Qui gouvernera Internet ?

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10 juin 2013. Le Federal Bureau of Investigation (FBI) et l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) auraient accès aux serveurs de neuf des géants américains de l’Internet, dont Microsoft, Yahoo!, Google et Facebook et Apple, dans le cadre du programme «Prism», selon des révélations du Guardian publiées vendredi dernier. Des informations obtenues par le quotidien britannique grâce à un ancien employé de la CIA, Edward Snowden, qui a dévoilé son identité dimanche. En février dernier, Dan Schiller décrivait la tutelle des Etats-Unis sur le réseau mondial.

Multinationales, Etats, usagers
En France, le fournisseur d’accès à Internet Free reproche au site de vidéo YouTube, propriété de Google, d’être trop gourmand en bande passante. Son blocage, en représailles, des publicités de Google a fait sensation. Free a ainsi mis à mal la «neutralité d’Internet» — l’un des sujets discutés en décembre à la conférence de Dubaï. La grande affaire de cette rencontre a cependant été la tutelle des Etats-Unis sur le réseau mondial.

Habituellement circonscrite aux contrats commerciaux entre opérateurs, la géopolitique d’Internet s’est récemment étalée au grand jour. Du 3 au 14 décembre 2012, les cent quatre-vingt-treize Etats membres de l’Union internationale des télécommunications (UIT, une agence affiliée à l’Organisation des Nations unies) s’étaient donné rendez-vous à Dubaï, aux Emirats arabes unis, pour la douzième conférence mondiale sur les télécommunications internationales. Une rencontre où les diplomates, abreuvés de conseils par les industriels du secteur, forgent des accords censés faciliter les communications par câble et par satellite. Longues et ennuyeuses, ces réunions sont cependant cruciales en raison du rôle déterminant des réseaux dans le fonctionnement quotidien de l’économie mondiale.

La principale controverse lors de ce sommet portait sur Internet : l’UIT devait-elle s’arroger des responsabilités dans la supervision du réseau informatique mondial, à l’instar du pouvoir qu’elle exerce depuis des dizaines d’années sur les autres formes de communication internationale?

Les Etats-Unis répondirent par un «non» ferme et massif, en vertu de quoi le nouveau traité renonça à conférer le moindre rôle à l’UIT dans ce qu’on appelle la «gouvernance mondiale d’Internet». Toutefois, une majorité de pays approuvèrent une résolution annexe invitant les Etats membres à «exposer dans le détail leurs positions respectives sur les questions internationales techniques, de développement et de politiques publiques relatives à Internet». Bien que «symbolique», comme le souligna le New York Times (1), cette ébauche de surveillance globale se heurta à la position inflexible de la délégation américaine, qui refusa de signer le traité et claqua la porte de la conférence, suivie entre autres par la France, l’Allemagne, le Japon, l’Inde, le Kenya, la Colombie, le Canada et le Royaume-Uni. Mais quatre-vingt-neuf des cent cinquante et un participants décidèrent d’approuver le document. D’autres pourraient le signer ultérieurement.

En quoi ces péripéties apparemment absconses revêtent-elles une importance considérable? Pour en clarifier les enjeux, il faut d’abord dissiper l’épais nuage de brouillard rhétorique qui entoure cette affaire. Depuis plusieurs mois, les médias occidentaux présentaient la conférence de Dubaï comme le lieu d’un affrontement historique entre les tenants d’un Internet ouvert, respectueux des libertés, et les adeptes de la censure, incarnés par des Etats autoritaires comme la Russie, l’Iran ou la Chine. Le cadre du débat était posé en des termes si manichéens que M. Franco Bernabè, directeur de Telecom Italia et président de l’association des opérateurs de téléphonie mobile GSMA, dénonça une «propagande de guerre», à laquelle il imputa l’échec du traité (2).

Fronde antiaméricaine
Où que l’on vive, la liberté d’expression n’est pas une question mineure. Où que l’on vive, les raisons ne manquent pas de craindre que la relative ouverture d’Internet soit corrompue, manipulée ou parasitée. Mais la menace ne vient pas seulement des armées de censeurs ou de la «grande muraille électronique» érigée en Iran ou en Chine. Aux Etats-Unis, par exemple, les centres d’écoute de l’Agence de sécurité nationale (National Security Agency, NSA) surveillent l’ensemble des communications électroniques transitant par les câbles et satellites américains. Le plus grand centre de cybersurveillance du monde est actuellement en cours de construction à Bluffdale, dans le désert de l’Utah (3). Washington pourchasse WikiLeaks avec une détermination farouche. Ce sont par ailleurs des entreprises américaines, comme Facebook et Google, qui ont transformé le Web en une «machine de surveillance» absorbant toutes les données commercialement exploitables sur le comportement des internautes.

Depuis les années 1970, la libre circulation de l’information (free flow of information) constitue l’un des fondements officiels de la politique étrangère des Etats-Unis (4), présentée, dans un contexte de guerre froide et de fin de la décolonisation, comme un phare éclairant la route de l’émancipation démocratique. Elle permet aujourd’hui de reformuler des intérêts stratégiques et économiques impérieux dans le langage séduisant des droits humains universels. «Liberté d’Internet», «liberté de se connecter» : ces expressions, ressassées par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton et les dirigeants de Google à la veille des négociations, constituent la version modernisée de l’ode à la «libre circulation».

A Dubaï, les débats couvraient une myriade de domaines transversaux. Au programme, notamment, la question des rapports commerciaux entre les divers services Internet, comme Google, et les grands réseaux de télécommunication, tels Verizon, Deutsche Telekom ou Orange, qui transportent ces volumineux flux de données. Crucial par ses enjeux économiques, le sujet l’est aussi par les menaces qu’il fait peser sur la neutralité du Net, c’est-à-dire sur le principe d’égalité de traitement de tous les échanges sur la Toile, indépendamment des sources, des destinataires et des contenus. Le geste de M. Xavier Niel, le patron de Free, décidant début janvier 2013 de s’attaquer aux revenus publicitaires de Google en bloquant ses publicités, illustre les risques de dérive. Une déclaration générale qui imposerait aux fournisseurs de contenus de payer les opérateurs de réseaux aurait de graves conséquences sur la neutralité d’Internet, qui est une garantie vitale pour les libertés de l’internaute.

Mais l’affrontement qui a marqué la conférence portait sur une question tout autre : à qui revient le pouvoir de contrôler l’intégration continue d’Internet dans l’économie capitaliste transnationale (5)? Jusqu’à présent, ce pouvoir incombe pour l’essentiel à Washington. Dès les années 1990, quand le réseau explosait à l’échelle planétaire, les Etats-Unis ont déployé des efforts intenses pour institutionnaliser leur domination. Il faut en effet que les noms de domaine (du type «.com»), les adresses numériques et les identifiants de réseaux soient attribués de manière distinctive et cohérente. Ce qui suppose l’existence d’un pouvoir institutionnel capable d’assurer ces attributions, et dont les prérogatives s’étendent par conséquent à l’ensemble d’un système pourtant extraterritorial par nature.

Profitant de cette ambiguïté originelle, les Etats-Unis ont confié la gestion des domaines à une agence créée par leurs soins, l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Liée par contrat au ministère du commerce, l’IANA opère en qualité de membre d’une association californienne de droit privé, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), dont la mission consiste à «préserver la stabilité opérationnelle d’Internet». Quant aux standards techniques, ils sont établis par deux autres agences américaines, l’Internet Engineering Task Force (IETF) et l’Internet Architecture Board (IAB), elles-mêmes intégrées à une autre association à but non lucratif, l’Internet Society. Au vu de leur composition et de leur financement, on ne s’étonnera pas que ces organisations prêtent une oreille plus attentive aux intérêts des Etats-Unis qu’aux demandes des utilisateurs (6).

Les sites commerciaux les plus prospères de la planète n’appartiennent pas à des capitaux kényans ou mexicains, ni même russes ou chinois. La transition actuelle vers l’«informatique en nuages» (cloud computing), dont les principaux acteurs sont américains, devrait encore accroître la dépendance du réseau envers les Etats-Unis. Le déséquilibre structurel du contrôle d’Internet garantit la suprématie américaine dans le cyberespace, à la fois sur le plan commercial et militaire, laissant peu de marge aux autres pays pour réguler, verrouiller ou assouplir le système en fonction de leurs propres intérêts. Par le biais de diverses mesures techniques et législatives, chaque Etat est certes à même d’exercer une part de souveraineté sur la branche «nationale» du réseau, mais sous la surveillance rapprochée du gendarme planétaire. De ce point de vue, comme le note l’universitaire Milton Mueller, Internet est un outil au service de la «politique américaine de globalisme unilatéral (7)».

Leur fonction de gestionnaires a permis aux Etats-Unis de propager le dogme de la propriété privée au cœur même du développement d’Internet. Quoique dotée, en principe, d’une relative autonomie, l’Icann s’est illustrée par les faveurs extraterritoriales accordées aux détenteurs de marques commerciales déposées. En dépit de leurs protestations, plusieurs organisations non commerciales, bien que représentées au sein de l’institution, n’ont pas fait le poids face à des sociétés comme Coca-Cola ou Procter & Gamble. L’Icann invoque le droit des affaires pour imposer ses règles aux organismes qui administrent les domaines de premier niveau (tels que «.org», «.info»). Si des fournisseurs nationaux d’applications contrôlent le marché intérieur dans plusieurs pays, notamment en Russie, en Chine ou en Corée du Sud, les services transnationaux — à la fois les plus profitables et les plus stratégiques dans ce système extraterritorial — restent, d’Amazon à PayPal en passant par Apple, des citadelles américaines, bâties sur du capital américain et adossées à l’administration américaine.

Dès les débuts d’Internet, plusieurs pays se sont rebiffés contre leur statut de subordonnés. La multiplication des indices signalant que les Etats-Unis n’avaient aucune intention de relâcher leur étreinte a progressivement élargi le front du mécontentement. Ces tensions ont fini par provoquer une série de rencontres au plus haut niveau, notamment dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), organisé par l’UIT à Genève et à Tunis entre 2003 et 2005.
En offrant une tribune aux Etats frustrés de n’avoir pas leur mot à dire, ces réunions préfiguraient le clash de Dubaï. Rassemblés en un Comité consultatif gouvernemental (Governmental Advisory Committee, GAC), une trentaine de pays espéraient convaincre l’Icann de partager une partie de ses prérogatives. Un espoir vite déçu, d’autant que leur statut au sein du GAC les mettait au même niveau que les sociétés commerciales et les organisations de la société civile. Certains Etats auraient pu s’accommoder de cette bizarrerie si, malgré les discours lénifiants sur la diversité et le pluralisme, l’évidence ne s’était imposée à tous : la gouvernance mondiale d’Internet est tout sauf égalitaire et pluraliste, et le pouvoir exécutif américain n’entend rien lâcher de son monopole.

Revirement de l’Inde et du Kenya
La fin de l’ère unipolaire et la crise financière ont encore attisé le conflit interétatique au sujet de l’économie politique du cyberespace. Les gouvernements cherchent toujours des points de levier pour introduire une amorce de coordination dans la gestion du réseau. En 2010 et 2011, à l’occasion du renouvellement du contrat passé entre l’IANA et le ministère du commerce américain, plusieurs Etats en ont appelé directement à Washington. Le gouvernement kényan a plaidé pour une «transition» de la tutelle américaine vers un régime de coopération multilatérale, au moyen d’une «globalisation» des contrats régissant la superstructure institutionnelle qui encadre les noms de domaine et les adresses IP (Internet Protocol). L’Inde, le Mexique, l’Egypte et la Chine ont fait des propositions dans le même sens.

Les Etats-Unis ont réagi à cette fronde en surenchérissant dans la rhétorique de la «liberté d’Internet». Nul doute qu’ils ont aussi intensifié leur lobbying bilatéral en vue de ramener au bercail certains pays désalignés. A preuve, le coup de théâtre de la conférence de Dubaï : l’Inde et le Kenya se sont prudemment ralliés au coup de force de Washington.

Quelle sera la prochaine étape? Les agences gouvernementales américaines et les gros commanditaires du cybercapitalisme tels que Google continueront vraisemblablement d’employer toute leur puissance pour renforcer la position centrale des Etats-Unis et discréditer leurs détracteurs. Mais l’opposition politique au «globalisme unilatéral» des Etats-Unis est et restera ouverte. Au point qu’un éditorialiste du Wall Street Journal n’a pas hésité, après Dubaï, à évoquer la «première grande défaite numérique de l’Amérique (8)».

Dan Schiller

Le Monde Diplomatique Juin 2013

Professeur de sciences de l’information et des bibliothèques à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign.
(1) Eric Pfanner, «Message, if murky, from US to the world », The New York Times, 15 décembre 2012.
(2) Rachel Sanderson et Daniel Thomas, «US under fire after telecoms treaty talks fail», Financial Times, Londres, 17 décembre 2012.
(3) James Bamford, «The NSA is building the country’s biggest spy center », Wired, San Francisco, avril 2012.
(4) Herbert I. Schiller, «Libre circulation de l’information et domination mondiale », Le Monde diplomatique, septembre 1975.
(6) Harold Kwalwasser, «Internet governance», dans Franklin D. Kramer, Stuart H. Starr et Larry Wentz (sous la dir. de), Cyberpower and National Security, National Defense University Press – Potomac Press, Washington-Dulles (Virginie), 2009.
(7) Milton L. Mueller, Networks and States : The Global Politics of Internet Governance, The MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 2010.
(8) L. Gordon Crovitz, «America’s first big digital defeat », The Wall Street Journal, New York, 17 décembre 2012.

Voir aussi : Rubrique Internet,

E-Constitution – un processus inédit de démocratie participative…

islande-11Nous assistons à la naissance d’une E-table Ronde à l’échelle d’un pays, cette merveilleuse idée qu’est la démocratie pourrait renaître de ses cendres grâce aux outils de communication du Web.

e pays des fjords, durement touché par la crise économique de 2008, a entrepris de réécrire sa Constitution, en vigueur depuis 1944.

Cette réécriture fait suite au résultat du referendum de 2010 où le peuple islandais s’est clairement exprimé en donnant une fin de non-recevoir à ceux qui voulait leurs faire porter la faillite financière des banques comme IceSave.
Les autorités ont choisi ainsi de faire participer la population à travers les réseaux sociaux le principe de démocratie collaborative…
Des hommes et des femmes venant de différents horizons et donc de la société civile tels des avocats, des économistes, des journalistes, étudiants sont chargés de superviser l’élaboration de la nouvelle Constitution.
On peut lire dans Télérama « La décision de s’en remettre à la participation active des internautes (appelée aussi « crowdsourcing ») est complètement spontanée », explique Silja Bára Ómarsdóttir, membre de l’Assemblée constituante et professeur de Sciences politiques, qui entretient le dialogue quotidien avec les internautes. « Elle est liée au fait que nous avons un temps imparti très court d’ici la présentation du texte au Parlement fin juillet, et nous voulions être le plus interactif possible. »
Les médias sociaux sont considérés comme un moyen de faire en sorte que cette ouverture révolutionnaire se produisent avec la population de l’Islande qui se trouve être la plus informatisé au monde et où les deux tiers de ses habitants est sur Facebook.

A travers des espaces comme Facebook, Twitter , Flickr, les membres de l’Assemblée constituante interagissent avec les citoyens islandais, ses derniers soumettent leurs idées, amendements tout en pouvant suivre sur youtube et même en streaming les réunions du conseil dans une totale transparence, ce qui est une innovation d’importance pour une bonne marche de la démocratie.Quid de ses cercles décidant pour le peuple, que l’on pense trop immature pour participer à la rédaction des lois et autres règles, ce nouveau concept est certainement l’innovation démocratique du siècle voir plus…
Dans le journal le Guardian on peut lire ce commentaire du professeur d’économie à l’Université d’Islande Thorvaldur Gylfason et membre du Conseil constitutionnel islandais (Stjórnlagaráð). Ce dernier est agréablement surpris de la qualité des intervenants sur les réseaux  » C’est la première fois qu’une Constitution est en cours de rédaction essentiellement sur Internet » (…) « Le public voit la Constitution prendre vie sous leurs yeux (…) C’est très différent de l’ancienne époque où les constituants dans une tour d’ivoire, hors de portée de toute remise en cause, pouvait rédiger sans être confronté aux remarques »
Par ailleurs il y aura ainsi dans le projet constitutionnel une loi pour la séparation des pouvoirs visant à prévenir une répétition de la crise financière.
Le produit final devrait voir le jour au mois de juillet au plus tard, ensuite il sera soumis à un référendum afin que les Islandais puissent approuver où rejeterla nouvelle E-Constitution et si à l’issue du vote, ce dernier est favorable, il sera adopté. Par ailleurs il y a été inclu que le Parlement (Althing) ne pourra en aucun cas modifier l’E-constitution, ses derniers devront avant le vote final donner leurs avis comme tous citoyens via les réseaux sociaux !!

Le film 8th Wonderland avait suscité un vif intérêt non pas pour son côté obscur qui est une peur d’internet et d’une démocratisation inédite, mais en raison de son côté participatif justement car il préfigure de ce que peut être une vraie démocratie quand les peuples collaborent à la rédaction des textes, aux projets et futurs de leurs mondes.
Cet exemple de vrai démocratie devrait nous éveiller et faire comprendre qu’il est possible de collaborer aux affaires du pays d’en être les acteurs et non les spectateurs voir le plus souvent les victimes.
En attendant, les Islandais peuvent accéder à une page générale et visualiser la Constitution actuelle ou consulter le dernier brouillon.
Lorelei
Source : Agora vox 8/06/2011

Putsch : la Constitution Islandaise rédigée par le peuple a été assassinée par le Parlement

cyberataque

Vendredi dernier, Thorvaldur Gylfason a envoyé à Vivre en Islande la déclaration ci-après. Cette dernière a été gracieusement traduite de l’anglais vers le français par Jessica Devergnies-Wastraete (jessica.devergnies@gmail.com). Thorvaldur Gylfason a été membre élu (puis désigné par le Parlement) de l’Assemblée Constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution pour le pays. Il est Professeur d’Economie de l’Université d’Islande. http://notendur.hi.is/gylfason/inenglish.htm
L’Islande a attiré l’attention lorsque, après sa spectaculaire dégringolade en 2008 quand son système bancaire s’est écroulé – causant d’énormes dégâts sur les créanciers étrangers ainsi que sur les habitants de l’île –, elle a tenté de faire face au problème en assignant en justice les banquiers et autres personnes responsables de la faillite du pays. Mais l’île a aussi fait parler d’elle lorsqu’elle a convié le peuple islandais et ses représentants directement élus à rédiger une nouvelle Constitution post-krash qui visait notamment à réduire la probabilité qu’un tel événement se reproduise.L’auteur de cette initiative – ce qui est tout à son honneur –, c’est le gouvernement post-krash formé en 2009 qui a été mis au pied du mur face à une foule de manifestants venus faire bruyamment résonner leurs poêles et casseroles sur la place du Parlement à Reykjavík. Une Assemblée nationale composée de 950 personnes choisies au hasard dans le registre national a été convoquée. Chaque Islandais âgé de 18 ans ou plus avait la même chance d’être sélectionné et d’obtenir un siège à l’Assemblée. Ensuite, à partir d’une liste de 522 candidats issus de tous les horizons, 25 représentants ont été élus par le peuple pour former une Assemblée constituante dont la mission était de rédiger une nouvelle Constitution rendant compte de la volonté populaire, telle qu’exprimée par l’Assemblée nationale. Croyez-le ou non, la Cour suprême, dont huit des neuf juges de l’époque avaient été nommés par le Parti de l’indépendance qui est à présent considéré comme le principal coupable de la faillite du pays et qui siège dans l’opposition, a annulé l’élection de l’Assemblée constituante pour des motifs peu convaincants, voire illégaux. Du jamais vu ! Le Parlement a alors décide de nommer les 25 candidats qui avaient obtenu le plus de votes pour former un Conseil constitutionnel. Ce Conseil a, pendant quatre mois en 2011 – à l’instar des rédacteurs de la Constitution américaine à Philadelphie en 1787 –, planché sur la rédaction d’un projet de nouvelle Constitution et l’a adopté à l’unanimité. Le projet de loi constitutionnelle stipule, entre autres : (a) la réforme électorale garantissant le « une personne, une voix »; (b) l’appropriation nationale des ressources naturelles; (c) la démocratie directe par le biais de référendums nationaux; (d) la liberté d’information, et (e) la protection de l’environnement, ainsi qu’un nombre de nouvelles dispositions visant à ajouter une couche de freins et contrepoids au système actuel de forme de gouvernement parlementaire semi-présidentiel. Le préambule donne le ton : «Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste offrant les mêmes opportunités à tous.» Le peuple a été invité à contribuer à la rédaction de la Constitution via le site internet du Conseil constitutionnel. Des experts étrangers en constitution, tels le Professeur Jon Elster de l’Université de Columbia et le Professeur Tom Ginsburg de l’Université de Chicago, ont publiquement fait l’éloge du projet de loi et de la façon démocratique dans laquelle il a été rédigé.

Cela dit, il était clair dès le départ que de puissantes forces politiques chercheraient à saper le projet de loi. Tout d’abord, pour de nombreux politiciens, c’est leur prérogative et seulement la leur de réviser la Constitution. Ils voient donc l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel élus par le peuple et nommés par le Parlement comme des intrus venant piétiner leur territoire. Ensuite, de nombreux responsables politiques s’inquiètent à juste titre de leurs chances de réélection avec la mise en place du système « une personne, une voix ». Aussi, de nombreux politiciens craignent de perdre leur influence à cause du recours plus fréquent aux référendums nationaux, et craignent aussi certaines divulgations avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi de liberté d’information. À titre d’exemple, une conversation téléphonique déterminante qui a eu lieu entre le Premier ministre et le gouverneur de la Banque centrale dans les jours précédant le krash de 2008 est encore tenue secrète, même si un comité parlementaire a demandé à entendre son enregistrement. Enfin, dernier point mais non des moindres, de nombreux armateurs n’aiment pas l’idée d’être privés de leur accès privilégié et extrêmement rentable aux zones de pêche de propriété commune. Il existe des documents publics enregistrés après le krash qui attestent que les politiciens et les partis politiques ont été généreusement récompensés par les banques avant le krash. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que les armateurs doivent avoir traité de la même manière généreuse les politiciens et partis politiques par le passé, une relation que de nombreux politiciens tiennent clairement à préserver.

En bref, il était clair que dans le cas d’un scrutin secret, le projet de loi constitutionnelle n’aurait jamais eu la chance d’être adopté par le Parlement, même pas après le référendum national sur le projet de loi du 20 Octobre 2012 où 67% des électeurs ont exprimé leur soutien au projet de loi ainsi qu’à ses principales dispositions individuelles, parmi lesquelles l’appropriation nationale des ressources naturelles (83% ont voté Oui), la démocratie directe (73% ont voté Oui), et le « une personne, une voix » (67% ont voté Oui). Mais le Parlement ne procède pas au scrutin secret. En fait, 32 des 63 membres du Parlement ont été entraînés par une campagne de courriels organisée par des citoyens ordinaires pour déclarer qu’ils soutenaient ce projet de loi et qu’ils voulaient l’adopter immédiatement. Cependant, malgré ces déclarations publiques, le projet de loi n’a pas été soumis à un vote au Parlement. Odieuse trahison, et probablement aussi acte illégal commis en toute impunité par le président du Parlement. Au contraire, le Parlement a décidé de ne pas respecter sa propre volonté déclarée publiquement ainsi que la volonté du peuple telle qu’exprimée dans le référendum national : il a mis le projet de loi au frigo, et pour couronner le tout, il a demandé à la hâte les 2/3 du Parlement ainsi que 40% du vote populaire pour adopter toute modification de la Constitution dans le prochain Parlement. Cela veut dire qu’au moins 80% de participation aux urnes serait nécessaire pour qu’une réforme constitutionnelle soit acceptée lors de la prochaine session du Parlement. Les hommes politiques n’ont apparemment pas prêté attention au fait qu’avec de telles règles, la séparation de l’Islande du Danemark n’aurait pas été acceptée lors du référendum de 1918. Dans la pratique, cela signifie que nous sommes de retour à la case départ comme cela était voulu par les ennemis de la nouvelle Constitution. Il y a peu d’espoir que le nouveau Parlement respectera la volonté du peuple si le Parlement sortant a échoué à le faire en dépit de ses promesses. Dans son discours d’adieu, le Premier ministre sortant, Jóhanna Sigurðardóttir, a déclaré que c’était le jour le plus triste de ses 35 années au Parlement.

 Source  Vivre en Islande : 31/03/2013

Voir aussi : Rubrique Internet, rubrique Islande, rubrique Politique, Société civile,

Anonymus : Nom de code Acta la protection qui musèle

Photo David Maugendre

Qui sont les Anonymous ? « Des citoyens comme vous » affirment deux jeunes participants démasqués présents au rendez-vous donné hier sur la Comédie, pour lutter contre le projet Acta. Faut-il être bon en informatique ? « Non on peut être nul. Tout le monde n’est pas hacker loin de là, il suffit de se connecter sur facebook. » Comment s’organise-t-on ? « Ce n’est pas politique, il n’y a pas de hiérarchie. C’est le peuple qui lutte pour la liberté… » Une liberté dont la force peut faire peur. Et un élan citoyen qui ne correspond pas aux intérêts économiques dominants, comme le démontre la signature de l’accord commercial anti-contrefaçon (Acta) signé Le 26 janvier 2012 à Tokyo, par l’Union européenne et 22 de ses États Membres, dont la France.

Les indignés estiment que ce nouveau cadre juridique se soustrait à la démocratie en créant son propre organisme de gouvernance, et qu’il représente une menace majeure pour la liberté d’expression. « Cela ne concerne pas qu’Internet, son application touche à la santé en réduisant l’accès aux médicaments génériques, ou encore à l’agriculture, en contraignant à l’utilisation des semences qui sont aux mains des géants de l’agroalimentaire. » Le texte a provoqué une levée de boucliers dans le monde entier avec des manifestations de milliers de personnes. « Agir avec Internet c’est instantané et radical. Les jeunes l’ont bien compris et ils ont raison. Il y en a marre de ces multinationales qui massacrent des millions de gens pour le pognon, explique un physicien de 58 ans venu avec ses trois enfants. Etre derrière son ordi où descendre dans la rue participe pour moi d’un même mouvement. Je suis malade, mais je me battrais. »

Le 26 janvier dernier les signataires du traité international ont royalement ignoré les revendications du Parlement européen concernant les atteintes aux droits individuels, et la dénonciation de manœuvres pour que le traité soit adopté avant que l’opinion publique ne soit alertée. Mais l’ampleur de la contestation de la société civile, notamment en Pologne et en Allemagne, a semble-t-il fait son chemin puisque la Commission européenne a finalement décidé de saisir  la Cour européenne de Justice afin de valider sa compatibilité avec les droits et libertés fondamentales européennes. Anonymous citoyens levez-vous !

JMDH

Voir aussi : Rubrique Mouvements sociaux, rubrique, Internet, WikiLeaks, rubrique Montpellier, rubrique UE, Rubrique MédiasLe postulat de la presse libre revu et corrigé,

Apple et la presse, pas si compatibles

Un an et demi après le lancement de l’iPad, au printemps 2010, l’intuition initiale des éditeurs de presse se confirme : pour la lecture des journaux et magazines en ligne, la tablette numérique d’Apple s’impose comme un « game changer » – l’objet magique qui vient bouleverser les règles du jeu, comme l’iPod l’avait fait pour la musique il y a dix ans. Leurs craintes se vérifient également : Apple s’installe entre les journaux et leurs lecteurs.

Déjà vendu à 40 millions d’exemplaires, dont plus d’un million en France (soit près de 90 % des ventes de tablettes), l’iPad est avant tout un outil de consommation de médias : nomadisme intégral, possibilité de connexion permanente, manipulation instinctive et ludique, taille adaptée à la lecture, haute qualité visuelle, système d’exploitation permettant une infinité d’innovations…

En outre, en transposant son expérience acquise dans la vente de musique, Apple a simplifié à l’extrême l’acte d’achat : puisque son magasin en ligne iTunes possède déjà le numéro de carte de crédit des propriétaires d’iPad, quelques pressions du doigt suffisent pour acheter un journal ou un abonnement. Le point de vente s’est rapproché au maximum du client, pour arriver jusque sur sa table de nuit.

Anticipant une baisse probable du prix des tablettes, des centaines de journaux et magazines de tous les pays (dont Le Monde), ont investi dans la création de versions multimédias spécialement adaptées à l’iPad. Et des journaux conçus exclusivement pour l’iPad sont vite apparus. Fin 2010, le groupe Virgin lance Project Magazine, mensuel « design, science, mode et business », vendu 3 euros au numéro ou 16 euros pour l’année. Pour Virgin, le défi consiste à intégrer du son et de la vidéo, tout en conservant une mise en page et un look proches de ceux d’un magazine papier haut de gamme : il faut éviter que le produit ressemble trop à un site Web « classique » car, dans ce cas, les lecteurs, habitués à la gratuité de l’Internet, rechigneraient sans doute à payer.

Début 2011, le groupe Murdoch se lance à son tour sur le marché du « journal iPad », avec The Daily, quotidien généraliste doté d’une importante rubrique « people » abondamment illustrée. L’abonnement coûte 1 dollar par semaine ou 40 dollars par an. En novembre, The Daily comptait 120 000 lecteurs par semaine, dont 80 000 abonnés payants. Selon les chiffres publiés par Murdoch lors du lancement, il lui en faudrait 500 000 pour être rentable.

Dans leur sillage, de nombreux journaux (dont Le Monde) sont en train d’inventer des objets hybrides, en s’appuyant sur le contenu éditorial de leurs suppléments du week-end : sélection d’articles remis en page et enrichis, vidéos plein écran, jeux et animations 3D, publicités interactives… Dans un premier temps, ces nouveaux magazines de fin de semaine sont gratuits.

Bien entendu, tous les avantages offerts par l’iPad se paient, cher. Exploitant au maximum sa position dominante, la société Apple impose aux éditeurs de presse des conditions très rudes.

L’App Store (magasin en ligne d’Apple) se réserve le droit de refuser une application, sans explication, et sans appel. Si l’application est acceptée, Apple exige que les éditeurs utilisent exclusivement son système de paiement intégré (In-App Purchase), et prélève une commission de 30 % sur toutes les transactions financières.

En outre, elle impose à tous une grille de prix uniforme et très rigide : en Europe, un quotidien peut être vendu 79 centimes ou 1,59 euro, aucun prix intermédiaire n’étant toléré. Certains (comme Le Monde) se résignent à pratiquer le prix très bas de 79 centimes, d’autres (notamment Les Echos) se vendent sur iPad à 1,59 euro, soit plus cher que l’édition papier… Pour justifier cette politique, Apple explique régulièrement qu’un système comme l’App Store, accessible 24 heures sur 24 dans le monde entier et gérant plus de 600 000 applications, n’est viable que si ses opérations sont standardisées.

Pour les abonnements, Apple a d’abord voulu empêcher les éditeurs de répercuter sur les clients le montant de sa commission – afin que l’offre iPad reste compétitive face aux sites Internet des journaux. La société voulait aussi interdire aux lecteurs de souscrire un abonnement tous supports à partir de l’iPad et de chargersur la tablette un exemplaire acheté sur le site du journal. Elle a fini par renoncer à ces exigences, incompatibles avec le modèle économique des grands sites de téléchargement de livres et de musique, comme Amazon ou Spotify. En revanche, elle interdit toujours aux journaux de proposer un lien à partir de leur page iPad vers la page d’abonnement de leur site Internet.

En outre, Apple se considère comme propriétaire exclusif des données personnelles communiquées à l’App Store par les acheteurs de journaux et magazines. Pour les éditeurs de presse, cette attitude est intolérable car, depuis toujours, la relation directe avec les abonnés, le suivi de leur comportement, les relances régulières, sont des outils essentiels de leur politique commerciale. Depuis peu, Apple accepte de partager ces données – à condition que le client donne son accord -, mais veut limiter par contrat le droit des éditeurs de les exploiter.

Face à ces contraintes, les groupes de presse ont réagi diversement. Certains acceptent sans états d’âme toutes les conditions d’Apple, car ils s’estiment malgré tout gagnants, compte tenu de la qualité inégalée de l’iPad, de sa domination du marché et de l’efficacité de l’App Store.

D’autres refusent tout en bloc. Le plus radical est le quotidien britannique Financial Times (FT), qui a réussi à mettre en place un système pour rester sur iPad tout en court-circuitant Apple. Pour Mary-Beth Christie, directrice des produits en ligne du Financial Times, c’est d’abord une question de principe : « Quand j’achète quelque chose sur Internet avec mon ordinateur Dell, la société Dell ne prélève pas de commission. Il n’y a aucune raison pour qu’Apple le fasse. »

Lors du lancement de l’iPad, le FT avait créé son application, comme tout le monde. Mais, très vite, l’équipe de Mary-Beth Christie constate que d’autres fabricants s’apprêtent à lancer des tablettes de qualité : « Dès lors, l’idée de devoir mettre en place une version spécifique pour chaque nouvel appareil nous est apparue comme une perte de temps et d’argent. » Le Financial Times décide alors de créer une « version numérique universelle », lisible sur toutes les plates-formes car elle s’appuiera sur les navigateurs Internet classiques – y compris Safari, le navigateur d’Apple préinstallé sur l’iPad.

Pour cela, les développeurs décident de construire un site et une application en utilisant HTML 5, le nouveau langage informatique du Web, encore expérimental, mais très prometteur. Après des mois de travail, ils arrivent à leurs fins : en juin 2011, le FT met en service un système universel multitablette. Désormais, l’utilisateur d’un iPad peut se connecter au site Financialtimes.com via Safari et télécharger gratuitement un lien et une icône identique à celle de l’App Store. Dès sa deuxième visite, il ne verra plus la différence avec une application validée par Apple : d’une pression sur l’icône, il accède directement à une version du journal adaptée à la tablette, et pourra s’abonner très facilement.

En revanche, en coulisses, tout a changé : le FT ne paie pas de commission, obtient directement les données de ses clients et fixe librement ses tarifs. Jusqu’en juillet, les deux systèmes coexistent, puis Apple constate que le quotidien britannique viole la clause d’exclusivité des transactions financières. Elle supprime l’application iPad de l’App Store, mais ne peut rien faire pour bloquer la nouvelle « appli HTML5 ».

Mary-Beth Christie savoure sa victoire : « Nous avons prouvé à Apple qu’on pouvait faire autrement. Nous avons eu le courage de défricher le terrain, mais à présent, d’autres vont pouvoir nous imiter très facilement. Dans ce cas, Apple devra réfléchir à la pertinence de son modèle économique. » Elle précise qu’elle n’est en guerre contre personne : « Pour nos suppléments gratuits – week-end et voyages, financés par la publicité -, nous continuons à passer par l’App Store. »

En France, la majorité des titres de presse ont adopté une position intermédiaire. Presque tous ont des applications iPad et acceptent d’utiliser le système de paiement d’Apple pour les ventes au numéro. Mais certains (par exemple Le Figaro) refusent de confier à Apple la vente de leurs abonnements.

Un début de résistance s’organise. Depuis le mois de juin, cinq journaux et quatre magazines français se sont réunis au sein d’un groupe d’intérêt économique baptisé ePresse (auquel Le Monde n’est pas associé). Grâce à ce guichet unique, ils espèrent instaurer un rapport de force un peu plus favorable dans leurs tractations avec les géants de l’Internet. Frédéric Filloux, directeur général d’ePresse et bientôt directeur du numérique du groupe Les Echos, est conscient de l’ampleur de la tâche : « Le champ de la concurrence entre les titres ne se limite plus aux éditeurs, il inclut les grands distributeurs en ligne, Apple, Google, Amazon, Yahoo!, Microsoft… » A noter que ce maillon essentiel de la chaîne de distribution est entièrement aux mains de sociétés américaines – ce qui, à terme, pose un problème de fond pour l’indépendance de la presse européenne.

Pour Frédéric Filloux, il n’y a plus d’autre choix. Il ne se prononce pas sur la date de la disparition de la presse papier en France – pronostiquée pour 2029 par un cabinet de consultants anglo-saxons -, mais il fait le constat suivant : « Pour la couverture de l’actualité chaude, le papier n’a plus de justification, il est devenu anachronique. Quoi qu’on fasse, les articles d’actualité vont basculer complètement sur les smartphones et les tablettes. »

En octobre, Apple installe d’office sur tous les iPad et iPhone une application supplémentaire : Newsstand (kiosque), qui affiche la « une » des journaux et magazines sur une étagère virtuelle, instaure un système d’abonnement autorenouvelable, télécharge automatiquement chaque nouvelle édition et avertit l’utilisateur grâce à des messages et à des jingles. Or, la majorité des journaux et magazines français refusent de s’installer dans cette vitrine.

Denis Bouchez, directeur du Syndicat national de la presse quotidienne (SNPQ), qui regroupe une vingtaine de journaux (dont Le Monde), approuve cette décision collective : « Le Newsstand est une étape supplémentaire dans la démarche hégémonique d’Apple. Mais cette fois, les éditeurs ont dit : trop, c’est trop. » Il rappelle qu’auparavant le SNPQ avait tout tenté pour discuter avec Apple. « Nous avons envoyé des lettres, sollicité des rendez-vous, soumis des contre-propositions : aucune réponse, même pas un accusé de réception. »

Début décembre, on ne trouvait dans le Newsstand que deux quotidiens français : La Tribune et France Soir, deux journaux en difficulté. Le cas de France Soir, qui envisage de cesser de paraître en version papier (à compter du 15 décembre) et de licencier les deux tiers de son personnel, peut sembler exceptionnel, car ce basculement dans le tout-numérique s’effectuerait sous la contrainte. Précurseur malgré lui ?

A court terme, Denis Bouchez n’espère plus qu’Apple accepte de renégocier et compte plutôt sur l’émergence d’une concurrence crédible, avec l’arrivée de nouvelles tablettes équipées du système d’exploitation Android, créé par Google : « L’offre va se diversifier, et le marché va jouer son rôle. » Market, la boutique de Google distribuant les applications Android, impose peu de contraintes aux développeurs. De même, le système de paiement de Google, One Pass (ou Pass Média en France), est souple sur les tarifs et prélève une commission de seulement 10 %.

Vu d’Europe, la seule tactique viable semble être de jouer de la concurrence entre les Américains qui se battent pour la conquête des marchés européens. Ainsi, le groupe ePresse mise à présent sur Google. Au départ, il était hostile au service Google Actualités, accusé de piller les sites des journaux. Mais il a dû faire volte-face, et vient de signer un accord de distribution avec son ennemi d’hier. Grâce à One Pass, ePresse va vendre, sur tous supports, des forfaits permettant d’acheter plusieurs titres par semaine à tarif réduit.

A présent, la plupart des grands journaux européens créent des versions Android, qui, pour le moment, restent plus basiques et moins attractives que leur version iPad. En France, Les Echos et Libération ont passé un accord avec le coréen Samsung, pour que leurs applications soient préinstallées sur la tablette Galaxy, fonctionnant sous Android. Afin de ralentir le lancement de la Galaxy, Apple n’a pas hésité à intenter des procès à Samsung dans une dizaine de pays pour violation de brevets, mais cette manoeuvre a eu un succès limité.

Parallèlement, des journaux européens passent des accords avec un autre géant américain de la vente en ligne, Amazon, qui vient de lancer une nouvelle version de sa tablette Kindle. Or, ils obtiennent des conditions à peine plus favorables que celles octroyées par Apple, ce qui relativise les effets bénéfiques de la concurrence. Sur le montant de la commission, Amazon impose à ses nouveaux partenaires une clause de confidentialité. La première victime de la guerre des tablettes aura été la transparence.

Yves Eudes (Le Monde)

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Bradley Manning : un révélateur de l’hypocrisie américaine

Bradley Manning à son arrivée sur la base militaire de Fort Meade pour une audition devant une cour militaire, le 18 décembre.

 

A l’issue d’une année particulièrement riche en agitation médiatique, la liste des cent personnes les plus influentes de 2011 établie par [l’hebdomadaire américain] Time peut paraître un peu bizarre. Pour ne pas dire complètement délirante. Pour des raisons qui m’échappent, les lecteurs du magazine ont fait de Rain, chanteur et acteur sud-coréen, leur numéro un. [La chanteuse] Susan Boyle est troisième, à seulement 43 places devant Barack Obama.

Toutes les listes de ce genre ne sont que de l’esbrouffe divertissante, et celle-là plus encore que les autres. Malgré tout, une charmante juxtaposition la sauve en partie. Le numéro huit est attribué à Bradley Manning, l’homme par qui le scandale est arrivé dans l’armée américaine, aujourd’hui devant ses juges dans le Maryland pour savoir s’il doit passer ou non en cour martiale. Quant à Christopher Hitchens [un journaliste de renom, décédé le 16 décembre], il hérite d’une neuvième place posthume.

Il est certain que « Hitch » s’en serait mieux tiré s’il avait eu la finesse de mourir une semaine plus tôt. Mais de son balcon céleste, peut-être apprécie-t-il la symétrie, et l’asymétrie de son positionnement, juste derrière l’homme dont les fuites militaires et diplomatiques ont été la plus grande gloire de WikiLeaks. Si Hitchens était un fervent partisan de l’aventurisme impérialiste américain alors que Manning en est peut-être le détracteur le plus efficace, beaucoup de choses les rapprochaient. Tous deux fils de pères inaccessibles, ils ont nourri une formidable antipathie pour toute incarnation de l’autorité, jusqu’au Créateur lui-même. Longtemps avant que Hitchens ne rédige Dieu n’est pas Grand [traduit par Ana Nessun, Belfond, 2009], Manning, un athée brillant et convaincu, refusait déjà de faire ses devoirs en instruction religieuse.

Tous deux ont souvent été décrits comme des anticonformistes, capables du meilleur dans leur haine de l’injustice. Et l’un et l’autre avaient une connaissance intime de la torture. Si Hitchens avait choisi de se soumettre au « waterboarding » [pour en faire un article pour Vanity Fair], Manning a pour sa part été involontairement exposé à des formes de torture moins flagrantes mais pas moins répugnantes. Avant qu’il n’en soit libéré sous la pression de l’opinion publique, il avait été enfermé dans une prison brutale, sur la base des Marines de Quantico, en Virginie, condamné à l’isolement 23 heures par jour, privé de sommeil, obligé de se tenir debout et nu pendant les inspections, et sans ses lunettes, autrement dit, littéralement aveugle. Il aurait suffi de lui rajouter un collier pour chien, et il aurait aussi bien pu être une victime de sa collègue Lindie England à Abou Ghraib.

Il n’est pas nécessaire d’avoir été professeur de droit constitutionnel, comme l’était le numéro 46 de la liste du Time [Obama] avant qu’il ne se retrouve dans le Bureau Ovale grâce à sa promesse de mettre un terme aux mauvais traitements infligés aux détenus de la guerre en Irak, pour comprendre que les délicatesses de ce genre tombent sous le coup du passage sur les « peines cruelles et inhabituelles » dans le huitième amendement de la Constitution. Le reconnaître n’est pas le plus difficile.

Le plus difficile, c’est de décider si, en dévoilant certains des aspects les moins reluisants des entreprises militaires américaines, Manning a été un héros, un traître, ou un super-hacker paumé, solitaire et errant, souffrant d’un complexe d’Œdipe et d’une tendance à un narcissisme version « sauveur du monde » à la Julian Assange. Manning avait manifestement des problèmes psychiatriques, comme le savaient ses supérieurs avant qu’il ne commette ce que la cour martiale considèrera inévitablement comme des crimes, ce qui lui vaudra de rester encore longtemps à l’ombre (ce n’est pas parce que personne à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’Etat n’est en mesure de citer ne serait-ce qu’un soupçon de véritable tort porté aux intérêts américains par ces fuites qu’ils vont se priver des joies d’une sentence dissuasive).

Avant que ce soldat du renseignement ne fasse des copies des documents, il avait adressé un courriel à son supérieur immédiat en Irak pour lui signaler que ses problèmes d’identité sexuelle, et la détresse émotionnelle qui en résultait, avaient une influence négative sur sa capacité à analyser les attaques menées par des militants chiites. Il avait même joint à son message une photo de lui habillé en femme. Que, dans ces conditions, Manning ait eu accès à des documents secrets paraît incroyable – cela pourrait même ressembler à un piège.

De toute façon, on ne reviendra jamais assez sur l’incompétence crasse de l’armée américaine qui, après des décennies de guerres catastrophiquement contre-productives, n’est plus à démontrer. Le geste le plus ostensiblement héroïque de Manning, outre les révélations sur la corruption qui ont contribué à balayer le régime tunisien, a été de dévoiler la banalisation de la brutalité à laquelle il a été depuis lui-même soumis, sous une forme moins violente. Si le monde n’avait pas le droit de voir les vidéos de pilotes d’hélicoptères américains en train de mitrailler des civils à Bagdad en gloussant comme des adolescents devant leur console de jeu, qu’a-t-il donc le droit de savoir ? Comme dans tout empire, l’hypocrisie américaine, qui consiste à perpétrer des crimes abominables au nom de la liberté, est trop profondément ancrée dans les mentalités pour que l’on y renonce.

Quel chagrin, pour quiconque éprouve encore une vague admiration pour lui, de constater qu’Obama – qui, osera-t-on penser, a sans doute plus d’influence sur ce genre d’affaires que Susan Boyle – s’est contenté de ne pas lever le petit doigt tandis qu’un jeune homme fragile et chétif se retrouvait couvert de chaînes les rares fois où on le sortait de sa cellule, où il était enfermé sans ses lunettes pour avoir fait la lumière sur une guerre dont l’esprit méphitique continuera de planer longtemps après sa fin officielle, et ce tant que Bradley Manning restera un prisonnier politique.

Matthew Norman (The  Independent)

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