Né
« Est-il pour un homme comme il faut, sujet plus agréable que lui-même ?» Revenons à cette Note de Dostoïevski que vous citez au début du roman, Eric Pessan est-il un homme comme il faut ?
« Pour répondre, il faudrait déjà pouvoir définir la normalité de ce que pourrait être un homme comme il faut, ce qui s’avère difficile. Mais oui, pour une grande partie, je pense être comme il faut, avec mes zones d’agacement, évidemment.
Le roman tourne autour d’un personnage en lambeaux ?
Oui, au moment où le livre arrive, le personnage est laminé, en faillite personnelle. Il s’est fait bouffer. Il anime des ateliers d’écriture et l’empathie qu’il a déployée s’est retournée contre lui. Le temps qui s’arrête est favorable à l’introspection.
Il dit ne plus croire au pouvoir des mots…
C’est très contradictoire parce que quand il dit cela, il est dans un monologue intérieur et extérieur. Il a beau affirmer qu’il ne croit plus au pouvoir des mots, il se met à parler.
On apprend qu’il revient de Chypre, vous n’avez jamais animé d’ateliers d’écriture là- bas ?
Toutes les histoires qui entrent dans le roman sont fausses, mais elles sont toutes liées à de vraies expériences. Il m’est arrivé d’animer des ateliers d’écriture et de me poser la question de ce que je devais faire des confidences que l’on m’avait révélées. Parfois cela devient compliqué ; Quand un atelier se transforme en psychanalyse sociale, on a beau se dire que l’objet d’intervention est de trouver des propositions à partir de l’écriture, on se questionne. Je n’ai jamais animé d’atelier à Chypre. Je m’y suis rendu pour écrire une pièce et j’y ai découvert une division historique forte. La balle qu’il y a au fond de la poche du personnage principal apporte quelque chose de ce traumatisme ultime. J’écris à partir des questions que je me pose. D’une manière générale, je fais du suspense déceptif.
On sent un parti pris dans la forme entrecoupée de votre écriture qui ouvre sur une présence particulière du personnage ?
Le personnage parle et il pense. On glisse de l’un à l’autre. Il n’y a pas d’artifice, d’où la présence de la passagère. Cela reste pourtant une forme de monologue, je n’aime pas les dialogues. J’ai travaillé sur la situation du temps d’un train qui s’arrête. Sur l’intimité du personnage au contact de Chypre qui est une nation coupée en deux, sur ce qu’il ressent quant il évoque le scénario répétitif du train Paris Milan qui s’arrête après le tunnel pour permettre à la police de faire sa moisson de clandestins. Comment vit-on une société dans son corps ? Il y a une perméabilité entre les individus et la société. L’intime est politique. »
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Eric Pessan était cet été l’invité du festival Lecture vagabonde dans La Vallée de l’Orb.
Longue escale sur les rails
Un homme en fuite de lui-même rentre chez lui par le train sans la moindre perspective. Le train se bloque en rase campagne. Incident de personne, un des 11 000 suicidés annuels en France immobilise le Nantes-Paris pour une durée indéterminée. Dans le wagon, les gens s’agitent. Cela va prendre un certain temps. L’homme est en présence d’une femme. « J’ai prié que vous n’ayez aucune histoire à me confier. Je ne suis plus apte à entretenir une conversation, encore moins à écouter des confidences. Je déborde. » Ils se regardent en silence. Dans la vie, il anime des ateliers d’écriture. Il donne confiance aux autres, mais n’a guère confiance en lui-même. Il porte mal la charge des histoires humaines. Comme si l’effet secondaire des mots apparaissait à retardement pour lui ôter le désir de vivre. C’est une vieille histoire, apprend-on progressivement. Il a toujours été un confident, il est l’éponge des autres depuis son enfance. Le temps qui s’est arrêté et la limitation des possibilités d’action jouent comme déclencheurs. La présence proche de la mort va lui permettre de tisser des liens. « Avez-vous lu ce conte d’Italo Calvino dans lequel un chevalier s’aperçoit qu’il n’est plus dans son armure ? » L’aube venue le train repartira…
L’œuvre d’Eric Pessan est protéiforme, à quarante ans, il a écrit pour le théâtre, la radio, participe à une revue littéraire et caresse des projets dans le domaine de la poésie. Il est l’auteur de cinq romans. On pourrait y trouver un fil conducteur dans l’incommunicabilité propre à ses personnages. Incident de personne, s’inscrit dans une continuité. Avec ce sixième roman Pessan interroge l’altérité. L’écrivain fait résonner la chambre froide et dépressive de notre isolement sociétal. Il y a l’errance du narrateur qui arrive à son terme. Plutôt que de s’engloutir dans un nouveau contrat, l’homme préfère l’écueil. Il refuse de poursuivre : « Chaque texte m’aurait alourdi d’un corps. »
Il y a l’interrogation sur la langue en tant qu’outil. Le choix d’une forme entrecoupée. Le regard sur une société fatiguée psychiquement, l’expérience de vie indirectement restituée comme celle des militants pour les sans-papiers. Les ingrédients et le style de ce livre affirment la maturité d’une démarche littéraire sans concession. L’auteur a fait la rencontre de Véronique Ovaldé chez Albin Michel. Il est bien placé dans la course de la rentrée littéraire.
JMDH
Incident de Personne, éditions Albin Michel, 182 p, 15 euros