Comment vivre après Fukushima

Deux mois après le tsunami et l’accident nucléaire, l’écrivain japonais Akira Mizubayashi analyse les conséquences du désastre dans son pays et dénonce l’incurie des autorités. Après le tremblement de terre.

Le Nouvel Observateur – Comment avez-vous vécu le séisme et le tsunami du 11 mars, et, les jours suivants, l’accident nucléaire de Fukushima ?

Akira Mizubayashi – Dans un premier temps, j’ai vécu le désastre sismique loin du Japon. En effet, je venais de partir de l’aéroport de Narita de Tokyo quand le tremblement de terre s’est produit. A la suite de la publication d’«Une langue venue d’ailleurs», on m’avait proposé de faire une conférence et de participer à des rencontres en France. Ce que j’avais accepté avec joie.

Mais cette perspective joviale s’est brusquement assombrie. J’ai passé quinze jours à Paris, loin de ma famille, dans une angoisse croissante. Ce qui m’a préoccupé, c’était la différence de ton et de contenu entre les sources d’information françaises et japonaises. Je me suis souvent demandé pourquoi, du côté japonais, on ne parlait pas tellement de ce qui bouleversait si profondément l’opinion française.

Je suis rentré à Tokyo le 28 mars et, là, j’ai commencé à vivre mon deuxième temps de l’après-11 mars. Je me suis donc retrouvé, sans hiatus, dans le quotidien des Tokyoïtes, plongés dans la peur d’un monstre invisible: une ville plus sombre le soir en raison des lumières éteintes ou faiblement allumées, une ville où les bouteilles d’eau minérale avaient disparu, une ville où une angoisse sous-jacente semblait cohabiter avec l’habituel calme des gens qui vaquaient à leurs affaires.

J’ai vite compris qu’on ne pouvait pas se contenter du journal télévisé ni des grands quotidiens. J’ai repéré des pages d’internet qui présentent analyses et réflexions de spécialistes indépendants de l’opérateur Tepco et des autorités gouvernementales et nucléaires. Des amis proches et ma famille m’avaient mis en garde contre la présence médiatique, surexposée, de certains experts pronucléaires qui, malgré le déclenchement de la crise, prônaient honteusement, paraît-il, la fiabilité et la sûreté absolue des centrales japonaises. Aujourd’hui, ma journée est ponctuée de plongées dans des sources d’informations sélectionnées sur la situation évolutive de Fukushima.

Comment ont réagi les Japonais à ce désastre? On a pu parler de fatalisme, de résignation, mais aussi de sagesse, de civisme et de dignité. Comment définiriez-vous leurs réactions?

Le fait est là, même dans ces circonstances d’une extrême gravité, les populations ont su garder leur sang-froid: calme, discipline, pas de panique ni de pillage. Bien des observateurs occidentaux n’ont pas caché leur admiration. Comment comprendre cette attitude japonaise? La tâche n’est pas aisée. Seuls, peut-être, les historiens, soucieux de saisir l’histoire profonde des mentalités, peuvent y répondre. Je dirais pour ma part, très modestement, que les comportements remarqués des Japonais tiennent au fait que les rapports entre l’individu et la communauté ne sont pas articulés ici de la même manière qu’en Occident.

Schématiquement, dans la société française, l’individu précède la communauté. Anthropologiquement parlant, c’est l’inverse qui est vrai dans n’importe quel pays. Quand on naît, on arrive toujours dans un monde déjà constitué. Mais justement, dans le cas de la société occidentale, et en particulier dans le cadre de la culture politique de type républicain comme la France, tout se passe comme si, métaphysiquement parlant, l’individu précédait la communauté. Ce sont les individus réunis, appelés citoyens, qui fondent et incarnent la communauté politique pour leur bien collectif. Le prix à payer, c’est la fréquence relativement élevée des situations conflictuelles provoquées précisément par les affirmations individuelles des uns et des autres.

En revanche, au Japon, c’est peut-être le contraire qui est vrai. Le propre de l’imaginaire politique japonais se caractérise par la prévalence d’un sentiment d’appartenance à une communauté de destins ethniquement homogène, perçue comme telle. Ce ne sont pas les individus qui fondent et incarnent la communauté; au contraire, c’est la communauté qui les fait exister en tant que tels. Au Japon, il y a un être ensemble qui ne se confond pas avec celui de la société occidentale.

Cela tient très certainement au fait que les Japonais, contrairement aux Occidentaux, n’ont pas fait l’expérience historique d’un démantèlement de communautés traditionnelles. La Révolution française a démantelé d’une manière exemplaire les structures communautaires de la société d’ordres; la loi Le Chapelier de 1791, interdisant toute association, tout groupement d’hommes, a permis de générer une société d’individus. A-t-on prêté suffisamment d’attention au fait que la liberté d’association, qui devient essentielle plus tard dans les régimes démocratiques, ne figure pas dans la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen»?

Ici, au Japon, nous n’avons pas connu une telle expérience d’engendrement d’hommes individuels. Dans ces conditions, les vertus individuelles ne peuvent pas être les mêmes: soumission à l’autorité, discrétion, évitement des occasions de se faire remarquer, souci de ne pas s’affirmer, souhait de ne pas déranger les autres, etc. Cet effacement de soi, la face cachée de la cohésion sociale, est doté d’une étonnante efficacité pour le meilleur et pour le pire. L’envers de la cohésion, qui apparaît aujourd’hui comme une «leçon» dans un monde tout à l’ego, d’un désenchantement extrême, fut le déferlement du redoutable militarisme nippon des années 1940.

Quoi qu’il en soit, le «calme» et la «discipline», qui font l’objet d’un éloge de la part des observateurs occidentaux, ne sont absolument pas le résultat d’un civisme quelconque, «civisme» étant un concept lié à celui de «contrat social» présupposant la fondation d’une cité, d’une res publica voulue par les individus autonomes pour assurer leur sécurité commune…

Les médias étrangers ont souligné le manque, au Japon, de transparence et d’information sur la catastrophe et ses conséquences. Pensez-vous que les diverses autorités japonaises ont été à la hauteur de l’événement?

Non, je ne le pense pas. Je crois au contraire que les pouvoirs publics ne se sont pas comportés et ne se comportent toujours pas d’une manière suffisamment limpide et honnête vis-à-vis des citoyens. Je disais tout à l’heure que j’avais été choqué à Paris par la réserve des médias japonais quant à la façon d’appréhender la crise nucléaire de Fukushima.

Je constate aujourd’hui que les experts invités sur le plateau de la télévision nationale sont toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux qui sont engagés depuis toujours dans la politique nucléaire nipponne propulsée, dit-on, par les autorités gouvernementales, les compagnies d’électricité comme Tepco et les chercheurs universitaires pronucléaires.

On sait maintenant, grâce à des publications courageuses, que les compagnies d’électricité et celles qui gravitent autour d’elles dépensent une somme proprement astronomique pour la promotion publicitaire du nucléaire: la liste noire des notables (vedettes du show-biz, athlètes, intellectuels médiatiques…) gagnés à leur cause est très longue. On sait que Tepco, en plaçant ses hommes dans le milieu politique et ailleurs, en finançant des recherches universitaires, exerce une influence occulte, massive et tentaculaire. On sait que certains hauts fonctionnaires chargés du nucléaire, lorsqu’ils ont pris leur retraite, se retrouvent conseillers auprès de Tepco.

Dans ces conditions, on comprend que des forces obscures agissent pour amoindrir, autant que faire se peut, la responsabilité de Tepco et des instances gouvernementales. Tout se passe en effet comme si les autorités concernées voulaient minimiser les événements de Fukushima. Un seul exemple : l’accident n’a été réévalué au niveau 7 que le 12 avril, mais selon certains chercheurs antinucléaires confirmés, comme Hiroaki Koide, de l’université de Kyoto, on le savait dès la première semaine après le déclenchement de la crise.

Qu’est-ce qui a changé, au fil des centaines de répliques sismiques, dans la vie quotidienne à Tokyo, où vous habitez ?

Rien, sinon la nature de la peur. A chaque réplique forte, on pense désormais inévitablement à la centrale endommagée de Fukushima et à bien d’autres qui parsèment le pays, en particulier à celle de Hamaoka, qui se trouve seulement à 180 kilomètres de Tokyo et qui est construite, paraît-il, sur une grande faille sismique…

Pourquoi a-t-on pu faire une chose aussi insensée ? Je navigue entre le normal et le monstrueux. A l’université, où tout a repris comme si de rien n’était, je vois des étudiantes follement gaies; mais une grande angoisse s’empare de moi quand, le soir, je regarde la réalité en face à travers quelques sources d’information fables qui évoquent la possibilité non écartée du pire des scénarios…

Depuis Hiroshima et Nagasaki, le Japon a un rapport unique au monde avec le traumatisme nucléaire. Après Fukushima, la société japonaise va-t-elle repenser sa relation au danger nucléaire ?

J’espère que le Japon va saisir cette occasion tragique pour s’engager enfin dans une voie qui lui permette de revoir de fond en comble sa politique énergétique. N’est-ce pas un devoir non seulement vis-à-vis des victimes du feu atomique, mais encore pour les générations à venir de toute l’humanité? Comme le dit Kenzaburô Oé, prix Nobel de littérature, les Japonais n’ont pas le droit de penser l’énergie nucléaire «en termes de productivité industrielle» («le Monde» du 17 mars). Il faut revenir à ce point de départ. La catastrophe de Fukushima a montré au monde entier le caractère irrémédiable et non maîtrisable du processus lorsque survient un accident nucléaire. Il faut en tirer la leçon pour s’orienter vers des sources d’énergie renouvelables, pour arrêter de faire du nucléaire civil et militaire un enjeu économique et mercantile.

Le Japon vit aujourd’hui avec deux risques majeurs: un risque sismique permanent et un risque invisible de contamination radioactive. Comment vit-on ainsi ?

Le risque sismique, on le connaît depuis la nuit des temps. On s’y fait, on est obligé de s’y faire. En revanche, le risque de contamination radioactive, c’est quelque chose qui revient entièrement à l’homme. Il faut bien distinguer les deux, car certains discours officiels ont l’air de faire croire que le drame actuel de Fukushima est dû au séisme et au tsunami dont on ne pouvait prévoir la puissance destructrice. Position scandaleuse que j’ai du mal à accepter.

A cela j’ajouterai le fait, absolument inadmissible, qu’en matière de radioactivité les autorités gouvernementales augmentent arbitrairement le seuil de tolérance: les enfants de Fukushima devront désormais subir jusqu’à 20 millisieverts alors que, selon la loi, c’est la limite supérieure pour les techniciens spécialisés dans le traitement du nucléaire.

Où en est-on de la situation des victimes, des sans-abri et des réfugiés? Comment le Japon leur manifeste-t-il sa solidarité ?

Il y a un élan de solidarité spontanée. Des collectes d’argent se font partout. Il faut en effet penser aux gens du Nord qui, plus d’un mois après le séisme, errent toujours dans les décombres; il faut penser à ceux qui ont dû partir de leur ville ou de leur village contaminés pour ne plus y retourner avant longtemps… La ville de Tokyo, je vous l’ai dit, est moins illuminée. On baisse les lumières. On dirait que la nuit est plus profonde alors que les jours rallongent. Une douce familiarité s’installe entre la nuit et les hommes. C’est bien ainsi.

Cette épreuve inouïe est l’occasion pour bien des gens de se rendre compte du superflu et de l’inutile qui encombrent notre vie, sinon de s’en dépouiller avec courage. Cela dit, je dois dire que je perçois, çà et là, des signes qui indiquent le retour inquiétant d’un certain discours identitaire soulignant l’union et l’homogénéité de la communauté nationale placée sous le signe du drapeau japonais, qui, semble-t-il, a nettement augmenté sa visibilité.

Quelle est pour vous la signification de ce désastre? Est-ce un tournant historique pour le Japon ? Qu’est-ce qui va changer ?

C’est un tournant historique. La reconstruction du pays doit nécessairement passer par une remise en question du modèle politique, qui a ses racines profondes dans la formation historique de l’articulation spécifique de l’individuel et du communautaire, étant entendu que c’est cette articulation même qui engendre simultanément la «discipline» des sinistrés et l’incompétence flagrante des hommes au pouvoir. Mais je ne suis pas sûr que les citoyens de ce pays soient prêts à prendre en main leur avenir dans ce sens-là. Au fort de la crise de Fukushima, la réélection de l’actuel gouverneur de Tokyo, chef de file des pronucléaires, est passée comme une lettre à la poste.

Propos recueillis parFrançois Armanet et Gilles Anqueti

(Le Nouvel Observateur)

Akira Mizubayashi
Né en 1952, Akira Mizubayashi est écrivain, traducteur et professeur de français à l’université à Tokyo. Il vient d’écrire en français et de publier chez Gallimard «Une langue venue d’ailleurs», un superbe essai où il dit son amour de la langue française. (DR)

Voir aussi :  Rubrique Japon, Fukushima désinformation, rubrique Littérature Asie,

 

Francesc Trabal : Romantique surréaliste

Rencontre Sauramps. « L’homme qui s’est perdu » de Francesc Trabal, le 28 avril à l’auditorium Musée Fabre.

Francesc Trabal (1899-1957), journaliste catalan républicain, exilé à l’issue de la guerre civile en France puis au Chili, nous ouvre les portes du surréel dans son roman L’homme qui s’est perdu. L’ouvrage vient de paraître dans la collection tinta blava créée par Llibert Tarrago qui a rejoint les éditions Autrement. Il est traduit de sobre et belle façon par la journaliste montpelliéraine Marie-José Castaing. Cette ahurissante histoire narre l’ascension fulgurante de l’entreprise de Lluis Frederic Picàbia. Elle entraîne le lecteur dans un jeu vertigineux. Il importe, pour compréhension des règles, d’enjamber les frontières de la raison, ce qui place résolument l’auteur catalan dans l’espace de la littérature vivante. La vie du jeune bourgeois barcelonais Lluis Frederic, bascule le jour ou sa fiancée le quitte. Accablé, le jeune homme décide de faire de la perte son mode de vie. Ce véritable défi prend forme sur le mode binaire de choses à perdre et à retrouver. Les objets où les choses perdues par Lluis Frederic sont variables et ses expériences toujours plus extravagantes. L’essence de la pensée surréaliste plane dans ce roman qui nous conduit aux quatre coins de la planète en bousculant les puissants codes de la propriété et de l’esthétique bourgeoise. Mu par une irruption émotive, le personnage principal jouit d’une capacité d’adaptation étonnante qu’il met à profit dans des projets toujours plus imprévisibles. Devenu un grand professionnel désintéressé Lluis Frederic va tenter le top, et il va l’atteindre, sauf imprévu…

Jean-Marie Dinh

L’homme qui s’est perdu. Editions Autrement, 15 euros.

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L’Egypte : une littérature d’idées

 

par Jean-Marie Dinh

La Marseillaise 07/04/11

 

Temple de Ramsès II

Une littérature captivante de l’ancienne civilisation aux chroniques urbaines contemporaines

Culture politique et esthétique populaire

L’Egypte a toujours tenu une grande place dans l’imaginaire collectif. Le dynamisme de la culture du pays traverse les millénaires. De Ramsès à Cléopâtre en passant par le panarabisme de Nasser et son rôle dans le mouvement des non alignés. Avec sa tirade «  Soldat du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent», Napoléon himself, décrit avec étonnement le tableau qui se trouve devant lui. Mais ce que retient l’histoire prête toujours à caution. Les collections égyptiennes du Louvre ne doivent rien à l’expédition de Bonaparte. Dans  la petite histoire on apprend que battus par les soldats de la couronne britannique, les Français remirent aux vainqueurs toutes les antiquités. Dans Turbans et chapeaux, Sonallah Ibrahim offre une vision égyptienne de la campagne napoléonienne avec la profondeur et le sens de l’ironie qui lui est propre.

Après le retrait de l’armée napoléonienne, les échanges culturels entre les deux pays se poursuivent dans  le mouvement égyptien de « la renaissance ». Beaucoup d’étudiants égyptiens prennent le chemin de Paris, ce qui contribue à un important mouvement de traduction. A partir de 1882, la domination politique anglaise va renforcer l’influence culturelle française sous forme de protestations nationalistes des intellectuels.

Suivent la prise de conscience nationale qui voit l’abdication du roi Farouk en 1952 et l’arrivée de Nasser deux ans plus tard. Puis une succession de guerres : 1956, 1967 et 1973. Durant cette période, c’est dans ce pays en mutation que les écrivains égyptiens décrivent la société pour contribuer à la changer. Ce qui participe avec des auteurs comme Mahfouz a reconfigurer l’expression de langue arabe. L’aspiration à la liberté du peuple égyptien trouve sa place dans la littérature mondiale.

Auteurs contemporains

Il y a quelque temps, à l’occasion de la sortie de son roman Taxi,  Khaled Al Khamissi avançait que le bouillonnement des rues du Caire traduisait l’échec total du système politique. Face à cette impasse,  il s’inspire de  la colère collective, des émeutes, et des grèves dans les usines qui se multipliaient et  transpose cette matière littéraire à travers la réflexion des chauffeurs de taxi. Ce sont finalement les chauffeurs du Caire  qui dessinent la personnalité égyptienne de la rue. Le livre annonçait clairement ce qui vient de ce passer.

Alaa El Aswahny nous avait plongé lui au cœur du Caire dans un immeuble naguère prestigieux qui a perdu sa splendeur, où cohabitent toutes les classes sociales. L’immeuble Yacoubian a été porté à l’écran par Marwan Hamed. Alaa El Aswahny a signé depuis  : « J’aurais voulu être égyptien ». Un roman interdit où la fiction ne se départit pas d’une ironie très modérément appréciée par le pouvoir. « Le destin décide de notre sort de la même façon  que la main dirige la marionnette d’une poigne solide. »

En ce début de XXIe siècle la littérature exprime encore, avec une certaine sagesse, la colère l’humour et la désillusion, liés aux difficultés de vivre du peuple égyptien. Elle ouvre aussi les fenêtres sur l’espoir des Egyptiens d’être respectés en tant que citoyens. Reste à espérer que le départ de Moubarak permette à ses successeurs de libérer la culture du pays vers le destin qui lui est promis.

 

Livre. Redécouvrir Naguib Mahfouz avec Karnak Café.

Modernité boulversée et roman

La littérature égyptienne va chercher dans ses fissures identitaires. Comme dans toutes les nations du monde dont la culture fait partie de l’histoire universelle, elle permet de mieux comprendre l’âme humaine d’un peuple. A l’aube d’un nouveau jour égyptien, on se replonge avec plaisir dans l’œuvre de Mahfouz qui compte une cinquantaine de romans.  Prix Nobel de littérature en 1988, l’écrivain fait partie des auteurs que l’on garde en mémoire. Dans ses premières œuvres, il peint minutieusement la société traditionnelle en dressant un panorama qui porte le souffle patriotique d’une Egypte marqué du sceau de l’humain.  La démarche d’écriture a recours au réalisme, parfois cruel, qui recherche dans le passé pharaonique les raisons de la fierté d’un peuple. L’auteur de L’impasse des deux palais rend compte avec ses romans des bouleversements sociaux et politiques de son pays.  L’engagement descriptif de l’écrivain traduit aussi l’esprit de révolte si décisif dans l’histoire moderne du pays. Il appartient à une génération qui a vécu l’écrasement de l’armée égyptienne dans le conflit contre Israël en 1967. Les années 60 et l’échec des politiques post-révolutionnaires, marquent d’ailleurs un tournant dans son œuvre. L’auteur débouche sur un constat inquiet de l’évolution de la société.

Les éditions Actes Sud  viennent de traduire pour la première fois en français « Karnak Café ». Ecrit en 1971 et publié en 1974, cet audacieux roman de Naguib Mahfouz livre la chronique sociale d’une génération perdue. Le livre qui pointe la répression policière a eu un grand retentissement. L’action se passe au Caire au milieu des années 1960. Le narrateur entre au Al Karnak café géré par Qurunfula, une ancienne star de danse orientale dont il a reconnu l’éclat mué en beauté mélancolique. Dans ce lieu populaire se retrouvent trois étudiants. Tous se disent les enfants de la révolution de 1952. Il va faire leur connaissance mais un jour ils disparaissent. La guerre n’est jamais très loin et les petites histoires ouvrent sur la grande tragédie d’un peuple. Le roman dépeint la tyrannie du présent impérialiste et l’oubli qui pèse sur le passé. A travers l’ambiance d’un petit café où se confrontent les idées politiques  de trois étudiants, on découvre le microcosme d’une Egypte en train de perdre ses repères.

Décédé en 2006, Naguib Mahfouz est à l’origine d’un roman typiquement égyptien dont on trouve toujours trace chez les auteurs contemporains.

Karnak Café, éditions Actes Sud, 16 euro

 

Livre. Turbans et Chapeaux : Une histoire romancée de la présence française en Egypte qui dura trois ans et vingt et un jours.

Récit d’une relation orageuse

Sonallah Ibrahim a écrit ce roman en 2003 lors de l’invasion américaine en Irak

« Chaleur étouffante, atmosphère chargée de poussière. Je me jette dans la foule en furie. Dégoulinant de sueur, je trébuche sur un obstacle au milieu de la rue : un amoncellement d’ordures. » Ce moment pourrait avoir eu lieu à la suite de la charge à dos de chameaux des partisans de Moubarak. Sur la place Tharir où les mamelouks modernes du souverain ont brandi leur sabre devant un peuple affamé de démocratie. Mais il se déroule à midi le 22 juillet 1798. On  vient d’apprendre la défaite de Moura Bey et d’Ibrahim Bey. Les deux émirs rivaux sont en fuite et l’on annonce l’entrée imminente de Napoléon au Caire.

Le journaliste égyptien Sonallah Ibrahim signe avec Turban et chapeaux un récit parallèle aux chroniques de l’historien Jabarti témoin oculaire de la conquête de son pays par Bonaparte. On suit l’itinéraire d’un jeune disciple égyptien recruté comme aide bibliothécaire par L’Institut des arts et des sciences d’Egypte. Celui-ci tisse une relation avec Pauline Fourès, connue pour avoir été la maîtresse de Napoléon. C’est la fille d’une comtesse guillotinée pendant la Révolution française. Dans cette petite histoire qui côtoie la grande, le jeune Egyptien s’imprègne de son odeur de savon et Pauline lui apprend entre autre, à jouer du piano.

Sonallah Ibrahim qui a séjourné dans les prisons égyptiennes entre 1959 et 1964 a écrit ce roman historique en 2003 lors de l’invasion américaine en Irak. En toile de fond se propage la relation orageuse entre les Arabes et l’Occident. Il est vrai que l’idée de Bonaparte selon laquelle la guerre offensive soutient l’économie ne diffère en rien de celle de Bush père. La technique brutale s’enrobe de beaux principes. Avec une malice toute égyptienne, l’auteur ne manque pas de souligner qu’elle fait appel à la collaboration du pouvoir local. Et le lecteur prend toute la mesure de la propagande politique qui sévissait déjà à l’époque. « A la mosquée aujourd’hui, il se disait que le Prophète est apparu à Bonaparte et lui a demandé d’annoncer publiquement sa foi dans les piliers de la religion d’Allah. Bonaparte lui aurait alors demandé un délai d’un an, le temps de préparer son armée, ce que le Prophète lui aurait accordé. » Comme quoi les professions de foi politiques appellent toujours  des contre-enquêtes.

Turbans et Chapeaux, éditions Actes-Sud 22 euros.

 

Actualité éditoriale


Actualité Internationale

Deux mois après la chute de Moubarak, les manifestants protestent au Caire contre l’armée et à sa tête le maréchal Hussein Tantaoui, accusé de freiner les réformes. Plus d’un millier de manifestants occupait toujours dimanche 10 avril la place Tahrir au Caire au lendemain d’affrontements qui ont fait un mort, mettant en évidence les tensions autour de l’armée accusée de freiner les réformes, deux mois après la chute du président Moubarak.

Amnesty International a dénoncé dans un communiqué « l’usage excessif de la force par l’armée égyptienne », citant sur la foi de témoignages l’usage de matraques électriques et l’envoi de véhicules blindés qui ont fait de nombreux blessés en entrant dans la foule. L’armée a nié avoir agi avec brutalité et démenti des accusations selon lesquelles elle aurait ouvert le feu sur des manifestants. Elle les a qualifiés de « hors-la-loi » en laissant entendre qu’ils pourraient agir à l’instigation de partisans de Moubarak.

Ces événements témoignent d’une récente montée des tensions autour du rôle de l’armée, après une période de large consensus sur son action pour stabiliser le pays et organiser le retour à un pouvoir civil élu promis pour la fin de l’année.

AFP 10/04/11

 

Voir aussi : Rubrique Littérature Arabe, rubrique Egypte cinéma Egypte foisonnante, rubrique Histoire Histoire de l’Egypte chronologie, On Line Egypte une renaissance récusée, Rencontre Khald Al Khamissi,

Entretien Atiq Rahimi « Le vide, je suis en plein dedans »

 

Atiq Rahimi, l’écrivain franco-afghan, était jeudi dernier l’invité de la librairie Sauramps pour évoquer son dernier roman « Maudit soit Dostoïevski ». Une déclinaison de Crime et Châtiment dans une Kaboul secouée par les bombes, où «tuer est l’acte le plus insignifiant qui puisse exister».

A la différence de Syngué Sabour qui s’inscrivait dans un huis clos, votre dernier roman nous invite à une errance dans Kaboul, espace qui donne un sentiment de détachement où le vide occupe une place centrale…

Le vide, je suis en plein dedans. Ce sera le sujet de mon prochain livre et d’un projet d’exposition qui m’occupe actuellement. Dans Maudit soit Dostoïevski le personnage de Rassoul vit dans le vide. Au début, il sombre dans son orgueil comme  le Raskolnikov de Dostoïevski dans Crime et Châtiment. Puis, il évolue au fil de sa discussion avec le narrateur. Rassoul pense que sans lui le monde serait vide mais celui-ci lui fait comprendre que sa disparition aurait pour effet un monde sans lui. Dans ce parcours se définit quelque chose qui aboutit à un détachement.

Votre livre comporte un aspect métaphysique à travers la recherche du personnage mais aussi celle d’un pays mystique, l’Afghanistan, qui a perdu le sens des responsabilités ?

La littérature persane afghane est peuplée de grands penseurs mystiques qui ont mis l’accent sur le sens, le retour sur soi alors que la pensée religieuse n’a pas de pensée individuelle. Elle considère l’individu au nom de son identité ethnique, politique ou religieuse. En Afghanistan s’ajoute la situation propre à l’état de guerre qui annihile aussi la liberté individuelle.

Le meurtre que commet Rassoul est une façon d’affirmer sa liberté dans une guerre civile où il n’a pas choisi son camp ?

Il le croit. Mais son crime ne le rend pas plus libre. Cela réduit au contraire sa liberté alors que ceux qui continuent à tuer autour de lui parviennent à se sentir libre parce qu’ils n’ont pas de conscience. Rassoul va chercher à faire reconnaître sa culpabilité. Lacan disait que la pathologie de la culpabilité aboutit à deux résultats : la névrose chez ceux qui s’enferment avec leur culpabilité ou la psychose quand les gens refusent de l’endosser.

Guidé par une des femmes qui le hantent tout au long du récit, Rassoul se livre aux autorités mais ne parvient pas à faire exister son crime ?

Pour les autorités son appartenance supposée communiste revêt plus d’importance que l’acte criminel. Rassoul souhaite que l’on reconnaisse sa faute. Il veut être jugé. Cela peut nous renvoyer aux procès des criminels de guerre. Si le jugement n’a pas lieu, la loi aveugle de la vengeance demeure.

Elle se résout aussi parfois par un recours  à l’amnistie nationale…

Oui, ce fut au cœur de la polémique entre Mauriac et Camus au sortir de la guerre. Mauriac prenant le parti de l’amnistie au nom de la cohésion nationale et Camus se prononçant pour un jugement. Le débat est toujours d’actualité.

A vous lire on réalise à quel point la littérature nous est nécessaire pour porter l’histoire humaine et ses absurdités.

Maudit soit Dostoïevski est précisément un livre sur la littérature depuis son titre qui rend hommage à l’auteur russe jusqu’aux questions de conscience qu’il est, je l’espère, susceptible de soulever.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Maudit soit Dostoïevski, éditions P.O.L 19,5 euros

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4.48 Psychose : Désespoir, souffrance et lucidité

kane

Poline Marion incarne une belle impossibilité de vivre. Photo Christian Vinh.

On ne monte pas, 4.48  Psychose comme on monte Les femmes savantes. D’abord parce que l’œuvre posthume de Sarah Kane est considérée comme noire. Ce qui par les temps qui courent ne remplit pas les salles. Ensuite, parce que la pièce comme toute l’œuvre de Sarah Kane, qui en compte cinq, est basée sur le texte et fuit par essence la théâtralité. C’est donc une occasion de se frotter au répertoire contemporain déroutant de la dramaturge britannique que nous offre Sébastien Malmendier en montant cette pièce interprétée par la jeune comédienne Poline Marion.

L’œuvre parle lumineusement de la souffrance et du suicide. Sarah Kane s’est elle-même donnée la mort en février 1999 à l’âge de 28 ans. Elle livre une pièce qui semble s’être imposée à elle. Un personnage psychotique exprime un monologue poétique qui s’entrecoupe d’une conversation avec un psychiatre. La jeune femme projette de se suicider, à 4h 48.

L’espace réduit du Carré Rondelet s’avère propice à la proximité que requiert cette expérience. Evidemment, on part loin des fêtes publiques qui célèbrent les majorités politiques. On s’éloigne aussi des couleurs spectaculaires, comme des pages sans âme de faits divers qui alignent les trucidés. Ici, le noir qui nous est donné à voir est paradoxal.  « J’écris pour les morts, pour ceux qui ne sont pas nés. » On retrouve dans ces mots desséchés une forme d’humanité, presque rassurante. Un espace bien réel qui s’ouvre dans la fiction hors de la majorité morale.

La jeunesse du personnage qui cohabite avec la mort, est un aspect non négligeable de l’expérience qui emplit la scène et la salle. Le texte, qui traverse le corps de la comédienne, résonne avec justesse dans les moments de colère, quand le personnage interpelle sa mère, son père et finalement Dieu : « Je t’emmerde parce que tu me fais aimer quelqu’un qui n’existe pas. » Mais aussi, dans le regard lucide et tragique. « Je ne désire pas la mort, tous les suicidés ne désirent pas la mort. »

L’écriture dit l’impensable. Face à ce défi lancé à la représentation, le parti pris de mise en scène de Sébastien Malmendier est simple et efficace. Il s’agit de donner à voir les mots et sur scène, psychose et littérature font bon ménage.

Jean-Marie Dinh

4.48 Psychose, jusqu’au 13 février Carré Rondelet . 04 67 54 94 19

Voir aussi : Rubrique Théâtre