Tout bouge autour de moi n’est pas un livre de plus ni un retour sur la vision catastrophique d’un pays détruit par le séisme. Ce pourrait même être tout le contraire. Rencontre avec l’auteur haïtien Dany Laferrière Prix Médicis 2009, pour L’Enigme du retour.
Votre livre apporte un regard nouveau sur la catastrophe à laquelle vous avez assisté en direct. D’où vient cette distance qui imprègne votre récit ?
Au moment du tremblement de terre je me suis tenu à mon carnet de notes. Dès les premières secousses je me suis concentré sur l’écriture, par réflexe. L’homme est un animal. Je pensais maintenir la peur à distance cela a marché jusqu’à ce que la panique intérieure me rattrape. A cet instant, je me disais vraiment que la mort allait me surprendre. Ensuite j’ai pris de la distance en adoptant un ton au plus près de la réalité, là où se situe la dignité du peuple.
Votre livre regorge d’images proprement littéraires. Le séisme s’est attaqué au béton en laissant survivre la fleur dites-vous ?
Ces images me sont venues face à un événement spectaculaire, inattendu, dont la force efface le paysage et les hommes. Dès que j’ai pu retrouver un peu mes esprits, je suis allé dans le jardin de l’hôtel où je me trouvais pour voir l’état des fleurs à longues tiges. Je pensais qu’il n’en resterait rien mais elles étaient là indemnes. Le partage de ces émotions s’adresse au simple lecteur, que je considère comme le plus haut grade de la littérature.
Votre version se présente comme une antithèse de ce qui a été montré à la télé où les Haïtiens semblaient fixés dans leur statut de victimes…
Les médias ont beaucoup filmé les scènes de pillages alors que dans l’ensemble les gens se sont conduits avec beaucoup de sérénité et de pondération. On a focalisé sur les équipes de secours étrangères. Ils ont parlé d’eux-mêmes. Je pense que l’on aurait dû être beaucoup plus attentif à la vie quotidienne, parce que le quotidien dure plus longtemps qu’un tremblement de terre. Et il absorbera le séisme.
La télé transforme tout en fiction, est-ce en travaillant l’imaginaire que l’on parle du réel ?
La TV a filmé les décombres. Moi j’ai voulu mettre les hommes dans leur lumière naturelle. J’ai consacré les trois quart du texte aux gens pour ne pas nourrir le monstre. Le 12 janvier, des milliards ont été envoyés pour la reconstruction. Comment les Haïtiens faisaient-ils avant ? Voilà une question que personne ne pose.
Le séisme semble avoir ramené votre regard sur la force de la culture ?
Je montre un peuple qui souffre dont le vernis culturel n’a pas craqué. Ce n’est pas chaque jour que meurt 300 000 personnes. A Haïti la culture est tout ce qui structure l’individu. Quand on a rien il reste cela. C’est au nom de la culture et à travers elle que les gens vivent. Le confort n’est pas la mesure de toute chose. Toute analyse internationale se fait autour du confort. Je m’efforce de montrer tous ce que les gens ont pu faire sans cela.
Vous assimilez la catastrophe à un instant pivot pour le peuple haïtien…
Il y a une énergie nouvelle dans la jeunesse qui sent que nous sommes arrivés à un moment où les Haïtiens vont pouvoir se faire entendre. Tout le monde a été touché par cette histoire. Haïti a pénétré la conscience universelle. La catastrophe a permis que les gens se renseignent après avoir été touchés. Il y a un grain de tendresse chez les peuples du monde entier pour Haïti qui va se manifester. C’est le début d’une reconnaissance. Celui d’un autre regard.
Que vous évoque le retour de Duvalier ?
Je n’opine même pas sur son retour parce que le séisme l’a basculé dans le passé. Pour moi son dessein n’a aucune importance. Sa dictature fut un séisme, donc il a trouvé à qui parler.
Jean-Marie Dinh
Tout bouge autour de moi, Editrions Grasset, 15 euros
Le député socialiste Arnaud Montebourg s’en est pris dimanche à nouveau à TF1, l’accusant d’être une «chaîne à tradition délinquante par rapport à ses obligations» et de bénéficier de «privilèges injustifiés». «Voilà une chaîne qui s’adresse à presque la moitié des Français, qui dispose d’un quasi-monopole et qui a réussi en quelque sorte à circonvenir toutes les autorités et les contre-pouvoirs qui pouvaient lui demander des comptes», a affirmé le dirigeant socialiste au «Grand Rendez-vous Europe 1/Le Parisien-Aujourd’hui en France».
Affirmant que le Conseil supérieur de l’audiovisuel «passe son temps depuis des années à la rappeler à l’ordre», il a lancé: «C’est une chaîne, j’allais dire, qui a une tradition délinquante par rapport à ses obligations réglementaires». «Comme les routes, les routes hertziennes dans l’air appartiennent à tout le pays» et «nous sommes en droit de poser quelques questions à ceux qui utilisent de façon contestable ce domaine public», a encore fait valoir le député de Saône-et-Loire.
«Regardez le nombre de meurtres, de viols, de crimes qui sont mis en scène, scénarisés dans toutes les séries, les films qui sont choisis par cette chaîne!», a-t-il poursuivi. Alors qu’elle a été «privatisée sur un contrat, le mieux disant culturel», «il y a une sorte d’escroquerie finalement», a-t-il jugé.
M. Montebourg a suggéré qu’on remette en concurrence la concession accordée à TF1. Le «renouvellement automatique» de cette concession a été décidé «par la droite comme beaucoup d’avantages et de privilèges», a-t-il accusé. Pour lui, «ce sont des privilèges injustifiés de la part d’une chaîne qui ne fait pas son travail, ne respecte pas ses obligations». «C’est comme si on confiait à une société d’autoroute privée le soin d’exploiter nos autoroutes et qu’elle ne bouchait pas les nids-de-poule», a-t-il encore dit.
Dans un documentaire de Pierre Carles, le député avait récemment qualifié TF1 de «télé de droite» et déclaré à l’équipe: «C’est le moment de taper sur TF1, c’est pour cela que je vais vous donner un coup de main». Nonce Paolini, PDG de la chaîne, avait jugé ces propos «consternants».
L’émission de Michel Drucker consacrée à la gendarmerie et diffusée mardi soir sur France 2 a fait des remous parmi des syndicats de journalistes et de policiers qui la qualifient d’«opération de communication» de la gendarmerie. Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ) et représentante de France Télévisions, a déclaré à l’AFP être «choquée» par le «fait que la gendarmerie donne l’impression que le service public est à vendre». Dominique Achispon, secrétaire général du syndicat national des officiers de police (Snop, majoritaire), a estimé que le «service public a servi de centre de recrutement pour les gendarmes» ce qui a «ému de nombreux policiers».
Libération a révélé mercredi que l’émission, «Au coeur de la gendarmerie», avait été financée pour partie par la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) à hauteur de 350.000 euros. Avec cette émission, «la gendarmerie s’offre une campagne de communication à moitié prix», a ajouté Mme Pradalié. Interrogée par l’AFP, la DGGN a confirmé ce coût pour une «prestation de communication» s’inscrivant, selon elle, «dans (sa) stratégie de communication, d’image et de recrutement». Elle affirme avoir été contactée par la société de production de l’émission et qu’il s’agit d’un «partenariat comme tant d’autres» ajoutant qu’une campagne de communication, comme celle d’un recrutement, peut coûter jusqu’à 800.000 euros «nationalement sur une semaine».
Le Snop avait écrit à Michel Drucker peu avant la diffusion de l’émission pour se plaindre, arguant que désormais policiers et gendarmes sont rattachés au même ministère de l’Intérieur et qu’il pouvait résulter des «tensions». Il lui demandait de faire de même avec la police nationale et depuis, selon M. Achispon, il y a eu un «contact favorable dans ce sens» avec M. Drucker. «Au coeur de la gendarmerie», enregistrée dans le manège de la Garde républicaine à Paris, mêlant reportages réalisés avec des vedettes dans des services de gendarmerie et chansons, a été vue par 3,5 millions de téléspectateurs, loin derrière Dr House, sur TF1, qui en a rassemblé 8 millions, selon Médiamétrie.
Les candidats prêts à en torturer d’autres pour complaire à la caméra : le documentaire de Christophe Nick diffusé ce soir sur France 2 instruit le procès d’une télé-réalité imposant sa toute-puissance jusqu’à l’extrême
Pour la première fois de sa jeune histoire, la télévision se joue d’elle-même. Pour la première fois, elle se sert de ses propres armes, un jeu dont la nullité ne déparerait pas sur TF1 entre le Juste prix de Lagaf et les boîtes d’Arthur, afin de se décortiquer. Afin d’analyser ses propres effets, afin de trépaner le téléspectateur, celui qui passe 3 h 39 chaque jour devant le petit écran, une consommation qui va sans cesse augmentant. Et c’est à une trépanation à vif que se livre Christophe Nick dans le Jeu de la mort que diffuse France 2 ce soir à 20 h 35. L’expérience cathodique est sans précédent : appuyé par des scientifiques, Nick tente de démontrer que les candidats d’un jeu télé sont prêts à infliger des décharges électriques mortelles. «Ainsi, dit la voix off, la télévision peut sans contestation possible organiser demain la mise à mort d’un individu en guise de divertissement: huit personnes sur dix s’y soumettront.»
Réquisitoire. C’est un réquisitoire contre la télé-réalité que délivre Nick, dénonçant même une «kohlantisation» de la société, sans se demander si ce n’est pas précisément cette société faite de plans sociaux et de «destruction d’emplois» qui engendre les Koh-Lanta et autre Maillon faible. Sans accorder au téléspectateur le bénéfice d’un œil critique voire amusé sur les galipettes de Loana.
Même si le projet a été lancé il y a plusieurs années, le réquisitoire de Nick tombe parfaitement bien pour France Télévisions. Si Nicolas Sarkozy a supprimé d’un coup d’un seul la publicité des antennes publiques, c’était parce que notre téléphage de président jugeait qu’elles ne se distinguaient pas assez des chaînes commerciales. Un reproche maintes fois formulé par le président de la République, malgré la réalité des grilles publiques bien différentes de celles, attrape-ménagères de moins de 50 ans, de TF1 et M6. Ainsi, jamais France 2 ou France 3 n’ont hébergé de Loft Story ou de Star Ac. Avec l’opération Le Jeu de la mort, la Deux se paie même le luxe d’aller dauber sur les pratiques de ses rivales commerciales.
Panache. Joli baroud de Patrick de Carolis et Patrice Duhamel qui, à la présidence de France Télévisions, commencent déjà à faire leurs cartons. D’ici l’été, le président de la République va en effet user du superpouvoir qu’il s’est lui-même arrogé : la désignation du patron de l’audiovisuel public. Qu’est-ce que Sarkozy va bien pouvoir reprocher à ce Carolis qui, ce soir, diffuse un pamphlet, fût-il balourd, fût-il maladroit, contre la télé-réalité dont se repaît en ce moment même, avec la Ferme Célébrités, son ami Martin Bouygues ? Le documentaire de Christophe Nick a d’ailleurs fortement irrité TF1 et M6: le 26 février dernier lors d’un dîner rue de Valois, des représentants des deux chaînes se sont rués sur le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand pour se plaindre de Carolis…
Mais son panache est vain : déjà, le président de France Télévisions a dû accepter de négocier la vente de la régie pub publique à Stéphane Courbit. Celui-là même qui, au capital de sa société, compte un certain Alain Minc. Celui-là même qui a inspiré à Sarkozy la suppression de la pub après 20 heures sur France Télévisions… La réalité de la télé est bien plus cruelle que la télé-réalité.
Après les nouvelles et récentes pressions de l’homme d’affaire et éditorialiste BHL pour étouffer la critique, le rappel de ce texte de Gilles Deleuze, écrit en 1977, est une bouffée d’air.
Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?
Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en tant que lucide et courageux, je vous dis…, moi, en tant que soldat du Christ…, moi, de la génération perdue…, nous, en tant que nous avons fait mai 68…, en tant que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants… ». Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. C’est conforme à la réforme Haby : un sérieux allègement du « programme » de la philosophie.
Dis-tu cela parce que B.-H. Lévy vous attaque violemment, Guattari et toi, dans son livre Barbarie à visage humain ?
Non, non, non. Il dit qu’il y a un lien profond entre L’Anti-Œdipe et « l’apologie du pourri sur fumier de décadence » (c’est comme cela qu’il parle), un lien profond entre L’Anti-Œdipe et les drogués. Au moins, ça fera rire les drogués. Il dit aussi que le Cerfi est raciste : là, c’est ignoble. Il y a longtemps que je souhaitais parler des nouveaux philosophes, mais je ne voyais pas comment. Ils auraient dit tout de suite : voyez comme il est jaloux de notre succès. Eux, c’est leur métier d’attaquer, de répondre, de répondre aux réponses. Moi, je ne peux le faire qu’une fois. Je ne répondrai pas une autre fois. Ce qui a changé la situation pour moi, c’est le livre d’Aubral et de Delcourt, Contre la nouvelle philosophie. Aubral et Delcourt essaient vraiment d’analyser cette pensée, et ils arrivent à des résultats très comiques. Ils ont fait un beau livre tonique, ils ont été les premiers à protester. Ils ont même affronté les nouveaux philosophes à la télé, dans l’émission « Apostrophes ». Alors, pour parler comme l’ennemi, un Dieu m’a dit qu’il fallait que je suive Aubral et Delcourt, que j’aie ce courage lucide et pessimiste.
Si c’est une pensée nulle, comment expliquer qu’elle semble avoir tant de succès, qu’elle s’étende et reçoive des ralliements comme celui de Sollers ?
Il y a plusieurs problèmes très différents. D’abord, en France on a longtemps vécu sur un certain mode littéraire des « écoles ». Et c’est déjà terrible, une école : il y a toujours un pape, des manifestes, des déclarations du type « je suis l’avant-garde », (les excommunications, des tribunaux, des retournements politiques, etc. En principe général, on a d’autant plus raison qu’on a passé sa vie à se tromper, puisqu’on peut toujours dire « je suis passé par là ». C’est pourquoi les staliniens sont les seuls à pouvoir donner des leçons d’antistalinisme. Mais enfin, quelle que soit la misère des écoles, on ne peut pas dire que les nouveaux philosophes soient une école. Ils ont une nouveauté réelle, ils ont introduit en France le marketing littéraire ou philosophique, au lieu de faire une école. Le marketing a ses principes particuliers :
1. il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n’a à dire. A la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d’interviews, de colloques, d’émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien` ne pas exister du tout. C’est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes est moins au niveau des livres qu’ils font que des articles à obtenir, des journaux et émissions à occuper, des interviews à placer, d’un dossier à faire, d’un numéro de Playboy. Il y a là toute une activité qui, à cette échelle et à ce degré d’organisation, semblait exclue de la philosophie, ou exclure la philosophie.
2. Et puis, du point de vue d’un marketing, il faut que le même livre ou le même produit aient plusieurs versions, pour convenir à tout le monde une version pieuse, une athée, une heideggerienne, une gauchiste, une centriste, même une chiraquienne ou néo-fasciste, une « union de la gauche » nuancée, etc. D’où l’importance d’une distribution des rôles suivant les goûts. Il y a du Dr Mabuse dans Clavel, un Dr Mabuse évangélique, Jambet et Lardreau, c’est Spöri et Pesch, les deux aides à Mabuse (ils veulent « mettre la main au collet » de Nietzsche). Benoist, c’est le coursier, c’est Nestor. Lévy, c’est tantôt l’imprésario, tantôt la script-girl, tantôt le joyeux animateur, tantôt le dise-jockey. Jean Cau trouve tout ça rudement bien ; Fabre-Luce se fait disciple de Glucksmann ; on réédite Benda, pour les vertus du clerc. Quelle étrange constellation.
Sollers avait été le dernier en France à faire encore une école vieille manière, avec papisme, excommunications, tribunaux. Je suppose que, quand il a compris cette nouvelle entreprise, il s’est dit qu’ils avaient raison, qu’il fallait faire alliance, et que ce serait trop bête de manquer ça. Il arrive en retard, mais il a bien vu quelque chose. Car cette histoire de marketing dans le livre de philosophie, c’est réellement nouveau, c’est une idée, il « fallait » l’avoir. Que les nouveaux philosophes restaurent une fonction-auteur vide, et qu’ils procèdent avec des concepts creux, toute cette réaction n’empêche pas un profond modernisme, une analyse très adaptée du paysage et du marché. Du coup, je crois que certains d’entre nous peuvent même éprouver une curiosité bienveillante pour cette opération, d’un point de vue purement naturaliste ou entomologique. Moi, c’est différent, parce que mon point de vue est tératologique : c’est de l’horreur.
Si c’est une question de marketing, comment expliques-tu qu’il ait fallu les attendre, et que ce soit maintenant que ça risque de réussir ?
Pour plusieurs raisons, qui nous dépassent et les dépassent eux-mêmes. André Scala a analysé récemment un certain renversement dans les rapports journalistes-écrivains, presse-livre. Le journalisme, en liaison avec la radio et la télé, a pris de plus en plus vivement conscience de sa possibilité de créer l’événement (les fuites contrôlées, Watergate, les sondages ?). Et de même qu’il avait moins besoin de se référer à des événements extérieurs, puisqu’il en créait une large part, il avait moins besoin aussi de se rapporter à des analyses extérieures au journalisme, ou à des personnages du type « intellectuel », « écrivain » : le journalisme découvrait en lui-même une pensée autonome et suffisante. C’est pourquoi, à la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants. Le journal n’a plus besoin du livre. Je ne dis pas que ce retournement, cette domestication de l’intellectuel, cette journalisation, soit une catastrophe. C’est comme ça : au moment même où l’écriture et la pensée tendaient à abandonner la fonction-auteur, au moment où les créations ne passaient plus par la fonction-auteur, celle-ci se trouvait reprise par la radio et la télé, et par le journalisme. Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs, et les écrivains qui souhaitaient encore être des auteurs devaient passer par les journalistes, ou devenir leurs propres journalistes. Une fonction tombée dans un certain discrédit retrouvait une modernité et un nouveau conformisme, en changeant de lieu et d’objet. C’est cela qui a rendu possible les entreprises de marketing intellectuel.
Est-ce qu’il y a d’autres usages actuels d’une télé, d’une radio ou d’un journal ?
Évidemment, mais ce n’est plus la question des nouveaux philosophes. Je voudrais en parler tout à l’heure. Il y a une autre raison. Nous sommes depuis longtemps en période électorale. Or, les élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le seuil habituel de connerie monte. C’est sur cette grille que les nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d’entre eux aient été immédiatement contre l’union de la gauche, tandis que d’autres auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à Mitterrand. Une homogénéisation des deux tendances s’est produite, plutôt contre la gauche, mais surtout à partir d’un thème qui était présent déjà dans leurs premiers livres : la haine de 68. C’était à qui cracherait le mieux sur mai 68. C’est en fonction de cette haine qu’ils ont construit leur sujet d’énonciation : « Nous, en tant que nous avons fait mai 68 ( ?? ), nous pouvons vous dire que c’était bête, et que nous ne le ferons plus. » Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre. C’est en ce sens que, quelle que soit leur position par rapport aux élections, ils s’inscrivent parfaitement sur la grille électorale. A partir de là, tout y passe, marxisme, maoïsme, socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles auraient fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes et de nouveaux moyens, mais parce que LA révolution doit être déclarée impossible, uniformément et de tout temps. C’est pourquoi tous les concepts qui commençaient à fonctionner d’une manière très différenciée (les pouvoirs, les résistances, les désirs, même la « plèbe ») sont à nouveau globalisés, réunis dans la fade unité du pouvoir, de la loi, de l’État, etc. C’est pourquoi aussi le Sujet pensant revient sur la scène, car la seule possibilité de la révolution, pour les nouveaux philosophes, c’est l’acte pur du penseur qui la pense impossible.
Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l’histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu’un avec celle d’auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy : c’est nous les témoins…). Mais il n’y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d’amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n’a mis quelqu’un en prison pour son impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu’elles n’avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont compris. Si je faisais partie d’une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag.
Quand tu dénonces le marketing, est-ce que tu milites pour la conception vieux-livre, ou pour les écoles ancienne manière ?
Non, non, non. Il n’y a aucune nécessité d’un tel choix : ou bien marketing, ou bien vieille manière. Ce choix est faux. Tout ce qui se passe de vivant actuellement échappe à cette alternative. Voyez comme les musiciens travaillent, comme les gens travaillent dans les sciences, comme certains peintres essaient de travailler, comment des géographes organisent leur travail (cf. la revue Hérodote). Le premier trait, c’est les rencontres. Pas du tout les colloques ni les débats, mais, en travaillant dans un domaine, on rencontre des gens qui travaillent dans un tout autre domaine, comme si la solution venait toujours d’ailleurs. Il ne s’agit pas de comparaisons ou d’analogies intellectuelles, mais d’intersections effectives, de croisements de lignes. Par exemple (cet exemple est important, puisque les nouveaux philosophes parlent beaucoup d’histoire de la philosophie), André Robinet renouvelle aujourd’hui l’histoire de la philosophie, avec des ordinateurs ; il rencontre forcément Xenakis. Que des mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier un problème d’une tout autre nature ne signifie pas que le problème reçoit une solution mathématique, mais qu’il comporte une séquence mathématique qui entre en conjugaison avec d’autres séquences. C’est effarant, la manière dont les nouveaux philosophes traitent « la » science. Rencontrer avec son propre travail le travail des musiciens, des peintres ou des savants est la seule combinaison actuelle qui ne se ramène ni aux vieilles écoles ni à un néo-marketing. Ce sont ces points singuliers qui constituent des foyers de création, des fonctions créatrices indépendantes de la fonction-auteur, détachées de la’ fonction-auteur. Et ça ne vaut pas seulement pour des croisements de domaines différents, c’est chaque domaine, chaque morceau de -domaine, si petit soit-il, qui est déjà fait de tels croisements. Les philosophes doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une nouvelle position d’agencements – musiciens sauvages et radios pirates.
Eh bien, chaque fois que les fonctions créatrices désertent ainsi la fonction-auteur, on voit celle-ci se réfugier dans un nouveau conformisme de « promotion ». C’est toute une série de batailles plus ou moins visibles : le cinéma, la radio, la télé sont la possibilité de fonctions créatrices qui ont destitué l’Auteur ; mais la fonction-auteur se reconstitue à l’abri des usages conformistes de ces médias. Les grandes sociétés de production se remettent à favoriser un « cinéma d’auteur » ; Jean-Luc Godard trouve alors le moyen de faire passer de la création dans la télé ; mais la puissante organisation de la télé a elle-même ses fonctions-auteur par lesquelles elle empêche la création. Quand la littérature, la musique, etc., conquièrent de nouveaux domaines de création, la fonction-auteur se reconstitue dans le journalisme, qui va étouffer ses propres fonctions créatrices et celles de la littérature. Nous retombons sur les nouveaux philosophes : ils ont reconstitué une pièce étouffante, asphyxiante, là où un peu d’air passait. C’est la négation de toute politique, et de toute expérimentation.
Bref, ce que je leur reproche, c’est de faire un travail de cochon et que ce travail s’insère dans un nouveau type de rapport presse-livre parfaitement réactionnaire : nouveau, oui, mais conformiste au plus haut point. Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s’ils s’évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. Autant de débats crétins à la télé, autant de petits films narcissiques d’auteur, d’autant moins de création possible dans la télé et ailleurs. Je voudrais proposer une charte des intellectuels, dans leur situation actuelle par rapport aux médias, compte tenu des nouveaux rapports de force : refuser, faire valoir des exigences, devenir producteurs, au lieu d’être des auteurs qui n’ont plus que l’insolence des domestiques ou les éclats d’un clown de service. Beckett, Godard ont su s’en tirer, et créer de deux manières très différentes : il y a beaucoup de possibilités, dans le cinéma, l’audio-visuel, la musique, les sciences, les livres… Mais les nouveaux philosophes, c’est vraiment l’infection qui s’efforce d’empêcher tout ça. Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose.
Ce texte de Gilles Deleuze a été publié comme Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit, et distribué gratuitement.