« Le logiciel mental de l’occident débouche sur une lenteur de compréhension ahurissante »
A la différence des atlas, vous avez opté pour une présentation sous forme d’itinéraires géopolitiques quels ont été vos choix de lecture ?
» Ce n’est pas facile de construire un sommaire qui puisse refléter les questions du monde en évolution sur une période longue. Ces itinéraires proposent des classements et des hiérarchies qui ont demandé d’opérer des arbitrages. Nous avons par exemple, renoncé à ouvrir une fenêtre sur le Nigeria qui aurait eu toute sa place, nous aurions pu aussi doubler l’espace que nous consacrons à l’Indonésie. Le livre offre une vision politique qui se découpe en trois parties : le basculement du monde, les violences et le passage des frontières. Les éléments évoluent dans chacune d’entre elles et ils se croisent. Ce n’est pas un livre collectif mais j’ai travaillé avec l’équipe du Lépac*, le terme itinéraire signifie que ce sont mes propres choix.
Quels sont les causes et enjeux principaux de la redistribution du pouvoir mondial ?
Parmi les éléments importants, il y a le facteur démographique avec des pays comme le Brésil, l’Inde et la Chine qui disposent d’un taux de natalité important sans être trop élevé pour leur économie nationale. Ce sont des pays qui ont proprement émergé comme en témoignent l’amélioration de leur système de santé publique et l’allongement de l’espérance de vie. Le différentiel de taux de croissance de plusieurs points en leur faveur depuis une quinzaine d’années, apparaît comme un autre facteur incontournable. On observe un troisième point qui découle du second à travers le fait que les élites chinoises, indiennes, indonésiennes, brésiliennes… construisent un discours politique. Elles souhaitent, à juste titre, que leurs voix soient prises en compte dans les orientations de la politique mondiale. Elles voudraient devenir membre du Conseil de Sécurité, elles mènent bataille contre l’OMC pour un accès aux médicaments génériques…
On a pourtant le sentiment que l’occident fonctionne avec le même logiciel. Est-ce une erreur d’appréhension ou un refus de la réalité ?
Pour reprendre votre expression, on peut considérer qu’il y a le logiciel mental et le logiciel économique. L’économie s’adapte au déplacement des espaces vers l’Asie notamment. Elle a compris que les marchés sont là. Elle entend répondre au besoin de consommation des nouvelles classes moyennes. Toutes les analyses de l’OCDE ou d’Ubifrance pour l’hexagone, le confirment. En revanche, le logiciel mental débouche sur une lenteur de compréhension ahurissante que l’on peut considérer comme une forme de refus de s’adapter à la nouvelle donne. C’est un peu comparable à la décolonisation institutionnelle. Elle s’est opérée dans les années 60, mais nous n’en avons toujours pas terminé avec la décolonisation mentale.
Malgré les 30% de sa population sous le seuil de pauvreté, vous qualifiez la situation de L’Afrique du Sud comme une source d’espérance pour le continent…
La société sud-africaine demeure, il est vrai, très inégalitaire. L’apartheid s’est déplacé, il est aujourd’hui socio-économique. Mais malgré ses fractures le pays est aujourd’hui une grande puissance économique avec un afflux migratoire important. C’est aussi une grande puissance diplomatique. Le pays investit en Afrique australe. Sur dix ans on relève une augmentation constante de son budget de l’éducation à l’instar de la Corée du Sud dans les années 70. Autre indicateur important, c’est un des premiers pays du monde pour les affectations privées /publiques en recherche et développement ce qui devrait encore propulser son économie.
On a vu les Brics et le FMI se porter au secours de l’Europe engluée dans la crise financière. Quelles incidences peut-on en attendre ?
Pour les Brics, c’est un signal fort. Le ministre des finances brésilien vient d’appeler son homologue portugais pour lui proposer de le soulager de certaines dettes, le ministre angolais a fait la même démarche. On imagine avec quelle satisfaction… Notons que l’offre ne valait pas que pour le plaisir mais aussi parce qu’ils en avaient la capacité. Il en va de même quand la Chine offre sa contribution pour soutenir l’Euro, elle le fait parce qu’elle a diversifié ses placements sur le marché monétaire. Depuis un certain temps, le FMI mène également une politique de diversification des aides. Sa participation financière en Europe découle de cette logique. L’UE n’a pas attendu le FMI pour s’engager dans une politique d’austérité.
Votre itinéraire se conclut sur une note optimiste…
Oui, je dis souvent aux gens de créer leur propre système d’acquisition de l’information. Ce qui est désormais possible avec Internet. Il est difficile de sortir du prisme de l’information qui confond l’urgent et l’important, ce qui ne donne pas un reflet exact de la situation. A la fin du livre, on trouve un tableau qui fait apparaître des évolutions souvent imperceptibles. On se rend compte que globalement le nombre d’enfants scolarisés et d’adultes alphabétisés est en hausse – y compris la scolarisation des filles dans les pays arabes – que les budgets de santé publique sont en augmentation en part du PIB, que le nombre de conflits est historiquement bas… Il reste que ce faisceau de bonnes nouvelles demeure très inégalement réparti, mais le monde change et il pourrait même aller mieux… «
recueilli par Jean-Marie Dinh
* Le Lépac est un laboratoire privé, indépendant, de recherche appliquée en géopolitique et prospective.
Le Dessous des cartes Itinéraires Géopolitiques, éditions Tallandier, 29,9 euros.
L'anthropologue anarchiste David-Graeber. Photo Jennifer S Altman
Avec son livre sur l’histoire de la dette, l’anthropologue britannique David Graeber jette un autre pavé dans la mare : la plupart des économistes se trompent sur la nature de la monnaie, du crédit et de l’endettement. Un livre « fascinant « , juge Gillian Tett dans le Financial Times.
Selon le schéma classique présenté par les historiens de l’économie depuis Adam Smith, la monnaie a remplacé le troc, et le crédit s’est développé par la suite. C’est faux, écrit Graeber : des relations de crédit et, donc, d’endettement très complexes ont de loin précédé l’invention de la monnaie?; quant au troc, il a toujours été un pis-aller, et ne s’est vraiment développé que dans des situations particulières ou de crise. En 3200 avant notre ère, les Mésopotamiens, qui n’avaient pas de monnaie, pratiquaient le prêt à intérêt et inscrivaient les transactions sur des tablettes. C’est cette » monnaie virtuelle » qui est à l’origine de la monnaie, et non le troc, conclut Graeber après avoir passé en revue toutes les civilisations connues.
Une vieille illusion
Analysant ensuite les grands cycles de l’histoire économique depuis l’Antiquité, il voit se dessiner deux types de périodes, marquées par une plus ou moins grande préférence pour le crédit. Ainsi, l’Empire romain privilégiait le paiement cash (en métal précieux), tandis que le Moyen Âge européen développait une préférence pour le crédit. Plus récemment, l’abandon de l’étalon-or, en 1971 a engagé l’Occident dans une nouvelle phase de préférence pour le crédit, et donc la monnaie virtuelle. En devenant excessive, cette inclination a conduit aux dérèglements actuels. Dans le passé, elle a fait chuter des empires. Ainsi de Rome, qui avait fini par abandonner la préférence pour le cash.
Pour Graeber, par ailleurs anarchiste patenté, la propension des économistes à négliger le rôle fondamental de la dette dans les sociétés est liée à un déni : ils n’aiment pas reconnaître que le crédit est au cœur des relations de domination. L’endettement est une construction sociale fondatrice du pouvoir. Les débiteurs insolvables ont nourri l’esclavage. Aujourd’hui, les emprunteurs pauvres, qu’il s’agisse de particuliers des pays riches ou d’États du tiers-monde, sont enchaînés aux systèmes de crédit. Forts de ce déni, les économistes entretiennent une vieille illusion : celle que l’opprobre est forcément à jeter sur les débiteurs, jamais sur les créditeurs. En sanskrit, en hébreu, en araméen, un même mot désigne la dette et la culpabilité. Le préjugé a la vie dure. L’histoire récente le montre, les États ont davantage tendu à protéger les créanciers. Le FMI et les agences de notation ont aussi été créés pour cela. Et nous avons oublié une leçon déjà enseignée par les dirigeants mésopotamiens : à partir d’un certain moment, si l’on veut éviter l’explosion sociale, il faut savoir effacer les dettes, » effacer les tablettes « , dit Graeber. Le premier mot recensé dans une langue pour désigner la liberté est le sumérien amargi, qui signifie être libéré de sa dette (et, littéralement, avoir le droit de retourner à sa mère).
Le problème des économistes est qu’ils » ignorent les relations humaines qui ne sont pas appréhendées par l’économie formelle » » dit Graeber. Que le Financial Times tresse des couronnes à cet anthropologue anarchiste en dit long sur le désarroi du monde financier.
Ce qui suit est un fragment d’un projet de recherche beaucoup plus large sur la dette et l’argent de la dette [debt money] dans l’histoire humaine. La conclusion première et majeure de ce projet est qu’en étudiant l’histoire économique, on tend à ignorer systématiquement le rôle de la violence, le rôle absolument central de la guerre et de l’esclavage dans la création et la formation de ce que nous appellons maintenant « l’économie ». De plus, les origines comptent. La violence est peut être invisible, mais elle reste inscrite dans la logique même de notre sens commun économique, dans la nature apparemment évidente des institutions qui n’aurait jamais et ne pourrait jamais exister en dehors du monopole de la violence – mais aussi, la menace systématique de la violence – maintenu par l’Etat contemporain.
Laissez moi commencer par l’institution de l’esclavage, dont le rôle, je pense, est central. Dans la plupart des époques et des lieux, la violence est vue comme une conséquence de la guerre. Parfois la plupart des esclaves sont réellement des captifs de guerre, parfois ce n’est pas le cas, mais presque invariablement, la guerre est vue comme la fondation et la justification de l’institution. Si vous vous rendez dans une guerre, ce que vous rendez est votre vie ; votre conquérant a le droit de vous tuer, et souvent il le fera. S’il choisit de ne pas le faire, vous lui devez littéralement votre vie; une dette conçue comme absolue, infinie, impossible à payer [irredeemable]. Il peut en principe exiger [extract] ce qu’il veut, et toute les dettes – les obligations – que vous pourriez avoir vis à vis d’autres (vos amis, votre famille, les anciennes allégeances politiques) , ou que d’autres ont vis à vis de vous, sont vues comme absolument nulles [negated]. Votre dette vis à vis de votre propriétaire est tout ce qui existe désormais.
Cette sorte de logique a au moins deux conséquences très intéressantes, bien qu’on puisse dire qu’elles tirent dans deux directions opposées. Tout d’abord, comme nous le savons tous, c’est un trait typique – qui le définit peut être – de l’esclavage, que les esclaves peuvent être achetés ou vendus. Dans ce cas, la dette absolue n’est alors (dans un autre contexte, celui du marché) plus absolue. En fait, elle peut être précisément quantifiée. Il y a de bonnes raisons de croire que ce fut précisément cette opération qui rendit possible la création de quelque chose comme notre forme contemporaine d’argent pour commencer, puisque ce que les anthropologues avaient l’habitude d’appeler « monnaie primitive », celle que l’on trouve principalement dans les sociétés sans État (la monnaie de plume des îles Salomons, les wampun Iroquois), était principalement utilisée pour arranger des mariages, résoudre des vendettas [blood feud], et pour manipuler [fiddle with] d’autres sortes de relations entre les gens, plutôt que pour acheter ou vendre des marchandises. Par exemple, si l’esclavage est une dette, alors la dette peut mener à l’esclavage. Un paysan babylonien a pu payer une petite somme en argent [le métal] aux parents de sa femme pour officialiser le mariage, mais il ne la possède en aucune façon. Il ne pourrait certainement pas acheter ou vendre la mère de ses enfants. Mais tout ceci changerait si il contractait un emprunt. S’il se retrouvait en situation de non-paiement [Were he to default], ses créditeurs pourraient tout d’abord prendre ses moutons et son équipement, puis sa maison, ses champs et vergers, et finalement prendraient sa femme, ses enfants, et même lui en tant qu’esclave pour dette [debt peon] jusqu’à ce que l’affaire soit réglée (ce qui, comme ses ressources se sont évaporés, devient évidemment de plus en plus difficile à faire). La dette fut la charnière qui rendit possible d’imaginer une chose telle que l’argent au sens moderne du terme, et donc, aussi, de produire ce que nous aimons appeler le marché : une arène où tout peut être acheté et vendu, parce que tous les objets (comme les esclaves) sont dés-encastrés [disembedded] de leur anciennes relations sociales et existent seulement en relation à l’argent.
Mais dans le même temps la logique de la dette comme conquête peut, comme je l’ai mentionné, tirer dans une autre direction. Les Rois, à travers l’histoire, tendent à être profondément ambivalents sur la question de permettre à la dette d’échapper à tout contrôle. Ce n’est pas parce qu’ils sont hostiles aux marchés. Au contraire, normalement ils les encouragent, pour la simple raison que les gouvernements trouvent ça incommode de prélever tout ce dont ils ont besoin (soie, roue de chariot, langues de flamands roses, lapis-lazuli) directement auprès de leur population sujette; c’est bien plus facile d’encourager des marchés et d’ensuite acheter ces choses. Les premiers marchés [early markets], souvent, suivaient les armées et les entourages royaux, ou se formaient près des palais ou sur les bords des postes militaires. Ceci permet en fait d’expliquer le comportement plutôt énigmatique de la part des cours royales : après tout, puisque les rois contrôlaient habituellement les mines d’or et d’argent, quel était exactement le but de frapper des morceaux de ce truc avec son visage dessus, de les déverser dans la population civile, et de demander ensuite qu’ils vous les redonnent en tant que taxe ? Ça ne fait sens que si le prélèvement des taxes étaient en fait un moyen d’obliger tout le monde à acquérir des pièces, afin de faciliter l’émergence de marchés, puisqu’il est pratique d’avoir des marchés sous la main. Toutefois, pour le présent propos, la question critique est : comment ces taxes étaient-elles justifiées ? Pourquoi les sujets les devaient, quelle dette remboursaient-ils quand ils les payaient ? Ici nous retournons encore au droit de conquête (en fait, dans le monde ancien, les citoyens libres – que ce soit en Mésopotamie, en Grèce, ou à Rome – souvent n’avaient pas à payer des taxes directes pour cette raison précise, mais évidemment je suis en train de simplifier ici.) Si les rois prétendaient détenir le pouvoir de vie et de mort sur leurs sujets en vertu du droit de conquête, alors les dettes de leurs sujets étaient aussi, au final, infinies ; et aussi, au moins dans ce contexte, leur relations les uns aux autres, ce qu’ils se devaient mutuellement, étaient sans importance. Tout ce qui existait vraiment était leur relation au roi. Ceci explique en retour pourquoi les rois et les empereurs essayaient invariablement de réguler les pouvoirs que les maîtres avaient sur leurs esclaves, et des créditeurs sur les débiteurs [debtors]. Au minimum ils insistaient toujours, s’ils en avaient le pouvoir, pour que les prisonniers qui avaient déjà eu leurs vies épargnées ne puissent plus être tués par leurs maîtres. En fait, seuls les souverains pouvaient avoir le pouvoir arbitraire de vie et de mort. La dette ultime de tout un chacun était dû à l’État, c’était la seule qui soit réellement illimitée, qui pouvait avoir des prétentions absolues, cosmiques.
La raison pour laquelle j’insiste là dessus est que cette logique est encore avec nous. Quand nous parlons d’une «société » (la société française, la société jamaïcaine) nous parlons en réalité de gens organisés par un unique État-nation. C’est le modèle tacite, en tout cas. « Les Sociétés », sont en réalité des États, la logique des États est celle de la conquête et est au final identique à celle de l’esclave. Il est vrai, entre les mains des apologistes de l’État, ceci se transforme en une plus bienveillante « dette sociale ». Il y a là une petite histoire qui nous est racontée, une sorte de mythe. Nous sommes tous nés avec une dette infinité envers la société qui nous a élevés [raised], cultivés [nurtured], nourris [fed] et habillés, envers tous ces morts depuis longtemps qui ont inventé notre langage et nos traditions, envers tous ceux qui ont rendu possible notre existence. Dans les temps anciens nous pensions que nous devions ça aux dieux (c’était remboursé par le sacrifice, ou bien le sacrifice était en fait seulement le paiement des intérêts – au final, c’était remboursé par la mort). Plus tard la dette fut adoptée par l’État, lui-même une institution divine, avec les taxes comme substitut du sacrifice, et le service militaire pour la dette de vie. L’argent était simplement la forme concrète de cette relation sociale, la manière de la gérer. Les keynésiens aiment cette sorte de logique. De même divers types de socialistes, de sociaux-démocrates, et même de crypto-fascistes comme Auguste Comte (le premier, autant que je sache, à avoir forgé l’expression « dette sociale »). Mais cette logique court à travers une bonne part de notre sens commun : considérez par exemple, l’expression, « payer sa dette à la société », ou « je sentais que je devais quelque chose à mon pays », ou « je voulais donner quelque chose en retour ». Toujours, dans ce genre de cas, les droits et les obligations mutuelles, les engagements mutuels – le genre de relations que les gens authentiquement libres peuvent créer les uns avec les autres – tendent à être subsumés en une conception de la « société » où nous sommes tous égaux seulement en tant que créditeurs absolus envers la figure (désormais invisible) du roi, qui tient la place de votre mère, et par extension, de l’humanité.
Ce que je suggère, donc, est qu’alors que les prétentions des marchés et les prétentions de la « société » sont souvent juxtaposées – et ont certainement une tendance à balancer d’avant en arrière de toutes sorte de manières pratiques – elles sont au final fondées sur une logique très similaire de violence. Ce n’est pas non plus une simple affaire d’origines historiques qui peut être écartée comme quelque chose qui ne porte pas à conséquence : ni les États ni les marchés n’existent sans une menace constante d’usage de la force.
Nous pourrions demander, alors, quelle est l’alternative ?
Vers une histoire de la monnaie virtuelle
Je peux maintenant retourner à mon propos de départ : l’argent n’est pas originellement apparu sous cette forme froide, métallique, impersonnelle. Il est apparu originellement sous la forme d’une mesure, d’une abstraction, mais aussi comme une relation (de dette et d’obligation) entre des êtres humains. Il est important de noter qu’historiquement c’est l’argent-marchandise [commodity money] qui a toujours été le plus directement lié à la violence. Comme une historien le dit, « les lingots » [*] [bullion] sont les accessoires de la guerre, et non du commerce pacifique ». [1]
La raison en est simple. L’argent-marchandise [commodity money], en particulier sous la forme de l’or et de l’argent, est distingué de l’argent-crédit [credit money] par dessus tout par un trait spectaculaire : il peut être volé. Puisqu’un lingot [ingot] d’or ou d’argent est un objet sans pedigree, à travers la majeure partie de l’histoire les lingots [bullion] ont eu le même rôle que les valise pleines de billets de dollars des dealers de drogue contemporains, en tant qu’objet sans histoire et qui sera accepté en échange d’autres objets de valeur, à peu près partout, sans questions posées. En conséquence, on peut voir les derniers 5000 ans d’histoire humaine comme l’histoire d’une sorte d’alternance. Les systèmes de crédit semblent émerger, et devenir dominants, dans des périodes de paix sociale relative, le long de réseaux de confiance, qu’ils soient créés par les États ou, dans la plupart des périodes, des institutions transnationales, alors que les métaux précieux les remplacent dans des périodes caractérisées par le pillage général [widespread plunder]. Les systèmes de prêt prédateurs [predatory lending systems] existent certainement dans toutes les périodes, mais ils semblent avoir eu les effets les plus délétères dans la période où l’argent [money] était le plus facilement convertible en liquidités [cash].
Donc comme point de départ de toute tentative pour discerner les grands rythmes qui définissent le moment historique présent, je propose la division suivante de l’histoire eurasienne selon l’alternance entre périodes d’argent virtuelle et périodes d’argent métallique :
[*] NOTE DU TRADUCTEUR : La notion anglaise de « bullion » n’a pas, je crois, de traduction exacte en français. Si j’ai bien compris, le mot peut désigner à la fois les lingots concrets, mais aussi de manière plus générale et abstraite la monnaie sous forme métallique, ou de manière encore plus générale encore, les métaux précieux comme l’or et l’argent. Je choisis donc de traduire dans ce texte « bullion » par « les lingots », ce qu’il faut donc comprendre non seulement comme des lingots concrets, mais aussi plus généralement comme les métaux précieux utilisés comme monnaie-marchandise en général.
I. L’âge des premiers empires agraires (3500 – 800 av. J.C.)
Nos meilleures informations sur les origines de la monnaie remontent à la Mésopotamie ancienne, mais il semble qu’il n’y ait aucune raison particulière de croire que les choses étaient radicalement différentes dans l’Égypte pharaonique, la Chine de l’âge du bronze, ou dans la vallée de l’Indus. L’économie mésopotamienne était dominée par de grandes institutions publiques (Temples et Palais) dont les administrateurs bureaucratiques créèrent effectivement une monnaie de compte en établissant une équivalence fixe entre l’argent [le métal] et la culture de base, l’orge. Les dettes étaient calculées en argent [le métal], mais l’argent [le métal] était rarement utilisé dans les transactions. A la place, les paiements étaient faits en orge ou en n’importe quoi d’autre qui se trouvait être à la fois commode [handy] et acceptable. Les dettes majeures étaient enregistrées sur des tablettes en cunéiformes gardées en tant que garantie par les deux parties à la transaction.
Sans doute [certainly], les marchés existaient. Les prix de certaines marchandises qui n’étaient pas produites dans les domaines [holdings] des Temples ou des Palais, et qui n’étaient donc pas sujettes à la grille des prix administrés, tendaient à fluctuer selon les aléas de l’offre et de la demande. Mais la majeure partie des actes d’achats et de ventes quotidiens, en particulier ceux qui n’étaient pas effectués entre étrangers absolus, semblent avoir été fait à crédit. « Les femmes Ale », c’est à dire les aubergistes locales, servaient de la bière, par exemple, et louaient souvent des chambres ; les clients avaient une ardoise [ran up a tab] ; normalement, la somme entière étaient envoyée au moment de la récolte. Les vendeurs de marché agissaient probablement comme ils le font aujourd’hui dans les petits marchés en Afrique, en Asie Centrale, tenant des listes de clients dignes de confiance à qui ils peuvent faire crédit. L’habitude du prêt d’argent à intérêt a aussi son origine à Sumer – cela resta inconnu, par exemple, en Égypte. Les taux d’intérêts, fixés à 20 pour-cent, restèrent stables pendant 2000 ans (ce n’était pas un signe de contrôle gouvernemental du marché : à cette étape, les institutions comme celles-là étaient ce qui rendait possible les marchés). Cela mena cependant à de sérieux problèmes sociaux. Dans les années de mauvaises récoltes en particulier, les paysans tendaient à devenir désespérément endettés envers les riches, et avaient à céder leur ferme et, finalement, les membres de leur famille, en esclavage pour dette [debt peonage]. Graduellement, cette condition semble avoir mené à une crise sociale – n’entraînant pas tellement des insurrections populaires, mais l’abandon des villes et du territoire réglé [settled territory] par les gens du commun [common people] qui devenaient alors des « bandits » semi-nomades et des rapineurs [raiders]. Cela devint vite une tradition pour les nouveaux souverains d’effacer l’ardoise [wipe the slate clean], d’annuler toutes les dettes, et de déclarer une déclaration d’amnistie générale ou « liberté », de sorte que tous les travailleurs captifs pouvaient retourner auprès de leurs familles. (Il est significatif que le premier mot pour « liberté » connu dans une langue humaine, le sumérien « amarga », signifie littéralement « retour à la mère ».) Les prophètes bibliques instituèrent une coutume similaire, le Jubilé, par lequel, au bout de sept ans, toutes les dettes étaient effacées de la même manière. Comme l’a indiqué l’économiste Michael Hudson, il semble que ce soit l’un des malheurs de l’histoire mondiale que l’institution du prêt d’argent à intérêt se soit disséminée en dehors de la Mésopotamie, sans que, dans la plupart des cas, elle ne fût accompagnée par ses freins et contrepoids originaux [original checks and balances].
II. L’âge Axial (800 av. J.C. – 600 ap. J.C. )
Forme dominante d’argent : pièces et lingots métalliques [coinage and metal bullion].
C’est l’âge qui a vu l’émergence de la frappe de pièces de monnaie [coinage], ainsi que la naissance, en Chine, en Inde et dans le Moyen-Orient, de toutes les religions mondiales majeures [2]. De la période des Royaumes Combattants en Chine, à la fragmentation de l’Inde, et au carnage et la mise en esclavage de masse qui a accompagné l’expansion (et plus tard, la dissolution) de l’Empire Romain, ce fut une période de créativité spectaculaire à travers le monde, mais d’une violence presque aussi spectaculaire. La frappe de monnaie [coinage], qui a permis l’usage actuel de l’or et de l’argent comme medium d’échange, a aussi rendu possible la création de marchés dans le sens maintenant plus familier, plus impersonnel du terme. Les métaux précieux étaient aussi bien plus appropriés pour une période de guerre généralisée, pour la raison évidente qu’ils pouvaient être volés. La frappe de monnaie, certainement, n’a pas été inventée pour faciliter le commerce (les Phéniciens, commerçants accomplis du Monde Ancien, furent parmi les derniers à l’adopter). Il semble qu’elle a en premier lieu été inventée pour payer des soldats, probablement en tout premier par les dirigeants de la Lydie en Asie Mineure pour payer leurs mercenaires grecs. Carthage, une autre grande nation commerçante, ne commença à frapper des pièces que très tardivement, et alors explicitement pour payer ses soldats étrangers.
Tout au long de l’Antiquité on peut continuer à parler de ce que Geoffrey Ingham a nommé le « complexe militaro-monétaire » [military-coinage complex]. Il aurait peut-être été mieux de l’appeler « complexe militaro-monétaire-esclavagiste » [military-coinage-slavery complex], puisque la diffusion de nouvelles technologies militaires (hoplites grecques, légions romaines) était toujours liée à la capture et la commercialisation d’esclaves. L’autre source majeure d’esclaves était la dette : comme désormais les États n’effaçaient plus régulièrement les ardoises, ceux qui n’étaient pas assez chanceux pour être les citoyens des Cités-États militaires majeures – qui étaient en général protégés des prêteurs prédateurs – étaient des proies légitimes [were fair game]. Les systèmes de crédit du Proche-Orient ne se sont pas effondrés sous la compétition commerciale ; ils furent détruits par les armées d’Alexandre – armées qui nécessitaient une demie-tonne de lingots d’argent par jour pour les salaires. Les mines dans lesquelles les lingots étaient produits étaient en général travaillées par des esclaves. Les campagnes militaires en retour assuraient un flot incessant de nouveaux esclaves. Les systèmes de taxes impériales, comme noté plus haut, étaient largement conçus pour forcer leurs sujets à créer des marchés, pour que les soldats (et aussi, évidemment, les fonctionnaires de gouvernement), puissent utiliser ces lingots [bullions] pour acheter tout ce qu’ils voulaient. Le genre de marchés impersonnels qui autrefois tendaient à surgir entre les sociétés, ou dans les lisières des opérations militaires, commença alors à imprégner la société entière.
Aussi indignes que soient leurs origines, la création de nouveaux médias d’échanges – la monnaie [coinage] apparue presque simultanément en Grèce, en Inde, et en Chine – semble avoir eu de profonds effets intellectuels. Certains sont allés jusqu’à soutenir que la philosophie grecque fut elle-même rendue possible par les innovations conceptuelles introduites par la monnaie [coinage]. Le motif le plus remarquable, ceci dit, est l’émergence, presque exactement aux moments et dans les lieux où l’on voit aussi l’expansion précoce de la monnaie [coinage], de ce qui devint les religions mondiales modernes : le Judaïsme prophétique, le Christianisme, le Bouddhisme, le Jaïnisme, le Confucianisme, le Taoïsme, et, finalement, l’Islam. Bien que les liens précis sont encore à explorer complètement, de certaines manières, ces religions semblent avoir surgi en relation directe avec la logique du marché. Pour dire les choses de manière un peu crue : si on consacre un espace social donné simplement à l’acquisition égoïste des choses matérielles, il est presque inévitable que bientôt quelqu’un d’autre viendra pour mettre de côté un autre autre domaine pour y prêcher que, du point de vue des valeurs ultimes, les choses matérielles sont sans importance, et que l’égoïsme – ou même le « soi » [the self] – illusoire. [if one relegates a certain social space simply to the selfish acquisition of material things, it is almost inevitable that soon someone else will come to set aside another domain in which to preach that, from the perspective of ultimate values, material things are unimportant, and selfishness – or even the self – illusory. ]
III. Le Moyen-Âge (600 ap. J.C – 1500 ap. J.C.)
Le retour à l’argent-crédit virtuel.
Si l’âge axial a vu l’émergence des idéaux complémentaires du marché des marchandises et ceux des religions mondiales universelles, le Moyen-Âge [3] fut la période où ces deux institutions commencèrent à fusionner. Les religions commencèrent à s’emparer des systèmes de marché. Du commerce international à l’organisation des foires locales, tout en vint à être accompli à travers des réseaux sociaux définis et régulés par les autorités religieuses. Ceci permit le retour de diverses formes d’argent crédit virtuel [virtual credit money] à travers l’Eurasie.
En Europe, où tout ceci prit place sous l’égide de la Chrétienté, les pièces de monnaie [coinage] étaient seulement sporadiquement et irrégulièrement disponibles. Les prix après l’an 800 étaient largement calculés en termes d’une vieille monnaie carolingienne qui n’existait alors plus (elle était en fait désignée à l’époque comme « monnaie imaginaire »), mais les achats et ventes quotidiens ordinaires étaient entrepris principalement par d’autres moyens. Un expédient commun, par exemple, était l’utilisation de « bâton de comptage », des morceaux de bois entaillés qui étaient cassés en deux pour servir d’enregistrement de dette, une moitié étant gardée par le créditeur, et l’autre par le débiteur. De tels bâton de comptage étaient encore d’usage commun dans la majeure partie de l’Angleterre jusqu’au 16ème siècle. Les transactions plus importantes étaient entreprises grâce aux lettres de change [bills of exchange], les grands foires commerciales leur servant de chambres de compensation [clearing houses]. L’Église, pendant ce temps, fournissait le cadre légal, appliquant des contrôles stricts sur le prêt d’argent à intérêt et la prohibition de la servitude pour dette [debt bondage].
Le véritable centre nerveux de l’économie-monde médiévale, cependant, était l’Océan Indien, qui, avec les routes de caravanes d’Asie centrale, connectait les grandes civilisations d’Inde, de Chine et du Moyen-Orient. Là, le commerce était mené au travers du cadre de l’Islam, qui non seulement fournissait une structure légale hautement propice aux activités mercantiles (tout en interdisant absolument le prêt d’argent à intérêt), mais rendait aussi possible des relations pacifiques entre marchands sur une partie remarquablement grande du globe, permettant la création d’une variété d’instruments de crédit sophistiqués. En fait, l’Europe occidentale était, comme en tant d’autres domaines, un retardataire relatif à cet égard : la plupart des innovations financières qui ont atteint l’Italie et la France aux 11ème et 12ème siècles avaient été d’usage commun en Égypte et en Irak depuis le VIIIème ou le IXème siècle. Le mot « chèque », par exemple, dérive de l’arabe « sakk », et est apparu en anglais seulement aux alentours des années 1220.
Le cas de la Chine est encore plus compliqué : le Moyen-Age commence là avec la diffusion rapide du bouddhisme qui, bien qu’il ne fût aucunement en position d’édicter des lois ou de réguler le commerce, a rapidement pris des mesures contre les usuriers locaux par l’invention du prêteur sur gages – les premières boutiques de prêteurs sur gages étant basées dans les temples bouddhistes comme moyen d’offrir aux fermiers pauvres une alternative aux usuriers locaux. Peu de temps après, cependant, l’État s’est réaffirmé, comme il tend toujours à le faire en Chine. Mais ce faisant, il n’a pas seulement régulé les taux d’intérêts et essayé d’abolir l’esclavage pour dette [debt peonage], il s’est aussi entièrement écarté de la monnaie métallique [bullion] en inventant la monnaie-papier. Tout ceci fut accompagné par le développement, encore une fois, d’une variété d’instruments financiers complexes.
Tout ceci ne veut pas dire que cette période n’a pas connu sa part de carnage et de pillage (particulièrement pendant les grandes invasions nomades), ou que la monnaie métallique [coinage] n’était pas, dans beaucoup de lieux et d’époques, un moyen important d’échange. Cependant, ce qui caractérise vraiment la période semble être un mouvement dans l’autre sens. La majeure partie de la période médiévale a vu l’argent largement dissocié des institutions coercitives. Les changeurs d’argent, pourrait-on dire, furent invités à revenir dans les temples, où ils pouvaient être surveillés. Le résultat fut l’éclosion d’institutions reposant sur un degré beaucoup plus haut de confiance sociale [social trust].
IV. L’âge des Empires Européens (1500-1971)
Le retour aux métaux précieux.
Avec l’avènement des grands empires européens – Ibériens, puis Nord Atlantique – le monde a vu à la fois le retour à l’esclavage de masse, au pillage, et aux guerres de destructions, et le retour rapide aux lingots d’or et d’argent [gold and silver bullion] comme principale forme de devise. L’investigation historique va probablement finir par démontrer que les origines de ces transformations furent plus compliquées qu’il n’est d’ordinaire supposé. Une partie de tout ceci commençait à se mettre en place avant même la conquête du Nouveau Monde. Un des principaux facteurs du retour à la monnaie métallique [bullion], par exemple, fut l’émergence de mouvements populaires au début de la dynastie Ming, aux XVème et XVIème siècles, qui au final forcèrent le gouvernement à abandonner non seulement la monnaie-papier, mais aussi toute tentative d’imposer sa propre devise. Ceci mena au retour du vaste marché chinois à l’étalon-argent non-frappé [uncoined silver standard]. Comme les taxes étaient aussi graduellement converties en argent, cela devint plus ou moins la politique officielle chinoise d’essayer d’amener autant d’argent [le métal] dans le pays que possible, afin de garder les taxes à un niveau bas et prévenir de nouvelles vagues d’agitation sociale. L’énorme demande soudaine d’argent [le métal] eut des effets sur toute la planète. La plupart des métaux précieux pillés par les conquistadors puis extraits par les Espagnols des mines du Mexique et de Potosi (à un prix quasiment inimaginable en vies humaines) finissait en Chine. Ces connections à une échelle globale ont été documentées en détails. L’idée cruciale est que
la dissociation de l’argent [money] vis-à-vis des institutions religieuses, et sa ré-association avec des institutions coercitives (en particulier l’État), furent accompagnées alors par un retour idéologique au « métallisme ». [4]
Le crédit, dans ce contexte, était dans l’ensemble une affaire d’États qui étaient eux-mêmes largement menés par le financement par déficit [deficit financing], une forme de crédit qui fut, quant à elle, inventée pour financer des guerres de plus en plus chères. Au niveau international l’Empire britannique fut déterminé à maintenir l’étalon-or au cours du XIXème et au début du XXème siècle, et de grandes batailles politiques furent menées aux États-Unis pour savoir si c’était l’étalon-or ou l’étalon-argent qui devait prévaloir.
Ce fut aussi, évidemment, la période de la montée du capitalisme, de la révolution industrielle, de la démocratie représentative, etc. Ce que j’essaie de faire ici n’est pas de nier leur importance, mais de fournir un cadre pour voir de tels évènements familiers dans un contexte moins familier. Cela rend plus facile, par exemple, la détection des liens entre la guerre, le capitalisme et l’esclavage. L’institution du travail salarié, par exemple, a historiquement émergé à l’intérieur de celle de l’esclavage (les premiers contrats de salaire que nous connaissons, de la Grèce au Cités-États malaisiennes, étaient de fait des locations d’esclaves), et elle a tendu, historiquement, a être intimement liée à diverses formes d’esclavage pour dette [debt peonage] – comme elle l’est en fait encore aujourd’hui. Le fait que nous ayons moulé de telles institutions dans un langage de liberté ne veut pas dire que ce que nous concevons maintenant comme liberté économique ne repose pas au final sur une logique qui, pendant la majeure partie de l’histoire humaine, a été considérée comme la véritable essence de l’esclavage.
IV. Période contemporaine (1971 et après).
L’empire de la dette.
On peut dire que la période actuelle a commencé le 15 août 1971, quand le président des États-Unis Richard Nixon a officiellement suspendu la convertibilité du dollar en or et effectivement créé les régimes actuels de devises flottantes. Nous sommes retournés, de toute façon, à un âge d’argent virtuel, dans lequel les achats du consommateur dans les pays riches impliquent rarement ne serait-ce que de la monnaie-papier, et les économies nationales sont largement tirée par la dette de consommation [consumer debt]. C’est dans ce contexte que nous pouvons parler de « financiarisation » du capital, par quoi la spéculation sur les devises et les instruments financiers devient un domaine en elle-même, détaché de toute relation immédiate avec la production ou même le commerce. Ceci est évidemment le secteur qui est entré en crise aujourd’hui.
Que pouvons-nous dire à propos de cette nouvelle période ? Jusqu’ici, très très peu de choses. Trente ou quarante ans ne sont rien aux termes de l’échelle à laquelle nous avons eu affaire. Clairement, cette période vient tout juste de commencer. Ceci dit, l’analyse qui suit, aussi grossière soit-elle, nous permet quand même de commencer à faire quelque suggestions informées.
Historiquement, comme nous l’avons vu, l’âge de la monnaie virtuelle, de crédit, a aussi impliqué la création, d’une sorte ou d’une autre, d’institution générale – la royauté sacrée mésopotamienne, le jubilé mosaïque, la Charia ou la loi canon – qui mettait en place des contrôles sur les conséquences sociales potentiellement catastrophiques de la dette. Presque invariablement, elles impliquaient des institutions (habituellement pas tout à fait concomitantes à l’État, habituellement plus grandes) pour protéger les débiteurs [debtors]. Jusqu’ici le mouvement a cette fois-ci été dans l’autre sens : à partir des années 80, nous avons commencé à voir la création du premier système administratif planétaire effectif, opérant à travers le FMI, la Banque Mondiale, les corporations et les autres institutions financières, largement dans le but de protéger les intérêts des créditeurs. Cependant, cet appareil a été très rapidement mis en crise, d’abord par le développement très rapide des mouvements sociaux globaux (le mouvement alter-mondialiste), qui a effectivement détruit l’autorité morale des institutions comme le FMI et laissé beaucoup d’entre eux proche de la banqueroute, et maintenant par la crise bancaire actuelle et l’effondrement économique global. Alors que la nouvelle période d’argent virtuel vient tout juste de commencer et que les conséquences à long terme sont encore entièrement indistinctes, nous pouvons déjà dire deux ou trois choses. La première est que le mouvement vers l’argent virtuel n’est pas en lui-même, nécessairement, un effet insidieux du capitalisme. En fait, il pourrait bien signifier exactement le contraire. Durant la majeure partie de l’histoire humaine, les systèmes d’argent virtuel furent conçus et régulés pour s’assurer que rien de tel que le capitalisme ne puisse jamais émerger – pour le moins, pas tel qu’il apparaît dans sa forme présente, avec la majorité de la population mondiale placée dans une condition qui, dans bien d’autres périodes historiques, aurait été considéré comme équivalente à l’esclavage. Le deuxième argument consiste à souligner le rôle absolument crucial de la violence dans la définition des termes mêmes avec lesquels nous imaginons à la fois « la société » et « les marchés » – en fait, beaucoup de nos idées les plus élémentaires de la liberté. Un monde moins entièrement imprégné de violence commencerait rapidement à développer d’autres institutions. Finalement, réfléchir à la dette en dehors de la double camisole intellectuelle de l’État et du marché ouvre des possibilités excitantes. Par exemple, nous pouvons nous demander : dans une société dans laquelle cette fondation de violence aurait finalement été arrachée, qu’est-ce, exactement, que des hommes et des femmes libres devraient les uns aux autres ? Quelle sorte de promesses et d’engagements [commitments] devraient-ils se faire ?
Espérons que tout le monde sera un jour en position de commencer à poser de telles questions. Par les temps qui courent, on ne sait jamais [at times likes this, you never know].
[1] Geoffrey W. Gardiner, « The Primacy of Trade Debts in the Development of Money », in Randall Wray (ed.), Credit and State Theories of Money: The Contributions of A. Mitchell Innes, Cheltenham: Elgar, 2004, p.134.
[2] La formule « Âge axial » a été au départ créée par Karl Jaspers pour décrire la période relativement brève entre 800 av. JC et 200 ap. JC dans laquelle, croyait-il, toutes les principales traditions philosophiques qui nous sont familières aujourd’hui ont surgi simultanément en Chine, en Inde, et dans l’est méditerranéen. Ici, je l’utilise dans le sens plus large de Lewis Mumford comme la période qui a vu la naissance de toutes les religions mondiales, s’étendant en gros du temps de Zoroastre à celui de Mahomet.
[3] Ici je relègue tout ce qui est en général appelé les « âges sombres » en Europe à la période précédente, caractérisée par le militarisme prédateur et l’importance des lingots [bullion] qui en découle : les raids vikings, et la célèbre extraction du danegeld en Angleterre dans les années 800, peuvent être vus comme une des dernières manifestations d’un âge où le militarisme prédateur allaient main dans la main avec les amas de lingots d’or et d’argent.
[4] Le mythe du troc et les théories de l’argent comme marchandise [commodity theories of money] furent évidemment développées dans cette période.
Les Palestiniens ont enregistré lundi 31 octobre à Paris une victoire diplomatique aussi symbolique que significative sur la voie de la reconnaissance de leur Etat, en obtenant le statut de membre à part entière de l’Unesco, l’une des principales agences de l’ONU.
« La Conférence générale (qui réunit l’ensemble des Etats membres, ndlr) décide de l’admission de la Palestine comme membre de l’Unesco », dit la résolution adoptée par 107 voix pour, 52 abstentions et 14 voix contre, parmi les pays présents lundi au siège de l’Unesco à Paris.
« L’entrée de la Palestine porte le nombre d’Etats membres de l’Unesco à 195 », a déclaré l’organisation dans un communiqué. La quasi-totalité des pays arabes, africains et latino-américains se sont prononcés pour l’adhésion des Palestiniens, de même que la France qui avait pourtant émis de sérieuses réserves ces derniers jours sur la démarche palestinienne. « L’Unesco, ce n’est ni le lieu ni le moment. Tout doit se passer à New York », jugeait encore vendredi le ministère français des Affaires étrangères.
« Prématuré »
Car beaucoup d’Occidentaux estimaient que la candidature à l’Unesco ne pouvait précéder l’aboutissement de la démarche entreprise par les Palestiniens auprès de l’ONU à New York.
Le président palestinien Mahmoud Abbas avait solennellement demandé le 23 septembre à l’ONU de reconnaître l’Etat palestinien. Cette demande doit être examinée le 11 novembre par le Conseil de sécurité, où elle pourrait être frappée d’un veto américain.
« Nous pensons que c’est contreproductif. C’est une mesure prématurée », a répété lundi devant la Conférence générale de l’Unesco la sous-secrétaire américaine à l’Education, Martha Kanter.
Les Etats-Unis, l’Allemagne et le Canada ont voté contre, tandis que parmi les Européens, l’Italie et le Royaume Uni se sont abstenus.
« Ce vote permettra d’effacer une infime partie de l’injustice faite au peuple palestinien », a déclaré devant la Conférence générale le ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, Riyad al-Malki.
Embarras américain
Il a assuré que la demande palestinienne était déconnectée de ses démarches à l’ONU à New York et précisé que les Palestiniens avaient besoin de l’aide de l’Unesco pour protéger leur patrimoine historique et culturel.
Cette admission palestinienne embarrasse particulièrement les Américains, qu’elle place dans une position délicate vis-à-vis de l’Unesco. La pleine adhésion des Palestiniens, qui bénéficiaient jusqu’à présent du statut d’observateur, devrait provoquer l’arrêt immédiat de leur contribution financière à l’organisation, soit 70 millions de dollars et 22% de son budget.
Après l’avoir boycotté pendant 20 ans (1984-2003) pour protester contre sa mauvaise gestion et son idéologie tiers-mondiste, les Etats-Unis participent désormais activement aux programmes de l’agence, y voyant un moyen de diffuser certaines valeurs occidentales sans se mettre en première ligne.
Les diplomates de l’Unesco insistent notamment sur l’importance à leurs yeux des programmes en faveur des femmes et des filles dans certains pays.
Les Américains sont tenus par deux lois du début des années 1990 qui interdisent le financement d’une agence spécialisée des Nations unies qui accepterait les Palestiniens en tant qu’Etat membre à part entière, en l’absence d’accord de paix avec Israël.
Dotations retirées
« La décision d’aujourd’hui va compliquer notre capacité à soutenir les programmes de l’Unesco », a confirmé l’ambassadeur américain auprès de l’Unesco, David Killion.
Pour l’Unesco, les conséquences financières seront considérables. Israël devrait suivre les Américains et retirer lui aussi sa dotation. Selon l’ambassadeur israélien Nimrod Barkan, le budget de l’Unesco serait ainsi amputé d’un quart de son montant.
« Cela deviendra impossible pour l’Unesco de remplir sa mission », a-t-il estimé Nimrod Barkan.
La directrice générale de l’Unesco Irina Bokova admettait vendredi que l’organisation devrait probablement réduire la voilure.
« Il faudra couper des programmes, réajuster l’équilibre de notre budget. Mais ce n’est pas seulement un problème financier, c’est un problème qui concerne l’universalité de notre organisation », affirmait-elle.
AFP
Reconnaître la stratégie palestinienne
L’Unesco a récompensé par sa décision les efforts des Palestiniens modérés pour trouver une solution diplomatique au Proche-Orient, ce à quoi ni les Etats-Unis ni Israël ne devraient s’opposer, estime le quotidien libéral La Stampa : « Si les Palestiniens prennent les armes, on crie aussitôt que la violence empêche la paix. S’ils tentent de recourir au levier diplomatique, on y voit une initiative unilatérale qui empêche la paix. Nous aimerions donc bien savoir – notamment des Etats-Unis, d’Israël et même de l’Italie qui s’est abstenue lors du vote à l’Unesco – ce que les Palestiniens devraient faire. Il est douteux de prétendre que la reconnaissance par l’Unesco équivaut à une menace. La nouvelle stratégie tout à fait habile des Palestiniens s’inscrit au cœur des institutions internationales et des nouveaux équilibres mondiaux. Les Etats-Unis et Israël feraient bien de reconnaître l’intelligence de cette stratégie et de réagir avec la même intelligence. »
La Stampa (Italie)
La réaction trop vive de Washington
En réaction à l’adhésion de la Palestine à l’Unesco, les Etats-Unis ont suspendu le versement de leur contribution financière. Washington prend ainsi le risque de s’isoler, estime le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung : « L’adhésion de la ‘Palestine’ à l’Unesco est pour les Palestiniens un résultat honorable qui pourrait les rapprocher un peu plus d’une entrée aux Nations unies. Israël et les Etats-Unis devraient se demander si cette adhésion de la ‘Palestine’ a un poids si important qu’ils doivent se retirer de l’organisation. Washington l’a déjà fait une fois et s’était ainsi isolé tout seul.
Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne)
Livre
Palestine Israël un Etat, deux Etats ?
Quatrième de couverture
Israël et la Palestine doivent-ils former un, ou deux Etats ? Soulevé dès le début du XXe siècle, ce vieux débat revient au premier plan de l’actualité. Et pour cause : plus de six décennies après le plan de partage de la Palestine (1947), plus de quatre après l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza (1967), et près de vingt ans après les accords d’Oslo (1993), Israël continue de coloniser la Palestine mandataire. Autrement dit, ni la lutte armée ni le combat politico-diplomatique n’ont réussi à réaliser l’autodétermination du peuple palestinien.
Face à l’intransigeance du gouvernement israélien et à la pusillanimité de la “communauté internationale”, comment réussir demain ce qui a échoué hier ? Cette question, née de l’échec même du prétendu “processus de paix”, de nombreux Palestiniens se la posent, et avec eux beaucoup de leurs amis à travers le monde. Et quand bien même l’Organisation des Nations unies, en cet automne 2011, accueillerait enfin l’Etat de la Palestine en son sein, la question de l’avenir institutionnel des deux peuples se trouvera au centre des futures négociations.
Clarifier les enjeux de ce débat, voilà le but de cet ouvrage collectif qui en approfondit toutes les dimensions : juridiques, démographiques, économiques, politiques et diplomatiques. Pour peser atouts et faiblesses des différentes solutions, neuf spécialistes, choisis à la fois pour leur compétence reconnue et la diversité de leurs sensibilités, font le point : Gadi Algazi, Isabelle Avran, Monique Chemillier-Gendreau, Youssef Courbage, Leila Farsakh, Farouk Mardam Bey, Julien Salingue, Dominique Vidal et Raef Zreik.
Historien et journaliste, Dominique Vidal a écrit de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et son histoire, notamment Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949 (Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2008) et – avec Alain Gresh et Emmanuelle Pauly – Les 100 clés du Proche-Orient (Fayard, Paris, 2011). Il a aussi dirigé avec Bertrand Badie Nouveaux acteurs, nouvelle donne. L’Etat du monde 2012 (La Découverte, Paris, 2011).
Collectif sous la direction de Dominique Vidal
Coédition Sindbad / Institut des Etudes palestiniennes
Prix : 23,00 € En librairie le 2 novembre
Rentrée Littéraire : David Vann l’auteur de Sukkwan Island, prix Médicis 2010, est à Montpellier aujourd’hui où il dédicacera son second roman traduit en français Désolation à la librairie Sauramps. L’écrivain participera à une rencontre en partenariat avec le Festival du roman noir de Frontignan (FIRN) dont il était l’hôte en juin dernier.
Les lecteurs du premier opus de l’auteur américain retrouveront dans Désolation le climat géographique où l’auteur a passé son enfance. L’Alaska dont la puissance prend le pas sur l’Homme. Dans les romans de David Vann, la force de l’environnement présente à chaque page, semble nourrir la volonté désespérée des personnages qui confrontent leurs faiblesses aux forces gigantesques de la nature. David Vann fonde ses fictions à partir d’histoires qui l’ont touché personnellement. Dans Sukkwan Island il partait du suicide de son père qui a marqué à jamais son enfance.
Un homme en profonde dépression vend son cabinet dentaire et débarque sur une île déserte perdue au Sud de l’Alaska. Son fils de treize ans qui préférerait rester en Californie, l’accompagne pour limiter les dégâts. L’ado pressent que cette renaissance improvisée tire vers l’exorcisme et risque de finir par le suicide de son père. Seul face à la nature, il doit le porter à bout de bras. Au milieu du livre tout bascule…
Gary entraîne sa femme dans une quête perdue
La matière littéraire de Désolation procède du même cheminement. David Vann évoque cette fois la mère de la seconde femme de son père qui a tué son mari après qu’il lui ait annoncé qu’il allait la quitter. L’auteur, se livre au récit factuel d’Irène et Gary, un couple au bout des désillusions après trente ans de vie commune. Gary entraîne sa femme dans une quête perdue. Il a pour obsession de construire une cabane de ses mains pour aménager avec sa femme sur un petit îlot coupé du monde alors que s’annonce un hiver terrible.
Le roman suit la ligne drammaturgique du tronc sur la rivière, dont on sait qu’il va se faire caïman. La relation du couple est gelée. Irène a conscience du mensonge dès le début. Elle est torturée en permanence par d’inexplicables migraines. A la recherche d’un destin qui lui échappe, son mari s’aveugle dans un rêve de petit garçon. La tragédie familiale prend son temps. On suffoque dans l’espace immense. L’auteur du bout de l’Amérique décrit la nature pour mieux faire apparaître ses personnages. Ils s’y confrontent avec une capacité perdue à être spirituelle. Passée une certaine limite, le retour en arrière est impossible suggère David Vann.
Jean-Marie Dinh
Désolations , éditions Gallmeister, 23 euros
Rencontre avec l’auteur à partir de 18h chez Sauramps entrée libre.