Débats Fnac : Des auteurs décryptent les enjeux politiques

Commentaire

par Jean-Marie Dinh

Le besoin de débat se fait sentir

S’il venait à l’idée de mesurer l’opinion des électeurs sur  l’intérêt qu’ils portent à la campagne présidentielle, on saurait que la polémique n’intéresse que ceux qui s’y adonnent. A savoir, la partie très minoritaire ayant affaire de près ou de loin à la classe politique. Rapporté aux élections du président de la République, ce rapport de désadhésion ne se traduit pas réellement dans les chiffres de l’abstention (16% pour les présidentielles de 2007 contre 59% au 1er tour des européennes de 2009) en raison du statut particulier que revêt cette  échéance électorale.

Il n’en demeure pas moins que les Français ne manifestent guère d’enthousiasme pour la campagne actuelle. L’idée de progrès qui a galvanisé les peuples depuis les Lumières,  a du plomb dans l’aile. Les discours et les projets des deux candidats favoris ne font pas rêver. Marqués par une absence de perspective, ils ne répondent pas aux préoccupations légitimes d’un peuple en proie à l’angoisse du lendemain. Le débat fait défaut sur des questions essentielles comme celle de l’emploi, de l’insécurité sociale, de la stratégie économique pour sortir de la crise ou de la politique internationale. Dans ce contexte les débats de fond s’appuyant sur l’actualité éditoriale en rapport avec les grandes questions du moment sont évidemment bienvenues.

Première à Montpellier

Citoyenneté. La Fnac organise un cycle de débats pour mieux appréhender les propositions des candidats aux présidentielles. Montpellier inaugure cette initiative aujourd’hui sur le thème :  » La France doit-elle sacrifier son modèle social au nom de l’Europe ?  »

C’est un peu comme si on jouait le match des élections présidentielles en changeant les acteurs. La Fnac initie un cycle de débats à partir d’auteurs d’ouvrages ayant trait à la crise en Europe, aux enjeux sociétaux, ou à l’engagement citoyen. De quoi trouver matière à répondre au questionnement profond des Français qui cherchent à fonder leur jugement dans une période de grande incertitude. Cette initiative qui se veut sans parti pris débute aujourd’hui à Montpellier  avec un débat sur le thème « La France peut-elle sacrifier son modèle social au nom de l’Europe ? » *

En présence du journaliste David d’Equainville, connu pour sa  réédition du texte de Mirabeau, Essai sur le despotisme et son plaidoyer en faveur de la proscrastination (l’art de reconduire ce que l’on a à faire au lendemain). Il évoquera la position des candidats aux élections présidentielles à propos de l’Argent ; l’un de ses quatre ouvrages thématiques parus aux éditions Autrement proposant une sélection dans les différents programmes et/ou discours des candidats autour d’un thème précis.

Egalement présent autour de la table, Benjamin Masse-Stamberger, grand reporter au service économie de L’Express, couvre le secteur financier et l’économie internationale depuis 2007. Il vient de cosigner avec ses confrères Franck Dedieu de L’Expansion et Adrien de Tricornot du Monde, Inévitable protectionnisme (éd. Le Débat, Gallimard). Un livre dans lequel, les auteurs réintroduisent la possibilité d’un protectionnisme positif, européen, social et écologique, à l’opposé du nationalisme et du repli sur soi. Pour y parvenir, ils préconisent la mise en place de barrières douanières à l’échelle européenne, avec indexation du droit de douane sur le différentiel d’augmentation de la productivité et des salaires.

Désarmer les marchés
Troisième participant au débat, Henri Sterdyniak, dirige le département économie de la mondialisation de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il est membre des Economistes atterrés avec qui il vient de signer Changer d’économie ! (éd LLL), une contribution du mouvement au débat électoral pour sortir du modèle de l’idéologie libérale. Après Le Manifeste, cet ouvrage collectif réunit une douzaine d’économistes qui exposent leurs idées et propositions de manière plus détaillée pour la mise en œuvre d’une politique économique alternative.

Concernant le modèle de protection sociale français qui continue dans les médias d’être présenté comme un puits sans fond, à partir d’une analyse des comptes sociaux, les auteurs font la démonstration  que depuis 25 ans, la progression des dépenses sociales s’est considérablement ralentie. Ce qui réaffirme que contrairement aux idées reçues, le déficit relève davantage d’un manque de recettes que d’une augmentation des dépenses. Dans le même ordre d’idée, on apprend que le recours aux assurances privées qui prélèvent plus de 20% de frais de gestion en incluant les profits, s’avère plus coûteux que l’assurance sociale dont les frais de gestion s’élèvent à 4%.

Situé au cœur d’une ardente actualité, ce premier débat sera animé par le journaliste Eduardo Castillo.

* Aujourd’hui au Forum Fnac à 17h30.

Eclairages

David d’Equainville : « Si l’argent est un pivot de l’action politique, la politique, elle, reste imprévisible. Aux citoyens de veiller et de se mobiliser sur les engagements financiers pris au nom des français. »

B. Masse Stamberger : « Il faudra quarante ans d’après une étude de Natixis pour parvenir à un Smic mondial et, donc, que l’ouvrier français n’ait plus peur de voir son emploi délocalisé en Chine. L’idée d’un protectionnisme temporaire ne vise qu’à réduire la durée de ce rattrapage afin que notre désindustrialisation n’atteigne un stade irrémédiable. »

Les Economistes atterrés :« La stigmatisation des dépenses sociales a redoublé avec la crise financière et la mise sur la sellette de la dette publique. Or il faut le répéter : la dette publique est essentiellement (à 80%) une dette d’Etat. Les administrations de Sécurité sociale (qui sont pourtant le premier poste de dépense publique) y contribuent pour moins de 10%. Ce n’est donc pas  en sabrant dans les dépenses sociales que l’on réduira la dette publique. L’amalgame entre dette publique et « déficits sociaux » n’a pour but que de faire payer au salariés – par une baisse de la couverture sociale –  les effets de la crise et d’ouvrir de nouveaux marchés aux assurance privées. »

Henri Sterdyniak : « Une économie plus sobre est une chance pour l’Europe »

Henri Sterdyniak, dirige le département Economie de la mondialisation de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il est membre des Economistes atterrés avec qui il vient de signer Changer d’économie ! (éd LLL). Il est notamment l’auteur d’un article intitulé « Quelle politique économique ? Mort et renaissance du keynésianisme ». Entretien.

Dans les années 1970, on observe que les gouvernements de droite se vivaient comme des keynésiens tandis qu’aujourd’hui à l’exception d’une petite entorse ayant servi à renflouer les banques, l’UMP comme le PS s’accordent sur un mode de gestion d’inspiration libérale ?

C’est le paradoxe de la situation actuelle. On a le sentiment d’être obligés de faire comme les autres. Dans ce contexte, les forces syndicales et les partis de gauche peinent à proposer des alternatives. Ils se retrouvent coincés entre une stratégie nationale qui ne peut pas se concevoir indépendamment et l’Union Européenne, qui impose une vision antidémocratique que les peuples refusent. La crise de la dette est un outil pour poursuivre la stratégie qui nous a conduit là où nous sommes. Les libéraux refusent toute idée de régulation macroéconomique à l’échelle mondiale.

Face au retour en force du néolibéralisme en Europe, Sarkozy et Hollande portent tous deux des stratégies et les récusent. Sarkozy a dénoncé les paradis fiscaux et la spéculation des marchés mais il s’est finalement rallié à la stratégie allemande. Hollande annonce qu’il veut renégocier le traité européen s’il est élu, mais c’est la simple abstention qui l’emporte dans ses propres rangs lorsque le MES (Mécanisme européen de stabilité) est examiné à l’Assemblée. Le PS reste ambigu sur le sujet et renonce à la stratégie de rupture.

Comment observez vous la proposition d’un protectionnisme positif européen ?

Le capital est le grand vainqueur de la mondialisation. Bruxelles pratique depuis trente ans une politique de désindustrialisation qui se révèle désastreuse à la lumière de la crise. On doit repenser la croissance mondiale pas nécessairement en instaurant des barrières douanières. Il faut que chaque pays, chaque région base sa croissance sur sa demande intérieure. Je crois que la construction d’une économie plus écologique, plus sobre, plus économe est une chance pour l’Europe.

Les propositions que l’on trouve dans votre ouvrage impliquent un basculement général de la politique économique de l’UE et des Etats membres. Sur ce modèle, ne peut-on envisager des solutions applicables à l’échelle des collectivités territoriales ?

Nous aurions pu en effet réfléchir dans ce sens. En matière de politique industrielle, de l’emploi ou des transports collectifs, on peut envisager des transitions efficaces au niveau local. La création de banques régionales de développement local pourrait se révéler utile pour financer le tissu économique régional et les collectivités à des taux réduits. Ce qui leur éviterait de souscrire à des emprunts toxiques. Cela implique de modifier les esprits. Ils faut sortir de l’idée qu’avec la finance on gagne en bourse.

Recueilli par JMDH

Voir aussi : Rubrique, Economie, La finance devenue une pensée de vie, rubrique Politique, rubrique UE, rubrique CitoyennetéOn Line, La fin du modèle social européen est déclarée,

Etats-Unis : « Les plus pauvres vont faire les frais de la crise de la dette »

Au terme d’une âpre bataille entre démocrates et républicains, le relèvement du plafond de la dette américaine à été voté mardi 2 août par le Sénat. Le président Barack Obama a promulgué le texte dès son adoption par les deux chambres du Congrès. L’accord autorise le Trésor à relever de 2 100 milliards de dollars le plafond de la dette, repoussant ainsi le risque d’un défaut de paiement. Le plan de réduction des dépenses publiques de 2 500 milliards d’euros, approuvé par le Congrès, n’a pourtant pas rassuré les marchés.

Henri Sterdyniak est directeur du département « Economie de la mondialisation » à l’OFCE et professeur à l’université Paris-IX Dauphine. Il dénonce un texte qui « fait supporter l’ajustement aux plus pauvres ».

Le compromis trouvé entre républicains et démocrates est-il de nature à rassurer les marchés et les agences de notation ?

Il y a peu de risques pour que les agences de notation baissent la note (AAA, la plus élevée) attribuée aux Etats-Unis. Ces agences savent que le risque de défaut de paiement et de faillite est purement théorique : en cas de menace de faillite, la Fed (réserve fédérale) a les moyens d’intervenir pour financer la dette. En outre, le pays peut créer de la monnaie.

En réalité, le danger pourrait être politique : on peut imaginer qu’à l’avenir le mouvement conservateur du Tea Party paralyse le système en refusant tout compromis. Une agence pourrait prendre cette possibilité en compte pour dégrader la note américaine. Mais il y a peu de chances que cela arrive. Normalement, un pays qui crée sa propre monnaie a les moyens de rembourser sa dette.

Toutefois, une autre conclusion de ces quelques semaines de crise est que les Etats-Unis ont révélé leur fragilité à la face du monde : ils sont désormais moins fiables pour les investisseurs et auront du mal à encaisser un nouveau choc. Cet épisode a mis certains risques en évidence, accentués lorsque le Parlement et le président ne sont pas de la même couleur politique.

Sur le fond, l’accord vous paraît-il bon ?

Non, car il enferme la politique budgétaire américaine dans un carcan. Le texte ne prévoit pas de hausse d’impôt, ce qui enlève toute marge de manœuvre aux gouvernants pour soutenir l’économie, développer l’assurance maladie, lutter contre le chômage. Au final, ce sont les plus pauvres qui vont supporter l’ajustement, alors même que l’une des causes de la crise aux Etats-Unis, c’est la trop faible consommation, ou plutôt la trop forte consommation à crédit.

La tendance est même plus à la baisse de la protection sociale qu’à l’augmentation des impôts visant les plus riches. A court terme, il n’y a aucune chance pour que les impôts augmentent. C’est le point sur lequel la majorité des républicains ne céderont pas.

L’existence des aides sociales comme le programme Medicare peut-elle être menacée ?

La sécurité sociale américaine est fragile car elle ne suscite pas d’adhésion populaire massive. La crise a montré que ce système était protecteur et facteur de cohésion sociale, mais son poids sur les finances publiques l’affaiblit dans l’opinion.

Aux Etats-Unis, le système des aides sociales est remis en cause lors de chaque élection. Le pays n’est donc pas protégé contre un accident politique qui verrait la droite républicaine les supprimer. Les démocrates sont des défenseurs timides du système, ce qui rend l’équilibre fragile.

La solution de long terme face aux difficultés budgétaires serait une reprise de la croissance. En prend-on de le chemin ?

Les Etats-Unis sont dans une impasse. On l’a dit, l’économie américaine a besoin d’une plus grande consommation des plus pauvres, ce que ne va pas favoriser l’accord conclu sur la politique budgétaire.

Ils ont aussi besoin d’une croissance impulsée de l’extérieur, ce qui passe par une demande plus forte de la part de la Chine et des pays asiatiques. La seule marge de manœuvre des Etats-Unis pour être plus compétitifs en Asie est de faire baisser le dollar, de chercher un rééquilibrage des taux de change à l’échelle mondiale. Ils n’ont pas toutes les cartes en main.

Hugo Domenach (Le Monde)

 

Voir aussi : Rubrique USA Politique Dette Américaine : les scénarios,Obama retrouve les élus du Congrès,Obama annonce un plan de réduction de la dette à long terme, USA Société la réforme santé  passe le cap parlementaire , adoption de la réforme santé au sénat,   Oui aux cadeaux fiscaux pour les riches non à la  taxe bancaireRubrique Finance La spéculation attaque l’UE par le Sud, Les banquiers reprennent leurs mauvaises habitudes, La décision de la Fed suscite des critiques de toutes parts crise économique entretien avec Frédéric Lordon,

André Orléan: la finance est devenue une pensée de la vie

André Orléan, économiste

Andre_Orlean2012
« Le capitalisme n’est plus porteur d’un projet alternatif »
Extraits : « On constate en économie, depuis une vingtaine d’années, une mise à l’écart de toutes les traditions de pensée qui ne sont pas le courant néoclassique, par exemple keynésienne, marxiste, autrichienne ou institutionnaliste. Cette dérive néfaste est due à un système international d’évaluation des chercheurs qui identifie l’excellence aux seules revues néoclassiques états-uniennes ! En conséquence, le chercheur qui publie, par exemple, dans une revue post-keynésienne se trouve mécaniquement pénalisé. Cette situation pose problème car une vie démocratique véritable ne peut exister que si une pluralité de diagnostics et de solutions est offerte au débat civique. (…) Le déclic qui est à l’origine des économistes atterrés date de 2010, à savoir le retour des politiques de rigueur en Europe dans une conjoncture marquée par une croissance du chômage. Comment se pouvait-il que les gouvernements de la zone euro ignorent avec une telle naïveté ce qui fut la grande leçon d’économie du 20ème siècle, la pensée de Keynes ? En période de récession, on ne diminue pas la dette publique en augmentant la pression fiscale. Malgré l’enseignement de Keynes, on a assisté à un remake des années 30. Il nous a paru impossible que les économistes ne réagissent pas. C’est pourquoi Philippe Askénazy, Thomas Coutrot, Henri Sterdyniak et moi-même avons décidé de rédiger ce manifeste de façon à fédérer le plus grand nombre d’économistes, quelles que soient par ailleurs leurs convictions idéologiques. »

Le dépérissement des Etats

Comment en est-on arrivé à ce que ce phénomène recouvre le champ entier de l’économie ?

La financiarisation de nos économies correspond très profondément à une modification des valeurs collectives, des valeurs sociales… Elles ne se sont peut-être pas reflétées directement dans les valeurs financières, mais en définitive elles y participent.  Ce qui m’apparaît très nettement aujourd’hui par exemple c’est le dépérissement des Etats… On parlait tout à l’heure de la question de la régulation et je crois qu’elle est centrale justement parce que les Etats n’ont plus de pouvoir, il y a un dépérissement des Etats…

Le dépérissement des Etats correspond précisément à ces transformations de la valeur. Je m’explique : les valeurs collectives sont de moins en moins identifiées à des territoires et à des Etats qui les protégeraient ou à des projets nationaux… La valeur, au fond, la valeur fondamentale réside aujourd’hui dans le rapport aux biens et aux marchandises… Pour schématiser, nous nous projetons là où nous trouvons de la valeur. Ce qui nous motive, ce que nous cherchons, la source de notre bonheur, notre avenir, nous le voyons à travers le rapport aux objets, aux marchandises…

Donc la valeur est maintenant liée aux objets dans l’inconscient collectif des économies développées. On se projette sur eux et c’est d’eux que l’on attend des solutions. Or, qui produit ces valeurs ? Ce sont les entreprises… Donc le grand dépérissement des valeurs sociales du côté de l’Etat, provient de cette transformation…

Si on schématise les grands mouvements de l’Histoire, nous sommes tous d’accord pour penser que c’est le monde des objets, c’est le rapport aux objets que nous avons privilégié si bien que ces objets sont devenus des valeurs collectives… Or, ce sont les marchés financiers qui, à travers les grands fonds institutionnels sont devenus les gérants du capital mondial en lieu et place du capitalisme industriel.  Donc, on a assisté à une transformation très profonde de ce point de vue-là.

Comme je le disais, ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode délibératif, collectif, raisonné, à la « Habermas ». Elles ne sont pas le résultat d’un processus maîtrisé au cours duquel il serait possible à chacun d’échanger des arguments… Elles se forment de manière financière, c’est-à-dire de manière « autoréférentielle ». Cela signifie que chacun essaye de savoir ce que les autres pensent. Ce n’est au fond pas très différent d’une logique médiatique. Et cette logique de la création des valeurs financières est fondamentalement instable…

Tout mon effort théorique est de montrer que la valeur économique n’est pas extérieure aux valeurs sociales… Toute l’économie s’est constituée, en prétendant que sa valeur, la valeur économique, était objective, qu’elle était différente des valeurs sociales… Je crois qu’il faut revenir en arrière et montrer que ce n’est pas le cas : les valeurs économiques sont comme les autres valeurs, elles sont collectives, produites par des processus stratégiques au cours desquels de nombreux d’acteurs jouent leur partition et se projettent dans l’avenir…

Comment faudrait-il faire pour règlementer de manière efficace le monde de la finance ?

Il me semble qu’il faut sortir de l’idée que les marchés financiers sont le bon système pour allouer le financement … Donc, ce qu’il faudrait définir, c’est le point au-delà duquel ils ne sont plus le bon système pour ce faire. Et mon idée c’est qu’il faut créer des cloisonnements, il faut créer des différenciations dans le système…

Ce qui cause la crise, c’est l’interconnexion de chaque domaine.  Elle produit une homogénéisation instantanée. Ce qui signifie que les acteurs du monde entier, répondent de la même manière en même temps… C’est pourquoi les crises ont des conséquences de plus en plus graves. Elles touchent tous les pays et tous les secteurs simultanément. Il faut donc revenir à des différenciations…

Ces re-cloisonnements nécessaires peuvent-ils être à la base d’un « programme » pour en sortir ?

Je n’ai pas de programme mais j’ai quelques idées. Mon diagnostic conduit à mettre en évidence que la question de l’interconnexion, la question des marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale. Il  faut revenir à des systèmes cloisonnés, c’est-à-dire dans lesquels les acteurs soient investis dans des projets beaucoup plus locaux.

Nous avons connu dans le passé une forme de cloisonnement : la décision prise dans le cadre du New Deal, qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers… c’est un cloisonnement, parce que dans ce cas-là, quand il y a une crise financière, elle ne devient pas une crise sur les dépôts…

Il faut cloisonner pour essayer qu’existe une série de projets qui soient hétérogènes pour que l’on sorte de cette crise qui est fondamentalement une crise de la corrélation… Tout le monde agit simultanément de la même manière parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs. Elles ont les mêmes réflexes et font exactement la même chose… Il faut essayer de re-segmenter… Ce n’est pas du tout de l’ordre de la réglementation, c’est une transformation…

Morales locales

Pourrait-on réaliser ce re-cloisonnement par des mesures qui seraient décidées même au niveau mondial ?

Je crois, en effet, que c’est tout à fait possible mais cela implique un changement radical d’idéologie, de perspective et de vision du monde… donc, ça ne se fera pas en un jour ! Mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se faire… Il est clair par ailleurs que cela aura des coûts. Le fait qu’aujourd’hui le capital soit totalement flexible a naturellement des avantages.

En effet, s’il y a une source d’innovation quelque part, immédiatement le capital peut s’en saisir et la faire croître avec une très grande rapidité… on a vu que cela a eu des effets positifs… et donc si l’on interdit cette flexibilité inhérente au décloisonnement, le phénomène de diffusion sera sensiblement ralenti. Mais en même temps, il me semble que c’est la seule manière d’éviter des crises de plus en plus  massives… Je conçois que ce soit un arbitrage compliqué.

Mais c’est un peu comme l’écologie au fond : Triez nos détritus peut apparaître comme une contrainte mais elle peut être acceptée si l’on explique  que le climat pourrait pâtir du fait qu’on ne le fasse pas.  Donc, là vous voyez bien comment ça peut marche. Encore faut-il en prendre conscience et cela prend du temps. Il n’est pas simple en effet de renoncer à faire de la rentabilité un absolu et d’intégrer que l’essentiel réside dans des morales d’activités.

C’est une idée que l’on trouve déjà chez Durkheim qui se posait exactement le même problème de savoir comment faire pour que les sociétés individualistes fonctionnent… Il voyait bien que l’individualisme pur, un peu à la manière financière d’aujourd’hui, ne fonctionnait pas… Il voyait aussi que l’Etat n’était pas une solution efficace.

Ce qu’il proposait c’était d’instaurer des corps intermédiaires qui établissent des morales locales… Durkheim parlait de morales professionnelles… Je crois qu’il y a là un modèle intéressant pour aujourd’hui afin que les acteurs s’investissent dans des projets locaux qui soient aussi collectifs…

Recueilli par Antoine Mercier
Source Marianne France-Culture 20/03/2010
Biographie: André Orléan est économiste, directeur d’études à l’Ehess