Rentrée littéraire Eric Pessan :  » L’intime est politique « 

Eric Pessan : " Je fais du suspense déceptif. "

Eric Pessan : " Je fais du suspense déceptif. "

en 1970 à Bordeaux, Eric Pessan vit dans le vignoble nantais. Il a publié son premier roman en 2001, suivi de cinq autres. Il signe aussi des textes en collaboration avec des plasticiens, écrit pour la radio et va publier un ouvrage de poésie.

« Est-il pour un homme comme il faut, sujet plus agréable que lui-même ?»  Revenons à cette Note de Dostoïevski que vous citez au début du roman, Eric Pessan est-il un homme comme il faut ?

« Pour répondre, il faudrait déjà pouvoir définir la normalité de ce que pourrait être un homme comme il faut, ce qui s’avère difficile. Mais oui, pour une grande partie, je pense être comme il faut, avec mes zones d’agacement, évidemment.

Le roman tourne autour d’un personnage en lambeaux ?

Oui, au moment où le livre arrive, le personnage est laminé, en faillite personnelle. Il s’est fait bouffer. Il anime des ateliers d’écriture et l’empathie qu’il a déployée s’est retournée contre lui. Le temps qui s’arrête est favorable à l’introspection.

Il dit ne plus croire au pouvoir des mots…

C’est très contradictoire parce que quand il dit cela, il est dans un monologue intérieur et extérieur. Il a beau affirmer qu’il ne croit plus au pouvoir des mots, il se met à parler.

On apprend qu’il revient de Chypre, vous n’avez jamais animé d’ateliers d’écriture là- bas ?

Toutes les histoires qui entrent dans le roman sont fausses, mais elles sont toutes liées à de vraies expériences. Il m’est arrivé d’animer des ateliers d’écriture et de me poser la question de ce que je devais faire des confidences que l’on m’avait révélées. Parfois cela devient compliqué ; Quand un atelier se transforme en psychanalyse sociale, on a beau se dire que l’objet d’intervention est de trouver des propositions à partir de l’écriture, on se questionne. Je n’ai jamais animé d’atelier à Chypre. Je m’y suis rendu pour écrire une pièce et j’y ai découvert une division historique forte. La balle qu’il y a au fond de la poche du personnage principal apporte quelque chose de ce traumatisme ultime. J’écris à partir des questions que je me pose. D’une manière générale, je fais du suspense déceptif.

On sent un parti pris dans la forme entrecoupée de votre écriture qui ouvre sur une présence particulière du personnage ?

Le personnage parle et il pense. On glisse de l’un à l’autre. Il n’y a pas d’artifice, d’où la présence de la passagère. Cela reste pourtant une forme de monologue, je n’aime pas les dialogues. J’ai travaillé sur la situation du temps d’un train qui s’arrête. Sur l’intimité du personnage au contact de Chypre qui est une nation coupée en deux, sur ce qu’il ressent quant il évoque le scénario répétitif du train Paris Milan qui s’arrête après le tunnel pour permettre à la police de faire sa moisson de clandestins. Comment vit-on une société dans son corps ? Il y a une perméabilité entre les individus et la société. L’intime est politique. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Eric Pessan était cet été l’invité du festival Lecture vagabonde dans La Vallée de l’Orb.

Longue escale sur les rails

incident-de-personneUn homme en fuite de lui-même rentre chez lui par le train sans la moindre perspective. Le train se bloque en rase campagne. Incident de personne, un des 11 000 suicidés annuels en France immobilise le Nantes-Paris pour une durée indéterminée. Dans le wagon, les gens s’agitent. Cela va prendre un certain temps. L’homme est en présence d’une femme. « J’ai prié que vous n’ayez aucune histoire à me confier. Je ne suis plus apte à entretenir une conversation, encore moins à écouter des confidences. Je déborde. » Ils se regardent en silence. Dans la vie, il anime des ateliers d’écriture. Il donne confiance aux autres, mais n’a guère confiance en lui-même. Il porte mal la charge des histoires humaines. Comme si l’effet secondaire des mots apparaissait à retardement pour lui ôter le désir de vivre. C’est une vieille histoire, apprend-on progressivement. Il a toujours été un confident, il est l’éponge des autres depuis son enfance. Le temps qui s’est arrêté et la limitation des possibilités d’action jouent comme  déclencheurs. La présence proche de la mort va lui permettre de tisser des liens. « Avez-vous lu ce conte d’Italo Calvino dans lequel un chevalier s’aperçoit qu’il n’est plus dans son armure ? » L’aube venue le train repartira…

L’œuvre d’Eric Pessan est protéiforme, à quarante ans, il a écrit pour le théâtre, la radio, participe à une revue littéraire et caresse des projets dans le domaine de la poésie. Il est l’auteur de cinq romans. On pourrait y trouver un fil conducteur dans l’incommunicabilité propre à ses personnages. Incident de personne, s’inscrit dans une continuité. Avec ce sixième roman Pessan interroge l’altérité. L’écrivain fait résonner la chambre froide et dépressive de notre isolement sociétal. Il y a l’errance du narrateur qui arrive à son terme. Plutôt que de s’engloutir dans un nouveau contrat, l’homme préfère l’écueil. Il refuse de poursuivre : « Chaque texte m’aurait alourdi d’un corps. »

Il y a l’interrogation sur la langue en tant qu’outil. Le choix d’une forme entrecoupée. Le regard sur une société fatiguée psychiquement, l’expérience de vie indirectement restituée comme celle des militants pour les sans-papiers. Les ingrédients et le style de ce livre affirment la maturité d’une démarche littéraire sans concession. L’auteur a fait la rencontre de Véronique Ovaldé chez Albin Michel. Il est bien placé dans la course de la rentrée littéraire.

JMDH

Incident de Personne, éditions Albin Michel, 182 p, 15 euros

La lecture en tête dans la vallée de l’Orb

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La quatorzième édition des Lectures vagabondes s’est achevée hier par un repas convivial au château de Colombière dans le Haut Languedoc. Cette dernière soirée a fait la part belle aux jeunes talents littéraires. Pleine de fraîcheur, l’auteur photographe Alizé Meurisse, nominée pour le prix Flore pour son premier roman Pâle sang bleu, y a évoqué son dernier livre Roman à Clefs paru au début de l’année. Tout aussi libre, NatYot a ouvert le registre poétique de son recueil EroTIK MeNtaL FoOD, mots nus et crus dits en musique.

Au terme de six jours de festival où se sont succédé les écrivains, Justine Niogret, Lilian Bathelot, Vincent Wackenheil, Nicolas Ancion, Eric Pessan et Nahal Tajadod, auteurs de Incident de Personne et de Debout sur la terre – romans sur lesquels nous reviendrons prochainement – la diversité de la palette littéraire proposée, s’inscrit comme une partie identitaire du festival.

Autre caractéristique, le vagabondage qui conduit l’esprit des spectateurs participants d’un lieu à l’autre. Dans l’écrin verdoyant de la vallée de l’Orb, on s’étonne de site en site. Derrière une chapelle perchée dans la montagne, au bord d’une rivière, ou dans la cour d’un château, les rencontres se produisent là où on ne les attend pas. Et la fidélité du public ne fait pas défaut. Entre soixante et cent personnes tous les soirs se retrouvent dans des lieux perchés hautement improbables. « C’est plus fréquenté que dans les rencontres organisées par les librairies parisiennes, constate une nouvelle adepte de la capitale, en cure thermale à Lamalou-les-Bains. J’ai découvert le festival cette année. Je n’en reviens pas, mais je reviendrais », lâche la dame ravie. Il y a aussi le noyau des habitués membres de l’association, car les rencontres avec les auteurs ne se limitent pas au festival d’été. Elles ont lieu toute l’année ce qui renforce les liens. « Je suis les rendez-vous pour la convivialité et pour aiguiller mes choix de lecture. C’est bien de voir et d’entendre parler un auteur ici ; rien à voir avec la télé. Et puis le choix des invités fait par l’association opère un premier tri « , explique un quinquagénaire enthousiaste.

Après les rencontres, l’échange se poursuit autour d’un verre et souvent autour d’une bonne table. Mais l’ingrédient principal demeure le lecteur.

 

L’association Lectures Vagabondes promène la littérature dans l’arrière-pays

 « J’ai hérité d’une Rolls, confie la nouvelle présidente de l’association Lectures Vagabondes, Edith Noublanche. Avec 130 adhérents, et un public beaucoup plus large, notre association a pour objet la diffusion de la littérature française ou étrangère. Elle organise des rencontres avec des auteurs tout au long de l’année avec des temps forts, comme le festival d’été ou les rencontres poétiques en juin. »

Au rythme de deux rendez-vous mensuels, l’association s’est constituée un vrai public de lecteurs. Elle fonctionne avec un comité de lecture qui fait le tri sur le critère de la qualité d’écriture. Depuis sa fondation par Jean-Claude Mancione, elle a reçu plus de 600 écrivains dans la vallée de l’Orb. « En 1996 nous n’étions pas nombreux à proposer un festival littéraire en août, se souvient Jean-Claude Mancione. Nous voulions ouvrir la vallée à la littérature. Nous avons commencé par faire connaître les auteurs de la région. L’exigence est venue avec le temps, puis l’idée que nous pouvions être un marchepied pour de jeunes auteurs talentueux méconnus et avec elle, la volonté de s’ouvrir à la littérature du monde.« 

Les auteurs accueillis par l’association apprécient autant le cadre naturel que l’esprit du projet qui les confronte au questionnement des lecteurs. En ce sens, il s’agit d’une vraie rencontre, loin des mondanités urbaines qui font l’ordinaire de la promotion littéraire. « La dimension itinérante des rencontres se fait en fonction des volontés. Elle offre une singularité, indique Edith Noublanche. On est hors les murs en conservant une vraie exigence littéraire. Notre volonté est de concerner tous les publics et notamment d’aller vers un rajeunissement. Si on veut que la littérature se promène, il faut songer à la sortir des maisons de retraite. »

Le propos ne s’apparente pas à l’idéologie du jeunisme mais à celui de l’ouverture. L’association intervient en effet dans différents centres hospitaliers y compris auprès de personnes atteintes d’une déficience mentale. Au fil du temps, Lectures Vagabondes a échafaudé un réseau partenarial. Elle a noué une relation avec la Maison de Heidelberg et travaille régulièrement avec la Librairie des Sources à Bédarieux. « Nous entretenons des relations privilégiées avec certains éditeurs comme Métailié qui nous contactent lorsqu’ils font venir des auteurs étrangers.« 

Coté budget, l’association ne roule pas sur l’or. Elle est modestement soutenue par les collectivités territoriales, mais ne semble pas préoccupée outre mesure par l’incertitude qui plane sur les budgets culturels 2011. « Il ne faut pas se laisser démotiver par le financement institutionnel mais plutôt s’interroger sur les moyens de notre indépendance, soutien Edith Noublanche. Qui précise que les auteurs invités sont rémunérés en fonction de la charte des auteurs !

Jean-Marie Dinh

Jean Joubert libre enfance

jean-joubertC’est un poète et un romancier discret dont l’exigence habite les paroles. Il combat pour une poésie ouverte, limpide et maîtrisée dans sa forme qui restitue l’émotion pleine. Avec une certaine prédilection pour exprimer la lumière de l’enfance et sa perte : Portrait.

La voix du grand poète Jean Joubert s’est éveillée à Châlette-sur-loing, près de Montargis en 1928. A vingt ans, il quitte son Guâtinais natal pour s’installer en Languedoc. Il réside aujourd’hui dans un village de l’arrière pays au Nord de Montpellier. On croise son élégance discrète dans certaines rencontres littéraires.  » C’est quelqu’un de très simple dans sa façon d’être, confie son amie de longue date, Annie Estève, qui assure la direction artistique de La Maison de la Poésie dans la région. « Jean Joubert a une profonde nostalgie de l’enfance que l’on retrouve dans sa façon d’être. Dans cette capacité de pouvoir espérer, de jouer, de regarder. Il aime transmettre à la jeunesse et il le fait avec une extrême bienveillance. C’est un homme lumineux et aussi très secret. Il ne fait pas partager ses chagrins, ses soucis. Cela il préfère le taire.

Fils unique d’une famille modeste. Jean Joubert grandit dans un univers d’agriculteurs et d’ouvriers.  » Je considère avoir eu une enfance heureuse. Ce qui est une vision paradoxale car j’ai connu la guerre à la fin de mon enfance. J’ai grandi dans un monde à la fois rural et urbain. » Cette juxtaposition d’univers semble avoir traversé le parcours de l’écrivain. « A Châlette, il y avait encore des troupeaux, et de l’autre côté de la rivière une zone industrielle, avec des usines comme St Gobain et d’autres. »

Son père travaillait dans l’usine anglaise de pneus Huchitson. « J’ai visité son lieu de travail pour la première fois en 1936. Il m’a fait entrer dans l’usine qui était alors occupée par les grévistes. Je me souviens de la visite des ateliers. J’ai découvert les conditions de travail très dures des ouvriers.? »

Faut-il voir là l’origine de son ancrage à gauche? Sans doute, mais l’influence de son oncle Georges, anarchiste pacifiste et sabotier de son métier n’y est pas non plus étrangère. « C’est à lui que je dois mon goût pour la littérature. J’ai reçu de son héritage les œuvres complètes de Zola que j’ai conservées. C’était un homme très convaincu qui avait toujours un livre dans les mains quand ce n’était pas un sabot. Il était marié à une institutrice qui refusait de faire chanter la Marseillaise à ses élèves. Toute ma famille se tenait loin de l’église. Un jour le curé du village a dit : Les Joubert, c’est une famille perdue. Cette formule m’est restée.  »

De l’enfance reste aussi la nature. La grande forêt de Montargis que lui fait découvrir son père.  » Papa m’a aussi initié au jardinage. J’ai toujours eu un jardin dont je me suis occupé. Sauf cette année. Ce qui n’est pas très bon signe. J’ai trop de chose à faire. » Jean Joubert ne s’attarde guère sur sa mère si ce n’est pour dire très sobrement : « Je l’ai au fond du cœur « . Dans le très bon numéro que vient de consacrer la revue Souffles* au poète, l’auteur Béatrice Libert remonte le fil. Elle relève quelques mots de Joubert écrits après la mort de sa mère :  » Comme tu m’as porté,/ en rêve je te porte/ vers des sommets de lumière et de neige « . Jean Joubert revient au cœur de son enfance, habité par les personnages et le « paysage d’eaux lentes et de brumes «  dans son beau roman Les Sabots rouges qui vient d’être réédité aux Editions de l’Ecluse.

Après de brillantes études de lettres, Jean Joubert se spécialise en littérature anglo-américaine et se met à l’écriture. Il poursuit parallèlement une carrière d’enseignant dans un lycée de Montpellier puis à l’Université Paul Valéry. En 1954, son premier recueil de poésie Les lignes de la main est couronné par le Prix Artaud de Rodez dont le jury est présidé par un certain Frédéric Jacques Temple. Au début des années 60, l’auteur s’attaque à l’art romanesque puis à la littérature jeunesse.  » Je suis plutôt un poète qui écrit des romans qu’un romancier qui s’adonne à la poésie « , précise-t-il. L’auteur dit son peu de goût pour la poésie hermétique.  » La poésie est un moment de perception, de réjouissance, un rêve communicable. Elle permet d’aller plus loin. Etant poète je considère que je suis à la fois un homme, une femme, un enfant, un adolescent, un vieillard, un oiseau…« 

Jean Joubert appartient à cette génération d’écrivains vrais et entiers. C’est un franc-tireur qui se refuse aux figures de style ou aux courants intellectuels du moment mais ouvre volontiers, comme le définissait Breton, « au poème qui cogne à la vitre ».

Jean-Marie Dinh

* Souffles revue de l’association des écrivains méditerranéens février 2010.

Bibliographie selective

Poésie Roman et Conte de Jean Joubert a découvrir

L’œuvre de Jean Joubert compte une centaine d’œuvres. En 1975, il obtient le Prix Renaudot pour l’Homme de sable.  » Cela ne m’est pas monté à la tête, mais cela m’a fait du bien, » souligne l’auteur. Parmi ses autres romans on retient : La forêt blanche, éditions Grasset 1969. Les Sabots rouges, éditions Grasset 1979 réédité chez l’Ecluse en 2007. Le lézard grec, Grasset, 1984. Mademoiselle Blanche, Grasset, 1990.

Parmi ces œuvres poétiques Cinquante toiles pour un espace blanc, éditions Grasset, 1987. Les vingt-cinq heures du jour, éditions Grasset Anthologie personnelle, éditions Actes Sud, 1997. Etat d’urgence : Poèmes, 1996/2008, Editions Editinter, 2008.

Littérature pour la jeunesse Hibou blanc et souris bleue, l’école des loisirs, 1978, Les enfants de Noé, un roman d’anticipation écologique prix de la Fondation de France du meilleur roman pour la jeunesse, l’école des loisirs, 1988.

Voir aussi : Rubrique Poésie, Quelques prévisions de veillées poétiques, Voix de la Méditerranée le contenu d’une union , L’espace des mots de Pierre Torreilles, Salah Stétié, Rubrique Rencontre Jean Joubert, Bernard Noël, Gabriel Monnet,

« l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne »

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Mine G. Kirikkanat : " L'Europe a oublié l'histoire"

Mine G. Kirikkanat. Invitée dans le cadre du Festival International du Roman noir de Frontignan, l’auteur turque rappelle la place de sa culture dans l’identité européenne.

Mine G. Kirikkanat est née à Istanbul. Journaliste, sociologue et écrivain c’est une intellectuelle laïque qui a décidé de rester dans son pays pour défendre ses idées. Dans La Malédiction de Constantin (Métailié, 2006) et Le sang des rêves (1) qui vient de paraître, elle soutient une vision historique de la culture ottomane constitutive de l’identité européenne.

Le sang des rêves est un roman politique d’anticipation dont l’action principale se situe à Chypre. Istanbul est passé sous le contrôle des Nations Unies. La ville rebaptisée Nova Roma est devenue l’enjeu d’une nouvelle guerre froide. La Russie orthodoxe rivalise avec le Vatican et une hétéroclite union chrétienne occidentale. Trois agents européens d’origine turque sont chargés de retrouver des descendants d’un chef historiquement indiscutable afin de légitimer le pouvoir en place. La quête passe notamment par l’exploration des rêves de l’héritier supposé de Constantin le Grand qui porte la mémoire génétique du meurtre de son ancêtre.

Pourquoi réinstaurer la vision d’un affrontement entre deux blocs, alors que nous sommes sortis si péniblement de la guerre froide. L’idée d’une gouvernance mondiale multipolaire n’a-t-elle pas d’avenir à vos yeux ?

C’est mon côté métaphysique. Ying-Yang ou blanc noir si vous préférez, un jeu de forces contraires qui s’équilibrent. Cela vient aussi d’une analyse sociologique ; je pense que le bipolaire est une étape pour aller vers le multipolaire. Aujourd’hui, ce type de gouvernance nous conduirait objectivement vers beaucoup plus de guerres. Je considère la gouvernance bipolaire comme une période transitoire en attendant que les races soient suffisamment mélangées pour accéder aux multipolaires. Mais pour l’heure, l’histoire se répète. Le conflit génocidaire serbo-croate qui a secoué l’Europe dans les années 90, s’était déjà produit il y a un millénaire entre l’église d’Anatolie et l’église orthodoxe de Constantinople. Les Bosniaques (appelés Bogomiles) ont un lien de filiation avec les Cathares. Dans les Balkans, à l’époque de la première croisade, ils ont demandé la protection du sultan ottoman. Celui-ci les a laissés libres de choisir leur religion assurant qu’ils les protégeraient s’ils devenaient musulmans.

En ce début de XXIe siècle, la religion vous paraît-elle l’instrument du pouvoir politique ou directement à l’origine des conflits de pouvoir auxquels elle donne lieu ?

Je me suis beaucoup intéressée à la sociologie des religions et notamment à l’apparition de la religion. Au commencement, la religion est liée à la peur de la mort. S’étant forgé une conscience, il fallait que l’homme invente quelque chose face à ce vide, une vie dans l’au-delà, un espace magique, une religion… Les choses se sont gâtées avec l’apparition des religions monothéistes. C’est à partir de là que la religion est devenue une arme politique. C’est pour cette raison que la laïcité est si importante.

On constate en France un recul de la laïcité alors qu’elle est au cœur même du principe républicain…

C’est vrai que cet axe est mis à mal en France qui est le seul pays laïque de l’UE. De la même façon que les valeurs universelles qui n’occupent plus la même place. Tous les Etats ont mué pour devenir des structures économiques. De ce fait, les gens ont perdu le sens des choses. Aujourd’hui, l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne.

Sur quoi se fonde, selon vous, l’identité européenne ?

L’identité européenne ne doit pas se construire sur les valeurs judéo-chrétiennes mais sur une vision séculaire laïque. La charte des droits fondamentaux dirigée par Guy Braibant et soutenue à l’époque d’une seule voix par Chirac et Jospin allait dans ce sens. L’Allemagne souhaitait faire figurer l’héritage judéo-chrétien. En définitive, pour faire adopter la constitution, on a déformé cette charte en faisant des concessions à tous les courants et en entamant l’identité même de l’Europe. En substance, la charte conditionnait l’entrée dans l’UE au fait de se déshabiller de ses relents fascistes et religieux. On connaît la suite. Avec l’élargissement aux pays de l’Est sous l’influence des Etats-Unis on a, au détriment de toute raison, obligé l’UE à devenir une machine à sous. L’OMC a imposé sa logique globale et glauque. D’ailleurs, cela a surtout servi la Chine et l’Inde, tant mieux pour eux. Les Etats-Unis qui croyaient sortir leaders de cette manœuvre mangent leur chapeau. C’est comme la ligne Maginot, on attend avec obstination les choses d’un côté et elles arrivent d’ailleurs.

Que pense le peuple turc de tout ça ?

La population turque n’est pas un bloc monolithique. Sur 75 millions d’habitants, nous avons 30% d’islamiques, 30% d’Alévis, un courant proche des traditions soufies et favorables à la laïcité, et 40% de laïques qui ne sont pas près de démordre des valeurs républicaines. Pour se faire élire le président Gül* a pris l’engagement de respecter les valeurs laïques mais il ne s’y tient pas vraiment. Une poignée d’intellectuels a tout de suite décelé la posture du président et dénoncé l’hypocrisie. Mais en Europe tout le monde a applaudi. Dès 2003, il fallait dire à la Turquie qu’elle serait intégrée à l’UE après le bannissement de l’enseignement coranique obligatoire et le respect intégral des règles démocratiques. Mais l’UE a temporisé. Avec la crise de Gaza, elle commence à prendre conscience de la situation. En feignant d’oublier que les Ottomans ont fait l’histoire de l’Europe avec les judéo-chrétiens, elle a joué avec le feu et aujourd’hui il y a le feu.

Que voulez-vous dire ?

Si les Turcs deviennent hostiles à l’UE qui pourra arrêter l’influence de l’Iran, de l’Afghanistan, et du Pakistan ? Les Turcs font aujourd’hui les cerbères aux portes de l’Europe, ils filtrent le flux migratoire en provenance de toute l’Asie centrale. L’UE est complètement dépendante de la Turquie. La population turque est jeune. La Turquie est un  pays plein d’avenir et il constitue la seconde force armée de l’Otan.

La Turquie semble amenée à jouer un rôle de plus plus important dans le conflit israélo-palestinien ?

Je me considère personnellement comme une amie d’Israël, qui voulait être un exemple d’humanité et de démocratie au Moyen-Orient. Mais à la place de cela, les Israéliens ont mis leur existence en danger parce qu’ils sont entourés de haine dont ils sont en grande partie responsables. Et cela les rend fous. Aujourd’hui la stupidité de leur politique leur a fait perdre la notion de l’espace et du temps. La Turquie demeure un interlocuteur privilégié dans la région. Sur les tee-shirts des jeunes de Gaza, on voit plus l’effigie du Premier ministre turc Erdogan que celle des membres du Hamas. Là encore, l’UE ne mesure pas les enjeux qui concernent aussi ses relations avec le Maghreb. A travers l’intégration de la Turquie au sein de l’UE se joue aussi la reconnaissance identitaire des pays d’Afrique du nord. L’Europe a oublié l’Histoire.

Receuilli par Jean-Marie Dinh

* Abdullah Gül est membre du parti musulman de centre droit AKP il a été élu pour 4 ans en août 2007.

(1) Le sang des rêves, éditions Métailié 2010, 18 euros.

Voir aussi : rubrique politique internationale Gaza: l’attitude turque une leçon pour l’occident, les relations turco-israéliennes dans la tourmente, L a Turquie provoque les Kurdes, rubrique politique France discours de Latran, rubrique politique Allemagne Rubrique Allemagne Merkel : notre modèle multiculturel  a « totalement échoué » rubrique rencontre Elias Sambar, rubrique cinéma, Les réalisateurs turcs exportent leurs richesses,

Pourquoi se pencher sur le sort d’une femme morte ?

David Peace. Photo

Né en 1967 dans le West Yorkshire, David Peace s’est fait connaître en France avec la publication du Quatuor du Yorkshire (Rivages Noir). Quatre romans d’une grande noirceur se déroulant dans les banlieues thachériennes. Le Festival International du Roman noir, qui s’est terminé hier à Frontignan, proposait cette année d’en découvrir l’adaptation cinématographique The Red Riding Triogy qui participe au renouveau du cinéma noir britannique. « Comme Ellroy, David Peace est un auteur très soucieux des détails et de la vraisemblance du climat où se déroule l’action, indique François Guérif qui a signé les deux auteurs dans les collections dont il assure la direction (Rivage/ Noir, Rivage/Thriller). David ne veut surtout pas écrire un livre sur les années 80 avec la langue de 2002. C’est difficile parce que la langue évolue en permanence. Lorsqu’il prépare un livre il s’immerge totalement dans l’époque qu’il va traiter. » L’écrivain qui a vécu 9 ans à Tokyo écrit actuellement une trilogie sur le Japon de l’après-guerre. Le premier livre Tokyo année zéro est paru au printemps. Rencontre.

Quel est le phénomène déclencheur qui vous a poussé à écrire sur le Japon ?

Je vivais au Japon depuis plusieurs années, mon fils est né là-bas. Je voulais qu’il connaisse l’histoire du pays. Comment il a été détruit et comment il s’est reconstruit. Le premier volume débute en 1946 dans une ville en ruine.

Dans ce vaste cimetière où le pays abdique, l’inspecteur Minami découvre un cadavre et il va poursuivre son travail comme si de rien n’était…

A l’image de son pays, le personnage de Minami est désagrégé. Il tente de recoller les morceaux à travers l’exercice de son métier. Concernant le meurtre, je me suis inspiré d’une affaire réelle. On peut s’étonner de l’attitude de ce policier. Dans une ville où l’on compte les cadavres par centaines, à quoi bon s’intéresser au sort de cette femme morte ? Minami cherche à trouver l’assassin mais sa quête est aussi identitaire. A la fin, le problème de l’identité n’est pas résolu.

La période où vous nous plongez est celle où les forces d’occupation américaines mettent un terme à la culture japonaise. On assiste à l’éradication de la gauche réalisée avec l’aide des clans yakuzas, à la mise en place dune constitution et à l’imposition par la force des valeurs occidentales…

L’occupation américaine, qui s’est poursuivie jusqu’en 1952, a refaçonné complètement le pays et dessiné le Japon actuel. C’est la fin d’une culture millénaire. La même histoire s’est répétée en Irak. Pour le Japon on était dans le contexte de la guerre froide. La mafia japonaise a en effet largement participé à nettoyer le terrain au profit des grandes familles japonaises qui ont continué d’exercer le contrôle de l’économie. A une plus petite échelle, dans la France de l’après-guerre, la CIA a fait appel à la mafia corse pour briser les grèves.

Pourquoi s’appuyer sur des faits divers pour aborder l’histoire ?

Le fait de parler des crimes permet d’envisager un contexte politique plus global. Les gens sont fascinés par les crimes. C’est une façon de s’allier des lecteurs dans l’espoir qu’ils s’intéresseront à ce qui se passe derrière les meurtres. C’est le travail de l’écrivain ou du journaliste de relier les faits divers à des choses plus importantes.

Quel regard portez-vous sur la conscience politique des populations britannique et japonaise à la lumière des élections et de la démission du Premier ministre japonais faute d’avoir pu fermer la base militaire US d’Okinawa ?

Dans les deux cas, il me semble qu’aujourd’hui le problème principal concerne l’abandon de l’Etat providence. L’extrême droite est très puissante au Japon. La droite est au pouvoir depuis l’après-guerre hormis une petite parenthèse en 1993 et l’arrivée du centre gauche avec l’élection du Premier ministre Yukio Hatoyama qui n’a tenu que neuf mois. L’échec du déménagement de la base américaine sur l’île d’Okinawa qui faisait partie de son programme a lourdement pesé dans l’opinion publique. Les Japonais s’étaient mobilisés pour le départ des Américains à la suite du viol d’une fillette de neuf ans par un GI américain. En Grande-Bretagne, personne n’a voté pour la coalition des libéraux-démocrates et des conservateurs actuellement au pouvoir. Aujourd’hui ils proposent une politique imposée par les banquiers qui ne figurait dans aucun de leur programme respectif. Nous sommes les moins révolutionnaires du monde. Nous avons coupé la tête du roi et ensuite nous l’avons recollé. Aujourd’hui les Britanniques ne se préoccupent que de la World Cup !

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Roman noir : Ellroy dépasse le mur du crime, Rubrique Japon, le PJD perd le Sénat, Rubrique livre Yakuza ed Philippe Picquier, Rubrique Grande Bretagne, L’impasse britannique est liée à la crise,