Arts et sida A l’occasion de la journée mondiale de la lutte contre le sida du 1er décembre, Montpellier Danse libère la parole à l’occasion de deux soirées débat suivies de projections. La première qui s’est tenue mardi a évoqué l’impact de cette maladie sur le 7e art.
Montpellier Danse s’inscrit de longue date comme un vecteur de réflexion sur l’influence du sida sur la danse et plus largement sur le monde de l’art. La danse contemporaine a été très tôt sensibilisée à la problématique. « Conséquence de la libération des corps en 1968, l’explosion de la nouvelle danse, portée par la jeune génération, est court-circuitée par le VIH qui fait son apparition en 1985 », rappelle le journaliste spécialisé montpelliérain Gérard Mayen qui animait le débat. Parmi les victimes du virus le danseur, chorégraphe, Dominique Bagouet, fondateur du CCN de Montpellier et du Festival Montpellier Danse succombe à l’épidémie le 9 décembre 1992.
En raison d’un imprévu la critique d’art Elisabeth Lebovici auteure de Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle, (Les presses du réel 2017) n’a pu honorer l’invitation. Dans cet ouvrage très documenté, elle revisite, avec sa mémoire de témoin, les liens entre art et activisme durant les « années sida » en France et aux États-Unis. Elisabeth Lebovici rend compte d’une créativité artistique et activiste née de l’urgence de vivre et du combat pour la reconnaissance de tous·tes avec un point de vue féministe assumée. A ses yeux, « l’homophobie est une forme déplacée de la misogynie», souligne Gérard Mayen.
Élaborer ses propres images
Dans Le sida face à la caméra, (collection Images d’ErosOnyx 2017), le journaliste critique de cinéma Didier Roth-Bettoni s’intéresse au corpus cinématographique ayant trait au sida.
Comme le mouvement gay dans les années 70, le sida génère un cinéma spécifique qui élabore ses propres images dont l’auteur scrute avec pertinence et sensibilité les enjeux. Il démontre comment ce « cinéma de l’intérieur» a participé à la construction de la communauté LGBT mais aussi à la manière dont le reste de la société l’a regardée.
Dans le large éventail des films étudiés, l’auteur distingue sans jugement les films compassionnels comme Philadelphia « qui appelle à la tolérance, avec des limites dans les représentations…» et les films plus engagés, à l’instar de Zero Patience (1993), du canadien John Greyson. Un ovni sulfureux et hilarant qui pose les vraies questions. Projeté à l’issue de la conférence à Montpellier, le film est offert avec l’achat du livre.
« L’objectif de ce courant cinématographique est double, indique Didier Roth-Bettoni : représenter d’une part, des familles alternatives, et un environnement plus chaleureux et joyeux face à une société qui est dans le déni , et évoquer, d’autre part, la représentation de corps vivants, luttant contre le virus mais aussi contre les structures sociales.» L’auteur entend ainsi faire oeuvre d’historien auprès des nouvelles générations pour que «tout ne soit pas à recommencer de zéro.»
JMDH
Prochaine soirée le 7 dec à 17h30 à l’Agora sur le thème La recherche contre le VIH et le sida : un point sur les nouvelles avancées à Montpellier.
Le chorégraphe Boris Charmatz a ouvert la saison de Montpellier danse avec sa pièce Danse la nuit. Insolite et risquée, cette proposition co-accueillie par hTh , est conçue pour être donnée dans la rue. Elle correspond à une démarche singulière qui fait bouger les corps et les lignes.
Ce type de performance donnée dans l’espace public impulse-t-elle à vos yeux un nouveau champs d’exploration ?
La création Danse la nuit a émergé dans un contexte particulier. Elle est née il y a un peu moins de deux ans à Rennes, nous étions sur le projet de Musée de la Danse qui vise à bousculer l’idée que l’on se fait du musée, et l’idée que l’on se fait de la danse, mais nous n’avions pas encore le bâtiment ce qui nous a poussé à sortir dehors. Nous avions programmé ce spectacle en janvier 2015. C’était juste après l’attentat de Charlie Hebdo.
Finalement, nous nous sommes retrouvés coincés sur l’Esplanade Charles de Gaulle dans une manifestation d’une ampleur sans précédent. Il y avait 115 000 personnes. Ce qui est complètement incroyable pour une ville de 220 000 habitants. On ne pouvait plus bouger. Face à cette situation, paradoxale, c’était à la fois extraordinaire de ce retrouver si nombreux et effrayant d’être contenu de la sorte, je me suis dit qu’il fallait que l’on se remette en mouvement.
Ce qui est devenu de plus en plus compliqué à notre époque dans l’espace public. Pour toute une série de raisons, qui vont de la loi sur le voile, à la privatisation de l’espace public, en passant par les luttes contre les SDF ou la peur des attentats. A partir de cette expérience, nous avons imaginé différentes postures pour réinvestir l’espace public.
Le fait de quitter la salle dédiée au spectacle produit-il de l’insécurité ?
C’est un peu une manière de prendre les choses à contre-pied au moment où les spectacles de rue et les arts du cirques opèrent plutôt un mouvement dans le sens inverse. Avec la danse, on n’a pas besoin de scène, de lumière. C’est un médium d’expression qui installe une perméabilité entre les corps, un endroit d’échange et de questionnement pour réaffirmer une liberté de parole et de corps. A Montpellier, nous avons donné Danse la nuit dans une petite forme, la pièce peut également être interprétée dans une version massive ce que nous avons fait a Tempelhof l’aéroport berlinois désaffecté, avec un spectacle de 10 heures réunissant 20 000 personnes.
Peut-on voir dans l’espace public un effet transgressif du corps singulier au milieu du corps social ?
Ce que j’aime dans la danse c’est qu’on peut danser ensemble ou être tout seul. Quand les danseurs vous disent bouge, bouge, ils usent de cette malléabilité qui permet de changer la situation, de dissoudre les points de résistances. Je ne me sent pas transgressif, j’use de la tension réelle, mais l’intervention dans l’espace public pose effectivement la question de savoir jusqu’où on peut aller, et d’évaluer ce que l’on risque.
Pour dissoudre la résistance passive du public qui se réfugie dans sa posture de spectateur les danseurs puisent en eux-mêmes des ressources impressionnantes…
La danse c’est du corps et c’est un espace mental. Lorsqu’il y a des corps partout on baigne dans l’énergie. C’est une pièce extrêmement stressante pour les danseurs. La danse sur le béton est très brute. Il faut réagir en temps réel. On affirme des choses, il y a un geste d’auteur, de solidité et en même temps c’est très fragile en raison des conditions urbaines imprévisibles ou de la météo. S’il se met à pleuvoir ça ne ressemble plus à rien. Le spectacle c’est ce que nous faisons ensemble, avec le public. J’aime ce principe d’assemblée chorégraphique…
Boris Charmatz
« Nous avons créé la pièce à Rennes
sur l’Esplanade Charles de Gaulle.
On a commencé au moment de
l’attentat de Charlie Hebdo et on s’est
d’un coup retrouvé coincé à 115 000
personnes. C’était magnifique d’être
si nombreux et symbolique de ne
plus pouvoir bouger. Il fallait que l’on
puisse se mettre en mouvement pour
réaffirmer la liberté de parole et la
liberté des corps.»
Jean-Paul Montanari
« Le politique est en train de changer
de l’intérieur, les partis disparaissent.
Etre militant dans un parti , on ne
comprend plus ce que cela veut
dire. La nature même de la pensée
politique est en train de changer. Et,
il n’y a aucune raison que le monde
du spectacle soit à l’écart de cette
réflexion.
Boris est celui qui la porte
aujourd’hui le plus loin».
Rodrigo Garcia
« En général pour un spectacle de
rue on sait à quoi s’attendre, de la
musique Hip Hop ou des choses très
spectaculaires qui ne présentent
aucun intérêt.
Je suis curieux de découvrir
comment un artiste comme Boris,
avec ce qu’il a l’habitude de faire,
peut s’attaquer au territoire de
l’espace public, un peu à contre
emploi.»
Jean-Paul Montanari qui va bientôt fêter ses 70 ans, est directeur du festival international Montpellier Danse dont il assume la responsabilité depuis 1983 avec puis sans ses fondateurs, Georges Frêche pour le politique, et Dominique Bagouet pour l’artistique. Depuis l’éclosion de la danse contemporaine en France, au début des années 1980, il traque les évolutions de l’art chorégraphique. Son nom est indissociable du développement culturel de Montpellier. Il a toujours soutenu la création.
Né à Buenos Aires en 1964, Rodrigo Garcia est un artiste de la désacralisation dans la lignée de Heiner Müller. Il consacre son écriture au théâtre qu’il met à l’épreuve du temps présent en faisant exploser les codes traditionnels de l’espace théâtral. Sa réflexion n’est pas cynique, elle déroule le scénario de tous nos renoncements. Sa langue et sa pratique du plateau le portent comme une des voix qui renouvellent la scène européenne.
Rodrigo Garcia a été nommé directeur du CDN de Montpellier qu’il a rebaptisé «hTh», pour la référence nietzschéenne à Humain trop humain. Il quittera Montpellier à la fin de l’année au terme d’une mandature unique boudée par les enseignants, les élus et les médias locaux.
Simple présence
Cet entretien croisé et informel avec deux figures de la culture montpelliéraine qui n’ont plus rien à prouver, apparaît comme une forme de préavis au désordre ambiant. Jean-Paul Montanari et Rodrigo Garcia s’expriment dans le bureau où il se sont rencontrés la première fois il y a quatre ans pour évoquer un bout de chemin parcouru ensemble, et confronter leur regard sur la danse et le théâtre d’aujourd’hui.
Tout deux s’émancipent de la culture au sens où l’entend Jean-Luc Godard : « La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception.» Ce que l’on apprend parfois à nos dépens lors d’un spectacle vivant mais qui offre aussi la garantie d’un égal accès à tous, par la simple présence corporelle.
» LES CHOSES QUE NOUS AVONS A FAIRE…SOUTENIR LA CREATION SAUVAGE «
Entretien La rencontre entre Rodrigo Garcia et Jean-Paul Montanari a lieu la veille de la pièce de Boris Charmatz «Danser la nuit» donnée dans la rue à Montpellier. Rodrigo arrive de Madrid, où il a vu avec inquiétude des drapeaux flotter aux fenêtres, il est en pleine phase de création...
Dans quelles circonstances vous êtes vous rencontrés pour la première fois ? R.G. Je m’en souviens parfaitement. C’était lorsque je me suis retrouvé sur la short list au moment des nominations. J’ai pris ma voiture depuis les Asturies, je suis arrivé jusqu’ici. Il fallait que je rencontre plusieurs personnes parmi lesquelles ce monsieur. Je me souviens aussi de la rencontre avec François Duval (conseiller DRAC). Après coup, ça s’est très bien passé avec lui, il m’a beaucoup épaulé, mais au début il m’a dit: «Toi, tu vas venir au CDN, c’est une blague ou quoi ! » A l’inverse, Jean Paul m’a dit : cela serait merveilleux si tu étais là.
J.-P.M. Il y avait ces deux visions. D’un côté la vision politique et sociale, avec la difficulté, croyait-on, d’absorber un artiste pareil, et de l’autre, le moment jouissif d’apprendre qu’un tel artiste pouvait venir dans la ville. Deux aspects que Rodrigo incarne à travers son travail et sa personnalité.
Et aujourd’hui quel regard portez-vous mutuellement l’un sur l’autre ? R.G. Au moment de notre rencontre il y a eu une tornade. J’ai appris dans le journal que le maire pouvait écarter Jean-Paul.
J.-P.M. Tu as raison (Rires). C’est la pure vérité. Entre temps, de l’eau a coulé sous les ponts et aujourd’hui la situation n’est heureusement plus la même. Les choses que nous avons à faire ensemble ont toujours été claires, c’est le soutien à la créativité, la plus sauvage…pourrait-on dire. C’est-à-dire, la moins convenue, la plus vraie possible. Il existe une complicité entre lui et moi qui fait que par exemple, j’ai follement envie de programmer des gens comme Steven Cohen, ce genre d’artistes, les plus pointus… Ceux qui vont le plus loin dans leur expérience personnelle.
Et qui sont, la plupart du temps, les plus destructeurs de liens. Nous avons ce point là en commun. J’ai appris il y a longtemps l’opposition profonde qui existe entre l’art et la culture. La fonction de l’artiste dissout le lien social, elle renvoie l’individu à lui-même, alors que la culture fait exactement le contraire. Elle relie les gens les uns aux autres, le monde aux individus… C’est dans cette tension que notre histoire se fabrique. Si un des deux pôles est abandonné on est foutu, mais si l’on sait tenir les deux pôles en même temps, alors on arrive peut-être à construire quelque chose.
R.G. L’important c’est de soutenir des artistes qui développent un langage personnel. Il ne s’agit pas simplement de radicalité ou de trash. Il ne faut pas confondre. Moi je n’aime pas la violence. Dans ce domaine de l’art révolutionnaire, nous avons tous deux soutenu des artistes confirmés comme Jan Fabre et des nouveaux, la jeune génération, comme Luis Garay.
Peut-on parler d’enrichissement réciproque à propos de votre relation ? J.-P. On est plus dans la complicité. J’ai toujours accepté ce qu’il pouvait dire, parce que c’est lui l’artiste. Moi je ne suis là que pour faire marcher la machine. Je suis le plus ancien dans cette relation aussi, le plus solide parce que je m’appuie sur une expérience, une longue présence dans la ville, sur des budgets consolidés, Alors que quand Rodrigo est arrivé, il ne connaissait pas la ville. C’était à moi d’aller vers lui, de l’accueillir, à moi de lui dire : viens, on va faire un bout de chemin ensemble, tu peux compter sur moi dans tes expériences les plus folles, les plus radicales.
Pour les propositions qui sont assez avancées, c’est bien d’être deux, pour additionner nos puissances de communication, nos publics et nos financements. On est plus fort ensemble. Cette année, nous co-accueillons Boris Charmatz pour un spectacle de rue, la dernière création de Jan Fabre et celle de Raimund Hoghe.
On vous qualifie d’écrivain de plateau, en rupture avec la tradition française très texto-centrée. Travailler le plateau comme vous le faites englobe à la fois la fonction d’auteur et de metteur en scène… R.G. La question tombe à pic parce que j’ai passé la matinée à me battre contre mon texte. Je travaille beaucoup sur mon matériel textuel et le problème de ma vie, celui de tous les jours, est de savoir ce que je fais de ce texte. Il peut, éventuellement être bien écrit, mais qu’en faire sur scène ? (soupirs renouvellés)…
A un moment, je te jure que je me suis même dit : je vais faire la pièce que je veux sur la scène et puis j’écrirai un petit texte que je photocopierai pour le distribuer au public. Parce que je ne suis pas capable de porter mon propre texte à la scène. Mais ce n’est pas un problème nouveau, cela fait trente ans que c’est comme ça. Le théâtre, ce n’est pas la littérature.
Silence… J.-P.M. J’aurai passé plus de cinquante ans de ma vie à écouter ce silence là. Je suis très très ému d’entendre un artiste parler de sa matière comme ça… Pour moi, il n’y a que ça qui compte. Dans ma vie, il n’y a rien d’autre. Ni les budgets, ni rien du tout. Il n’y a que la question de cet acte irrépressible qu’est l’acte artistique…
Après on est plus ou moins malin, on cherche des budgets, on séduit les politiques, on dit des choses intelligentes aux journalistes etc… Mais tout ça, c’est juste pour le reste. Il n’y a que ça. Donc, si on est complice, vous entendez ce silence ..? Et bien, c’est ce silence qui est plus important que tout.
Au moment où les genres artistiques s’affranchissent pour rejoindre la scène, le décloisonnement semble profiter davantage au théâtre qu’à la danse… J.-P.M. Lorsque le festival de danse a été créé, il y a un peu plus de trente ans, c’était la danse qui était porteuse de modernité sur les arts de la scène. Les Américains avaient défriché un énorme champ, une nouvelle génération se levait en France… Bref, c’était une période où les idéologies étaient très en retrait. Durant les années post 68, elles ont reculé au profit de choses plus individuelles, plus axées sur des questions autours du corps.
Et je pense sincèrement que depuis quelques années, qui correspondent à un retour radical du politique, le balancier est reparti dans l’autre sens. C’est dorénavant sur les scènes de théâtre que se règlent les choses de la modernité. De Rodrigo à Castellucci en passant par Ostermeier et d’autres, le théâtre est redevenu porteur de la réalité comme il avait pu l’être à une certaine époque.
La danse est plus consensuelle, elle est devenue grand public. Aujourd’hui, c’est au théâtre que les formes se mêlent. Rodrigo en est un exemple, il évoque sans arrêt la question du corps du désir. C’est pour cela qu’il est très intéressé par la danse tout en continuant à écrire et en faisant du théâtre à partir de ces matériau-là.
Comment appréhendez-vous la place du corps sur la scène ? R.G. Mon rapport à la place du corps sur scène a à voir avec mes souvenirs d’enfance. J’ai grandi dans une banlieue de merde. Du coup, les corps que je voyais. C’était des corps avec des cicatrices, parce que les enfants ne mettaient pas de protection pour faire du vélo. Des corps forts aussi, des corps qui doivent charger des poids lourds, ou des corps déformés par la mauvaise qualité de la nourriture. Les gens mangeaient du riz, des patates, des choses grasses. Et quand je vois un corps sur scène, j’aime voir quelque chose qui me rappelle tout ça.
Où avez-vous grandi ? R.G. Dans une petite banlieue en Argentine, presque une favela qui s’appelait Grand bourg, un nom français qui laissait entendre que c’était chic. En réalité c’était une forme de favela horrible avec des maisons en carton. A 45 minutes en train de Buenos aires dans la grande banlieue. J’habitais là c’était hyper dur. J’évoque des choses négatives mais je peux aussi parler des corps quand on jouait au foot sous la pluie. On aimait jouer dans la boue, ça aussi j’aime toujours, ce sont des choses qui apparaissent dans mes pièces. Je n’ai pas un rapport intellectuel au corps. Je fais appel à ma mémoire.
Le corps artistique dans l’espace public prend-t-il une autre dimension notamment parce qu’il peut contraster en tant que corps singulier avec le corps social ? J.-P.M. C’est une question qu’il faut poser à Boris Charmatz. Moi, je reste attaché au travail sur le plateau, aux gens assis dans la salle avec la lumière qui baisse pour monter sur le plateau. Ce sont des rites ancestraux et archaïques auxquels je tiens beaucoup. Mais d’autres en ont décidé autrement et notamment Boris. Il pose un certain nombre de questions autour de la notion d’oeuvre, la notion d’espace y compris la nuit tombée. Ce sont les danseurs qui portent la lumière et qui se déplacent dans les espaces urbains suivis par les « spectateurs » qui eux-mêmes font partie de l’image du spectacle puisqu’ils sont dans le champ et pas à l’extérieur.
R.G. Je partage en partie ce que vient de dire Jean-Paul parce que moi en tant qu’artiste j’ai besoin de la salle et dans ce sens là, je suis classique. Je pense que pour Boris, le fait de sortir dans la rue est quelque chose de très important. Du point de vue de sa propre trajectoire artistique.
Qu’est ce qui fait la pertinence d’une création dans notre société aujourd’hui ?
J.-P.M. Quand à un certain moment devant une œuvre, on ne regarde plus le monde de la même manière. Lorsqu’on constate en sortant que le monde a changé. Cela veut dire que l’oeuvre était exactement au bon endroit pour produire une modification du regard sur le réel.
R.G. Je n’ai jamais pensé aux conséquences que pouvait avoir mon œuvre. J’ai simplement la nécessité de faire. J’éprouve beaucoup de plaisir à faire ça. Ensuite ce qui se passe, je ne sais pas. Chacun cherche une façon de vivre. Une façon de continuer à être vivant. Si je ne trouve pas quelque chose qui m’enthousiasme, je ne veux pas vivre. Il y a un moment pour faire la pièce, pour la créer. C’est ce moment qui me fait vivre.
L’histoire de la danse contemporaine et son renouveau. Photo dr
Un bilan satisfaisant pour la 37e édition de Montpellier danse.
Au regard des chiffres, le 37e Festival de Montpellier Danse fait état d’un très bon bilan. 35?000 spectateurs, 95% de taux de fréquentation 35 représentations payantes. 20 chorégraphes venus de 11 pays. 48 films projetés dont 25 sur Merce Cunningham. Le président de Montpellier Danse Michel Miaille, cite les partenaires publics et privés du festival avec une satisfaction non dissimulée car sous la vigilance hystérique du directeur Jean-Paul Montanari le festival affiche un excédent.
Avec 400?000 euros de recettes enregistrés la billetterie couvre près de 50% des dépenses artistiques (850 000 euros) cela en maintenant une politique tarifaire attractive 40% de prix spéciaux et 3 000 billets vendus à 5 euros. Autre indicateur intéressant, 88% du public provient de la région Occitanie dont une bonne part de Montpellier et sa Métropole, ce qui fait dire à Jean-Paul Montanari en référence à Aix-en-Provence, Orange ou Avignon, « Nous ne courons pas après les Parisiens en vacances.»
Cette approche structurelle avec beaucoup de chiffres peut paraître assez lointaine des préoccupations du public exigeant de Montpellier Danse. Il n’en demeure pas moins qu’elle assure les bases de la pérennité du festival face à un avenir que l’ensemble des acteurs culturels redoutent. Alors que la Métropole à maintenu son soutien, le budget de la région Occitanie consacré au Festival enregistre un petit recul cette année et cette tendance devrait se poursuivre en 2018. L’inquiétude provient surtout du nouveau gouvernement via la réduction importante mais pas encore arbitrée, des dotations aux collectivités publiques qui pourraient se répercuter sur un secteur en crise.
Réussite artistique
Avec 21 spectacles différents dont 16 créations ou 1ères en France, Montpellier Danse demeure un vrai festival. Cette année la programmation a balayé les grands moments de près de 40 ans de danse contemporaine. Offrant avec Lucinda Childs et l’hommage à Hans van Manen un petit historique de la Danse post moderne que Prejocaj a su nourrir avec ses Pièces de New York.
Le présent a été porté par des chorégraphes comme Marlene Monteiro Freitas,Daniel Linehan, Marie Chouinard, Steven Cohen a pour sa part offert une très attachante vision personnelle de la création avec put your heart under your feet and walk/à Elu.
« Dança Doente » un corps malade et engagé qui danse. Photo dr
Avec Flood, l’américain Daniel Linehan explore le monde sur le rythme binaire apparition/disparition. Dans Dança Doente, le brésilien Marcelo Evelin l’ausculte via les ténèbres du corps obscur.
Daniel Linehan présente Flood, sa dernière création. Né à Seattle en 1982, il a travaillé comme danseur et chorégraphe à New York, avant de s’installer à Bruxelles où il s’initie à l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker. Drôlerie sérieuse, cruauté froide, envolées interrompues par des cris silencieux, chuchotements incompréhensibles, méditations, portraits féroces, rire malicieux, violentes douceurs. Les jeux de Linehan apparaissent, disparaissent, se répètent devant nos yeux. On songe à l’enfance, à l’expression d’une étrange liberté, contrainte par la règle d’un jeu programmé.
Les mouvements s’opèrent dans un espace circulaire à l’intérieur d’un labyrinthe invisible. On y circule un peu comme dans Pac Man, en évitant d’être touché par des fantômes. Plus de foyer, de feu, et de foi, dans notre société du tout-jetable pleine de nouvelles technologies et idées, Linehan interroge la domination culturelle de la nouveauté et réfléchit à ce qui disparaît, à ce qui devient superflu dans un rythme toujours plus effréné. Un beau souffle partagé par les danseurs et une technique à suivre pour survivre : respirer pour tenir ou se tenir pour respirer…
Là où Linehan se confronte à la déformation du temps et suggère un apaisement par le ralentissement. Marcelo Evelin et sa compagnie Demolition Inc prennent pour base des corps fatigués, fragiles, souffrants. Les corps adversaires les plus constants et les plus efficaces à la frénésie du beau et du renouvellement permanent. Ce qu’un certain nombre de spectateurs ont eu l’occasion, la chance (?) d’apprendre avec surprise.
Expression affirmée Dança Doente (Danse malade) débute sous l’apparence d’un cortège sinistre dont la force évocatrice pourrait s’apparenter au meilleur bestiaire zombies, à la différence majeure que les danseurs laissent leur corps trouver une manière propre d’exprimer la vie. C’est sur les pas de Tatsumi Hijikata, figure pionnière de la danse bûto, que Marcelo Evelin trouve matière à son questionnement : « Comment penser la danse comme activation d’un état corporel qui conduit à un état en commun ?»
Question éminemment politique qui ne manque pas d’écorner la vision du monde lissée qui nous tient de modèle. Pour le dire vite ce que nous renvoie Evelin, c’est notre monde, la publicité en moins. Avec ce spectacle très abouti l’habile archer brésilien équilibre une proposition qui fait mouche. Le public entre dans une zone vibratoire, esthétique et pulsionnelle qui le ramène à l’essentiel.
L’univers sonore complète cette expérience multi-sensorielle qui renvoie au changement, à la perception des modifications subtiles de notre corps. De quoi faire fuir d’impatience les gens pressés de traverser la vie au plus vite pour échapper aux hommes, dirait le libéral Benjamin Constant.