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Multinationales, Etats, usagers
En France, le fournisseur d’accès à Internet Free reproche au site de vidéo YouTube, propriété de Google, d’être trop gourmand en bande passante. Son blocage, en représailles, des publicités de Google a fait sensation. Free a ainsi mis à mal la «neutralité d’Internet» — l’un des sujets discutés en décembre à la conférence de Dubaï. La grande affaire de cette rencontre a cependant été la tutelle des Etats-Unis sur le réseau mondial.
Habituellement circonscrite aux contrats commerciaux entre opérateurs, la géopolitique d’Internet s’est récemment étalée au grand jour. Du 3 au 14 décembre 2012, les cent quatre-vingt-treize Etats membres de l’Union internationale des télécommunications (UIT, une agence affiliée à l’Organisation des Nations unies) s’étaient donné rendez-vous à Dubaï, aux Emirats arabes unis, pour la douzième conférence mondiale sur les télécommunications internationales. Une rencontre où les diplomates, abreuvés de conseils par les industriels du secteur, forgent des accords censés faciliter les communications par câble et par satellite. Longues et ennuyeuses, ces réunions sont cependant cruciales en raison du rôle déterminant des réseaux dans le fonctionnement quotidien de l’économie mondiale.
La principale controverse lors de ce sommet portait sur Internet : l’UIT devait-elle s’arroger des responsabilités dans la supervision du réseau informatique mondial, à l’instar du pouvoir qu’elle exerce depuis des dizaines d’années sur les autres formes de communication internationale?
Les Etats-Unis répondirent par un «non» ferme et massif, en vertu de quoi le nouveau traité renonça à conférer le moindre rôle à l’UIT dans ce qu’on appelle la «gouvernance mondiale d’Internet». Toutefois, une majorité de pays approuvèrent une résolution annexe invitant les Etats membres à «exposer dans le détail leurs positions respectives sur les questions internationales techniques, de développement et de politiques publiques relatives à Internet». Bien que «symbolique», comme le souligna le New York Times (1), cette ébauche de surveillance globale se heurta à la position inflexible de la délégation américaine, qui refusa de signer le traité et claqua la porte de la conférence, suivie entre autres par la France, l’Allemagne, le Japon, l’Inde, le Kenya, la Colombie, le Canada et le Royaume-Uni. Mais quatre-vingt-neuf des cent cinquante et un participants décidèrent d’approuver le document. D’autres pourraient le signer ultérieurement.
En quoi ces péripéties apparemment absconses revêtent-elles une importance considérable? Pour en clarifier les enjeux, il faut d’abord dissiper l’épais nuage de brouillard rhétorique qui entoure cette affaire. Depuis plusieurs mois, les médias occidentaux présentaient la conférence de Dubaï comme le lieu d’un affrontement historique entre les tenants d’un Internet ouvert, respectueux des libertés, et les adeptes de la censure, incarnés par des Etats autoritaires comme la Russie, l’Iran ou la Chine. Le cadre du débat était posé en des termes si manichéens que M. Franco Bernabè, directeur de Telecom Italia et président de l’association des opérateurs de téléphonie mobile GSMA, dénonça une «propagande de guerre», à laquelle il imputa l’échec du traité (2).
Fronde antiaméricaine
Où que l’on vive, la liberté d’expression n’est pas une question mineure. Où que l’on vive, les raisons ne manquent pas de craindre que la relative ouverture d’Internet soit corrompue, manipulée ou parasitée. Mais la menace ne vient pas seulement des armées de censeurs ou de la «grande muraille électronique» érigée en Iran ou en Chine. Aux Etats-Unis, par exemple, les centres d’écoute de l’Agence de sécurité nationale (National Security Agency, NSA) surveillent l’ensemble des communications électroniques transitant par les câbles et satellites américains. Le plus grand centre de cybersurveillance du monde est actuellement en cours de construction à Bluffdale, dans le désert de l’Utah (3). Washington pourchasse WikiLeaks avec une détermination farouche. Ce sont par ailleurs des entreprises américaines, comme Facebook et Google, qui ont transformé le Web en une «machine de surveillance» absorbant toutes les données commercialement exploitables sur le comportement des internautes.
Depuis les années 1970, la libre circulation de l’information (free flow of information) constitue l’un des fondements officiels de la politique étrangère des Etats-Unis (4), présentée, dans un contexte de guerre froide et de fin de la décolonisation, comme un phare éclairant la route de l’émancipation démocratique. Elle permet aujourd’hui de reformuler des intérêts stratégiques et économiques impérieux dans le langage séduisant des droits humains universels. «Liberté d’Internet», «liberté de se connecter» : ces expressions, ressassées par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton et les dirigeants de Google à la veille des négociations, constituent la version modernisée de l’ode à la «libre circulation».
A Dubaï, les débats couvraient une myriade de domaines transversaux. Au programme, notamment, la question des rapports commerciaux entre les divers services Internet, comme Google, et les grands réseaux de télécommunication, tels Verizon, Deutsche Telekom ou Orange, qui transportent ces volumineux flux de données. Crucial par ses enjeux économiques, le sujet l’est aussi par les menaces qu’il fait peser sur la neutralité du Net, c’est-à-dire sur le principe d’égalité de traitement de tous les échanges sur la Toile, indépendamment des sources, des destinataires et des contenus. Le geste de M. Xavier Niel, le patron de Free, décidant début janvier 2013 de s’attaquer aux revenus publicitaires de Google en bloquant ses publicités, illustre les risques de dérive. Une déclaration générale qui imposerait aux fournisseurs de contenus de payer les opérateurs de réseaux aurait de graves conséquences sur la neutralité d’Internet, qui est une garantie vitale pour les libertés de l’internaute.
Mais l’affrontement qui a marqué la conférence portait sur une question tout autre : à qui revient le pouvoir de contrôler l’intégration continue d’Internet dans l’économie capitaliste transnationale (5)? Jusqu’à présent, ce pouvoir incombe pour l’essentiel à Washington. Dès les années 1990, quand le réseau explosait à l’échelle planétaire, les Etats-Unis ont déployé des efforts intenses pour institutionnaliser leur domination. Il faut en effet que les noms de domaine (du type «.com»), les adresses numériques et les identifiants de réseaux soient attribués de manière distinctive et cohérente. Ce qui suppose l’existence d’un pouvoir institutionnel capable d’assurer ces attributions, et dont les prérogatives s’étendent par conséquent à l’ensemble d’un système pourtant extraterritorial par nature.
Profitant de cette ambiguïté originelle, les Etats-Unis ont confié la gestion des domaines à une agence créée par leurs soins, l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Liée par contrat au ministère du commerce, l’IANA opère en qualité de membre d’une association californienne de droit privé, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), dont la mission consiste à «préserver la stabilité opérationnelle d’Internet». Quant aux standards techniques, ils sont établis par deux autres agences américaines, l’Internet Engineering Task Force (IETF) et l’Internet Architecture Board (IAB), elles-mêmes intégrées à une autre association à but non lucratif, l’Internet Society. Au vu de leur composition et de leur financement, on ne s’étonnera pas que ces organisations prêtent une oreille plus attentive aux intérêts des Etats-Unis qu’aux demandes des utilisateurs (6).
Les sites commerciaux les plus prospères de la planète n’appartiennent pas à des capitaux kényans ou mexicains, ni même russes ou chinois. La transition actuelle vers l’«informatique en nuages» (cloud computing), dont les principaux acteurs sont américains, devrait encore accroître la dépendance du réseau envers les Etats-Unis. Le déséquilibre structurel du contrôle d’Internet garantit la suprématie américaine dans le cyberespace, à la fois sur le plan commercial et militaire, laissant peu de marge aux autres pays pour réguler, verrouiller ou assouplir le système en fonction de leurs propres intérêts. Par le biais de diverses mesures techniques et législatives, chaque Etat est certes à même d’exercer une part de souveraineté sur la branche «nationale» du réseau, mais sous la surveillance rapprochée du gendarme planétaire. De ce point de vue, comme le note l’universitaire Milton Mueller, Internet est un outil au service de la «politique américaine de globalisme unilatéral (7)».
Leur fonction de gestionnaires a permis aux Etats-Unis de propager le dogme de la propriété privée au cœur même du développement d’Internet. Quoique dotée, en principe, d’une relative autonomie, l’Icann s’est illustrée par les faveurs extraterritoriales accordées aux détenteurs de marques commerciales déposées. En dépit de leurs protestations, plusieurs organisations non commerciales, bien que représentées au sein de l’institution, n’ont pas fait le poids face à des sociétés comme Coca-Cola ou Procter & Gamble. L’Icann invoque le droit des affaires pour imposer ses règles aux organismes qui administrent les domaines de premier niveau (tels que «.org», «.info»). Si des fournisseurs nationaux d’applications contrôlent le marché intérieur dans plusieurs pays, notamment en Russie, en Chine ou en Corée du Sud, les services transnationaux — à la fois les plus profitables et les plus stratégiques dans ce système extraterritorial — restent, d’Amazon à PayPal en passant par Apple, des citadelles américaines, bâties sur du capital américain et adossées à l’administration américaine.
Dès les débuts d’Internet, plusieurs pays se sont rebiffés contre leur statut de subordonnés. La multiplication des indices signalant que les Etats-Unis n’avaient aucune intention de relâcher leur étreinte a progressivement élargi le front du mécontentement. Ces tensions ont fini par provoquer une série de rencontres au plus haut niveau, notamment dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), organisé par l’UIT à Genève et à Tunis entre 2003 et 2005.
En offrant une tribune aux Etats frustrés de n’avoir pas leur mot à dire, ces réunions préfiguraient le clash de Dubaï. Rassemblés en un Comité consultatif gouvernemental (Governmental Advisory Committee, GAC), une trentaine de pays espéraient convaincre l’Icann de partager une partie de ses prérogatives. Un espoir vite déçu, d’autant que leur statut au sein du GAC les mettait au même niveau que les sociétés commerciales et les organisations de la société civile. Certains Etats auraient pu s’accommoder de cette bizarrerie si, malgré les discours lénifiants sur la diversité et le pluralisme, l’évidence ne s’était imposée à tous : la gouvernance mondiale d’Internet est tout sauf égalitaire et pluraliste, et le pouvoir exécutif américain n’entend rien lâcher de son monopole.
Revirement de l’Inde et du Kenya
La fin de l’ère unipolaire et la crise financière ont encore attisé le conflit interétatique au sujet de l’économie politique du cyberespace. Les gouvernements cherchent toujours des points de levier pour introduire une amorce de coordination dans la gestion du réseau. En 2010 et 2011, à l’occasion du renouvellement du contrat passé entre l’IANA et le ministère du commerce américain, plusieurs Etats en ont appelé directement à Washington. Le gouvernement kényan a plaidé pour une «transition» de la tutelle américaine vers un régime de coopération multilatérale, au moyen d’une «globalisation» des contrats régissant la superstructure institutionnelle qui encadre les noms de domaine et les adresses IP (Internet Protocol). L’Inde, le Mexique, l’Egypte et la Chine ont fait des propositions dans le même sens.
Les Etats-Unis ont réagi à cette fronde en surenchérissant dans la rhétorique de la «liberté d’Internet». Nul doute qu’ils ont aussi intensifié leur lobbying bilatéral en vue de ramener au bercail certains pays désalignés. A preuve, le coup de théâtre de la conférence de Dubaï : l’Inde et le Kenya se sont prudemment ralliés au coup de force de Washington.
Quelle sera la prochaine étape? Les agences gouvernementales américaines et les gros commanditaires du cybercapitalisme tels que Google continueront vraisemblablement d’employer toute leur puissance pour renforcer la position centrale des Etats-Unis et discréditer leurs détracteurs. Mais l’opposition politique au «globalisme unilatéral» des Etats-Unis est et restera ouverte. Au point qu’un éditorialiste du Wall Street Journal n’a pas hésité, après Dubaï, à évoquer la «première grande défaite numérique de l’Amérique (8)».
Dan Schiller
Le Monde Diplomatique Juin 2013
Professeur de sciences de l’information et des bibliothèques à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign.
(1) Eric Pfanner, «Message, if murky, from US to the world », The New York Times, 15 décembre 2012.
(2) Rachel Sanderson et Daniel Thomas, «US under fire after telecoms treaty talks fail», Financial Times, Londres, 17 décembre 2012.
(3) James Bamford, «The NSA is building the country’s biggest spy center », Wired, San Francisco, avril 2012.
(4) Herbert I. Schiller, «Libre circulation de l’information et domination mondiale », Le Monde diplomatique, septembre 1975.
(6) Harold Kwalwasser, «Internet governance», dans Franklin D. Kramer, Stuart H. Starr et Larry Wentz (sous la dir. de), Cyberpower and National Security, National Defense University Press – Potomac Press, Washington-Dulles (Virginie), 2009.
(7) Milton L. Mueller, Networks and States : The Global Politics of Internet Governance, The MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 2010.
(8) L. Gordon Crovitz, «America’s first big digital defeat », The Wall Street Journal, New York, 17 décembre 2012.
Voir aussi : Rubrique Internet,