Chapiteaux du livre. Un micro climat culturel à Béziers ?

Bayssan Hogo Da Costa

 par JMDH

Avec la vitalité de sa médiathèque, et son usine à produire de l’imaginaire, baptisé SortieOuest comme pour rappeler qu’il ne faut pas se tromper lorsqu’on sort de l’autoroute, le Domaine départemental d’art et de culture de Bayssan est souvent qualifié de poumon culturel au coeur d’un désert. Une enclave sur le territoire des Tartares. Chaque année les Chapiteaux du livre sonnent le rappel des penseurs qui n’ont pas vendu leur âme au pragmatisme qui les éloigne de l’utilité publique et sociale.

Après Pierre Rabhi,  Benjamin Stora,  Jacques Généreux, Patrick Boucheron et bien d’autres, Raphaël Glucksmann, Frederic Worms, Fatou Diome, Henri Pena-Ruiz sont attendus pour cette dixième édition.

On pourra encore déplorer la misère de ce territoire en regard de son âge d’or, du midi rouge de la coopération viticole, s’imaginer croiser le fantôme grimaçant de Jaurès au détour d’un chemin de vigne entre Cazouls et Maraussan. Mais curieusement, on n’a guère prêté attention au fait que, par un étrange phénomène de vases communicants, ce qui disparaissait d’un côté réapparaissait de l’autre.

Au-delà de la richesse de la programmation de cette édition fourmillante de diversité, et des pactes de lecture que nous conclurons avec les auteurs en présence, Emmanuelle Pagano, Joël Baqué, Jean Cagnard, Natyot, Laura Brignon, Franck Bouysse, Sylvain Pattieu… pour ne citer qu’eux, les aspirations au changement, à la rencontre, à la convivialité insufflée par les équipes issues de culture professionnelles différentes trouvent des réponses très concrètes auprès d’un public qui provient de tout le territoire.

Depuis dix ans les Chapiteaux du livre réinventent la réalité, s’autorisent à créer des histoires en ajoutant au réel l’invérifiable et l’imaginaire. Voilà un souffle bien réjouissant dont s’emparent les gens qui vivent alentour toujours plus nombreux.

La Marseillaise qui s’y associe est heureuse de partager ces temps de réflexion et d’émotion avec les petits et les grands moments, les tristesses en solitaire et les allégresses collectives.

Entretien
En charge de la programmation des Chapiteaux du livre de Béziers, la co-fondatrice de l’événement Hélène Larose  évoque la singularité de cette manifestation,  grande fête du livre pensée dans un esprit participatif.

imagesLa dixième édition des Chapiteaux du livre s’ouvre aujourd’hui. Quelle a été la démarche qui a présidé à leur acte de naissance ?
La médiathèque départementale de l’Hérault dont j’assume la direction existe depuis 1986.  Lorsque SortieOuest s’est implanté il y a onze ans, son directeur Jean Varela est venu me voir.  Il avait dans l’idée d’organiser une fête du livre. Nous avons réfléchi à ce que nous pouvions faire ensemble pour associer nos énergies dans un esprit d’ouverture. C’est ainsi que les Chapiteaux sont nés.

Cette association de la médiathèque et du théâtre avec le livre comme vecteur commun, c’est un peu la rencontre de deux mondes ?
En effet, il y a d’un côté le monde du spectacle vivant et des arts de la scène avec une forme d’impermanence qui lui est spécifique et de l’autre, celui, d’apparence plus sage, des bibliothèques et des médiathèques, lié à l’étude et à la lecture qui sous tend une certaine permanence.

La tenue d’une manifestation de ce type demande beaucoup de travail de la part des bibliothécaires qui sont très impliqués, comme l’est du reste l’équipe de SortieOuest. Les Chapiteaux du livre nous permettent  de nous retrouver. Cela donne du sens et de la valeur ajoutée à notre mission de service public.

L’identité de la manifestation se caractérise par la place qu’elle réserve à l’accueil des publics…
La volonté  d’organiser un événement littéraire de qualité  se conjugue depuis le début avec cette préoccupation du public. Dans mon expérience professionnelle antérieure, j’ai souvent accompagné des scolaires au Salon du livre de Paris. J’en ai gardé une forme d’insatisfaction, avec un peu le sentiment de faire du lèche-vitrine. Ce pourquoi, j’ai souhaité dès le début des Chapiteaux, insuffler un esprit participatif qui se décline dans le parc par une multitude d’ateliers. Cette année nous avons 32 propositions, mais aussi  des découvertes, des expos, des propositions ludiques…

Durant l’événement, le parc rassemble les familles, certaines ne s’intéressent pas aux propositions. Elle viennent juste manger, partager un moment ensemble, et c’est très bien ainsi.

Cette énergie participative se partage aussi avec les acteurs institutionnels, de la société civile et ceux du livre…
Nous débutons généralement la manifestation avec l’accueil des scolaires, jeudi sera une journée spéciale consacrée à la littérature jeunesse. Ce qui suppose l’implication des enseignants mais les publics nous allons les chercher en bus de Saint Pons à Olonzac. Ce qui nous permet de faire venir près d’un millier de scolaires. En partenariat avec les personnels des services sociaux du département, nous concernons aussi les personnes âgées ou hospitalisées.

Et puis nous maintenons  des relations suivies avec le tissu associatif local, comme les CEMEA avec qui nous proposons des films présentés dans le cadre du Festival du Film d’éducation. Au-delà  des auteurs invités, nous souhaitons faire connaître les acteurs du livre de la région, libraires, éditeurs… Cette année nous ferons un focus autour du livre d’art. Une journée professionnelle sera organisée autour des éditions Albin Michel et plus particulièrement son département jeunesse.

Les livres permettent la réflexion, l’orientation du cycle des conférences vers la tolérance s’impose-t-elle ici plus qu’ailleurs ?
La tolérance est nécessaire partout. L’événement s’est constitué, avant l’élection du maire actuel de Béziers, sur l’éloge de la diversité et le vivre-ensemble qui s’avère de plus en plus nécessaire. On est un peu enclavé mais on a envie de mélanges. On ne veut pas rester dans un village gaulois.

 

Pépites errantes aux côtés des auteurs attendus

Emmanuelle Pagano se penche sur la vie recouverte par le lac du Salagou. Photo dr

Emmanuelle Pagano se penche sur la vie recouverte par le lac du Salagou. Photo dr

Rencontres auteurs

Au-delà du rituel d’autoflagellation bien français qui consiste à mépriser systématiquement la production nationale les Chapiteaux opèrent une chasse furtive et pacifique parmi les auteurs à découvrir.

« Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête », disait Nietzsche, celles des auteurs, on pourra les entendre tout le week-end en se rendant à Béziers, aux Chapiteaux du livre. La place manque pour l’exhaustivité. On vous signale quand même la présence d’Emmanuelle Pagano, prix Wepler pour Les mains gamines, un drame de l’enfance paru en 2008.  Elle vient évoquer son dernier roman, Sauf riverains (POL 2017) second volet  d’une trilogie interrogeant la relation de l’eau et de l’homme. Dans ce livre elle aborde l’ennoyage de la vallée du Salagou. Son grand père y possédait deux petites vignes qu’elle n’a jamais vues que sur une photographie. L’œuvre de Pagano s’intéresse à ce qui disparaît ou va disparaître. Un auteur dont il faut découvrir la langue magnifique et implacable qui n’a pas son pareil pour décrire l’enfouissement.

Elle participera à une table ronde samedi à 17h en compagnie de Joël Baqué également publié chez POL. Son dernier livre La mer c’est rien du tout, (2016)  se situe entre la biographie et l’univers romanesque. Il décrit sa découverte de la littérature à partir d’un livre trouvé sur la plage où il travaillait comme maître-nageur-sauveteur des CRS. Ses souvenirs professionnels, parfois durs, souvent insolites, côtoient des constats, tendres et amusés, sur les enfants et sur nombre de situations du quotidien. Dans le registre noir

Franck Bouysse, Prix du polar SNCF 2017, pour Grossir le ciel abordera son roman Glaise (samedi à 18h) qui vient de paraître à La manufacture des livres. Un poignant récit de la France rurale qui prend l’intime pour objet au moment où les hommes partent au front en août 1914.

 

Conférence.  Henri Pena-Ruiz :  Qu’est ce que la solidarité ?

201501232489-fullHenri Pena-Ruiz était déjà venu aux Chapiteaux du livre en 2014 pour évoquer la laïcité à l’occasion de la sortie de son Dictionnaire amoureux de la laïcité. Il revient cette année mettre en évidence les fondements de la solidarité comme principe éthique de portée politique et sociale. Une question abordée dans son ouvrage Qu’est ce que la solidarité ? Le cœur qui pense (2011) où l’auteur fait le point sur toutes les formes de solidarité et les met en perspective dans la marche vers un monde meilleur. L’enjeu de ce rappel est d’autant plus important que dans le cadre de la mondialisation et de l’idéologie ultralibérale qui l’accompagne, l’orientation solidariste est reléguée au rang d’un supplément d’âme plus ou moins résiduel, abandonné à la contingence de la charité. Il prend aux mots les références à l’initiative individuelle, au goût du risque et de l’entreprise, pour montrer que pour assumer ces valeurs il n’est pas nécessaire de disqualifier le souci de justice sociale, ou de le considérer comme une logique d’assistanat comme trop souvent on peut l’entendre.

 Henri Pena-Ruiz est philosophe, écrivain, Docteur en philosophie, maître de conférences à l’IEP de Paris.

 

Conférence
Raphaël Glucksmann une certaine fraîcheur
6gSnHws__400x400Dans le cycle de conférences proposé par la manifestation, la forme que prennent les interventions varie selon la reconnaissance plus ou moins établie des intervenants mais aussi de leur caractère. L’intervention de Henri Peña-Ruiz qui fait suite au désistement de Badiou devrait en être un exemple. Après celle de Raphaël Glucksmann venu nous parler de son dernier essai Notre France : dire et aimer ce que nous sommes (Allary éditions) on peine un peu à qualifier le poids des mots dans le propos séduisant et très incarné du militant des droits de l’homme, partisan d’une gauche moderne et ouverte.

La démarche vise à démontrer l’incapacité du politique à produire un futur collectif et le danger que chacun mesure, surtout à Béziers laisse entendre l’intervenant, du repli identitaire et souverainiste. Pourtant lorsque l’on regarde dans le rétroviseur tout démontre une longue tradition de mélange et de tolérance qui fondent les valeurs démocratiques universelles de la nation.

Cette vérité sert de prétexte à une promenade subjective dans l’Histoire de France dans laquelle nous entraîne l’auteur. Du Roman de Renart aux résistants de la Seconde Guerre mondiale en passant par les grandes figures rebelles et émancipatrices qui marquent l’histoire littéraire, Rabelais, Montaigne, Voltaire… auxquels s’ajoutent quelques figures héroïques : Figaro, Camille Desmoulins, ou Fanfan la Tulipe…

L’idée est belle et le constat flatteur, il vise à rallier le plus de monde possible pour faire toucher du doigt la vraie France dont nous serions tous fiers, même ceux qui votent FN. En réalité « la France ressemble à la figure d’Andromaque ». Et l’ordre social dirigé par l’ordre amoureux, c’est pour quand ?

Raphaël Glucksmann explore les figures ou les œuvres qui ont forgé l’identité française

Voir aussi : Actualité Locale, Rubrique Livre, Essais, Edition, rubrique Lecture, Rubrique Rencontre, F Worms : « La démocratie fait émerger des problèmes à résoudre »  rubrique Philosophie,

Entretien Atiq Rahimi « Le vide, je suis en plein dedans »

 

Atiq Rahimi, l’écrivain franco-afghan, était jeudi dernier l’invité de la librairie Sauramps pour évoquer son dernier roman « Maudit soit Dostoïevski ». Une déclinaison de Crime et Châtiment dans une Kaboul secouée par les bombes, où «tuer est l’acte le plus insignifiant qui puisse exister».

A la différence de Syngué Sabour qui s’inscrivait dans un huis clos, votre dernier roman nous invite à une errance dans Kaboul, espace qui donne un sentiment de détachement où le vide occupe une place centrale…

Le vide, je suis en plein dedans. Ce sera le sujet de mon prochain livre et d’un projet d’exposition qui m’occupe actuellement. Dans Maudit soit Dostoïevski le personnage de Rassoul vit dans le vide. Au début, il sombre dans son orgueil comme  le Raskolnikov de Dostoïevski dans Crime et Châtiment. Puis, il évolue au fil de sa discussion avec le narrateur. Rassoul pense que sans lui le monde serait vide mais celui-ci lui fait comprendre que sa disparition aurait pour effet un monde sans lui. Dans ce parcours se définit quelque chose qui aboutit à un détachement.

Votre livre comporte un aspect métaphysique à travers la recherche du personnage mais aussi celle d’un pays mystique, l’Afghanistan, qui a perdu le sens des responsabilités ?

La littérature persane afghane est peuplée de grands penseurs mystiques qui ont mis l’accent sur le sens, le retour sur soi alors que la pensée religieuse n’a pas de pensée individuelle. Elle considère l’individu au nom de son identité ethnique, politique ou religieuse. En Afghanistan s’ajoute la situation propre à l’état de guerre qui annihile aussi la liberté individuelle.

Le meurtre que commet Rassoul est une façon d’affirmer sa liberté dans une guerre civile où il n’a pas choisi son camp ?

Il le croit. Mais son crime ne le rend pas plus libre. Cela réduit au contraire sa liberté alors que ceux qui continuent à tuer autour de lui parviennent à se sentir libre parce qu’ils n’ont pas de conscience. Rassoul va chercher à faire reconnaître sa culpabilité. Lacan disait que la pathologie de la culpabilité aboutit à deux résultats : la névrose chez ceux qui s’enferment avec leur culpabilité ou la psychose quand les gens refusent de l’endosser.

Guidé par une des femmes qui le hantent tout au long du récit, Rassoul se livre aux autorités mais ne parvient pas à faire exister son crime ?

Pour les autorités son appartenance supposée communiste revêt plus d’importance que l’acte criminel. Rassoul souhaite que l’on reconnaisse sa faute. Il veut être jugé. Cela peut nous renvoyer aux procès des criminels de guerre. Si le jugement n’a pas lieu, la loi aveugle de la vengeance demeure.

Elle se résout aussi parfois par un recours  à l’amnistie nationale…

Oui, ce fut au cœur de la polémique entre Mauriac et Camus au sortir de la guerre. Mauriac prenant le parti de l’amnistie au nom de la cohésion nationale et Camus se prononçant pour un jugement. Le débat est toujours d’actualité.

A vous lire on réalise à quel point la littérature nous est nécessaire pour porter l’histoire humaine et ses absurdités.

Maudit soit Dostoïevski est précisément un livre sur la littérature depuis son titre qui rend hommage à l’auteur russe jusqu’aux questions de conscience qu’il est, je l’espère, susceptible de soulever.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Maudit soit Dostoïevski, éditions P.O.L 19,5 euros

Voir aussi : Rubrique Rencontre Atiq Rahimi Le Goncourt je ne m’y attendais pas, Nahal Tajadod  L’Iran, pays des métamorphoses , Bahiyyih Nakhjavani La femme qui lisait trop,  rubrique Livre  Sur les pas de RûmiClair obscure à Théhéran ,  rubrique Afghanistan,