Les soldats de maintien de la paix français accusés de viol d’enfants ne seront probablement pas poursuivis
Les enquêteurs français s’apprêtent à retourner en République centrafricaine (RCA) pour approfondir leur examen des accusations portées il y a deux ans contre des soldats français pour des sévices sexuels infligés à des enfants. Il semble cependant peu probable que les auteurs présumés soient bientôt poursuivis et, à plus forte raison, condamnés.
Pourtant, les faits rapportés au personnel des Nations Unies par des victimes et des témoins en mai et juin 2014 et transmis aux autorités françaises en juillet 2014 comportaient les noms des enfants concernés et certains surnoms et traits physiques de 11 auteurs présumés servant dans le cadre de l’opération française Sangaris.
L’armée s’était déployée en décembre 2013, avec la bénédiction du Conseil de sécurité des Nations Unies et à la demande du président centrafricain, quand les affrontements entre mouvements armés rivaux faisaient craindre un génocide et poussaient des centaines de milliers d’habitants à fuir de chez eux.
Selon les accusations, les violences ont eu lieu dans un camp de déplacés à l’aéroport de Bangui qui se trouvait sous la protection des soldats de maintien de la paix français et des Nations Unies.
Des soldats français auraient demandé et, dans plusieurs cas, obtenu des fellations de la part de jeunes garçons en échange de nourriture et d’argent. Un soldat français aurait uriné dans la bouche de l’une de ses victimes. Des soldats tchadiens et équato-guinéens déployés dans le cadre de la mission des Nations Unies auraient quant à eux violé de jeunes garçons par pénétration anale. Ces violences présumées auraient eu lieu fin 2013 et début 2014.
Des enquêtes sont en cours pour faire la lumière sur ces évènements et sur quatre autres affaires de sévices présumément commis par des soldats de l’opération Sangaris en RCA.
Enquête au point mort
Le parquet de Paris chargé de ces dossiers a fait part à IRIN de l’absence de progrès significatif concernant l’affaire principale depuis mai 2015, quand les discrètes enquêtes préliminaires lancées au mois d’août précédent ont laissé la place à une véritable enquête criminelle très médiatisée menée par des magistrats spécialement désignés. Ce changement d’échelle s’est produit peu après la révélation de l’affaire dans le Guardian.
À défaut de tribunal militaire, les crimes commis par des soldats français à l’étranger sont jugés par la justice civile et plus précisément par une juridiction spécialisée en matière militaire du parquet près le tribunal de grande instance de Paris.
Le système judiciaire français est inquisitoire et non accusatoire. Cela signifie que le rôle des magistrats n’est pas d’instruire une affaire pour l’accusation, mais d’étudier de manière impartiale les circonstances d’une allégation afin de déterminer si les poursuites pénales sont fondées.
Tant qu’ils ne sont pas jugés coupables par le tribunal, les suspects bénéficient de la présomption d’innocence. Le haut commandement de l’armée a bien souligné ce point dans l’affaire de Bangui. Une autre affaire de violences sexuelles qui auraient été commises sur deux mineurs, dont l’un âgé de cinq ans, par des soldats français déployés au Burkina Faso a conduit à la mise à pied immédiate des deux auteurs présumés. Le parquet de Paris enquête également sur cette affaire.
Lorsque des membres des forces armées sont la cible d’accusations, la police militaire participe elle aussi à l’enquête.
« Nous n’allons voir personne tant que tous les faits ne seront pas vérifiés », a répondu le chef de la police militaire aux journalistes qui lui demandaient, dans un documentaire diffusé l’année dernière, pourquoi aucun suspect de l’opération Sangaris n’avait été interrogé.
Les enquêteurs qui se rendront à nouveau en RCA cet été devront interroger les victimes et les témoins qui n’ont pas encore été entendus. Cela ne donnera cependant pas forcément lieu à des inculpations.
Certains craignent qu’il y ait très peu de chances que l’affaire soit jugée. « Ils ont raison », a d’ailleurs dit une source au sein du parquet de Paris. Refusant de dire si la véracité des allégations avait été établie, notre source a cependant dit qu’aucune affaire n’avait été classée.
Tolérance zéro ?
Cette affaire illustre l’abîme qui semble exister entre les régulières affirmations publiques de tolérance zéro envers les crimes commis par des soldats de maintien de la paix et la justice effectivement rendue aux victimes de ces violations des droits de l’homme et crimes internationaux.
« Plus cela traîne en longueur, plus [les soldats] sont encouragés [dans leurs crimes], car ils voient leurs collègues s’en tirer alors qu’ils ont commis des horreurs et cela perpétue une culture de l’impunité », a dit Paula Donovan, de Code Blue, une campagne menée par l’organisation non gouvernementale (ONG) Aids-Free World pour mettre fin à l’impunité dont bénéficient les troupes de maintien de la paix des Nations Unies.
La chronologie des affaires laisse penser que des évènements clés pourraient avoir eu lieu plus tôt. Ainsi, les enquêteurs n’ont interrogé les enfants qu’en juin 2015, soit près d’un an après qu’Anders Kompass — fonctionnaires de haut rang chargés des droits de l’homme qui a depuis démissionné des Nations Unies — a remis à la mission diplomatique française à Genève la synthèse des entretiens menés par la spécialiste des droits de l’homme des Nations Unies à Bangui.
En outre, la spécialiste elle-même insiste avoir informé les commandants de la mission Sangaris à Bangui des allégations portées contre leurs soldats dès le mois de mai 2014.
Notre source au parquet a dit à IRIN que les interrogatoires de juin 2015 « n’ont pas donné suffisamment d’éclaircissements pour inculper qui que ce soit ». Seuls cinq des 14 suspects mentionnés dans les synthèses ont pu être identifiés, a ajouté notre source.
Les enquêteurs français ont interrogé ces cinq suspects en décembre 2015, soit deux mois après la diffusion du documentaire.
Réticence des Nations Unies
Un comité d’experts indépendants a émis, en décembre 2015, un rapport détaillé révélant les contorsions et les délais affligeants imposés par la bureaucratie onusienne et qui entravent la transmission d’informations clés.
Le rapport fait le procès des actions et inactions des hauts fonctionnaires des Nations Unies dans l’affaire et prête foi à la France, qui assure que ses enquêtes ont été gravement entravées par le refus des Nations Unies de l’autoriser à interroger directement son personnel et par son insistance à ce que les enquêteurs suivent des « voies officielles » alambiquées.
« Les échanges entre la Mission permanente de la France et l’ONU, y compris entre leurs hauts responsables et bureaux juridiques respectifs, ont à chaque fois requis plusieurs semaines », ont rapporté les experts.
Les enquêteurs français ont commencé par contacter la spécialiste des droits de l’homme et un employé de l’UNICEF à Bangui en août 2014. Mais ce n’est qu’en avril 2015 que, conseillée par le Bureau des affaires juridiques des Nations Unies, la spécialiste a répondu à leurs questions, qui devaient lui être posées par écrit. Et ce n’est qu’en juillet 2015 que le Secrétaire général Ban Ki-moon a levé son immunité, privilège dont bénéficient tous les fonctionnaires des Nations Unies.
« [L] » immunité ne doit pas constituer un obstacle lorsque de hauts fonctionnaires ou des experts de l’ONU sont appelés à témoigner dans des affaires de délits sexuels », ont recommandé les experts.
Refus d’admettre ces sévices ?
Selon Emmanuel Daoud, avocat d’ECPAT, une ONG luttant contre l’exploitation sexuelle des enfants et faisant office de « partie civile » dans les poursuites pénales, le recours à l’immunité a en effet posé problème aux enquêteurs. Il a par contre rejeté toute suggestion selon laquelle les enquêteurs français auraient pu faire preuve de mauvaise volonté, insistant sur leur grand professionnalisme.
D’après lui, il n’est pas inhabituel que de telles enquêtes prennent autant de temps. Il a d’ailleurs souligné qu’il s’agissait d’une affaire particulièrement complexe, non seulement parce que les crimes ont eu lieu dans un pays étranger en proie à de violents troubles (imposant le recours à des interprètes pour mener les interrogatoires), mais aussi parce que les soldats de la mission Sangaris impliqués avaient été déployés ailleurs – l’un d’entre eux en Afghanistan.
Même en France, selon l’ouvrage Le viol, un crime presque ordinaire publié en 2013, les enquêtes criminelles pour des affaires de viol durent en moyenne trois ans et le verdict n’est délivré que cinq ans après le dépôt des plaintes.
Le secrétariat des Nations Unies affirme pour sa part avoir toujours agi correctement. « Nous avons pleinement coopéré avec les autorités judiciaires françaises », a dit aux journalistes Stéphane Dujarric, porte-parole de M. Ban, en mai 2015. « Et je pense que la question de la levée ou non de l’immunité n’était pas vraiment pertinente dans ce cas. »
Code Blue est du même avis, ce qui peut sembler étonnant si l’on considère sa critique virulente de l’incapacité des Nations Unies à éviter et à punir les violences sexuelles commises par des soldats de maintien de la paix.
« Dans ce cas précis, l’argument selon lequel l’immunité serait le principal obstacle à l’enquête française ne tient pas debout », car le rapport initial de la spécialiste des droits de l’homme était très détaillé, a expliqué Gill Mathurin, directrice de la communication d’Aids-Free World.
Mme Mathurin ne pense pas pour autant qu’aucune erreur n’a été commise. Si les Nations Unies avaient alerté les autorités françaises en mai 2014, « elles auraient probablement pu éviter que de nouvelles violences soient perpétrées », a-t-elle précisé.
En avril 2016, les Nations Unies ont révélé qu’en RCA 108 autres victimes, principalement des mineures, avaient dénoncé des violences sexuelles (faisant même participer des animaux) commises entre 2013 et 2015, vraisemblablement par des soldats des Nations Unies et des forces françaises.
Trois mois plus tôt, d’autres sévices avaient été dévoilés, qui auraient été commis en 2014 par des soldats français et d’autres pays sur des enfants dont certains avaient à peine sept ans.
Source Irin 04/07/2016
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