Entretien Atiq Rahimi « Le vide, je suis en plein dedans »

 

Atiq Rahimi, l’écrivain franco-afghan, était jeudi dernier l’invité de la librairie Sauramps pour évoquer son dernier roman « Maudit soit Dostoïevski ». Une déclinaison de Crime et Châtiment dans une Kaboul secouée par les bombes, où «tuer est l’acte le plus insignifiant qui puisse exister».

A la différence de Syngué Sabour qui s’inscrivait dans un huis clos, votre dernier roman nous invite à une errance dans Kaboul, espace qui donne un sentiment de détachement où le vide occupe une place centrale…

Le vide, je suis en plein dedans. Ce sera le sujet de mon prochain livre et d’un projet d’exposition qui m’occupe actuellement. Dans Maudit soit Dostoïevski le personnage de Rassoul vit dans le vide. Au début, il sombre dans son orgueil comme  le Raskolnikov de Dostoïevski dans Crime et Châtiment. Puis, il évolue au fil de sa discussion avec le narrateur. Rassoul pense que sans lui le monde serait vide mais celui-ci lui fait comprendre que sa disparition aurait pour effet un monde sans lui. Dans ce parcours se définit quelque chose qui aboutit à un détachement.

Votre livre comporte un aspect métaphysique à travers la recherche du personnage mais aussi celle d’un pays mystique, l’Afghanistan, qui a perdu le sens des responsabilités ?

La littérature persane afghane est peuplée de grands penseurs mystiques qui ont mis l’accent sur le sens, le retour sur soi alors que la pensée religieuse n’a pas de pensée individuelle. Elle considère l’individu au nom de son identité ethnique, politique ou religieuse. En Afghanistan s’ajoute la situation propre à l’état de guerre qui annihile aussi la liberté individuelle.

Le meurtre que commet Rassoul est une façon d’affirmer sa liberté dans une guerre civile où il n’a pas choisi son camp ?

Il le croit. Mais son crime ne le rend pas plus libre. Cela réduit au contraire sa liberté alors que ceux qui continuent à tuer autour de lui parviennent à se sentir libre parce qu’ils n’ont pas de conscience. Rassoul va chercher à faire reconnaître sa culpabilité. Lacan disait que la pathologie de la culpabilité aboutit à deux résultats : la névrose chez ceux qui s’enferment avec leur culpabilité ou la psychose quand les gens refusent de l’endosser.

Guidé par une des femmes qui le hantent tout au long du récit, Rassoul se livre aux autorités mais ne parvient pas à faire exister son crime ?

Pour les autorités son appartenance supposée communiste revêt plus d’importance que l’acte criminel. Rassoul souhaite que l’on reconnaisse sa faute. Il veut être jugé. Cela peut nous renvoyer aux procès des criminels de guerre. Si le jugement n’a pas lieu, la loi aveugle de la vengeance demeure.

Elle se résout aussi parfois par un recours  à l’amnistie nationale…

Oui, ce fut au cœur de la polémique entre Mauriac et Camus au sortir de la guerre. Mauriac prenant le parti de l’amnistie au nom de la cohésion nationale et Camus se prononçant pour un jugement. Le débat est toujours d’actualité.

A vous lire on réalise à quel point la littérature nous est nécessaire pour porter l’histoire humaine et ses absurdités.

Maudit soit Dostoïevski est précisément un livre sur la littérature depuis son titre qui rend hommage à l’auteur russe jusqu’aux questions de conscience qu’il est, je l’espère, susceptible de soulever.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Maudit soit Dostoïevski, éditions P.O.L 19,5 euros

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« Le Goncourt, je ne m’y attendais pas, j’écris instinctivement »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

L’écrivain afghan Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué sabour Pierre de patience.

Votre livre part d’une situation réelle et en même temps, la dépasse. D’où écrivez-vous ?

Cela remonte à 2005, un événement dramatique a joué un rôle moteur, l’assassinat de la poétesse Nadia Anjuman, célèbre pour ses vers sur la malédiction d’être femme en Afghanistan… Au départ, je voulais écrire quelque chose sur les hommes, sur son mari. Mais quand je me suis lancé dans l’écriture, cette femme s’est imposée à moi. Elle voulait que je parle d’elle, de ce qu’elle avait vécu. Je l’ai suivie sans connaître sa vie. C’est peut-être cette part de féminité que nous avons chacun en nous qui m’y a poussé…

Vous mettez en situation une femme veillant son mari à l’agonie. Une femme face à l’absence qui renvoie à la situation d’un monde autiste…

Malheureusement oui, on a toujours une part d’autisme vis- à vis de ce qui se passe dans le monde. Dans toutes les guerres on observe cela. Les femmes et les enfants sont toujours les premières victimes. Et ceux qui sont à l’origine, ceux qui imposent leurs lois, restent les plus indifférents à la souffrance.

Le temps modifie la situation. Face à l’intenable, la femme se libère, s’éloigne de son rôle et de la religion où elle s’était réfugiée…

Au début cette femme ne se rend pas compte de ce qui est arrivé. Elle est là. Cela fait quelques semaines qu’elle prie. Elle veille sur son mari. Elle lit le Coran. Mais comme la situation reste figée, au bout d’un moment, elle va commencer à se poser des questions. Et finit par se pencher sur elle-même. Petit à petit, elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas sauver son mari mais qu’elle peut se libérer. C’est la première fois qu’elle arrive à parler d’elle. Il n’y a personne pour la blâmer. Elle profite de la situation. Cet homme devient sa pierre de conscience.

A ce moment, on quitte la sphère sacrificielle et religieuse pour entrer dans la sphère spirituelle et poétique ?

En effet, « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps. » Cette phrase d’Artaud se retrouve dans le livre à travers trois étapes. Au début le corps sacrificiel est condamné au silence. Rien ne bouge. Ensuite la femme commence à parler de son corps, on voit que ce corps est un objet de honte comme le considèrent les trois religions monothéistes. Ensuite la femme se livre à la prostitution, le corps devient un objet de commerce et d’échanges. Et vers la fin, il prend une autre dimension parce que la femme n’est plus objet. Le corps devient sujet de révélation. Dans la pensée mystique persane, le corps ne se distingue pas de l’âme. Nous avons un mot intraduisible pour désigner cette symbiose. C’est le mot djâm : un corps sujet et âme sans séparation. C’est la vie. La prise de conscience de son corps est une délivrance. A la fin, même si l’homme tord le cou de sa femme. Elle rouvre les yeux. C’est une forme de renaissance.

L’attribution du Goncourt vous a-t-elle surpris ?

Quand je travaille, je ne pense pas du tout aux prix. J’écris très instinctivement. Je souhaitais faire paraître le livre en mars pour correspondre à notre nouvel an. Mais mon éditeur a décidé de le sortir pour la rentrée littéraire.

Juste après l’attribution du prix, vous avez lancé un appel pour éviter une expulsion collective ?

C’était une coïncidence. Je ne crois pas que l’on m’ait donné le prix pour que je fasse cette déclaration (rire). Mais pour moi c’est un signe comme disait André Breton : c’est un hasard objectif. Pour moi ce prix est la reconnaissance d’une aventure littéraire dans une langue, même si je revendique l’écriture comme un acte politique. Parce que quoi que l’on fasse, la politique est là. Elle vous rattrape. Elle vous récupère d’une manière ou d’une autre.

recueilli par Jean-marie Dinh


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La singularité d’un livre miroir

pierre-de-patience1L’histoire, précise l’auteur, se situe quelque part en Afghanistan ou ailleurs. Il y est question de la vie d’une femme se retrouvant seule avec ses deux filles, au chevet de son mari. Un héros de guerre, prétentieux, arrogant, violent mais aujourd’hui à l’agonie. Un roi régnant encore, par son seul souffle sur un jardin mort. Comme beaucoup de maris qui rentrent à la maison après leur travail. Dehors les bombes explosent. On tire à la Kalachnikov. La femme prie jusqu’au bout de ses limites. Avec le temps, arrive le moment où elle doit faire face à la réalité. Sortir du jardin mort, dépasser ses craintes pour se découvrir, elle-même. En confiant ses secrets, elle se découvre et se libère. Ce qui paraît naturel se retourne alors dans le mouvement de la vie.

L’écriture claire et épurée de Rahimi porte loin.  L’écrivain afghan signe une œuvre majeure.

En attribuant le Goncourt 2008 à l’auteur franco-afghan, Atiq Rahimi, le jury a fait le bon choix. Ce prix tombe comme une corde de rappel face au glissement de la littérature vers la sphère économique sous-tendu par les prix littéraires. Pour une fois, on peut se réjouir des commentaires qui ont suivi l’annonce du lauréat. Ils n’ont pas tourné autour des écuries éditoriales mais évoqué la singularité d’un livre miroir qui vaut vraiment un petit détour chez son libraire favori.

Atiq Rahimi, Syngué Sabour, 15 euros, chez Pol

Voir : Goncourt 2009