baisse des salaires, de retraites amputées obtenues de plus en plus tard, d’une assurance-maladie progressivement remplacée par des mutuelles coûtant de plus en plus cher.

Si le cocktail avait donné les résultats promis par Raymond Barre, dès la fin des années 1970, les électeurs auraient tourné la page du « socialisme » depuis longtemps et se seraient convertis aux bienfaits du marché. Le problème, c’est que les bienfaits collectifs du libéralisme, promis à grands coups d’austérité, sont aujourd’hui mis en avant par un pouvoir « de gauche », et se traduisent plus que jamais par des inégalités croissantes, une vie plus dure pour la plupart, et l’absence de perspectives. Tout un peuple est bercé par l’objectif des trois pour cent ! Perspective si exaltante que les Français, angoissés, se tournent vers l’État protecteur, ne le trouvent pas, et se réfugient alors vers un parti d’extrême droite qui entend résumer la France à un seul nom, « Le Pen », et un seul chef, ou plutôt une seule cheftaine.

Intermittents : un système « à bout de souffle » ?

Ce qui frappe en ce printemps 2014, avec son cortège de grèves, c’est que deux modèles ont atteint leurs limites, mais que l’un d’eux, le libéral, continue de revendiquer le réel et la modernité, comme s’il était le seul possible, et que l’autre, par la voix du parti socialiste au pouvoir, ne revendique plus rien, sauf de singer son rival.

À cet égard, le conflit des cheminots et celui des intermittents sont révélateurs de l’abandon en rase campagne des valeurs et des mots de la gauche. Il est possible qu’une surenchère syndicale ait poussé les agents de la SNCF à se lancer dans une grève discutable. Il est possible en sens inverse que cette réforme ait franchi une ligne rouge et que le mouvement soit justifié. On peut toujours discuter du bien-fondé d’un mouvement, et de sa conduite. Mais comment un pouvoir se réclamant de la gauche, donc historiquement bâti sur des luttes et des résistances, peut-il adopter, à l’égard d’une bataille sociale, le langage classique de la droite éternelle ? Comment peut-il parler des usagers « pris en otages », de « mauvaise grève » au prétexte qu’elle « dérange », comme si une grève, dans l’histoire sociale du monde, était autre chose qu’un blocage organisé, et avait jamais abouti à un résultat probant sans gêner provisoirement le fonctionnement d’une entreprise, ou de la société entière ? Voilà maintenant que la Hollandie recommanderait des mouvements de grève « que personne ne voit », comme s’en était flatté Nicolas Sarkozy à la tribune du Medef. Et pourquoi pas des brassards jaunes et des sourires à la une du Figaro ?

De ce point de vue, le conflit des intermittents est encore plus « extraordinaire ». On peut admettre que le mouvement des cheminots soit impopulaire, et que le gouvernement prenne donc ces distances pour ne pas être atteint par la réprobation publique… Mais l’affaire des intermittents ? En quoi Manuel Valls se sent-il obligé de ménager la chèvre et le chou, en concédant que « leur système est à bout de souffle » ? De quel souffle parle-t-il donc ? De celui de la France ou des intérêts du Medef ?

Car l’évidence n’est pas le coût de ce système mais ce qu’il rapporte, en termes économiques, et en terme de société. Non seulement le système culturel français n’est pas en crise, mais il est foisonnant, et le monde entier l’envie. Son défaut impardonnable, vu du Medef, c’est de s’inspirer d’une idée de répartition, et d’investissement public. Donc d’une approche collective. Selon le Medef, il est injuste que tout le monde paie pour les intermittents, mais il serait scandaleux que tout le monde souffre, limonadiers compris, quand les intermittents s’arrêtent de travailler ! Une idée de gauche a fait la preuve de son efficacité, ce qui n’est pas si courant paraît-il, et voilà qu’un pouvoir issu du parti socialiste le déclare « à bout de souffle ! ».

De quelle fin de cycle veut parler Manuel Valls ? De l’effondrement d’une gauche alternative à laquelle il s’oppose depuis toujours, et qui s’accrocherait « à ses dogmes » et ses « conservatismes », ou de la déroute française de la « gauche raisonnable », à laquelle il se réfère, et dont l’ambition blairiste, ou schröderienne, consiste, au nom du modernisme, à devenir le caméléon du « réel » plutôt que son créateur ?

Sans doute des deux, en espérant trouver une troisième voie, qui ne soit officiellement ni de droite ni de gauche mais qui le conduise à l’Élysée. Giscard rêvait aussi de cette France-là en 1992, en publiant chez Flammarion son Deux Français sur trois, dans l’espoir de revenir. Trois ans plus tard, Jacques Chirac était élu…

Hubert Huertas

Source : Médiapart 16/06/2014

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« Les intermittents, seuls précaires à même de se faire entendre »

467679424_640Le sociologue Mathieu Grégoire nous invite à changer de regard sur ce mouvement qui sort de l’ombre 1,7 million de salariés précaires, touts secteurs confondus. Interview.

Les intermittents ne désarment pas. Malgré la nomination d’un médiateur par le gouvernement, ils multiplient actions et blocages pour défendre leur statut. Ceci, avec un sentiment de légitimité d’autant plus fort qu’ils se sentent investis d’une mission : représenter le 1,7 million de travailleurs précaires que nous comptons aujourd’hui, qui, comme les chômeurs, n’ont jamais voix au chapitre.

Une idée que leur a soufflé Mathieu Grégoire, sociologue du travail spécialiste des intermittents du spectacle. Ce jeune maître de conférences à la fac d’Amiens et chercheur au Curap (Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie) leur a consacré sa thèse de doctorat puis un livre (1).

Le Medef, la plupart des syndicats et nombre de salariés voient les intermittents comme des privilégiés. Que leur répondez-vous ?

– Les professionnels du spectacle ne sont pas des privilégiés, et encore moins des saltimbanques qui « profitent » du système comme on l’entend parfois. Simplement, ils bénéficient d’un mode d’indemnisation chômage adapté à leurs métiers où les contrats de travail ne durent parfois qu’une journée.

Mais cela ne signifie pas que l’assurance chômage soit plus généreuse avec eux. Ainsi, que se passerait-il si l’on faisait basculer des chômeurs « classiques » dans ce régime soit disant privilégié ? On ferait d’importantes économies car les critères pour toucher des indemnités y sont plus stricts et celles-ci ne sont pas versées jusqu’à  2 ou 3 ans comme dans le régime général, conçu pour les salariés sortants d’un CDI ou d’un CDD. D’ailleurs, les intermittents représentent 3,5% des indemnisés pour 3,4% des dépenses. Bref, ils ne coûtent pas plus cher que les autres.

Mais pourquoi les salariés devraient-ils être solidaires de ceux qui font le choix risqué et difficile d’une carrière artistique ?

– Cette logique « du risque », c’est celle des assurances privées : elles n’assurent pas votre prêt immobilier ou bien demandent plus cher parce que vous souffrez d’une maladie chronique ou ne présentez pas assez de garanties. La philosophie de notre système de protection sociale, né du Conseil national de la Résistance veut qu’on ne fasse pas payer davantage ceux qui risquent d’avantage de tomber malades, d’avoir des enfants ou encore ont un travail instable.

Et puis, faudrait-il « punir » tous ceux qui ont choisi un métier de vocation et l’exercent dans des conditions difficiles ? Ainsi, doit-on exclure de l’assurance chômage les chercheurs non titulaires, les journalistes pigistes, payés à l’article ? On se trouve dans cette situation paradoxale où l’on voudrait sanctionner les seuls précaires bénéficiant d’une garantie adaptée.

Comment expliquez-vous ce malentendu ?

– L’emploi est devenu une religion partagée par tous les partis. Ils promettent sans vraiment y croire le plein-emploi à des électeurs qui n’y croient pas non plus. Avec une fuite en avant vers l’emploi « à tout prix ». Avec le pacte de responsabilité, on va consacrer 10 milliards d’euros à l’exonération de cotisations patronales dans l’espoir de créer 190.000 postes, soit plus de 50.000 euros par hypothétique emploi. Cela n’a pas grand sens.

Pendant ce temps, le chômage continue d’augmenter, principalement sous la forme d’une « activité réduite ». Depuis 1996 le nombre de demandeurs d’emploi qui travaillent une partie du temps dans le mois est passé de 500.000 à 1,7 million. Beaucoup ne touchent aucune indemnité. On serait bien inspiré de voir dans le régime des intermittents, seuls précaires à même de faire entendre leur voix, non un problème mais l’esquisse d’une solution, d’une flexisécurité assurant un salaire continu aux salariés à l’emploi discontinu.

Propos recueillis par Véronique Radier

Source : Le Nouvel Observateur 12/06/2014

(1) « Les intermittents du spectacle, enjeux d’un siècle de luttes », éditions La Dispute 2013.

Voir aussi : Actualité nationale, Lettre de Rodrigo Garcia, Rubrique Festival, rubrique Société Mouvement sociaux, rubrique Sciences Humaines,

Les intermittents du Festival « in » d’Avignon brandissent la menace de la grève

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La machine serait-elle en train de s’emballer contre l’accord du 22 mars sur l’assurance-chômage, et tout particulièrement contre les nouvelles annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’Unedic ? On serait tenté de le croire, à lire l’avalanche de communiqués annonçant l’annulation de tel ou tel spectacle, ces dernières quarante-huit heures, ou à découvrir des initiatives inattendues, comme ce refus de siéger en commission des experts de la culture en Ile-de-France.

La mobilisation est partie du Printemps des comédiens, à Montpellier, en grève depuis mardi 3 juin, avec désormais une quinzaine de spectacles annulés, soit la presque totalité de cette vingt-huitième édition. Les salariés du Printemps des comédiens peuvent à présent déclarer « Nous ne sommes plus seuls maintenant », en guise de clin d’œil au titre de l’un des spectacles annulés – Nous sommes seuls maintenant, mis en scène par Julie Deliquet.

Le dernier communiqué en date a été envoyé aux rédactions mardi 10 juin, à 23 h 50, et il retiendra particulièrement l’attention du gouvernement. Ce communiqué émane en effet des intermittents du festival « in » d’Avignon. Après une réunion avec le nouveau directeur du festival, Olivier Py, ainsi qu’avec la nouvelle maire socialiste, Cécile Helle, le syndicat CGT et la Coordination des intermittents et précaires (CIP), ils ont clairement brandi clairement la menace de la grève. Le spectre de l’annulation du Festival, en 2003, ressurgit.

« Si l’Etat devait agréer l’accord du 22 mars, nous nous réservons la possibilité d’appliquer notre droit de grève dès le 4 juillet », soit dès l’ouverture du festival, « et le gouvernement en assumera les conséquences », écrivent les salariés du « in ». Ils rappellent, comme tant d’autres, que François Rebsamen avait signé en faveur des propositions alternatives sur l’assurance-chômage des intermittents, quelques semaines avant de devenir ministre du travail. « Ce désaveu marque une rupture avec les positions soutenues par le Parti socialiste concernant les enjeux de la culture dans notre société et notre quotidien », ajoutent-ils.

Dans une lettre dévoilée par Le Monde le 3 juin, Olivier Py a demandé au premier ministre, Manuel Valls, de prononcer « un moratoire » sur l’accord du 22 mars et de rouvrir les négociations.

MÉFIANCE À L’ÉGARD DE LA MISSION DE MÉDIATION

Le robinet, lui, est ouvert. Pour l’instant, c’est du goutte-à-goutte, avec une dizaine de communiqués par jour. Mais c’est le signe que la nomination, le 7 juin, par Manuel Valls, du député Jean-Patrick Gille, chargé d’une « mission de propositions » sur les annexes 8 et 10, dans un délai serré de quinze jours, n’a absolument pas apaisé les tensions. Au contraire : Jean-Patrick Gille s’étant déclaré favorable à l’agrément de l’accord du 22 mars, il est perçu avec une certaine méfiance par les professionnels de la culture mobilisés. Toutefois, le plus gros syndicat des employeurs du spectacle vivant, le Syndeac, a fait savoir, dans un communiqué, sa disponibilité et sa bonne volonté pour coopérer avec la mission Gille.


Des intermittents tout nus, pour accueillir Aurélie Filippetti. Mardi 10 juin, au festival Furies à Châlons-en-Champagne, trois compagnies ont décidé « la mort dans l’âme » de faire grève. La ministre de la culture et de la communication, Aurélie Filippetti, en déplacement au familistère de Guise, a été accueillie par des intermittents qui se sont mis tout nus, comme le rapporte le Courrier Picard.

Les agents de la DRAC Ile-de-France refusent de siéger. Les membres du comité d’experts de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Ile-de-France, l’antenne du ministère de la culture en région, ont décidé « à l’unanimité », mardi 10 juin, de refuser de siéger en commission les 10,11 et 12 juin. « Nous refusons de siéger pour donner nos avis artistiques dans ce contexte alarmant », expliquent ces professionnels chargés de sélectionner et distribuer les aides aux compagnies ou aux établissements culturels franciliens. Parmi les signataires figurent Xavier Croci, directeur du Forum du Blanc-Mesnil, en Seine-Daint-Denis ; Caroline Marcilhac, directrice de Théâtre Ouvert, à Paris, et ancienne directrice de production du Festival d’Avignon, entre 2003 et 2011)…

Huit théâtres toulousains ont voté la grève, mercredi 11 juin, et demandent le non-agrément de l’accord sur l’assurance-chômage : le Théâtre du Grand-Rond, le Hangar, le Ring, le Théâtre du Chien blanc, le Théâtre du Pont-Neuf, la Cave Poésie, le Théâtre du Pavé et Le Fil à Plomb.

Le studio de cinéma McGuff en grève le 16 juin. Mardi, les employés d’Illumination Mac Guff, le studio de fabrication de films d’animation 3D – Moi, Moche et Méchant 1 et 2, Lorax – ont voté à l’unanimité la grève pour le 16 juin, journée nationale de mobilisation. Dans un communiqué, ils soulignent que « le régime spécifique de l’intermittence permet à la France de conserver sa “diversité culturelle” et de réunir les conditions nécessaires pour créer des films internationalement reconnus. »

Clarice Fabre

Source : Le Monde.fr | 11.06.2014

Voir aussi : Rubrique Festival, rubrique Société Mouvement sociaux, rubrique Théâtre, Direction artistique. Des idées pour renouveler le théâtre à Montpellier ,

Le mouvement des précaires et intermittents se durcit

Photo Rédouane Anfoussi.

Le collectif unitaire en rangs serrés. Photo Rédouane Anfoussi.

Festival. Les deux premières soirées du Printemps des Comédiens sont annulées. La grève reconductible votée à Montpellier se propage en France.

La populaire formule « show must go on » n’a pas fonctionné hier matin lors de l’AG de l’équipe technique du Printemps des Comédiens qui a voté l’annulation des deux représentations de Vader prévues hier et aujourd’hui. L’ultimatum lancé lundi au ministre du Travail François Rebsamen afin qu’il rende public son refus d’agréer l’accord du 14 mai est pour l’heure resté lettre morte.

Dans la foulée se tenait en début après-midi l’AG très suivie du mouvement unitaire du Languedoc-Roussillon qui rassemble techniciens du spectacle, artistes, intérimaires, et plus largement toute personne victime de la précarité. Depuis le début, les « insurgés » soulignent en effet que l’impact de l’accord signé par le Medef et certains syndicats va toucher tous les demandeurs d’emploi. « Depuis lundi, notre action bénéficie d’un retentissement hexagonal. La presse nationale semble découvrir la problématique alors que nous sommes mobilisés depuis des mois », constatent les membres de l’AG.

La lutte fait tache d’huile
Hier, on s’est aussi félicité de la prise de parole de Nicolas Bouchaud à la cérémonie officielle des Molière retransmise sur le petit écran. Ce dernier a cité lundi la mobilisation à Montpellier et décerné au nom des intermittents un « Molière de la meilleure trahison à François Rebsamen, ministre du Travail, pour son rôle d’employé du Medef ». Dans plusieurs autres régions les coordinations ont appris la décision avec joie et soulagement. « Nous sentons une onde de solidarité qui se propage », témoigne un acteur du mouvement. Dans la région, le festival Klang de La Chapelle s’est également mis en grève. Le Théâtre de la remise et La bulle bleue ont fait de même ainsi que la Cie Provisoire qui a annulé son spectacle hier à Sortie Ouest. Chaque jour, les équipes artistiques se prononceront sur la poursuite ou non de la grève.

Le Printemps menacé
Les intermittents veulent maintenir la pression jusqu’à début juillet, date à laquelle l’accord devrait entrer en vigueur. Il devrait être question de l’avenir des autres grands festivals lors de la grande AG nationale qui se tiendra à Montpellier samedi 7 juin. Présent à l’AG, le directeur du festival Jean Varela s’est abstenu de tout commentaire sur le conflit.

Le président du Conseil général André Vezinhet a maintenu le cocktail d’inauguration. « Par respect pour le public et les mécènes du festival. » Il aurait souhaité un mouvement plus flexible avec des espaces d’expression dédiés et craint même que les professionnels « scient la branche sur laquelle ils sont assis ». Ce qui ne l’empêche pas de demander au gouvernement de reprendre les négociations : « Le protocole ne prend pas en compte des aspects essentiels des revendications. » Lors de l’AG le mouvement unitaire lui a demandé de donner acte en payant les jours de grèves.

La période s’annonce délicate pour le gouvernement, d’autant qu’une bonne partie d’élus et de parlementaires socialistes sont déjà montés au créneau pour lui demander de ne pas agréer le texte de la convention de Unedic. La proposition d’Aurélie Filippetti d’ouvrir des Assises de l’intermittence n’a pas fait un pli. « On veut nous asseoir, mais nous, on préfère rester debout », affirme Eva Loyer, responsable CGT Spectacle. En vertu de la « Charte des festivals » adoptée lors d’une AG au Théâtre de la Colline, en mai dernier, on savait que les spectacles auxquels les ministres voudraient assister n’auraient pas lieu. Désormais la présence des ministres n’est plus nécessaire pour stopper les représentations « tant qu’ils ne se décident pas à faire de vrais choix politiques et sociaux…»

Jean-Marie Dinh

Source : L’Hérault du Jour : 04/06/2014

Voir aussi : Rubrique Festival, rubrique Politique, Politique culturelle, rubrique Société, Mouvement sociaux, rubrique Montpellier,

“Strange Fruit”, et Billie Holiday suspendit l’Histoire

New York, 1939. Une voix perfore le cœur d’une Amérique bipolaire. “Strange Fruit”, acte de naissance de la chanson contestataire, résonne pour l’éternité.

I feel like going home, de Muddy Waters, I got a woman, de Ray Charles, Zombie, de Fela ou encore War, de Bob Marley… Dans la continuité de l’expo « Great Black Music », à la Cité de la Musique, qui rassemble jusqu’en août cinquante ans de musiques noires, Télérama.fr vous raconte chaque semaine l’histoire d’une chanson qui a traversé les générations.

Le lynchage d'Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Le lynchage d’Abram Smith et Thomas Shipp à Marion, Indiana, le 07 aoüt 1930, © studio photographer Lawrence Beitler/ The Indiana Hisorical Society.

Les dernières notes de Strange Fruit sont souvent suivies d’un silence sidérant. Le night club est plongé dans le noir. Les serveurs ne doivent pas bouger, ni faire le moindre bruit. Chaque soir, le rideau retombe sur l’image de « ces corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud/comme d’étranges fruits aux branches des peupliers ». Le public new-yorkais ne sait pas comment réagir. Doit-il rester grave et recueilli dans un moment d’intense communion avec le peuple noir qui est encore victime des lynchages? Doit-il applaudir à tout rompre la performance sublime de Billie Holiday dont le tour de chant s’achève rituellement par cette lamentation déchirante ? L’intensité de l’instant n’a guère d’équivalent.

Les années 30 touchent à leur fin. New York est une ville vibrante, créative, illuminée. Le Cafe Society qui vient d’ouvrir ses portes sur Sheridan Square, à Greenwich Village, fait vœu d’être le premier night club d’Amérique où noirs et blancs peuvent se mélanger sans y penser. Les amoureux de jazz et les penseurs d’une gauche en verve y font bon ménage et Billie Holiday règne avec autorité sur ce beau monde hédoniste et raffiné. Sa voix est l’expression la plus pure d’une blessure grande ouverte. Elle donne à Strange Fruit une force que rien ne peut dompter. Son timbre est clair, à peine frissonnant, son interprétation lente et posée. La chanteuse qui, en ce printemps 1939, a tout juste vingt-quatre ans, dompte son souffle, impose son rythme, dévoile les images de la terrible scène de lynchage sans forcer le trait. L’émotion est nue. La chanson semble taillée pour elle. A tel point qu’elle a fini par croire qu’elle en était l’inspiration.

be Meeropol, l’auteur derrière le mythe

Dans sa biographie, Lady Sings the Blues, elle raconte que le jour où un certain Lewis Allen s’est présenté à elle avec cette ébauche de chanson, elle a compris immédiatement qu’elle mettait en musique toute l’infamie qui avait tué son père (il est mort d’une pneumonie après que plusieurs hôpitaux du sud ségrégationniste aient refusé de le soigner).

Strange Fruit restera LA chanson de Billie Holiday, mais elle n’a pas été écrite pour elle. Quand elle les interprète pour la première fois, ces trois couplets dépeignant, avec brutalité et ironie, le pourrissement du racisme dans l’air moite des campagnes du Sud (« l’odeur du magnolia, douce et fraîche/et soudain l’odeur de la chair qui brûle ») ont déjà fait leur chemin. Ils ont été publiés, au milieu des années 30, dans un bulletin syndical des enseignants new-yorkais par Abe Meeropol, professeur d’un lycée du Bronx.

A l’origine, Strange Fruit n’est qu’un court poème, Bitter Fruit, (« fruit amer »), inspiré par la photo du lynchage de deux jeunes garçons noirs, à Marion dans l’Indiana. Abe Meeropol, qui se fait appeler Lewis Allan (et non Allen, comme le retranscrit Billie Holiday) pour préserver son anonymat, est un juif américain proche du parti communiste. Il met lui-même son texte en musique et on le reprend régulièrement en chœur dans les meetings politiques. Jusqu’à ce que sa réputation parvienne aux oreilles de Barney Josephson, qui vient d’ouvrir le Cafe Society et n’imagine pas qu’on chante ailleurs ces quelques lignes qui font entrer la chanson contestataire dans un autre âge.

La plus grande chanson du XXe siècle

« C’est la plus affreuse des chansons, dira plus tard Nina Simone. Affreuse parce que violente et dévoilant crûment ce que les blancs ont fait aux miens. » Une des légendes accompagnant Strange Fruit veut que Billie Holiday n’ait pas été « bouleversée » quand Strange Fruit lui a été proposée par son employeur.  « Indifférente » ou « mal à l’aise » selon les sources. Elle n’a toutefois pas tardé à se l’approprier et à en faire l’apogée de son tour de chant. Son premier enregistrement date du printemps 1939. Sur le label Commodore, qui a élu domicile dans un petit magasin de la 52e rue, et non sur les disques Columbia avec lesquels elle a signé un contrat : John Hammond, qui a découvert la chanteuse à 17 ans à Harlem, n’a pas voulu se mouiller.

Strange fruit devient vite un succès, mais c’est un succès gênant. Les militants de gauche l’envoient aux membres du Congrès pour les mobiliser. Le Sud ségrégationniste est encore très influent au sein des partis politiques et des médias et la radio passe peu le disque. C’est le bouche-à-oreille qui fait circuler les refrains scandaleux, attire une foule de fervents au Cafe Society et vaut à son auteur une audience très spéciale… celle de la Commission de la Chambre sur les affaires anti-américaines, qui veut savoir si le parti communiste a financé l’écriture de la chanson. Abe Meeropol reste ferme face à ses accusateurs. Quelques années plus tard, il adoptera les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg, exécutés pour « espionnage au profit de l’URSS ».

Billie Holiday ne connaîtra rien des avancées de son peuple. Les années 40 et 50 sont pénibles. Dans l’Amérique du maccarthysme, certains clubs refusent qu’on joue Strange Fruit. La chanteuse est obligée de l’imposer contractuellement. Certains soir, elle se plaint des serveurs qui font volontairement tinter leur caisse enregistreuse pendant toute la durée de la chanson. En 1944, elle est à deux doigts d’ouvrir la gorge d’un marin qui la traite de « négresse » A un ami qui l’interpelle, un jour sur une avenue de New York (« comment va la Lady Day ? ») elle répond : « Bof, tu sais, je suis toujours nègre ».

Dans la lente descente narcotique de ses dernières années, Strange Fruit est un morceau toujours plus pesant et douloureux qu’elle ne parvient pas toujours à le chanter. Elle meurt à 44 ans, en 1959. En 1999, Time Magazine décrète que Strange Fruit est la plus grande chanson du XXe siècle.

Laurent Rigoulet

Source Télérama 08/04/2014

Play list Strange fruit

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