Google, voie au chapitre

google-ebooksUn petit nouveau vient de faire son apparition sur le marché des livres en ligne, entre l’application iBooks d’Apple et le mastodonte Amazon : Google. Lundi a été lancé – mais uniquement aux Etats-Unis, l’Europe étant attendue début 2011 – Google eBooks, une librairie en ligne qui propose sur ses rayonnages plus de 3 millions de livres numérisés, dont certains gratuits. Jeannie Hornung, porte-parole de Google, a décrit la nouvelle, humble : «Nous pensons que ce sera la plus grande e-bibliothèque du monde.» Il faut dire que depuis des années, Google numérise à tour de bras : 15 millions d’ouvrages, déjà, dans ses entrailles faites de 1 et de 0, dont une bonne partie de livres épuisés. Chez Hachette Livres par exemple, qui vient de signer avec Google (Libération du 19 novembre), les livres épuisés représentent 70% du fonds, soit 50 000 ouvrages. Les sous, maintenant. Si Google se garde la prérogative de fixer les tarifs (entre 1,99 et 29,99 dollars, soit entre 1,50 et 22,50 euros), l’éditeur du livre touchera jusqu’à 52% de son prix. Un partage plutôt équitable, par rapport aux pratiques d’Apple notamment. Google, d’ailleurs, montre patte blanche, en s’alliant avec les librairies indépendantes américaines et en «offrant» aux éditeurs et bibliothèques la numérisation de leurs fonds.

Le lancement de Google eBooks est la suite logique de cette politique, mais un lancement, dit-on, avancé juste avant un Noël 2010 qui pourrait être celui des tablettes numériques. Car plutôt que bouquiner sur son ordinateur, fût-il portable, l’idée, avec Google eBooks, est de lire mobile, c’est-à-dire sur téléphones ainsi que sur iPads et consorts. Enfin presque : de nombreuses liseuses sont compatibles avec la nouvelle librairie à l’exception de celle du grand ennemi Amazon, le Kindle. Hormis cette petite mesquinerie, Google eBooks nous promet une nette amélioration de la vie. Fiction : vous êtes américain et comme 7% de vos compatriotes (un taux qui selon Forrester Research devrait doubler d’ici l’an prochain), vous êtes un adepte du livre électronique. Et voilà que vous prend l’idée de lire cet auteur français dont on vous a dit le plus grand bien, ce Jean Echenoz. Sur votre ordinateur, vous achetez Cherokee, en anglais (ben oui, vous êtes américain) et commencez à lire : «One day a man came out of a shed.» Pas mal mais c’est l’heure d’aller au boulot. Qu’à cela ne tienne, dans le subway, votre smartphone vous propose de poursuivre la lecture là où vous en étiez : «It was an empty shed, in the eastern suburbs.» Vous voilà au bureau. Où, à l’heure de la pause, vous dégainez votre iPad pour continuer l’Echenoz : «The man was tall and stocky…» C’est beau.

Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts (Libération)

Voir aussi : rubrique Edition, 2010 décennie des pages numériques, Google condamné, Les éditeurs français contre Google, Mian Mian attaque,

« Les journalistes font face à l’accélération du temps »

 

Web journalisme, photo Lionel Charrier (Myop)

Qui l’aurait dit il y a dix ans : pour un journaliste, passer au Web est majoritairement perçu comme une opportunité aujourd’hui. Mais la formation pèche. C’est l’un des résultats de l’enquête sur les pratiques et les représentations professionnelles réalisée par l’Observatoire du webjournalisme (1). Une quinzaine de rédactions nationales ou régionales, papier et audiovisuelles, soit 90 journalistes ont répondu. Les questionnaires n’ont pas encore été totalement exploités, mais quelques tendances ont été dévoilées lors des premiers Entretiens du webjournalisme à Metz, organisés lundi et mardi par le Centre de recherche sur les médiations de l’université Paul-Verlaine et par l’Observatoire du récit médiatique de Louvain. «L’objectif est de confronter des universitaires et des professionnels et de faire que l’Obsweb soit un lieu de réflexion des journalistes sur leurs propres pratiques», a expliqué en préambule Arnaud Mercier, l’initiateur du projet.

Stratégies.Dans l’amphi, cette observation de soi-même a son pendant logique. Des caméras et des boîtiers se baladent, les ordinateurs portables sont déployés et les tweets de mise (#obsweb). Il y a là la deuxième promotion de la licence professionnelle journalisme et médias numériques (16 élèves), qui captent les débats et vont alimenter leur webzine école Webullition. Il y a aussi Denis Robert, le parrain de la première promo qui a décidé de faire un docu sur la suivante, parrainée, elle, par John-Paul Lepers. Les cours vont du «Rich Media» à la «datalyse», en passant par l’économie des médias. Côté recherche, les premiers Entretiens s’annoncent comme le prélude à la construction d’un réseau européen et la réalisation d’enquêtes dès 2011 avec Louvain, Genève et Laval sur les stratégies locales et les métiers de l’information numérique.

Desk. Autre enseignement de l’enquête d’Obsweb : «Les directeurs et rédacteurs en chef mettent en avant la nécessité d’être visibles sur les réseaux sociaux», rapporte la chercheuse Brigitte Sebbah, qui précise que les journalistes de base sont plus nuancés. «La majorité ne voit pas l’intérêt de tenir un blog ou d’être sur les réseaux sociaux, considérant leur plus-value utopique.» Cette nécessité de la visibilité et de la différenciation apparaît comme un moteur du personal branding. Pour Steven Jambot, qui collabore notamment au desk de France24.com, «la profession se trouve en plein bouleversement et les jeunes journalistes doivent se faire remarquer. Mais être sur les réseaux ne suffit pas, il faut être un bon journaliste.» L’ utilisation de Facebook ou de Twitter constituent pour certains un laboratoire d’apprentissage pour se protéger et jouer des commentaires.

Journaliste et community manager à France 3-Lorraine, Jean-Christophe Dupuis-Rémond a repris en main le site depuis septembre et demandé aux internautes ce qu’ils en attendaient. La page Facebook a été vivifiée, et a doublé son nombre de fans, dont une surreprésentation des jeunes (70% entre 18 et 44 ans) par rapport au petit écran. Samuel Goldschmidt, journaliste-reporter à RTL, ne se déplace jamais sans Twitter… Il évoque le plaisir d’être le premier à informer. Main sur l’iPhone, prêt à appuyer sur «envoi», il avait préparé le message avant même que le procureur dans l’affaire du petit Grégory n’annonce la réouverture de l’enquête.

(1) http://obsweb.net

Interview Arnaud Mercier

L ‘universitaire, analyse les difficiles conversions des rédactions aux nouveaux modes d’information.Arnaud Mercier, directeur de la licence professionnelle journalisme et médias numériques à l’université Paul-Verlaine à Metz, lancée à la rentrée 2009, explique la montée du webjournalisme.

Pourquoi une formation et un observatoire spécifique au webjournalisme, Obsweb ?

Nous participons tous à un vrai moment internet. Aujourd’hui, quelque chose se joue dans les pratiques, qu’il est nécessaire de restituer dans la recherche. Il faut permettre aux journalistes de descendre de leur vélo pour se regarder pédaler. Personne n’a la recette et n’expérimente le même modèle. Moi aussi, j’ai tâtonné dans l’élaboration de cette formation. Mais je suis parti d’un constat de base. Si un webjournaliste est un journaliste comme un autre, il y a une culture web, une dimension plurimédias, des compétences qui justifient une différenciation.

Qu’on le veuille ou non, un journaliste web dans un média «NEL» [«né en ligne » pour remplacer l’expression « pure player », certains ayant désormais des déclinaisons papier, ndlr], doit acquérir d’autres formes de compétences par rapport à un journaliste traditionnel. Nous dispensons ainsi un cours de datalyse et il faut pour cela bouffer de la ligne de code et savoir se servir d’outils web pour enrichir le contenu. Cela s’apprend et s’acquiert comme un réflexe. Il y a des résistances. Dans le cadre d’Obsweb, un doctorant va ainsi travailler sur les changements dans les rédactions et les résistances à ces changements. Par ailleurs, beaucoup de journalistes, qui se plaignent de ne pas être assez accompagnés dans le passage au Web, sont très critiques vis-à-vis de leur hiérarchie dans la construction de leur stratégie en ligne.

Certains des intervenants aux Entretiens ont avancé que les journalistes étaient réticents au changement, technophobes et nuls en sécurisation de leurs données. Qu’en pensez-vous ?

C’est un retard qui peut être lié à une appréhension du changement. Toute la sociologie de l’innovation montre que les passages s’accompagnent de freins culturels et mentaux. L’autre obstacle évoqué est l’absence de modèle économique pertinent des expériences en ligne. Dans le cadre de notre enquête réalisée dans une quinzaine de rédactions, la hiérarchie de l’une d’elles nous a expliqué ceci : nous avons changé tout le système informatique pour un process multimédia, comme ça nous sommes prêts quand le modèle économique sera là. Mais c’est attendre l’arme au pied ! Est-ce qu’on se lance dans l’eau froide ou on attend qu’elle devienne tiède au risque que la baignoire ait disparu ?

Pourquoi dites-vous «pas de professionnalisation sans déprofessionnalisation»?

Les nouvelles compétences peuvent contribuer à effacer le sentiment de professionnalisation ancré sur leurs anciennes compétences. C’est un défi pour les médias qui doivent continuer à attirer leur public en capitalisant sur la marque, tout s’en adaptant à l’immédiateté et en intégrant les aspirations participatives.

Les journalistes doivent faire face à l’accélération du temps, suivre le rythme des innovations, apprendre à gérer la relation directe avec les internautes, devenir homme-orchestre et être réactif à l’écoute des aspirations du public… Pour la presse quotidienne régionale qui souffre d’un problème de vieillissement de leur lectorat, le Web est le moyen de retrouver un rajeunissement d’une audience. Ce moment-là nécessite un esprit pionnier. Il faut se lancer.

Il n’y a pas de modèle et vous dites qu’il faut foncer…

Le bout du chemin est sûr mais la trajectoire pour l’atteindre ne l’est pas. Tout le monde sait que l’essentiel des pratiques d’information demain se fera par Internet et les supports mobiles. Ne serait-ce que parce que les jeunes générations élevées dans les nouvelles technologies vont vieillir. Je ne crois pas du tout que tout d’un coup, à 40 ans, elles se mettront au papier. La consommation en ligne n’est pas comme les joints qu’on fume à 17 ans et qu’on stoppe en disant j’arrête les bêtises. Ce n’est pas une phase de transition liée à un moment de rébellion. Obsweb accueille aussi un doctorant qui va plancher sur les pratiques d’informations des 15-25 ans. Si on arrive à comprendre leurs usages, on pourra alors trouver les chemins y pour arriver.

Que vous inspire l’événement WikiLeaks ?

Sans le Web, il n’y aurait pas de WikiLeaks. Je suis estomaqué de la réaction frileuse de vieilles bigotes des journalistes traditionnels par rapport à l’idée qu’ils ont des sources confidentielles. Et pourtant, c’est ce qu’ils cherchent à faire au quotidien. C’est peut-être un blocage mental et culturel lié à la modernité de WikiLeaks. Owni a développé un outil qui amène à une valorisation des Warlogs, des données tellement vastes qu’elles ne peuvent pas être exploitées par un journaliste seul. Ce qui est peut-être dur à entendre aussi, c’est que la parole publique n’est plus seulement aux journalistes patentés.

Frederique Roussel ( Libération)

 

Wikileaks : l’Empire contre-attaque

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« Je n’est jamais vu un tel acharnement »

Cédric Manara est professeur de droit à l’Edhec et membre du comité scientifique de Juriscom.net. Depuis 1995, il travaille sur les questions liées à Internet.

La démarche d’Eric Besson, qui a demandé l’arrêt de l’hébergement de WikiLeaks en France, est-elle légitime ?

La communication du ministre, c’est surtout une façon d’attendrir la viande. Il sait très bien que seule une décision de justice peut aboutir à ce résultat. Mais le juge ne peut statuer qu’en fonction d’un texte de loi, et il n’en existe pas qui protège les télégrammes diplomatiques américains. Et quand il n’y a pas de texte, la seule solution, c’est de faire appel au trouble à l’ordre public, qui permet d’interdire un acte contraire aux valeurs portées par la nation. Eric Besson veut donc convaincre l’éventuel futur juge en charge de l’affaire que WikiLeaks entre précisément dans ce cadre. Et il y a des chances pour que ça passe.

C’était aussi une manière de faire pression sur l’hébergeur OVH, qui aurait pu céder et fermer son serveur avant même l’intervention d’un juge…

Oui, ce qui aurait sans doute beaucoup nui à son image. La réaction d’OVH a été très intelligente. Ils savent que selon la loi, ils doivent retirer tout contenu «manifestement illicite» dès qu’ils ont connaissance de son existence. Ils ont appris la présence de WikiLeaks chez eux, mais ils ne pouvaient pas décider du caractère «manifestement illicite», et ils ont donc saisi la justice, qui a finalement refusé de se prononcer, car il faut un débat contradictoire.

Le service de paiement Paypal, qui a clôturé brutalement le compte de WikiLeaks, Amazon, qui a refusé de continuer à les héberger, et EveryDNS qui s’occupait du nom de domaine Wikileaks.org, ont eu moins d’états d’âme…

Ils dépendent du droit américain, qui est très libéral sur le sujet. Dans tous les contrats de ce genre d’entreprises, dans la partie CGU (conditions générales d’utilisation), il y a toujours une clause qui explique, en gros, «on arrête quand on veut, et vous êtes d’accord». Et c’est un des problèmes : Internet, aujourd’hui, est devenu très dépendant de ce droit-là, qui ne garantit pas les droits élémentaires des internautes. Dans le cas présent, il a sans doute suffi d’une pression insistante, directe ou indirecte, du gouvernement des Etats-Unis, et les prestataires se sont très vite exécutés.

Que pensez-vous de l’emballement des derniers jours dans les mesures contre WikiLeaks ?

Ça fait quinze ans que je travaille sur le sujet d’Internet, et je n’ai jamais vu un tel acharnement ! Que ce soit pour des affaires de contrefaçon, pour des ventes aux enchères d’objets nazis, pour le cybersquatting ou pour des sites illégaux de jeux d’argent, les affaires prenaient du temps. On passait soit par l’hébergeur, soit par le fournisseur d’accès, et la justice finissait par se prononcer. Mais pour Assange et WikiLeaks, c’est invraisemblable : on a utilisé en quelques jours tous les leviers possibles. Il ne manque plus que le filtrage, et qu’on interdise l’accès de WikiLeaks aux internautes, et on pourra comparer le tout au modèle chinois. Je trouve cette accélération très inquiétante.

Jusqu’à quel point ?

Jusqu’ici, les problématiques liées à Internet, c’était de la pacotille. Elles répondaient presque exclusivement à une logique économique, comme dans le cas de la contrefaçon. Aujourd’hui, on a l’impression que les Etats viennent de se rendre compte qu’ils ne contrôlent pas vraiment Internet et qu’ils exercent leur pouvoir grâce à des dispositifs techniques qu’ils ne maîtrisent pas totalement. A l’époque des pneumatiques, c’était gérable. Plus maintenant. Quelques jours après le 11 Septembre, les Etats-Unis publiaient un texte d’exception, le Patriot Act, qui mettait en place des mesures liberticides pour, soi-disant, lutter contre le terrorisme. J’ai peur qu’on ait à faire face rapidement à un Patriot Act version Internet pour reprendre la main sur ce qui circule sur le réseau. Et s’affranchir des délais et des contraintes de la justice. Il va sans dire que tous ceux qui réclament plus de contrôle depuis des années, comme les ayants droit, profiteront de cette nouvelle donne.

Les répercussions risquent donc de dépasser le cadre de l’affaire WikiLeaks…

Oui, et finalement on peut penser ce qu’on veut des révélations et du fonctionnement de WikiLeaks. On peut même ne pas avoir d’avis. Mais je crois qu’il faut être plus vigilant que jamais. Ce qui est en train de se passer peut mettre en péril l’Internet que nous connaissons. Et ça peut aller très vite.

Recueilli par Erwan Cario (Libération)

 

Voir aussi : Rubrique Médias , rubrique Rencontre Ignaciao Ramonet l’info ne circule plus à sens unique,


Quand le chercheur cultive la pensée unique

Frédéric Martel. Photo DR

Essai. Frédéric Martel entreprend une enquête fouillée sur la culture de masse à travers le monde.

Dans Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, le chercheur et journaliste Frédéric Martel, a mené une enquête sur la culture grand public dans trente pays. L’auteur analyse le jeu des acteurs, les logiques des groupes et suit la circulation des contenus sur cinq continents.

Un ouvrage riche en information pour aborder le fonctionnement et les enjeux de la culture de masse à travers le monde. Dans ce nouveau schéma du capitalisme culturel, les médias, Internet et la culture sont étroitement mêlés. On apprend beaucoup sur le modèle de production de contenu qui reste l’apanage des Etats-Unis. Avec 50% des exportations mondiales de contenu de bien ou de service culturel et d’information, le géant américain domine le secteur sans avoir vraiment de concurrence. Mais tout en usant de barrières protectionnistes efficaces sur leur marché intérieur, les Chinois se sont mis aux travail et leur fusée culturelle décolle. L’Inde, l’Indonésie, L’Arabie Saoudite sont dans la course. On assiste aussi à une montée significative des pays émergents comme le Brésil qui mise sur Internet et le potentiel de la jeunesse de sa population. L’Europe apparaît bien fragile. L’auteur évoque une juxtaposition de cultures nationales fécondes qui peinent à s’exporter.

Frédéric Martel s’oppose  à la lecture néo-marxiste qui considère que l’important pour analyser l’industrie créative est de savoir qui détient le capital et qui est le propriétaire des moyens de production avec le présupposé que celui qui les possède les contrôle. La nature de ses recherches démontre  que l’articulation entre créateurs, intermédiaires, producteurs et diffuseurs s’inscrit désormais dans une organisation interdépendante plus complexe. Reste que la nouvelle grille de lecture prônée par l’auteur ne propose rien d’autre qu’une adaptation à la financiarisation de l’économie. L’ensemble du livre repose sur une structure qui répond à « une guerre mondiale des contenus », une forme de pendant à la vision géopolitique du Choc des civilisations. On garde espoir qu’il existe d’autre manière de concevoir la modernité que sous l’angle de l’uniformisation culturelle.

Jean-Marie Dinh

Mainstream, éditions Flammarion, 455p, 22,5 euros

Invité des rencontres Sauramps, Frédéric Martel a présenté son dernier livre à l’Université Montpellier 3.

Voir aussi : Rubrique politique culturelle, Crise et budgets culturels, l’effet domino, Garder des forces pour aller à l’efficace, Régionales : visions croisées sur l’enjeu de la culture , le modèle français,

La dernière fuite de WikiLeaks fait péter un câble à Washington

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Photo. AFP

Que serait la diplomatie si elle se déroulait en public ? Voici la réponse à la question, posée ce week-end par le journaliste américain Jeff Jarvis : le site WikiLeaks a commencé à publier hier un ensemble de plus de 250 000 télégrammes rédigés ces dernières années par le ministère américain des Affaires étrangères et son réseau d’ambassades dans le monde. La plupart de ces documents couvrent la période entre 2004 et mars 2010. Ils fourmillent de détails sur tous les dossiers stratégiques du jour.

L’iran, «état fasciste». Parmi ce nouveau torrent de documents, un câble daté du 16 septembre 2009 rapporte, comme si on y était, un entretien du secrétaire d’Etat adjoint, l’Américain Philip Gordon, avec le conseiller diplomatique de l’Elysée, Jean-David Levitte et quelques autres conseillers. Au sujet de la Russie, l’un des diplomates français, Roland Galharague, affirme : «La racine du problème, c’est le régime.» Loin des courbettes habituellement réservées au duo Poutine-Medvedev, le conseiller de l’Elysée chargé de la Russie, Damien Loras, renchérit : «Les dirigeants russes manquent de vision suffisante à long terme pour leur pays et, au lieu de cela, se concentrent sur un horizon à six mois et sur leurs intérêts commerciaux», rapporte le télégramme. D’ici quatre ou cinq ans, «la Russie ne pourra plus subvenir à la demande européenne» en matière d’énergie, met en garde le même Damien Loras : cela risque de donner à la Russie «encore plus de possibilités d’influence sur une Europe qui ne s’est pas préparée à diversifier son approvisionnement énergétique». Toujours au cours de cet entretien, Jean-David Levitte qualifie l’Iran «d’Etat fasciste» et le président vénézuélien, Hugo Chávez, de «fou». «Il est en train de transformer l’un des pays les plus riches d’Amérique latine en un nouveau Zimbabwe», explique le conseiller diplomatique de Sarkozy à ses hôtes américains.

Le monde entier en prend pour son grade avec cette nouvelle avalanche de documents. Selon un télégramme, Nicolas Sarkozy est «un roi nu». L’ambassade américaine à Paris en rajoute : «Il est susceptible et a un style personnel autoritaire.»

A propos de la chancelière allemande, Angela Merkel, on lit qu’elle «évite les risques et est rarement créative». Au sujet des deux Corées, au cœur des préoccupations mondiales ces jours-ci, des télégrammes montrent que les Sud-Coréens ont proposé d’offrir des «incitations commerciales à la Chine» pour qu’elle se rende à l’idée d’une réunification de la péninsule. Le troc est bien une méthode courante de la diplomatie américaine rappellent d’ailleurs ces documents : la Slovénie s’est vue demander d’accueillir un prisonnier de Guantánamo en échange d’une entrevue avec le président Obama. La Belgique s’est entendue suggérer qu’accueillir des prisonniers de la base militaire serait, pour elle, «un moyen à moindre coût de jouer un rôle de premier ordre en Europe».

La Chine, enfin, est montrée du doigt à de nombreuses reprises. Un document affirme que le Bureau politique du Parti communiste est directement à l’origine des attaques contre Google en Chine. Depuis 2002, des agents recrutés par le gouvernement chinois s’efforceraient aussi de pénétrer dans les ordinateurs du gouvernement américains et de ses alliés occidentaux.

«Protection». Les documents dont WikiLeaks est en possession «abordent une immense gamme de sujets très sensibles», a reconnu Elizabeth King, secrétaire adjointe à la Défense. Hillary Clinton, la secrétaire d’Etat, a appelé en personne ses homologues allemand, français, chinois, afghan, saoudien et émirati pour tenter d’amortir le choc. D’autres diplomates américains se sont chargés de prévenir l’Australie, la Grande-Bretagne, le Canada, le Danemark, la Norvège et Israël. «A la différence des opinions publiques, les Etats ne seront pas tellement surpris d’apprendre ce que les Américains pensent d’eux», prédit Justin Vaïsse, directeur de recherches sur la politique étrangère américaine et l’Europe à la Brookings Institution. Mais ces documents peuvent être aussi révélateurs des «initiatives de certains pays européens sur l’Afghanistan ou l’Iran». Cette publication va «mettre en danger les vies d’innombrables innocents», a protesté l’administration Obama, comme elle l’avait déjà fait en juillet et en octobre, quand WikiLeaks avait mis en ligne des documents sur les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Ces notes «ont été fournies en violation de la législation américaine et sans considération pour les graves conséquences de cette action», souligne le conseiller juridique du département d’Etat, Harold Koh, dans une lettre au fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. Passé le moment de bonheur qu’auront les journalistes du monde entier à publier les extraits les plus cinglants, ces fuites risquent d’être «dommageables» redoute aussi Justin Vaïsse : «Elles vont conduire à accroître la protection des informations, à des destructions de documents et à un renfermement des diplomates sur eux. Au final, elles vont rendre la vie internationale moins transparente et plus secrète.»

Lorainne Millot

Correspondante à Washington pour Libération

Voir aussi Rubrique Médias 400 000 documents secrets sur la guerre en l’Irak,

Wikileaks publie 400.000 documents secrets sur la guerre en Irak

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109.032 morts en Irak dont plus de 60% de civils

La coalition internationale a torturé des prisonniers irakiens et fermé les yeux sur des exactions commises par les forces irakiennes, a affirmé vendredi le site WikiLeaks, en publiant près de 400.000 documents secrets de l’armée américaine sur la guerre en Irak. «L’administration Obama a l’obligation (…) d’enquêter» sur ces révélations, a jugé le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Manfred Nowak.

Après des semaines de suspense, le site spécialisé dans le renseignement a commencé à diffuser vendredi soir 391.831 documents qu’il a présentés comme «la plus grosse fuite de documents militaires secrets de l’Histoire». Les documents mettent en évidence «de nombreux cas de crimes de guerre qui semblent manifestes de la part des forces américaines, comme le meurtre délibéré de personnes qui tentaient de se rendre», accuse le site dans un communiqué.

Ces documents révèlent «la vérité» de la guerre en Irak, a déclaré le fondateur du site Julian Assange, samedi lors d’une conférence de presse à Londres. WikiLeaks évoque aussi le comportement de soldats américains «faisant sauter des bâtiments entiers parce qu’un tireur se trouve sur le toit».

Tortures

Les documents révèlent «plus de 300 cas de torture et de violences commis par les forces de la coalition sur des prisonniers», ajoute WikiLeaks, qui a aussi dénombré plus d’un millier d’exactions de la part des forces irakiennes. «On parle de cinq fois plus de morts en Irak, un vrai bain de sang comparé à l’Afghanistan», a déclaré sur CNN le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, jugeant que «le message de ces dossiers est puissant et peut-être un peu plus facile à comprendre que la complexe situation en Afghanistan».

L’AFP a pu consulter une partie des documents à Londres avant leur diffusion sur internet. Une grande partie des textes sont expurgés des noms pouvant mettre en danger des personnes, a expliqué WikiLeaks. WikiLeaks a également remis à l’avance ses documents à plusieurs médias internationaux comme le New York Times, le Guardian, le Monde, Der Spiegel et la chaîne Al-Jazira, qui a la première révélé leur contenu.

15.000 décès de civils non révélés

Selon la chaîne de télévision du Qatar, l’armée américaine a «couvert» des cas de torture de détenus par les autorités en Irak, où des centaines de civils ont en outre été tués à des barrages tenus par les alliés. Au vu des documents, «les autorités américaines n’ont pas enquêté sur les centaines de cas de violences, tortures, viols et mêmes des meurtres commis par des policiers et des militaires irakiens», écrit le Guardian.

Selon le communiqué de WikiLeaks, les documents secrets couvrent la période du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2009, après l’invasion américaine de mars 2003 qui a renversé le régime de Saddam Hussein.

Les documents révèlent que le conflit a fait 109.032 morts en Irak, selon le communiqué, qui précise que plus de 60% sont des civils, soit 66.081 personnes. Sur ce total, 15.000 décès de civils n’avaient jusqu’à présent pas été révélés, selon WikiLeaks.

Nouveaux cas impliquant la société Blackwater

Ces chiffres montrent «que les forces américaines disposaient d’un bilan recensant morts et blessés irakiens même si elles le niaient publiquement», a relevé Al-Jazira. Un bilan américain publié officiellement fin juillet faisait état de près de 77.000 Irakiens civils et militaires tués de 2004 à août 2008.

Selon Al-Jazira, les documents font également état de liens entre le Premier ministre irakien sortant Nouri al-Maliki et des «escadrons de la mort» qui semaient la terreur au début du conflit. D’autres documents «révèlent de nouveaux cas impliquant (l’ancienne société de sécurité américaine privée) Blackwater dans des tirs contre des civils», sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elle.

«L’administration Obama a l’obligation d’enquêter»

Le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Manfred Nowak, a appelé le président américain Barack Obama à lancer une enquête sur les cas de torture révélés dans une série de documents de l’armée américaine publiés vendredi par le site WikiLeaks.

«L’administration Obama a l’obligation, quand surgit des accusations sérieuses de torture contre un responsable américain, d’enquêter et d’en tirer les conséquences… Cette personne devrait être traduit en justice», a déclaré M. Novak sur la radio BBC 4.

M. Nowak a cependant reconnu qu’il ne pourrait s’agir que d’une enquête américaine. Des poursuites par la Cour pénale internationale (CPI) ne sont pas possibles car les Etats-Unis ne reconnaissent pas la cour, a-t-il admis.

Au cours de la même conférence de presse, un responsable de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson, a annoncé la diffusion prochaine de nouveaux documents militaires américains, sur la guerre en Afghanistan cette fois.

AFP

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