BAC : Les flics mis en examen

Que fait la police en banlieue ? Qu’y fait-elle vraiment ? Sorti du folklore télévisé, on n’en savait rien ou presque. C’est le mérite de l’enquête de Didier Fassin que de nous l’apprendre. En s’intéressant aux brigades anticriminalité, en les suivant au long cours nuit et jour, cet anthropologue – qui enseigne désormais au prestigieux Institute for Advanced Studies de Princeton – a ouvert l’une des boîtes noires de la République. Son livre, appelé à devenir classique, donne à voir et à saisir, avec détails et nuances, l’une des réalités sociales et politiques les plus fantasmatiques et méconnues de la France contemporaine : la relation de la police nationale aux jeunes dits des quartiers. Au risque de nous faire peur. Car ce qui frappe d’abord, c’est l’omniprésence du racisme ordinaire. Qu’il soit possible lorsqu’on est policier de placarder une affiche électorale de Jean-Marie Le Pen sur les murs d’un commissariat ne manquera pas de désespérer, y compris les citoyens les plus indulgents à l’égard des forces de l’ordre. S’il faut absolument lire ce livre, c’est aussi qu’il ne pourrait plus être écrit aujourd’hui, la police ayant fermé la porte aux chercheurs. Comme elle est parvenue, sous Nicolas Sarkozy, à se débarrasser de sa Commission nationale de déontologie. Didier Fassin le rappelle : «L’ethnographie a partie liée avec la démocratie.» Et, dans un pays normal, son livre serait un best-seller et une contribution majeure au débat présidentiel.

Sylvain Bourmeau Libération

BAC : les flics mis en examen

Il y a d’abord ces détails, dont le symbole seul suffirait à illustrer le propos du chercheur : l’iconographie des écussons que se choisissent les policiers de la brigade anticriminalité (BAC) pour identifier leurs unités : une barre d’immeubles prise dans un viseur de fusil à Courbevoie (Hauts-de-Seine), une meute de loups devant des tours à Brunoy (Essonne) ou encore une araignée prenant dans sa toile une cité à Colombes (Hauts-de-Seine). Et il y a tout le reste. Ambiance suffocante pour celui qui s’y immerge. Durant quinze mois, entre 2005 et 2007, le sociologue Didier Fassin a suivi les policiers d’une brigade anticriminalité (non identifiée) en banlieue parisienne.

Depuis la suppression de la police de proximité en 2003 par un Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, ces BAC – policiers en civil patrouillant en voitures banalisées – sont devenues l’un des principaux visages de la police en zones urbaines sensibles (ZUS). Dans son livre, la Force de l’ordre (Seuil), Didier Fassin en peint un affligeant tableau, succession de scènes où le ridicule et l’inutile le disputent à l’inacceptable en termes de violences et d’humiliations. Ce bilan à charge soulignant les dérives, l’inefficacité, voire la contre-productivité de cette police, rejoint le constat du récent rapport Kepel sur la banlieue ou même le dernier livre blanc sur la sécurité commandé par le ministère de l’Intérieur.

«Jungle». Au-delà, l’anthropologue propose une lecture assez inédite des mécanismes sociologiques qui se jouent au quotidien entre ces policiers et les habitants de banlieues dites «sensibles». Ou comment, vue à travers les vitres d’une voiture banalisée, une population d’administrés est perçue comme une masse menaçante, présumée coupable ou complice d’une insécurité propre aux ZUS.

L’idée, et l’intérêt de la démarche de Didier Fassin, est de s’interroger sur les ressorts de cette hostilité. De son poste d’observation, Fassin a prêté une oreille attentive au vocabulaire des policiers. Pas seulement celui des dérapages, plus ou moins contrôlés en situations tendues, mais sur celui du quotidien au travail, durant ces longues heures d’attente entre deux appels d’urgence. Trois mots en particulier reviennent en boucle dans la bouche des gardiens de la paix : la «jungle», qui désigne la cité, «sauvages» pour délinquants, et le terriblement polysémique «bâtard» employé à tout-va, en guise de «type»,«gars», «individu».

Fassin décrit aussi l’emploi moins généralisé, mais non sanctionné, d’une terminologie ouvertement raciste – «crouille», «bougnoules» -, comme l’affichage décomplexé d’opinions d’extrême droite. Il raconte le poster Le Pen placardé dans un bureau du commissariat, les tee-shirts «732» (référence aux exploits de Charles Martel) portés en intervention, à la vue des administrés. «La racialisation est un effet essentiel de la relation entre les policiers et les habitants», observe Didier Fassin.

Depuis sa création, il y a vingt ans, la brigade qu’a suivie Didier Fassin n’a compté en ses rangs que des hommes blancs. La discrimination sexuelle est justifiée par des arguments d’efficacité. La discrimination raciale par des arguments xénophobes. Cette discrimination, initialement imposée par un membre de la hiérarchie, en a entraîné une autre, naturelle : les volontaires pour intégrer ces unités correspondent à ce profil.

Quatre cinquièmes des gardiens de la paix sont issus du monde rural ou de petites villes. En arrivant, ils connaissent des quartiers les représentations sociales qui en existent, celles que véhiculent les médias : un univers dangereux. Les policiers de la brigade qu’a suivie Didier Fassin étaient pour la plupart originaires du Nord – Pas-de-Calais, fils d’ouvriers, de mineurs, d’employés ou d’agriculteurs. Au bout de plusieurs années, leur connaissance du terrain se sera finalement peu étoffée.

Préjugés. Les membres de la brigade étudiée par Fassin n’habitent pas ces cités, ce qui peut s’entendre pour des raisons de sécurité. Mais, plus surprenant, beaucoup ne vivent pas non plus en Ile-de-France, leur région d’affectation. Grâce au système de récupérations, en travaillant quatre jours d’affilée, ils partagent des appartements à plusieurs et rentrent «chez eux» le reste de la semaine.

Selon Fassin, cette double distance (origine socioculturelle et géographique) participe du sentiment d’hostilité vis-à-vis de ce monde – la banlieue – qui n’est pas le leur, confortant d’initiaux préjugés culturalistes. Mécanisme entretenu depuis une dizaine d’années par des directives politiques où la rhétorique volontiers belliqueuse («reconquérir les zones de non-droit», «déclarer la guerre à la délinquance») et truffée de références sur une identité et une cohésion nationale menacées vient valider cette idée que la population des banlieues constituerait en soi un «ennemi». A réprimer, plutôt qu’à protéger.

Alice Géraud (Libération)

 

«Etudier la police est devenu quasi impossible»

Prof de sciences sociales à Princeton (New Jersey) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Didier Fassin a suivi, de 2005 à 2007, une BAC en banlieue parisienne. Avant d’interrompre son enquête, faute d’autorisation du ministère.

La méthode de votre enquête et la façon de la raconter constituent une démarche assez inédite pour un chercheur. Pourquoi ce choix ?

L’ethnographie, l’observation prolongée de la vie d’une collectivité humaine, fait partie des sciences sociales, mais n’avait jamais été employée en France pour étudier la police sur le terrain. Rendre compte de mon enquête a cependant été difficile. Je voulais à la fois analyser les faits de la manière la plus rigoureuse possible et permettre aux lecteurs de les appréhender en tant que citoyens. Ce qui se passe dans les quartiers me semble trop méconnu et trop important pour n’être discuté que dans le monde de la recherche.

On est frappé par l’absence d’autocensure des policiers. Comment se fait-il qu’en votre présence, ils s’adonnent à des comportements racistes, discriminatoires, voire violents ?

Ma présence a certainement modifié leurs pratiques. Les policiers me disaient parfois : «Si vous n’aviez pas été là, ça se serait plus mal passé.» Avec le temps, ils se sont habitués à ce que je sorte avec eux et ils ne se sont guère censurés, ni dans leurs mots ni dans leurs actes. Il est remarquable qu’ils aient pu considérer ce que je rapporte comme n’ayant pas besoin d’être dissimulé à un chercheur.

Ce que vous décrivez est proche de la réalité dont témoignent les jeunes des quartiers populaires. La parole du chercheur est-elle nécessaire pour attester cette réalité ?

J’ai voulu corriger la double injustice qui fait que les victimes de cette exception sécuritaire ne sont pas entendues lorsqu’elles disent ce qu’elles vivent. Je ne veux pas substituer ma parole à la leur, mais j’espère que ce que j’écris permettra de comprendre l’expérience de la police dans les banlieues. Le chercheur a une légitimité que le jeune de cité n’a pas.

Vous écrivez que cette enquête constitue aujourd’hui une «improbable aberration», tant le ministère de l’Intérieur contrôle désormais toute la recherche sur l’institution policière. Pourquoi ce verrouillage ?

Il n’a jamais été facile d’étudier la police. Mais ces dernières années, c’est devenu quasiment impossible. La moindre demande remonte jusqu’au ministre qui oppose un refus poli. En fait, la politique sécuritaire, qui s’appuie à la fois sur la croyance que la délinquance et la criminalité minent notre société (alors qu’elles sont, au moins pour les faits les plus graves, en diminution depuis cinquante ans) et sur l’idée que la police y remédie efficacement (alors qu’elle contribue à produire les problèmes dans les banlieues), suppose qu’on n’aille pas y regarder de près.

Quelles ont été les réactions dans la police ?

Je n’ai pas eu de réaction jusqu’à présent. Il est difficile d’interpréter un silence, surtout s’agissant d’une profession dont les prises de parole sont souvent sanctionnées. Une hypothèse serait une désapprobation de mes analyses. Une autre, à laquelle je veux croire, est que mes constats sont partagés par beaucoup de gardiens de la paix, d’officiers, de commissaires, frustrés du rôle que le pouvoir leur fait jouer. Si mon livre permettait de faire entendre ce mécontentement, je serais heureux d’avoir contribué à un débat sur cette exception sécuritaire qu’on a imposée sur une partie du territoire et de la population.

Dans la même période, les policiers ont été exposés par les médias, au travers d’abondants reportages. L’éloignement des chercheurs et la surmédiatisation contrôlée sont-ils liés ?

Les faits les plus graves (mort de jeunes, affrontements) sont sous les feux des médias. Pour corriger cette image, la police accepte qu’un journaliste passe une nuit avec une BAC, qu’un documentaire bienveillant soit réalisé ou qu’une fiction d’apparence réaliste soit produite, dans des conditions contrôlées. En revanche, la recherche, qui s’effectue dans la durée et de manière indépendante, est bien plus dangereuse par ce qu’elle donne à voir.

Voir aussi : Rubrique Société, Les Flics refusent d’être fliqués, Enjeux politiques des quartiers populairesMontée de la violence policière, Démocratie après les attentats d’Oslo et d’Utøya, rubrique Justice, Les dictateurs en ont rêvé Sarkozy l’a fait, Lopsi 2 Le SM dénonce un fourre tout législatif, rubrique Montpellier, Mobilisation contre l’arsenal répressif, rubrique International, Maintien de l’ordre exportation du savoir faire français, rubrique Livre L’ennemi intérieur de Mathieu Rigouste , On Line Les paparazzis de la police, Copwatch Nord-IDF,

Les flics refusent d’être fliqués

Libertaires vs le ministère de l’Intérieur, nouvel acte. Objet du bras de fer, le site Copwatch Nord-IDF, qui depuis une semaine publie des photos et commentaires peu amènes sur des policiers et CRS. Les auteurs du site, qui entendent rester anonymes, se réclament du copwatching, une pratique de surveillance citoyenne de l’action policière en vue d’en prévenir les dérives, développée aux Etats-Unis. L’entreprise a demandé «plusieurs mois» de collecte, précisent les auteurs.

Ciblant dans un premier temps les forces de l’ordre de Paris, Lille et Calais, «ce site est consacré à la diffusion de renseignements précis sur l’ensemble des forces de l’ordre par le biais d’articles, d’images (photos et vidéos), mais aussi et surtout de trois larges bases de données sur la police. Ces bases de données, accessibles par tous, permettront à toute personne victime d’abus, d’humiliations ou de violences de la part des flics, d’identifier le ou les policiers auteurs de ces actes», peut-on lire au chapitre présentation.

En somme, du flicage de flics. D’autres sites s’y sont déjà employé, notamment depuis les manifestations anti-CPE. Mais celui-ci, après un précédent avorté sur Indymedia Paris, va plus loin. Les photos, récupérées pour certaines sur Facebook, s’accompagnent des noms, prénoms, lieu d’affectation des policiers et de mises en garde: untel est réputé proche de l’extrême-droite, un autre «n’hésite pas à cogner et foutre en garde à vue» et se révèlerait «un stratège du guet-apens et de la chasse aux pauvre», etc.

«Nous n’hésiterons pas à user de termes sévères à l’égard de la police et de la gendarmerie, car nous considérons ces institutions comme la fosse commune de l’humanité, le charnier de l’évolution, la mise à mort quotidienne de la déontologie et de l’éthique. Nous serons sans équivoque. Policiers, nous vous identifierons tous un-à-un», revendiquent les auteurs – qui n’ont pas repondu à notre sollicitation.

«Délation»

Les syndicats de police sont évidemment remontés. Moins par la diffusion de photos de policiers en action, légale à l’exception de certaines équipes (Raid, GIGN…) que par le recoupement avec les adresses, le procédé de fichage et le discours résolument anti-police. «Filmer et révéler éventuellement des bavures, comme cela se fait aux Etats-Unis, c’est une chose, mais là il s’agit ni plus ni moins de délation, sur la seule base de photos qui ne sont pas de réelles photos d’intervention, et ne démontrent rien du tout», dénonce Denis Jacob, secrétaire administratif général d’Alliance, deuxième syndicat de gardiens de la paix. «Si Copwatch a des éléments tangibles, qu’il les communique à la justice. En l’état, c’est de l’antiflic primaire, source de graves conséquences pour les fonctionnaires de police et leurs familles.»

«Ce site ne diffuse et ne diffusera jamais une seule donnée concernant les familles des policiers», rétorque Copwatch. «A partir du moment où vous avez la photo et le quartier, c’est suffisament grave», s’inquiète Pierre-Henry Brandet, porte-parole du ministère de l’Intérieur, qui qualifie le site de «mélange assez nauséabond»: «Ce qui pose problème, c’est l’association de photos, d’adresses et de propos haineux et diffamatoires.» Quant à l’objectif affiché de lutter contre les dérives policières, «il y a déjà tout un arsenal judiciaire et administratif qui permet de garantir un contrôle déontologique de l’action de la police. Ce n’est pas au Web de faire la justice», oppose-t-il.

Alerté par Alliance, le ministère a annoncé, mercredi, le dépôt de deux plaintes en diffamation. L’une pour «diffamation publique envers un fonctionnaire de police», l’autre pour «diffamation publique de l’administration». En parallèle, «plusieurs dizaines de policiers fichés» sur Copwatch ont déposé plainte, fait savoir Alliance.

Histoire d’accélérer la manœuvre, le ministère a aussi demandé une procédure en référé auprès du tribunal de grande instance de Paris, pour faire retirer du site «les pages incriminées». Hébergé aux Etats-Unis (mais pourvu d’un nom de domaine acheté auprès d’un prestataire français) le site est difficilement attaquable. Mais «des recours sont possibles» assure l’Intérieur.

C.B

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insurrection britannique

Tension communautaire à Birmingham

Sur la chaussée, on peut encore voir les multiples traces de freinage. Ce sont les seules signes du drame de la nuit précédente. Trois jeunes Anglo-Pakistanais d’une trentaine d’années, dont deux frères, Shazad et Munir Hussein, sont morts renversés par une voiture conduite par des personnes d’origine africano-carribéenne.

Il était environ une heure trente, ils sortaient de la mosquée toute proche et retournaient dans la rue pour protéger leurs commerces contre les adolescents pillards. Dudley Road, au nord-est du centre de Birmingham, est la rue principale du quartier pakistanais. La deuxième ville d’Angleterre accueille l’une des plus importantes communautés asiatiques du pays.

Ce mardi, elle est sous le choc. La police a établi un large périmètre de sécurité autour du lieu du drame. Des jeunes se regroupent non loin, la plupart du temps silencieux. Raj Rattum, travailleur social depuis dix ans dans le quartier, s’inquiète: «Aujourd’hui la communauté est très triste et blessée. Tout le monde se connaît ici. Elle risque de réagir.»

Les tensions sociales entre les deux communautés ne sont pas nouvelles selon lui: «En 2005, il y a déjà eu un mort. Ce soir, ce n’est pas sûr, mais il peut y avoir des affrontements. Les anciens appellent au calme mais les jeunes vont vouloir se venger».

«La police ne fait rien»

Devant la petite mosquée de Dudley, une simple maison anglaise typique, une trentaine de personnes sont présentes, dans l’attente. M. Raschid, la soixantaine, le président de l’association cultuelle qui gère la mosquée, appelle au calme: «Les gens sont frustrés. Ils ont prévenus la police depuis plusieurs jours mais elle n’a rien fait.»

Il n‘est pas vraiment surpris des attaques contre la communauté anglo-pakistanaise: «Le centre de Birmingham était trop protégé et les Africains ont toujours été jaloux des Asiatiques. Nous, nous réussissons socialement et professionnellement. Mais j’espère qu’il n’y aura pas d’affrontements ce soir. Nous devons plutôt coopérer avec la police».

Justement, il est 14h30 et il doit se rendre a la réunion avec les autorités locales dans le gymnase d’une école primaire à quelques centaines de mètres de là. On prend son taxi – son vrai métier. On passe devant le commissariat de quartier. Il critique en souriant, désabusé: «C’est le poste de police sans policiers. Le soir, il ferme à 5 heures et après nous sommes seuls».

Le gymnase est comble, deux cents personnes, en très grande majorité des hommes pakistanais. Au premier rang, les anciens, longues barbes et souvent tout de blanc vêtu. Au fond, debout, les jeunes, en jeans et sweat, portant casquettes ou chachias.

Meurtre

Face à eux, quelques policiers et la député locale, Shabana Mahmood. Elle prend la parole, elle dit que justice sera faite, qu’il faut avoir confiance. L’officier en chef Sean Russel, en uniforme, poursuit: «Trois personnes sont mortes hier. Nous n’aurions jamais voulu que cela arrive a notre communauté». Il tente de justifier l’inefficacité de la police: «Nous avions mal évalué la menace. Il y a eu 20 fois plus de troubles que lors d’une nuit normale, c’était un vrai challenge pour nos effectifs». Il semble sincère et ému. La foule se tait, à l’écoute. «Je peux déjà vous assurer que nous considérons que c’est un meurtre et des suspects ont été arrêtés

Applaudissements nourris. La communauté pakistanaise avait peur que cela soit classé comme un accident de la route. L’inspecteur Richard Russel continue: «Les coupables vont connaître le pouvoir de la loi. Ils ne resteront pas impunis.» Applaudissements à nouveau.

Et puis, petit a petit, l’atmosphère change lorsque débutent les questions. La colère remonte, la tension, palpable, explose. Un homme se lève, virulent: «Ou étiez-vous? Pourquoi n’êtes vous pas intervenus?» Un autre: «Nous appelons toujours la police, vous ne venez jamais!» L’officier en chef se défend: «Vous êtes traités comme les autres communautés, je vous l’assure.» Il n’est pas écouté. Un troisième: «Nous avons perdu trois frères cette nuit. Vous ne faites pas votre travail. Quand il y a des émeutes, vos hommes ont peurs de prendre des risques!»

«Qu’allez-vous faire contre les noirs ?»

Les hommes demandent encore et encore s’il y aura vraiment des poursuites, ce que fera la police, pourquoi elle n’a pas agi hier soir. La rumeur dit que l’ambulance a mis du temps à venir car elle a été retardée par les policiers. Les policiers se défendent comme ils peuvent, répétant toujours les mêmes phrases: «60 policiers sont mobilisés, c’est un triple meurtre».

Les gens s’indignent qu’il n’y ait pas déjà d’arrestations. «Ce ne serait pas pareil s’il y avait eu trois morts a Londres», crie l’un. Tonnerre d’applaudissements. Ils sont persuadés que les policiers de la ville sont envoyés ailleurs — pour protéger la capitale ou Manchester. Sean Russel assure le contraire: «Je suis fier de faire partie de la police de Birmingham, nous avons toujours fait notre travail!»

«Que devons-nous faire ce soir?», demandent-ils tous. «Vous devez soutenir la police». «Mais comment?» «Vous devez nous soutenir, nous faire confiance». «Qu’allez vous faire contre les noirs?» insiste un jeune homme, un sikh.

La réunion n’est plus qu’un vaste brouhaha, plus personne ne s’écoute. Des jeunes montrent du doigt les policiers qui demandent le calme. Une représentante de la communauté noire, Sybil Spence, la soixantaine, arrivée au bout d’une heure, tente de prendre la parole. Plusieurs hommes quittent la salle. Son discours est inaudible. Elle cite David Cameron. «Qu’a-t-il fait pour que cela n’arrive pas?», demande la foule.

«Escalade»

L’officier en chef, Sean Russel, optimiste et ferme au départ, plisse le front, visiblement très ennuyé. Un jeune hurle: «C’est la communauté qui a protégé la mosquée hier et qui le fera encore ce soir alors que c’est votre job! Si vous ne faites rien, vous allez voir les musulmans et les sikhs aller dans la rue et finir le travail que vous devriez faire!»

La réunion dure depuis un peu plus de deux heures. Les hommes quittent le gymnase mais restent en nombre dans la petite cour de l’école. Giz Kahn, 28 ans, remonte Dudley Road – ou s’enchaînent les magasins de tapis, les bureaux Western Union et les vendeurs de kebabs – vers le lieu du drame. Il n’est pas très optimiste: «Hier les gens voulaient juste protéger leurs maisons et leurs magasins. Maintenant, l’ambiance est complètement différente. Dans les deux ou trois jours, il peut y avoir des affrontements. Je pense que ca va être l’escalade».

Quelques dizaines de mètres plus loin, le supermarché jamaïcain est toujours ouvert. Cinq ou six personnes d’origine carribéenne se tiennent devant, silencieuses. La nuit tombe, les bobbies sont de plus en plus nombreux. Un homme de la police scientifique frotte le bitume avec un balai pour effacer toute trace du drame.

Quentin Girard Libération

 

Londres : l’insondable péril jeune

Les jeunes sont-ils au cœur des émeutes ? Sans doute, puisque la police londonienne a arrêté un gamin de 11 ans. Mais le premier à plaider coupable, hier, était un homme de 31 ans travaillant comme assistant dans une école primaire. Poursuivi pour s’être trouvé dans un magasin pillé, sans rien voler, il a été relâché en attendant son procès.

Le Highbury Corner Magistrates Court juge ainsi à la chaîne depuis mardi soir, nuit comprise, les centaines de personnes arrêtées lors des trois jours d’émeutes dans la capitale. Deux chambres correctionnelles sont mobilisées ; procureurs, juges et avocats y assurant une sorte de trois-huit. Suivait un étudiant de 19 ans coupable d’avoir piqué deux tee-shirts. Souvent, le dossier de l’accusation tient à peu de choses. Pour le trentenaire jugé hier vers midi, le procureur résume : «On l’a vu sortir d’un magasin qui était l’objet de pillages. Il n’avait pas d’article volé sur lui.» Un second rôle, mais suffisant pour être poursuivi. Cet homme a été relâché en attendant son procès au fond, le 19 septembre, devant une Crown Court, un tribunal qui peut délivrer des peines plus sévères. Et sa liberté a une condition : un couvre-feu. «Vous ne pouvez pas sortir de chez vous entre 19 heures et 7 heures du matin. Vous porterez un bracelet électronique. L’alarme sonnera si vous sortez et vous serez emprisonné», explique le juge.

Portrait-robot. Qu’est-ce qui motive les émeutiers anglais, ceux qui, contrairement à ces prévenus, ont été vraiment actifs ? Comme souvent, un mélange de colère et d’ennui, de provocation et d’opportunisme, une sorte de doigt majeur tendu à toutes les autorités, à commencer par la police, et un hommage à la société de consommation, via les pillages. Au-delà de la jeunesse, majoritaire, il est difficile de dresser un portrait-robot. Hier, le quotidien The Guardian résumait : «Qui fait cela ? Des jeunes venant de quartiers pauvres, mais pas seulement.» D’autant que ce petit monde compte nombre d’opportunistes qui profitent de l’ouverture d’un magasin pour s’offrir un cadeau. «Hé ! Les banquiers piochent bien dans l’argent public quand ils sont en difficulté. Pourquoi nous, on ne pourrait pas se servir ?» rigole un habitant du quartier populaire de Hackney.

Mehmet, 21 ans, qui tient avec son père un «Social Club» à Kingsland Road, a croisé une bande de «60 à 80» émeutiers qui assaillaient lundi soir son quartier de Dalston, après avoir tenté de brûler un bus. «Des jeunes de 15 à 16 ans, parfois moins, dit-il. Ce n’étaient que des gosses ! Ils nous disaient : « Ne vous inquiétez pas, on n’a rien contre vous les Turcs, c’est contre le gouvernement ! »» Ce qui a laissé Mehmet sceptique. D’après lui, il n’y avait pas de grand message politique : «Ils voulaient juste s’amuser, profiter de l’occasion !»

Sur Kingsland Street, ils ont trouvé à qui parler : les commerçants turcs qui s’étaient organisés. «Ils avaient des armes, nous aussi», raconte Mehmet, en tâtant sa barre de fer disposée sous le comptoir. Devant la résistance, la bande s’est vite divisée en petits groupes, puis a disparu : elle ne cherchait pas l’affrontement, ou alors à distance, seulement, en balançant des projectiles sur les flics. Car beaucoup ont surtout envie de se payer la police. De l’humilier comme ils estiment qu’elle les humilie, surtout quand ils sont noirs. Un quadragénaire de Hackney a une explication : «Ces jeunes, les policiers les arrêtent constamment, les fouillent en les traitant de « nègres » et de « salopes ». Ils veulent donc se venger de ce harcèlement.» Et pour eux, se retrouver en position de force constitue un moment jouissif : narguer des forces de l’ordre contraintes à l’impuissance, puis se régaler devant les images de commerces et de voitures en feu qui passent en boucle sur les télés et terrorisent les Londoniens. Une revanche de laissés-pour-compte, maîtres du jeu urbain pour quelques heures.

Contradictions. La presse conservatrice réclame à leur encontre la plus grande sévérité, estimant qu’il n’y a aucune justification à leurs actes. Pour le Times, les émeutes constituent «une honte pour la nation» et la police doit retrouver son «monopole» sur l’usage de la force.

Est-ce la bonne méthode ? Même sans slogans explicites autres que quelques tags «Fuck the pigs» («nique les porcs», la police), les émeutiers expriment une lutte contre le système établi. Jay Kast, 24 ans, travailleur social, a expliqué au Guardian que ce qui les unit, c’est le sentiment d’être «piégés par le système. Ils ne se sentent pas collectivement impliqués dans la société, ils s’en foutent». Parmi eux, Kast a vu des jeunes Noirs, mais aussi «des gamins turcs ou asiatiques, et des adultes blancs». Comment s’adresser à eux ? Un autre travailleur social, de Hackney, ne sait plus : «On nous dit qu’il faut les amener autour d’une table, discuter. Mais ça ne veut rien dire, pour eux, discuter autour d’une table…» Paradoxe : pour un père, «tout ce qu’ils demandent, c’est que quelqu’un les écoute. Pas qu’on leur dise « fais ceci, fais cela ». Ce rôle, les parents doivent le tenir».

Face à ces contradictions, personne ne semble avoir de solution. «Ce n’est pas seulement qu’ils veulent piller, il y a autre chose derrière», assure un animateur. Mais quoi ? Toute la difficulté est de le comprendre. «Le gouvernement doit concentrer ses efforts là-dessus», ajoute-t-il. Mais hier, la priorité de David Cameron, le Premier ministre, était ailleurs : l’urgence d’un retour à l’ordre (lire ci-dessus). Pour traiter les causes profondes, il faudra attendre.

Après une nuit calme, Cameron étend les pouvoirs de la police



Le Premier ministre britannique David Cameron a dévoilé jeudi de nouvelles mesures anti-émeutes, n’excluant pas le recours à l’armée à l’avenir, alors que le pays a connu sa première nuit calme après quatre jours consécutifs de violences.

Devant le Parlement réuni en session extraordinaire, M. Cameron a annoncé des pouvoirs supplémentaires pour les policiers, leur donnant le pouvoir d’enlever foulards, masques et autres cagoules dissimulant le visage des personnes soupçonnées d’activité criminelles. Nombre de pillards, qui ont semé la terreur ces derniers jours dans plusieurs villes d’Angleterre, avaient le visage caché, compliquant leur identification sur les images des caméras de vidéo-surveillance.

Face à ces émeutes, qui ont fait quatre morts, les autorités réfléchissent aussi aux conditions de mise en place d’un couvre-feu, a ajouté le Premier ministre conservateur, qui n’a pas exclu le recours à l’armée à l’avenir. «Ma responsabilité est de veiller à ce qu’on considère toute éventualité, y compris si il y a des tâches que l’armée peut assurer et qui laisserait les mains libres à la police sur la ligne de front», a déclaré M. Cameron qui avait déjà annoncé en début de semaine d’importants renforts de police et le recours possible aux canons à eau.

«Criminalité pure et simple»

Dans un discours ferme, le chef de gouvernement, rentré d’urgence de vacances mardi, a condamné «la criminalité pure et simple» des émeutiers. Il ne s’agit «pas de politique, ni de manifestation, mais de vol», a-t-il estimé. La mort d’un homme, tué par la police la semaine dernière à Londres, a été «utilisée comme excuse par des voyous opportunistes», a-t-il affirmé.

Les émeutiers ont vandalisé de samedi à mercredi de nombreux commerces et incendié des bâtiments dans plusieurs villes d’Angleterre, dont Londres, qui doit accueillir les jeux Olympiques de 2012. «A un an des Jeux, nous devons montrer que la Grande-Bretagne n’est pas un pays qui détruit, mais un pays qui bâtit, qui ne baisse pas les bras, un pays qui fait face, qui ne regarde pas en arrière mais toujours en avant», a estimé M. Cameron.

La facture des violences urbaines dépassera largement le seuil des 225 millions d’euros (321 millions de dollars), selon des chiffres encore provisoires jeudi des assureurs et de groupements professionnels. Le gouvernement a annoncé de son côté la création d’un fonds de 22 millions d’euros (32 millions de dollars) pour venir en aide aux commerçants dont les magasins ont été dévalisés.
Birmingham appelée au calme

Et l’émotion était grande à Birmingham (centre), où trois jeunes hommes qui tentaient de protéger leur quartier des pillards ont été écrasés dans la nuit de mardi à mercredi par une voiture.

En soirée, des centaines de personnes se sont rassemblées dans le calme, bougies à la main, pour une cérémonie d’hommage. Tariq Jahan, dont le fils Haroon, 21 ans, figure parmi les victimes, a appelé à «respecter la mémoire de nos fils» en mettant fin aux violences.

La police a ouvert une enquête pour meurtre. Elle a arrêté un suspect, un homme de 32 ans.

Un homme de 68 ans, agressé par des jeunes lundi soir en essayant d’éteindre un incendie à Ealing, dans l’ouest de Londres, restait dans un état grave.

Dans les villes touchées par les troubles, les tribunaux continuaient toute la nuit à juger des centaines de personnes interpellées pour violences et pillages.

Plus d’un millier de personnes au total ont été arrêtées dans le pays depuis samedi. A Londres seule, 820 personnes ont été arrêtées et 279 inculpées, a annoncé Scotland Yard.

Pour faire face à l’afflux de personnes à juger, des tribunaux sont restés ouverts pendant la nuit. A la barre se sont notamment succédé un garçon de 11 ans qui a reconnu le vol d’une poubelle d’une valeur de 57 euros (81 dollars) et un aide-maternelle, également accusée de vol, qui a plaidé coupable.

Vingt-quatre heures après une première mise en garde aux fauteurs de troubles, David Cameron est revenu à la charge mercredi, promettant qu’il ne laisserait pas une «culture de la peur s’instaurer dans les rues».

Les policiers seront autorisés à utiliser «toute tactique qu’ils jugent nécessaire», a averti le chef du gouvernement, notamment des canons à eau jusqu’à présent réservés aux troubles en Irlande du Nord.

«Il fallait une riposte et la riposte est en cours», a poursuivi sur un ton très offensif le Premier ministre conservateur, faisant fi des inquiétudes «bidons concernant les droits de l’Homme» après la publication par la police de photos de pilleurs présumés.

Sillonnée par 16.000 policiers, Londres était restée calme mardi soir malgré la tension toujours perceptible.

La nuit de mardi à mercredi avait en revanche été le théâtre de violences et de pillages dans plusieurs autres villes, atteignant pour la première fois Manchester (nord-ouest), la troisième ville du pays, ainsi que Nottingham, Birmingham (centre) et sa banlieue, Liverpool, Salford (nord-ouest), Bristol et Gloucester (sud-ouest).

Compliquant encore la situation, des groupes d’autodéfense se sont constitués à Londres.

 

Crise difficile pour Cameron

Ces émeutes, les plus graves dans le pays depuis plus de vingt ans, constituent sans doute la pire crise à laquelle doit faire face David Cameron en quinze mois de pouvoir.

Déjà en position très délicate au début de l’été à cause du scandale des écoutes et de ses liens avec le groupe de presse de Rupert Murdoch, il a été vivement critiqué pour n’avoir écourté que mardi ses vacances alors que les émeutes faisaient rage depuis trois jours.

Et dans les villes saccagées, des habitants se plaignent que le gouvernement ne parvienne pas à reprendre la situation en main.

L’opposition se garde pour l’instant de jeter de l’huile sur le feu et condamne sans ambiguïtés les violences. Certains travaillistes commencent toutefois à dire que le plan de rigueur du gouvernement, incluant des baisses d’effectifs dans la police, a contribué à faire monter la tension sociale.

Mais selon un sondage diffusé jeudi, seuls 8% des Britanniques pensent que c’est la politique d’austérité qui a entraîné les émeutes. La majorité accuse la criminalité (42%) et la culture des gangs (26%). 5% désignent le chômage, et la même proportion les tensions raciales. Ils sont aussi nombreux à critiquer le gouvernement, accusé d’avoir mal géré la crise (57%).

AFP

 

Voir aussi Rubrique, Grande Bretagne, Crise financière et émeutes de Londres, Nouvelle envolée du chômage chez les jeunes Espagne, Spanish révolution, Irlande les irlandais sanctionnent leur gouvernement libéral, rubrique Mouvement sociaux, Relle democratie revue de presse et Manifeste rubrique Société jeunesse, Jeunes esclaves modernes,

Délinquance économique : l’impunité s’accroît en France

biglutte-delinquance-financiere_jpgQue n’a-t-on pas entendu en 2008 et 2009 à propos de la crise économique et financière et de la nécessité de « moraliser le capitalisme ». De beaux discours assurément. Mais les faits sont têtus. Il y a soixante-dix ans, le sociologue américain Edwin Sutherland s’interrogeait déjà sur le traitement modéré réservé à la délinquance en col blanc : des « actes commis par des individus de statut social élevé en rapport avec leurs activités économiques et professionnels », qui sont bien des actes délinquants mais qu’« on traite comme si ce n’était pas le cas avec pour effet et peut-être pour but d’éliminer tous les stigmates faisant référence au crime ». Et nous allons montrer non seulement que la France contemporaine vérifie la règle, mais encore que les pouvoirs publics actuels accordent une impunité croissante à la délinquance économique et financière.


Le processus de pénalisation de la vie économique engagé au début du XXe siècle a concerné d’abord les infractions en rapport avec la consommation (loi sur les fraudes, 1905), puis les détournements commis par les responsables d’entreprise (abus de biens sociaux) et, enfin, la vie des sociétés suivie des marchés financiers et de la Bourse dans les années 1960-1970. Mais ce mouvement a été inversé ces dernières années au nom d’un risque pénal incohérent et imprévisible qui menacerait les activités économiques. De fait, la vie des sociétés est dépénalisée au profit de la gouvernance d’entreprise qui inspire les lois sur les nouvelles régulations économiques ou la sécurité financière votées au début des années 2000.

Ces lois abrogent des dizaines d’infractions représentant plus de la moitié des sanctions pénales du droit des sociétés. Le résultat est net. Aujourd’hui, les condamnations en rapport avec la législation économique et financière représentent moins de 1 % de la délinquance sanctionnée par les tribunaux.

Pourtant, certains voudraient aller encore plus loin ! Après son élection, Nicolas Sarkozy déclarait à l’université d’été du Medef : « La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur, je veux y mettre un terme. » La commission constituée dans ce but (Rapport Coulon, 2008) a cependant conclu que, après la « phase récente de reflux », il ne restait plus grand-chose à dépénaliser.

Alors que les médias informent régulièrement sur les contournements des règles fiscales, environnementales ou autres qui sont devenus des ressources quasi ordinaires de l’activité économique, la vie des affaires n’est pas vraiment menacée par la justice pénale. En voici quatre preuves.

1 – Force est de constater l’effondrement progressif de ce domaine d’investigation par les services de police et de gendarmerie. Ces services, qui traitaient il y a vingt ans 100 000 faits annuels en rapport avec la législation économique et financière (banqueroute, abus de biens sociaux, etc.), ont divisé leur activité par cinq.

2 – Durant les vingt dernières années, on constate une stabilité, voire une diminution, du nombre de condamnations prononcées par la justice en matière économique et financière : 28 497 en 1990, 27 152 en 2008 (dernier chiffre disponible).

3 – Autre indication de la prudence des tribunaux : la mise en oeuvre de la responsabilité pénale des personnes morales. Cette innovation introduite en 1994 vise à sanctionner les entreprises fautives. Dix ans après son entrée en vigueur, l’étude montre que sa mise en oeuvre reste timide. Moins d’un millier d’entreprises sont poursuivies et, lorsqu’elles le sont, un quart bénéficie d’une relaxe, soit un taux six fois supérieur à celui observé pour les personnes physiques. Et si elles sont condamnées, les sanctions sont légères : la moitié des amendes prononcées n’excède pas 3 000 euros, alors que le code pénal prévoit pour les personnes morales des peines d’un montant cinq fois supérieures à celles des personnes physiques.

4 – Le nombre d’infractions constatées par d’autres administrations comme celles des impôts, du travail ou de la consommation et de la concurrence, est également stable, voire en diminution, depuis les années 2000. Par exemple, les inspecteurs du travail qui dressaient jusqu’à 30 000 procès-verbaux par an à la fin des années 1990, en ont rédigé 15 000 en 2007 : moitié moins.

Parallèlement, les dispositifs spécifiques de lutte contre la délinquance économique et financière sont en voie de démantèlement tandis que, depuis la loi Perben 2 (2004), les enquêtes sont de plus en plus contrôlées par les procureurs au détriment des juges d’instruction.

Après la série d’affaires des années 1990, des pôles économiques et financiers regroupant les magistrats spécialisés avaient été mis en place pour traiter des affaires complexes ayant souvent des ramifications internationales. Or ces pôles sont privés de moyens et, tout comme les services de police spécialisés, frappés par de nombreux départs. « Ça sent la fin », déclarait le juge Van Ruymbeke, le parquet ne leur confiant plus d’instruction. Alors que plus d’une centaine d’informations étaient ouvertes chaque année au pôle financier parisien au milieu des années 2000, on n’en comptait plus qu’une douzaine en 2009.

La main du parquet pèse également sur les informations déclenchées par la constitution de partie civile de particuliers. Cette voie qui a longtemps constitué une ressource importante pour la mise en mouvement de l’action judiciaire (elle a permis par exemple d’ouvrir l’affaire Elf) se raréfie. Les informations passent désormais par le filtre du procureur. Conséquence, leur nombre a chuté de 46 en 2007 à 7 en 2008. L’enquête préliminaire contrôlée par un procureur soumis à son ministre est désormais la voie privilégiée, comme l’a encore montré récemment l’affaire Bettencourt.

Force est donc de constater que, derrière les discours, la délinquance économique et financière est de moins en moins contrôlée et sanctionnée en France. Les discours sont du reste compréhensifs lorsqu’il s’agit de ces délinquances. Ils mettent volontiers en avant la primauté de l’effectivité des règles sur le droit de punir, se demandent si la sanction doit être la contrepartie nécessaire du comportement interdit ou s’interrogent sur les effets d’une « punitivité excessive » sur la régulation économique et sociale.

Des arguments qui tranchent avec ceux destinés aux habitants des quartiers populaires, qui sont au contraire l’objet d’une surenchère verbale continue et d’une frénésie législative. Aux uns le pouvoir actuel promet la « guerre », aux autres il promet d’être compréhensif. C’est ce que l’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, une justice de classe. Quel autre mot peut convenir ?

Thierry Godefroy et Laurent Mucchielli, chercheurs au CNRS


Voir aussi : Rubrique Justice Les 40 ans du SM, rubrique Montpellier Petit-Bard S’achemine-t-on vers une incroyable indulgence ? ,  rubrique On line dépénalisation du droit des affaires ,

Commentaire : Des arguments qui tranchent avec ceux destinés aux habitants des quartiers populaires, qui sont au contraire l’objet d’une surenchère verbale continue et d’une frénésie législative. Aux uns le pouvoir actuel promet la « guerre », aux autres il promet d’être compréhensif. C’est ce que l’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, une justice de classe. Quel autre mot peut convenir ?

Le directeur général de la gendarmerie est remplacé brutalement

drapeau-du-gignSurprise dans la Gendarmerie nationale : son directeur général (DGGN) Roland Gilles est remercié ! Le conseil des ministres de ce matin a en effet décidé de remplacer le général Gilles, nommé en juin 2008, par son numéro 2, le général Jacques Mignaux, qui était jusqu’à présent major général. La passation devrait avoir lieu avant la fin du mois.

Selon nos informations, Roland Gilles devrait être nommé ambassadeur en Bosnie, ce qui s’apparente à un lot de consolation. Le général Gilles a eu la lourde tâche de piloter concrètement le rattachement de l’Arme au ministère de l’Intérieur, une réforme mal vécue en interne. Sur le plan des textes, le processus est achevé. Il pouvait passer la main et s’attendait d’ailleurs à le faire à l’été. La méthode employée par l’Elysée est pourtant d’une grande brutalité.

Selon nos informations, la décision a été prise durant le weekend et le général Gilles en a été officiellement informé hier à peu avant 17 heures ! Il ne faut sans doute pas surestimer l’importance de l’affaire Matelly dans cette décision. Certes, la grogne de la base gendarmique n’a pas arrangé la situation. Le poème antisarkosyste d’un adjudant-chef, comme le détournement du film La chute où le président de la République est comparé à Hitler n’a sans doute pas été apprécié avec tout l’humour nécessaire…

Dans cette période difficile pour elle, le général Gilles a défendu sa maison et cela ne lui a pas valu que des amis dans les cercles policiers très influents en haut lieu. Aucun fait particulier ne lui est reproché. Son successeur, Jacques Mignaux, a, lui, été , membre du cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur.

Mignaux sera-t-il le dernier général nommé DGGN ? Il y a quelques semaines, un grand responsable policier proche de l’Elysée le disait – estimant que les suivants seraient des préfets.

Voir aussi : Rubrique société rencontre avec  un superflic, délinquance  l’embarras des chiffres, Education nouvelle plainte des parents contre le fichier base élève, Justice droits de l’enfant en France, Affaire Villiers-le-Bel, la hausse de la délinquance des mineurs ne se confirme pas