BNP-Paribas, une affaire de géométries variables

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Par Frédéric Lordon

On peut bien, si l’on veut, reparcourir l’affaire BNP-Paribas à la lumière de la saga crapuleuse des banques à l’époque de la libéralisation financière. Il faut bien admettre, en effet, que la série a de quoi impressionner, et jusqu’au point de vue défendu depuis le début ici-même, qui tient plutôt la ligne de ne pas céder à la diversion fait-diversière pour maintenir les droits de l’analyse, telle qu’elle doit rendre compte des crises financières non par l’« hypothèse du mal » — Madoff, Kerviel ou qui l’on voudra —, mais par les fonctionnements structuraux, réguliers, intrinsèques, des marchés de capitaux déréglementés. Dans un élan de sensationnalisme irrépressible autant qu’irréfléchi, les médias, toujours pressés de se rendre au plus gros, et au plus bête, se jettent sur tous les délinquants à chemise rayée comme sur des providences — il est vrai que les occasions sont rares de rafler simultanément les bénéfices de la colère populaire, de la belle image du perp walk [1] des puissants — manière d’attester une souveraine indépendance d’avec les « élites » —, et de la critique de la finance. Mais qui ne critique rien.

La fraude comme business model bancaire ?

Car il est bien certain qu’un défilé de traders en combi orange et cadènes aux poignets ne dira jamais rien d’intéressant sur la finance. Obnubilation — par l’image —, et oblitération — de tous les mécanismes ordinaires de la finance —, sont donc les produits les plus certains du barnum systématiquement monté par les médias sur les « grandes affaires » dûment étiquetées « en col blanc ». Prendre la mesure de l’inanité analytique du point de vue criminologique-médiatique requiert, par exemple, de se livrer à une simple expérience de pensée contrefactuelle demandant si la crise financière aurait été évitée si Monsieur Madoff-père s’était retiré ou si Jérôme Kerviel avait fait un BEP de plombier-chauffagiste — bref si les fâcheux n’avaient pas été là. Sauf passion du bouc émissaire et paranoïa en roue libre, la réponse est évidemment non, et les individus délinquants par conséquent renvoyés à leur juste statut : même pas épiphénoménal, simplement secondaire.

Il s’ensuit surtout que comprendre, et puis prévenir, les crises financières exige un peu plus qu’un programme de redressement moral des traders : s’intéresser aux structures mêmes des marchés de capitaux et des institutions bancaires, telles que, dans leur fonctionnement nominal, elles produisent immanquablement ces séquences : surtension spéculative mimétique, renversement brutal des anticipations, crise de liquidité se propageant de proche en proche, pour gagner potentiellement tous les compartiments de marché par le jeu de la course à la réalisation de détresse [2] et de la ruée au cash [3].

Le fait-divers divertit, donc, mais il faut bien avouer qu’au rayon « banque et finance » la récurrence fait-diversière commence à impressionner. Entre Goldman Sachs (spéculation contre ses propres clients), HSBC (blanchiment d’argent, fraude fiscale), Crédit Suisse (fraude fiscale), Barclays (manipulation du Libor), RBS (Libor également), et l’on en passe, la généralisation des comportements crapuleux finirait presque par faire croire à l’existence non pas de simples déviations récurrentes, idée en soi tendanciellement oxymorique, mais à un véritable business model, où une partie du dégagement de profit est très délibérément remise à l’exploitation de situations frauduleuses. Champion bancaire national, mais fier de sa surface globalisée, il n’était que justice — ou bien nécessité — que BNP-Paribas vînt ajouter son nom à ce très illustre palmarès. Six milliards et demi de prune tout de même — il va y avoir du bain de siège au conseil d’administration.

Pertes normales, pertes intolérables

On peut cependant résister à la pente « délictuelle » et considérer l’affaire BNP-Paribas sous un autre angle. Et même deux.

Le premier interroge la perception extrêmement variable que prennent les entités capitalistes de leurs pertes selon leurs origines. Car il y a bien quelque chose comme une hiérarchie dans l’acceptabilité, ou la « normalité », des pertes, dont le sommet est évidemment occupé par les « pertes de marché », verdict incontestable d’une quasi-nature à laquelle il est à peu près aussi vain d’objecter que de demander une diminution de l’accélération de la pesanteur. On notera au passage que les « pertes de marché » sont assez souvent l’effet de spectaculaires conneries des équipes dirigeantes, mauvais choix d’investissement ou management déplorable — on pense ainsi, mais comme un exemple parmi tant d’autres, à Boeing qui, à la fin des années 1990, avait cru malin de céder à la mode du downsizing et avait largement licencié, pour se trouver confronté à peine quelques années plus tard à un retour de croissance… et devoir ré-embaucher en catastrophe, mais en s’apercevant que tous les salariés précédemment virés étaient porteurs d’une longue et irremplaçable expérience, et qu’il allait falloir consentir longtemps des coûts monumentaux d’apprentissage, de sous-productivité, et de sous-qualité [4]. Et l’on tiendra pour l’un des symptômes les plus caractéristiques du néolibéralisme qu’on y fustige sans cesse « l’incurie de l’Etat », quand celle du capital engage des sommes non moins considérables, et aussi le destin direct de salariés qui payent de leurs emplois perdus ou de leurs revenus amputés — mais les élites privées de la globalisation, à l’image du « marché », ont été déclarées par principe les insoupçonnables instances de la rationalité, en fait les seules [5].

Or les « élites » économiques sont plus souvent qu’à leur tour à la ramasse, quand elles ne sont pas carrément incapables de comprendre ce qui se passe vraiment dans leurs entreprises, cas d’incompétence spécialement spectaculaires dans le secteur bancaire, comme l’a prouvé la crise des subprimes — des présidents ventripotents, façon Daniel Bouton, n’ayant pas la moindre idée de la tambouille qui se réchauffe dans leurs propres salles de marché [6], ni des risques réels dont ils laissent se charger leurs bilans. Il en est résulté des pertes consolidées pour le système bancaire international dont le FMI avait tenté l’estimation – entre 2 000 et 3 000 milliards de dollars, soit tout de même le plus imposant bouillon de toute l’histoire du capitalisme —, de sorte que « l’élite » s’est révélée nuisance aux intérêts de ses propres mandataires, pour ne rien dire de ceux de la société tout entière.

Rien de cet exploit retentissant cependant n’a conduit à la moindre remise en question de la compétence générale des banquiers néolibéraux à diriger les banques, et pas davantage à chuchoter à l’oreille des gouvernements, deuxième compétence supposément adossée à la première. Rien non plus n’a perturbé le moins du monde le gros mouvement de glotte qu’a nécessité tout de même d’avaler pertes aussi astronomiques, elles également versées au registre de la loi naturelle du marché contre laquelle il n’y a rien à dire.

Ainsi lorsque « le marché » lui impose la sanction, fut-elle colossale, de sa propre incompétence, le capital ne moufte pas. Mais qu’on vienne lui arracher 0,1% de cotisation supplémentaire et il hurle à la mort. Car voilà le bas, le tout en bas, de la hiérarchie de l’acceptabilité des pertes, et en l’occurrence simplement des coûts : ceux qui sont imposés par l’Etat. Procédé décidément d’une puissance heuristique incomparable, il faut là encore se livrer à une expérience de pensée contrefactuelle pour en prendre la mesure, par exemple en partant du montant de l’amende à payer par BNP-Paribas, 6,5 milliards d’euros, en considérant ensuite de celui de son impôt sur les sociétés de 2013, 2,5 milliards d’euros, pour mettre l’un en rapport avec l’autre. Et puis imaginer ceci : un gouvernement de gauche est élu et dit : « la responsabilité des banques privées dans la crise de 2007-2008, dans la récession et les déficits publics qui s’en sont suivis, étant manifeste et incontestable, elles s’acquitteront de la dette qu’elles ont contractée envers la société par une contribution exceptionnelle que nous fixons à trois fois (2,6 fois…) leur dernier impôt payé ». A ce moment ouvrir les micros et bien enregistrer le concert : Michel Pébereau hurle à la mise à mort d’un champion national, Pierre Gattaz déclare l’assassinat de l’esprit d’entreprise, Nicolas Baverez annonce la phase finale du déclin, Bernard Guetta bafouille que nous tournons le dos à l’Union européenne, les Pigeons menacent d’un exode définitif de tous les cerveaux entreprenants, Franz-Olivier Giesbert déclare qu’il faut crever l’Etat obèse, Christophe Barbier que le mur de Berlin a été remonté dans la nuit et que nous nous réveillons du mauvais côté, Jean-Marie Le Guen que trente ans de conversion de la gauche à l’économie de marché viennent d’être rayés d’un trait de plume, Laurent Joffrin pas mieux, etc. Et pourtant, rafler d’un coup trois fois l’impôt annuel, soit à peu de choses près la totalité de son profit, d’un des plus grands groupes mondiaux, les Etats-Unis l’ont fait, et sans un battement de cil.

Puissance publique et puissances privées : la possibilité d’un rapport de force

ays du marxisme-léninisme, comme il est connu de soi, les Etats-Unis ont pris un gros bâton et poum. Disons tout de suite qu’il n’y a pas lieu de pousser des cris d’enthousiasme pour autant. La re-régulation des marchés et des institutions bancaires y est aussi en carafe que partout ailleurs, et pour les mêmes raisons que partout ailleurs — l’infestation de la vie politique et des pouvoirs publics par le lobby financier. Aussi le traitement judiciaire à grand spectacle, par amendes faramineuses interposées, n’est-il que le symptôme de cette impuissance mêlée de mauvais vouloir. Mais au moins y a-t-il quelque chose plutôt que rien. Et même en l’occurrence quelque chose assortie d’assez bonnes propriétés révélatrices. La première tient donc à l’aperception des jugements extraordinairement contrastés auxquels peuvent donner lieu les mêmes événements comptables, selon qu’ils sont le fait de la crasse incurie managériale elle-même — rebaptisée « le marché » —, de la pénalité judiciaire — quand elle est étasunienne —, ou du prélèvement fiscal, pourtant légitime.

La deuxième propriété révélatrice joue formellement d’un semblable effet de contraste, toujours par la simple comparaison avec les Etats-Unis soviétiques d’Amérique, en remettant d’équerre la nature des rapports, et notamment des rapports de force possibles, entre la puissance publique et les puissances privées du capital. Là encore pour s’en apercevoir, il faut imaginer pareille sanction infligée par la justice ou quelque pouvoir réglementaire français à une très grande entreprise, à plus forte raison étrangère, pour entendre, sans le moindre doute possible, les discours de l’attractivité, ou plutôt de la répulsivité du territoire français, la fuite annoncée des « investisseurs », le devenir nord-coréen du pays. Car il est maintenant reçu comme une évidence que les puissances publiques doivent abdiquer toute velléité de souveraineté, qu’elles ne sont finalement que les ancillaires des seules puissances qui comptent vraiment, les puissances du capital.

Par un renversement caractéristique de la pensée économiciste, le néolibéralisme a mis cul par-dessus tête les rapports de souveraineté réels, pour finir par ancrer dans les esprits que l’état normal du monde consiste en ce que le capital règne et que la puissance publique est serve : elle n’a pas d’autre fonction, et en fait pas d’autre vocation, que de satisfaire ses desideratas. Assez logiquement, en pareille configuration, la liste de ces derniers ne connaît plus de limite, et ceci d’autant plus que, encouragé par le spectacle des Etats se roulant à ses pieds, le capital se croit désormais tout permis.

Affirmation ou démission

Par ce paradoxe bien connu qu’on pourrait nommer « le zèle du converti de fraîche date », c’est probablement en France que cet état des choses fait les plus visibles ravages et, paradoxe dans le paradoxe, à « gauche », on veut dire à la nouvelle droite, où le devoir d’expiation s’élève pour ainsi dire au carré. Que la volonté politique puisse prévaloir contre le marché, qu’elle ne se borne pas à simplement ratifier ses injonctions, qu’elle puisse même avoir l’ambition d’arraisonner les puissances d’argent, ce sont des idées désormais jugées si épouvantables qu’on est coupable de les avoir seulement considérées. Et ce rachat-là est interminable, à proportion de la croyance antérieure, qu’il ne suffit pas de récuser comme une simple erreur mais dont il faut reconnaître, et puis compenser rétroactivement, l’exceptionnelle abomination. Aussi depuis les 3% maastrichtiens de Bérégovoy jusqu’au « pacte de responsabilité », la Gauche repentie, par là vouée à devenir Droite complexée, n’en finit pas de se couvrir la tête de cendre, dans une surenchère de démonstration qui veut prouver à la face du monde l’irréversibilité de sa conversion — et le Medef a très bien compris qu’il pouvait compter sur elle pour en faire plus que n’importe qui.

Notamment, donc, pour se faire la stricte desservante de l’idée néolibérale par excellence qui pose la souveraineté de « l’économie » — et la subordination à elle de tout ce qui n’est pas elle. Ainsi, par exemple, est-il devenu presque impossible de faire entendre qu’il n’y a rien d’anormal à ce qu’une entreprise de service public soit déficitaire, et endettée, précisément parce que les servitudes de sa fonction, l’universalité par exemple, emportent des coûts spécifiques qui l’exonèrent des logiques ordinaires de l’économie privée.

L’Etat est donc désormais enjoint d’abandonner toute logique propre pour n’être plus, fondamentalement, que le domestique de « l’attractivité du territoire », entreprise de racolage désespérée, car la concurrence est sans merci sur les trottoirs de la mondialisation, d’ailleurs dirigée aussi bien vers l’extérieur — faire « monter » les investisseurs étrangers — que, sur un mode plus angoissé encore, vers l’intérieur — retenir à tout prix notre chère substance entrepreneuriale. Il est bien vrai que dans les structures de la mondialisation néolibérale qui lui a ouvert la plus grande latitude possible de déplacements et d’arbitrages stratégiques, le capital a gagné une position de force sans pareille, et la possibilité du chantage permanent : le chantage à la défection, à la fuite et à la grève de l’investissement [7].

Le rapport de force réel cependant ne s’établit pas seulement d’après ses données objectives, mais plus encore peut-être d’après le degré d’amplification que leur font connaître un certain état de soumission et une propension à baisser la tête — à leur maximum dans le cas de la Droite complexée. Si le cas BNP-Paribas, donc, est bien une affaire de géométrie variable, c’est parce qu’en plus de montrer les variations auxquelles peuvent donner lieu les « jugements de pertes », il met en évidence, par la comparaison la plus irrécusable — celle avec les Etats-Unis —, la différence dans les degrés de fermeté, ou d’abdication, des puissances souveraines face aux puissances privées du capital.

Là où l’Etat de François Holande s’humilie chaque jour davantage devant le patronat français, l’administration étasunienne, à qui on peut reprocher bien des choses mais certainement pas de méconnaître ses propres prérogatives de souveraineté, sait de temps en temps rappeler aux entreprises les plus puissantes à qui vraiment revient le dernier mot en politique. En ces occasions — évidemment exceptionnelles, car on présenterait difficilement les Etats-Unis comme le lieu sur Terre du combat contre le capital… —, en ces occasions donc, le gouvernement US se moque comme de son premier décret des possibles cris d’orfraie, de la comédie de l’Entreprise outragée, de la menace du déménagement et de la porte claquée. Etonnamment d’ailleurs, de cris d’orfraie, il n’y a point. BNP-Paribas s’est fait copieusement botter le train, mais BNP-Paribas s’écrase, relit de près Rika Zaraï, fait des frais d’herboristerie… et n’attend, en se faisant petit, que le moment d’avoir le droit de faire retour à ses chères opérations dollars. BNP-Paribas pourrait bien monter sur ses grands chevaux et promettre le boycott des Etats-Unis, les Etats-Unis s’en foutent comme de l’an quarante, et ils s’en foutraient même si ça leur coûtait. Car il s’agit d’affirmer un primat.

Ne plus se rouler au pied du capital

Que les raisons diplomatiques qui ont commandé en dernière instance la décision étasunienne soient les plus critiquables du monde, la chose n’est pas douteuse, mais ça n’est pas là qu’est le problème en l’occurrence. Le problème est de principe, et tient à la réaffirmation de la hiérarchie des puissances. Il n’y a certainement pas que des motifs de réjouissance dans l’affirmation de l’imperium étatique, dont on sait à quel point il peut se faire haïssable, le cas des Etats-Unis étant d’ailleurs spécialement gratiné sous ce rapport. Mais s’il n’y a à choisir qu’entre l’imperium de l’Etat et celui du capital, alors la décision est vite faite. Pour toutes ses distorsions et ses pantomimes, il arrive que la chose appelée (par charité) « démocratie », dans le cadre de laquelle l’imperium d’Etat est contraint de s’exercer, il arrive donc, parfois, que la « démocratie » impose des commencements de régulation, voire laisse passer quelque chose de la voix populaire si celle-ci finit par le dire suffisamment fort. Dans l’espace du capital, en revanche, nul ne vous entendra crier.

S’il s’agit de capitalisme, tout ce qui vient des Etats-Unis est réputé insoupçonnable, répète en boucle le catéchisme néolibéral. Pour une fois profitons-en. Les occasions de faire jouer en notre faveur les fausses hiérarchies de la légitimité sont trop rares pour ne pas être exploitées jusqu’au trognon. S’il y a bien une leçon à tirer de l’affaire BNP-Paribas, ça n’est pas tant que les banquiers néolibéraux sont des fripouilles, aussi bien au sens du code pénal que de la nuisance sociale, c’est que la puissance publique, pourvu qu’elle le veuille, n’a ni à passer sous le tapis ni à céder à tous les ultimatums du capital. La vérité c’est que les capitalistes sont assez souvent de grosses nullités ; qu’on ne compte plus les désastres privés comme publics auxquels ils ont présidé ; que leur départ outragé aurait assez souvent moins d’une catastrophe que d’un opportun débarras ; qu’il ne manque pas de gens, derrière, pour prendre leur place — et pourquoi pas sous les formes post-capitalistes de la récommune [8] ; que si c’est le capital local lui-même qui fait mine de s’en aller, il y a d’abord quelques moyens juridiques très simples de l’en empêcher ; que si c’est le capital étranger qui menace de ne plus venir, il n’y a pas trop de mouron à se faire pourvu qu’on n’appartienne pas à la catégorie des eunuques « socialistes » : la rapacité du capital sait très bien s’accommoder même des conditions les plus « défavorables » — le cas BNP-Paribas ne démontre-t-il pas précisément qu’on fait la traque aux entreprises qui se précipitent, mais clandestinement, pour faire des affaires en Iran, au Soudan, etc., pays pas spécialement connus pour leurs ambiances business friendly

S’il y a un sou de profit à faire plutôt que zéro, le capital ira [9]. Et si, d’aventure, offensé, il prend ses grands airs un moment, il reviendra. L’éternel retour de la cupidité, ne sont-ce d’ailleurs pas les marchés financiers qui en font le mieux la démonstration : là où la théorie économique vaticine, le doigt tremblant, qu’un défaut sur la dette souveraine « ferme à tout jamais les portes du marché », l’expérience montre que les Etats ayant fait défaut font surtout… leur retour sur le marché à quelques années d’écart à peine, et qu’ils sont bien certains de trouver à nouveau des investisseurs pour leur prêter, d’autant plus si les taux sont un peu juteux.

Sagesse du (très) gros bâton, exemplarité de la saisie

Que la puissance publique ait ainsi les moyens de réaffirmer le primat de la souveraineté politique et de tendre le rapport de force avec le capital, comme l’atteste spectaculairement la décision des Etats-Unis contre BNP-Paribas, mais contre bien d’autres groupes, étrangers ou pas, bancaires comme industriels, c’est un aspect du dossier qui, curieusement, n’a pas traversé l’esprit d’un seul éditorialiste. On se souvient en revanche de la tempête d’indignation qu’avait soulevée la nationalisation par le gouvernement argentin de YPF, filiale du groupe pétrolier espagnol Repsol. N’étaient-ce pas les lois du marché, peut-être même les droits sacrés de la propriété, qui étaient ainsi foulés au pied ? Indépendamment de toute discussion du bien-fondé de la décision économique en soi, qui est sans pertinence pour le présent propos, on rappellera tout de même que cette nationalisation s’est faite dans les règles, par rachat monétaire de leurs titres aux actionnaires — le droit de propriété n’a donc pas trop souffert. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il en aille toujours ainsi. Il est des cas où la violation de bien public est telle que la saisie pure et simple est une solution d’une entière légitimité politique — c’est bien ce qu’il aurait fallu infliger au secteur bancaire privé dans sa totalité, responsable de la plus grande crise financière et économique de l’histoire du capitalisme [10].

Il faut rappeler ces choses élémentaires pour prendre à nouveau la mesure des pouvoirs réels de la puissance souveraine, contre tous les abandons des démissionnaires — vendus ou intoxiqués. Et l’occasion est ainsi donnée d’offrir au paraît-il insoluble problème de la re-régulation financière sa solution simple, simple comme le « dénouement » du nœud gordien, une solution en coup de sabre : les règles — c’est-à-dire les interdictions — de la nouvelle régulation posées [11], toute infraction sérieuse sera aussitôt sanctionnée par une nationalisation-saisie, soit une expropriation sans indemnité aucune des actionnaires.

Comme l’a définitivement montré la crise ouverte depuis 2007, crise généreusement passée par la finance privée aux finances publiques et à l’économie réelle, et qui s’est payée en millions d’emplois perdus, en revenus amputés et en innombrables vies détruites, la position occupée par le système bancaire dans la structure sociale d’ensemble du capitalisme le met ipso facto en position de preneur d’otages — à laquelle la théorie économique, bien propre sur elle, préfère le nom plus convenable d’« aléa moral » —, et par là même en position d’engendrer impunément, et répétitivement, des dégâts sociaux hors de proportion. La tolérance en cette position névralgique d’un secteur privé, abandonné à la cupidité actionnariale, ne peut avoir moindre contrepartie que la reconnaissance de la très haute responsabilité sociale des banques qui s’ensuit, assortie des sanctions les plus draconiennes en cas de manquement, la saisie-nationalisation en étant la plus naturelle — position en réalité d’une grande, d’une coupable, tolérance, car la conclusion qui suit logiquement de pareille analyse voudrait plutôt que, par principe, le système bancaire soit d’emblée, et en totalité, déprivatisé [12].

En tout cas, comme le montre à sa manière l’affaire BNP-Paribas, et le profil bas aussitôt adopté par ses dirigeants, le rapport de force a ses éminentes vertus, le seul moyen de faire plier une puissance, comme celle du capital, étant de lui opposer une puissance contraire et supérieure. Il suffit donc de sortir les contondants de taille suffisante pour (re)découvrir que le capital n’est pas souverain, et qu’il peut être amené à résipiscence. Gageons que les conseils d’administration bancaires, dûment informés du nouveau « contexte régulateur » qu’on se propose de leur appliquer, ne manqueraient pas — désormais — de surveiller avec un peu moins de laxisme, peut-être même de très près, les agissements des directions qui sont en fait leurs mandataires. Et que, sous la menace d’une expropriation sans frais, ils se montreraient des plus attentifs au respect par leur banque des nouvelles règles en vigueur.

Le capital, dit-on, s’y entend comme personne pour trouver les défauts de la cuirasse, tourner les réglementations et faire fuir tous les contrôles. A leur corps défendant sans doute, les Etats-Unis viennent de prouver que non, en montrant en acte qu’il suffit de taper suffisamment fort pour que le capital se tienne tranquille. Nul ne sera assez égaré pour voir dans cette décision à l’encontre de BNP-Paribas autre chose qu’une de ces éruptions réactionnelles de souveraineté étatique [13] sans suite ni cohérence, en tout cas sans le moindre projet politique d’ensemble. Mais peu importe : la démonstration est là, il appartient ensuite à qui voudra de la prolonger en un projet, le projet que le capital ne soit plus le souverain dans la société, le projet d’une déposition en somme.

Frédéric Lordon

Source Blog du Monde Diplo mardi 8 juillet 2014,

Notes

[1] Perpetrator walk, ou perp walk, est le nom donné à l’exhibition médiatique des accusés, menottes aux poignets, encadrés par deux policiers.

[2] C’est-à-dire la vente en panique des actifs vendables.

[3] Voir à ce sujet André Orléan, Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999, et De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, Editions Rue d’Ulm, 2009 ; ainsi que Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.

[4] On trouvera un catalogue d’erreurs managériales bien fourni dans l’ouvrage de Christian Morel, Les Décisions absurdes, Gallimard, 2009.

[5] De ce point de vue le numéro de Marianne en date du 19 juin 2014 qui pose la question « Les grands patrons français sont-ils nuls ? » tranche agréablement.

[6] Ce qui ne veut certainement pas dire en l’occurrence que Kerviel était seul au monde, l’hypothèse que nul dans sa hiérarchie n’ait rien connu de ses agissements étant proprement rocambolesque.

[7] Au sujet des prises d’otages du capital voir « Les entreprises ne créent pas l’emploi », 26 février 2014.

[8] Sur l’idée de « récommune », voir Frédéric Lordon, La crise de trop, Fayard, 2009 ; Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

[9] En ces temps de capitalisme actionnarial, la formulation la plus juste dirait : « s’il y a une opportunité de passer la barre de la rentabilité financière d’un sou plutôt que de zéro… »

[10] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

[11] Dont on pourra trouver les éléments dans « Si le G20 voulait… », septembre 2009.

[12] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

[13] Qu’on nous épargne les distinctions en l’occurrence byzantines entre « l’Etat », stricto sensu, et « la Justice ». Ce qui compte ici c’est la puissance publique lato sensu, en tant qu’elle oppose sa logique propre à celle des puissances privées.

Voir aussi : Rubrique Affaires, rubrique Finance, rubrique Politique, Politique Internationale,

Hooman Sharifi. Souffle hypnotique d’un sacrifice libérateur

HOOMAN_SHARIFI_EVERY_ORDER_EVENTUALLY_LOOSES_ITS_TERROR_(C)_IMPURE_COMPANY_HOOMAN_SHARIFICréation. Every order enventually looses its terror de Hooman Sharifi. Le fil ondoyant d’une transcendance de la libération de l’individu à l’amour…

A travers les gouttes qui tombent par intermittence, entre les larmes des hommes et des femmes se donne la performance de Hooman Sharifi Every order enventually looses its terror ( tout ordre perd finalement de sa terreur) une création concoctée en résidence à l’Agora cet hiver. La pièce aborde les thèmes du sacrifice de soi, des rituels de deuil et de l’amour.

 » Ce n’est pas la première fois que je travaille sur le sacrifice , explique le chorégraphe d’origine iranienne qui vit à Oslo, avec ce travail nous avons approchés la notion des rituels mais nous nous sommes très vite aperçus que cela serait très long, alors nous avons opté pour une appropriation. Avec cette pièce, nous créons en quelque sorte notre propre rituel. »

Sur le plateau, les quatre danseurs sont accompagnés de deux musiciens, percussions et tanbûr iraniens. La pièce démarre dans un noir rythmé qui converge vers le corps des quatre danseurs. Individus singuliers en action, comme en lutte avec leur propre souffrance et pris dans le mouvement centrifuge d’un grand tout.

Ici le rite s’émancipe des représentations du progrès  qui le relaie un peu rapidement aux pratiques d’un autre âge. Le rite nous relie à notre humaine condition, autrement dit à  la liberté. C’est la voie qui nous permet d’y parvenir que semble nous indiquer Hooman Sharifi. Son travail ne s’inscrit pas dans une critique directe de l’ordre social, politique ou religieux. Il prend la distance nécessaire avec les systèmes et du même coup redonne du pouvoir à l’humain, notamment celui d’entrer en relation avec l’autre.

Le rituel du deuil iranien appelé Ashura, jour où les chiites commémorent le martyre du petit-fils du prophète, a servi d’inspiration à la performance qui transcende la dimension religieuse en conservant le caractère collectif.  » Ce rituel étonnant a marqué mon enfance, C’est ma première performance, si nous pouvions mettre la religion en dehors de ça, ce serait une superbe activité pour la société, veiller et faire publiquement un deuil ensemble.« 

Dans la pièce les danseurs se faufilent. Entre le tapis d’or et la rudesse des pierres. le rapport à l’espace se joue dans une conscience corporelle personnelle et collective aigüe. Il agissent, souffrent et vivent. Traversent le sacrifice et le deuil pour aborder la notion d’amour.

«  Il n’y a pas une grande différence entre la politique et l’amour, souligne Hooman Sharifi, ni entre l’art et la politique. Avec cette pièce, on fait de la politique interne. On réduit la hiérarchie pour reconstruire. » C’est dire si  cette pièce nous libère.

Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise le 27/06/2014

(A sa parution cet article a subi des coupes malheureuses)

Voir aussi : Rubrique Danse, rubrique Festival, Montpellier Danse 2014, rubrique Montpellier

 

Le chef de la diplomatie iranienne reconnaît que l’Holocauste était une « tragédie »

332323_Zarif-IranLe ministre des affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a affirmé dimanche 2 février à la télévision allemande que l’extermination des Juifs sous le régime nazi avait été « une cruelle tragédie funeste qui ne doit plus jamais se reproduire ».

« Nous n’avons rien contre les Juifs et le plus grand respect pour eux à l’intérieur de l’Iran et en dehors. Nous ne nous sentons menacés par personne », a déclaré, sur la chaîne de télévision allemande Phoenix M. Zarif, après avoir participé à la conférence sur la sécurité de Munich.

Contrairement à son prédécesseur, Mahmoud Ahmadinejad, qui avait nié l’existence de l’Holocauste, le nouveau président iranien Hassan Rohani a de son côté condamné « le massacre des Juifs par les nazis ».

LA « TACTIQUE DE L’ÉCRAN DE FUMÉE »

Selon des extraits de l’émission communiqués par la chaîne Phoenix, Mohammad Javad Zarif a aussi affirmé dimanche que « les droits du peuple palestinien étaient violés depuis soixante ans » par Israël, qui utilise « la tactique de l’écran de fumée ».

Le ministre iranien a par ailleurs déclaré qu’en ce qui concerne les difficiles négociations sur le nucléaire iranien, Téhéran voulait « rompre le cercle vicieux et utiliser tous les moyens pour instaurer la confiance ». Mais « nous n’accepterons pas d’être commandés » par d’autres, a-t-il ajouté.

Téhéran s’est engagé depuis le 20 janvier à geler certaines activités nucléaires sensibles en application de l’accord intérimaire conclu le 24 novembre à Genève avec le groupe des 5+1 (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, Allemagne). Les négociateurs ont prévu de se retrouver le 18 février à Vienne.

Source AFP 03/02/14

Voir aussi :  Rubrique Proche Orient, rubrique Iran, La réussite de la politique d’ouverture de Rohani dependra de l’occident,

Les USA pourraient entraîner des forces irakiennes en Jordanie

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Le gouvernement américain envisage de fournir un entraînement aux forces d’élite irakiennes en Jordanie pour aider le gouvernement du Premier ministre Nouri Al Maliki à repousser une offensive d’Al Qaïda dans la province d’Anbar.

Les Etats-Unis avaient fait savoir il y a quelques jours qu’ils étaient en discussion avec l’Irak sur l’entraînement de ses forces d’élite dans un pays tiers en l’absence d’accord permettant aux forces américaines d’opérer en Irak.

« Il y a des discussions et la Jordanie fait partie des discussions », a déclaré un responsable du Pentagone sous le sceau de l’anonymat.

Parmi les sites envisagés, figure un centre d’entraînement pour opérations spéciales près d’Amman, a précisé ce responsable.

La Jordanie, qui accueille notamment des réfugiés de la guerre civile en Syrie voisine, est l’un des plus proches alliés des Etats-Unis au Proche-Orient.

L’administration Obama est de plus en plus inquiète à propos de l’Irak face au retour d’Al Qaïda dans l’Anbar, province de l’ouest du pays. L’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), affilié à Al Qaïda, cherche à y installer un Etat sunnite de part et d’autre de la frontière avec la Syrie.

Deux ans après le retrait des forces américaines d’Irak, la réponse des Etats-Unis à la montée des tensions confessionnelles en Irak se limite pour l’instant à ne pas donner de crédit supplémentaire à Nouri al Maliki, un chiite dont les divergences avec la minorité sunnite du pays sont de plus en plus criantes, ainsi qu’à la volonté de ne pas impliquer l’armée américaine dans une nouvelle guerre dans la région.

Les Etats-Unis ont déjà envoyé des missiles Hellfire, des avions de surveillance et autres équipements demandés par Nouri al Maliki mais ne lui ont pas fourni les hélicoptères d’attaque qu’il a demandés. De nombreux élus américains considèrent le Premier ministre irakien comme un autoritaire en puissance ayant des liens proches avec l’Iran.

L’accord spécial négocié par les Etats-Unis avec le gouvernement de Nouri al Maliki en 2008 pour opérer à l’intérieur des frontières irakiennes a expiré à la fin de 2011 avec le retrait des forces américaines.

Missy Ryan, Danielle Rouquié

Source Reuters 10/01/2014

Voir aussi : Rubrique Moyen-Orient, rubrique Irak, rubrique Jordanie, rubrique Livre, A.Sfeir: L’islam contre l’islam,

Géopolitique de l’Iran et de l’Irak

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Par Pierre RAZOUX, Pierre VERLUISE, le 17 novembre 2013

L’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère.

Pierre Razoux vient de publier « La guerre Iran Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988 » chez Perrin. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour éclairer à la fois l’actualité et cette page d’histoire méconnue.

P. Verluise : Que vous a appris votre recherche sur le mode de fonctionnement du pouvoir iranien ? Aujourd’hui, cette guerre marque-t-elle encore les représentations mentales, les comportements et le jeu diplomatique de l’Iran ?

Pierre Razoux : La guerre Iran-Irak (1980-1988) a tout autant marqué les représentations mentales des Iraniens et des Irakiens que la Première Guerre mondiale a frappé l’imaginaire collectif des Européens. Elle constitue la matrice de la donne géopolitique qui continue de prévaloir aujourd’hui dans le Golfe. Elle permet de comprendre comment fonctionne le régime iranien, qui, quoique l’on en dise, est totalement rationnel et comprend parfaitement les notions de dissuasion et de rapport de forces. Elle démontre aussi que le régime iranien n’hésite pas à frapper le premier et à pratiquer la guerre asymétrique (attentats, kidnapping) s’il estime que c’est son intérêt. Avant de s’engager dans un processus de confrontation directe ou indirecte avec le régime iranien, que ce soit en Syrie, au Liban, en Iran (en cas de frappes contre le programme nucléaire) ou ailleurs, l’expérience montre qu’il convient d’analyser très soigneusement la portée de ses actes. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas agir ; cela signifie simplement qu’il faut être conscient de toutes les répercussions qui risquent d’en découler et qu’il faut être prêt à y faire face avec des moyens adaptés.

L’étude de la guerre Iran-Irak, comme celle de la période qui a suivi, montre que l’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère. Le Guide Ali Khamenei n’a pas oublié l’épisode douloureux de la fin de la guerre, lorsque l’ayatollah Khomeiny ne s’était résolu à mettre un terme à sa croisade contre Saddam Hussein que lorsque les caisses de la République islamique étaient vides et que les Etats-Unis se préparaient à intervenir directement contre l’Iran. La marge de négociation du pouvoir iranien avait été alors nulle et l’économie iranienne avait mis dix ans à s’en relever. En novembre 2013, à Téhéran, chacun semble comprendre que le temps joue désormais contre l’Iran, que les sanctions économiques sont efficaces, tout comme les actions clandestines visant le programme nucléaire, et qu’il est urgent de sortir le pays de l’isolement et d’attirer massivement les capitaux étrangers pour mettre en valeur ses importantes réserves gazières et pétrolières. Les trois conditions sont donc réunies : le pouvoir est conscient qu’il a intérêt à négocier, que la fenêtre d’opportunité ne durera pas indéfiniment, que les caisses sont en train de se vider et que l’option militaire, même si elle paraît s’éloigner, reste toujours sur la table. Plusieurs experts reconnus de l’Iran font valoir qu’au crépuscule de sa vie, Ali Khamenei souhaiterait laisser sa trace dans l’histoire non pas comme celui qui aurait précipité l’asphyxie du peuple iranien, mais comme celui qui aurait permis la normalisation avec l’ennemi d’hier, fort de sa stature de résistant historique à l’oppression extérieure. Il ne s’agirait nullement d’instituer des liens amicaux avec Washington, mais seulement des liens fonctionnels qui permettraient de rétablir les relations diplomatiques, de lever les sanctions économiques, de stopper les actions clandestines, d’obtenir des garanties de sécurité (notamment pour la communauté chiite au Liban) et d’attirer les capitaux étrangers. Bien sûr, une telle normalisation impliquerait un grand marchandage portant notamment sur la mise sous contrôle international du programme nucléaire iranien. Pour les mollahs les plus réalistes du régime, l’adversaire, ce n’est plus les Etats-Unis, ni même Israël, mais plutôt l’Arabie saoudite.

P. V : En quoi la guerre Iran-Irak a-t-elle brouillé les cartes géopolitiques ?

P. R : Le déclenchement de la guerre en septembre 1980 surprend et inquiète considérablement la plupart des acteurs du jeu moyen-oriental à l’exception d’Israël qui est ravi de voir deux de ses adversaires potentiels s’entredéchirer, et la Chine pas mécontente de constater la gêne de l’URSS et des Etats-Unis d’Amérique. Ce conflit n’a en effet rien à voir avec l’affrontement Est-Ouest. Il n’a rien à voir non plus avec la guerre israélo-arabe, qui aurait permis aux Arabes de s’unir derrière une même bannière. Il n’a rien de commun avec les conflits de décolonisation, puisque les régimes irakien et iranien se revendiquent tous deux comme anticolonialistes, nationalistes et tiers-mondistes. Il oppose enfin deux nations musulmanes. Difficile donc pour les dirigeants arabes de définir une ligne idéologique qui permettrait de guider un choix d’autant plus délicat que le monde arabe est profondément divisé par plusieurs lignes de fracture : monarchies « conservatrices » contre républiques « progressistes » ; régimes laïques contre régimes islamiques ; Etats pro-occidentaux contre états prosoviétiques ; Etats acceptant de discuter avec Israël contre ceux appartenant au Front du refus ; Etats rentiers contre pays pauvres. Face à cette guerre qui transcende ces lignes de fracture, les dirigeants arabes, tout comme leurs homologues occidentaux, se positionnent donc en fonction de leurs intérêts et de la nature de leurs relations bilatérales avec Bagdad ou Téhéran. Les dirigeants arabes se positionnent également en fonction de leurs rivalités, car plusieurs d’entre eux ambitionnent d’imposer leur leadership sur l’espace arabophone. Tous sont cependant d’accord sur un point : tout doit être mis en œuvre pour éviter que ce conflit ne se transforme en une guerre régionale susceptible de dégénérer en un affrontement militaire entre Américains et Soviétiques, dont les Arabes feraient impitoyablement les frais. Le pragmatisme l’emporte donc sur toutes considérations historiques, ethniques ou religieuses. Les Américains ne soutiendront l’Irak qu’à partir de 1983. Contrairement à une idée reçue, ils n’ont absolument pas poussé Saddam Hussein au crime en l’encourageant à attaquer l’Iran. Je le démontre en détail dans mon ouvrage. Quant aux Soviétiques, ils ne cesseront de changer leur fusil d’épaule, courtisant et soutenant tour à tour l’Irak, l’Iran, puis de nouveau l’Irak avant de se tourner durablement vers l’Iran. Les Chinois prendront pour leur part systématiquement le contre-pied de la position soviétique !

P. V : Comment la France a-t-elle été concernée par cette guerre ?

P. R : Paris est le seul Etat européen à avoir pris fait et cause pour Bagdad dès le début des hostilités. Les autres se sont contentés d’une attitude à la fois neutre et prudente, ne serait-ce que pour préserver leurs intérêts économiques en Irak et en Iran.

A l’époque, l’Irak était perçu par les gouvernements français successifs comme un eldorado pour les industriels du pétrole, de l’armement, de l’agroalimentaire, mais aussi du BTP et du nucléaire. Pour la classe politique et les élites médiatiques françaises, le régime irakien « laïque » de Saddam Hussein constituait un bouclier commode face au prosélytisme révolutionnaire des mollahs iraniens, même s’ils ne se faisaient aucune illusion sur son caractère autocratique. D’autant plus que plusieurs contentieux « lourds » opposaient alors la France à l’Iran : l’affaire EURODIF, l’affaire Naccache, la présence en France de l’ancien président Bani Sadr et de Mohammed Radjavi (le chef des Moudjahidin du Peuple), pour ne rien dire des ventes d’armes françaises à Bagdad (121 Mirage F-1, 56 hélicoptères de combat, 300 véhicules blindés, 80 canons automoteurs, du matériel antiaérien et antichar de dernière génération, des milliers de missiles et des millions d’obus et munitions diverses).

Le soutien de la France à l’Irak fut total jusqu’en 1983, tant que l’Irak était solvable et que les moyens de pression de l’Iran contre la France restaient très limités. Entre 1984 et 1987, ce soutien devient beaucoup plus modéré, car le régime irakien ne parvient plus à honorer ses dettes, mais aussi parce que l’Iran dispose alors de puissants leviers contre la France, à travers les otages français capturés à Beyrouth et les attentats commis en France et au Liban. Le gazage des Kurdes, au printemps 1988, sert de prétexte au gouvernement français pour prendre ses distances avec Bagdad, alors même qu’il vient de trouver une entente avec le régime iranien pour mettre un terme à la « guerre des ambassades » et normaliser ses relations avec Téhéran. Car entre temps, l’Iran a ouvert un nouveau front au Liban pour y affronter, par milices interposées, les Etats soutenant le plus l’Irak, dont la France. Ces tensions entre Paris et Téhéran culmineront à l’été 1987, lorsque le gouvernement français dépêchera un groupe aéronaval dans le Golfe, pour escorter les pétroliers français et faire pression sur le régime iranien.

Malgré les attentats (notamment celui du Drakkar, dont on vient de commémorer le 30e anniversaire) et les prises d’otages, certaines sociétés françaises n’hésitèrent pas à braver la ligne officielle du gouvernement pour alimenter les trafics en direction de l’Iran, se constituant par là même un trésor de guerre dans lequel certains partis politiques auraient pioché. C’est tout le sens de l’affaire Luchaire dévoilée dans les médias le 28 février 1986, quelques jours seulement avant les élections législatives qui amèneront le premier gouvernement de cohabitation en France. L’affaire prendra une tournure politique quand il apparaîtra qu’une partie des profits ainsi réalisés auraient alimenté une caisse noire gérée par d’anciens collaborateurs de Charles Hernu, très proches du parti socialiste. Mais il s’agit là de l’arbre qui cache la forêt, car d’autres sociétés ont fourni discrètement d’autres équipements à l’Iran. Je vous renvoie à mon ouvrage.

P. V : Puisque vous évoquez le gazage des Kurdes, que nous a appris la guerre Iran-Irak au sujet du positionnement des grands acteurs à propos des armes chimiques ?

P. R : Lorsqu’à l’été 1982, après dix-huit mois de guerre, l’Iran porte les hostilités en Irak, Saddam Hussein comprend qu’il lui faut une arme de destruction massive pour dissuader les Iraniens de poursuivre la guerre. Il lance donc un programme « d’armes spéciales » grâce à l’appui technique des Soviétiques et de plusieurs sociétés industrielles occidentales. Les premières armes chimiques « basiques » sont prêtes en 1983 et utilisées massivement en 1984. Dès lors, l’armée irakienne ne va plus cesser d’y recourir jusqu’à la fin de la guerre pour repousser chaque offensive majeure des Iraniens. Cette utilisation des armes chimiques contre des combattants n’entraîne aucune réprimande majeure de la part de la communauté internationale qui craint plus que tout de voir l’Iran l’emporter. Il faut se rappeler qu’à l’époque, nous étions en pleine guerre froide ; les armées de l’OTAN ne pouvaient pas stigmatiser l’arme chimique, sachant très bien qu’elles auraient probablement du l’utiliser en cas d’invasion soviétique. Ce n’est qu’en 1988, lors de l’opération Anfal de punition des Kurdes irakiens suspectés d’avoir collaboré avec l’envahisseur iranien, que Saddam Hussein ordonne le bombardement chimique de la bourgade d’Halabja, afin de stopper une percée iranienne, causant près de 5 000 morts civils. C’est à partir de là que la communauté internationale va s’émouvoir et que les capitales occidentales vont prendre leur distance avec Bagdad. A ma connaissance, les Iraniens n’ont utilisé l’arme chimique qu’une fois, au début de l’été 1988, pour tenter de repousser la contre-offensive irakienne victorieuse au nord de Bassora. Quoi qu’il en soit, une fois la guerre Iran-Irak et la guerre froide terminées, le risque de prolifération des armes chimiques convainc les Nations unies d’adopter une convention internationale bannissant leur emploi, leur fabrication et leur stockage. Cette convention, adoptée le 13 janvier 1993, a entraîné la destruction des stocks, mis en place des mesures de vérification très intrusives et s’applique aujourd’hui à la quasi totalité des Etats, y compris aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité. C’est l’organisation internationale chargée de la mettre en œuvre, notamment en Syrie, qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix.

P. V : La dimension économique a-t-elle joué un rôle important dans la conduite des hostilités ?

P. R : Oui, la guerre économique a joué un rôle absolument décisif ! A l’époque, on n’avait pas encore adopté le vocable politiquement correct de « sanctions économiques ». On parlait encore de guerre économique, mais cela revient au même. Contrairement aux idées reçues, la guerre des pétroliers entre l’Irak et l’Iran, qui a culminé en 1986 et 1987, n’a pas eu un impact déterminant pour ruiner les belligérants et les convaincre de cesser les hostilités. Ce sont en fait les armateurs européens qui ont le plus souffert, notamment par la multiplication par vingt des primes d’assurances ! Ce qui s’est avéré réellement déterminant, c’est la politique concertée entre Washington et Riyad d’effondrement conjoint des prix du pétrole et du dollar, à partir de l’été 1985. C’est à ce moment là que l’Arabie saouditea pris conscience qu’il lui fallait ouvrir en grand les vannes de ses oléoducs en triplant sa production pétrolière en six mois. Conjuguée à la baisse de 50 % du prix du dollar, l’effet a été radical pour l’économie iranienne, tout comme d’ailleurs pour l’économie soviétique qui était également visée. En l’espace d’une année, l’Iran et l’Irak ont vu leur PIB divisé par trois ! L’Irak a pu y faire face, car Saddam menait une guerre à crédit, grâce aux largesses des pays du Golfe, aux garanties bancaires des Etats-Unis et à la bonne volonté de ses fournisseurs européens et soviétiques. L’Iran, en revanche, s’est effondré économiquement et n’a plus eu les moyens de financer sa guerre. Car autant le régime des mollahs savait qu’il pouvait acheter des armes et des munitions un peu partout au prix fort, autant il savait qu’aucun Etat ne lui prêterait ou ne lui offrirait le moindre dollar. Cela reste d’ailleurs valable aujourd’hui !

P. V : Quels sont les principaux enseignements stratégiques de ce conflit ?

P. R : Cette guerre a isolé et marginalisé à la fois l’Irak et l’Iran sortis exsangues des hostilités, poussant le premier à envahir le Koweït en 1990 pour éponger ses dettes et occuper son armée pléthorique, et le second à se lancer résolument dans la voie d’un programme nucléaire devant lui permettre de se doter à terme d’une capacité nucléaire militaire, pour dissuader toute nouvelle agression extérieure et s’assurer qu’un tel traumatisme ne se reproduise plus. Cette guerre a permis également aux Occidentaux de s’implanter durablement le Golfe, notamment sur le plan militaire, et aux Russes d’y projeter leur influence.

Fondamentalement, la Turquie et l’Arabie saoudite peuvent être considérés comme les deux grands « vainqueurs » de cette guerre. La Turquie parce que la guerre lui a permis de se refaire une santé économique en achetant du pétrole très bon marché aux deux belligérants et en commerçant massivement avec eux. L’Arabie saoudite en s’imposant comme un interlocuteur politique incontournable de la région.

Sur le plan militaire, les opérations aéronavales, à la fin de la guerre Iran-Irak, notamment celles conduites par l’US Navy, ont montré qu’il était impossible d’interdire durablement la navigation dans le détroit d’Ormuz, quels que soient les efforts déployés par l’Iran. Les marins occidentaux ont redécouvert à cette occasion la guerre des mines et l’escorte de convois, qu’ils avaient oubliés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ces leçons s’avèrent plus que jamais d’actualité, à l’heure où l’Iran pourrait être tenté de fermer ce détroit stratégique en cas d’intervention militaire contre son territoire.

P. V : Vous avez eu accès à de très nombreuses sources, dont les fameuses bandes sonores de S. Hussein. Que vous ont-elles appris et comment y accéder ? Existe-t-il d’autres documents de ce type qui gagneraient à être valorisés ?

P. R : J’ai en effet eu accès au fabuleux trésor que représentent pour les historiens les fameuses bandes audio de Saddam », saisies à Bagdad par l’armée américaine en 2003. Le dictateur irakien savait qu’il était un tribun, pas un écrivain. Conscient qu’il ne laisserait pas d’ouvrage à la postérité et souhaitant que son peuple se souvienne de lui, il avait systématiquement mis sur écoute les lieux de pouvoir et salles de réunions, afin que ses discours et interventions soient enregistrés. Le but était de laisser une trace permettant aux historiens irakiens de magnifier ses décisions majeures, après sa mort, mais également de surveiller ses adjoints et ses ministres.

es enregistrements retracent bien évidemment les discussions d’état-major entre Saddam Hussein et ses généraux, notamment pendant les phases cruciales de la guerre. J’ai eu la chance d’y avoir accès en allant à Washington à la National Defense University. Ce fut pour moi une expérience fascinante que d’éplucher les retranscriptions d’une partie de ces bandes, et d’assister par procuration à ces débats bien souvent téléguidés par le président irakien, mais pas toujours, car ce dernier savait faire preuve d’une étonnante capacité d’écoute.

En justifiant d’une recherche sérieuse, en étant réputé fiable et en remplissant un certain nombre de formulaires, il est possible de consulter ces archives sur place, en contactant le Conflict Records Research Center via l’adresse Internet CRRC [at ] ndu.edu. Ceux qui lisent le persan pourront également consulter les nombreux volumes « d’histoire officielle » que le régime iranien a commandités sur cette guerre. Enfin et lorsqu’elles seront déclassifiées, les archives diplomatiques françaises de la période 1980-1988 devraient apporter des informations très précieuses sur la perception que les diplomates français en poste à Bagdad et Téhéran se faisaient de ce conflit.

Copyright Novembre 2013-Razoux-Verluise/Diploweb.com

p-razoux-guerre-iran-irak-pLa guerre Iran-Irak aura marqué un tournant dans l’histoire du Moyen-Orient. On ne peut pas comprendre la situation qui prévaut aujourd’hui dans le Golfe, le dossier nucléaire iranien ou les crises politiques à Bagdad et Téhéran, sans saisir les frustrations et craintes persistantes qui découlent directement de cette guerre. Terriblement meurtrière, elle a frappé à jamais l’imaginaire des protagonistes mais aussi des Occidentaux : en mémoire, les images dramatiques d’enfants envoyés au combat, les villageois gazés, les villes en ruines, les pétroliers en feu ou les tranchées ensanglantées. Pour retracer cette histoire à la fois militaire et diplomatique, aux enjeux économiques certains, Pierre Razoux a eu accès à des sources inédites de première main, dont les fameuses bandes audio de Saddam Hussein. Il détaille ici les nombreuses affaires ? Irangate, Luchaire, Gordji, attentats en France, enlèvements au Liban ? toutes étroitement liées à ce conflit. Une histoire faite de rebondissements permanents au gré de l’attitude des pétromonarchies, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, mais aussi caractérisée par la compromission de nombreuses nations, parmi lesquelles la France…

 le livre de Pierre Razoux sur le site des éditions Perrin

Voir aussi :  rubrique  Méditerranée, rubrique Moyen Orient, Irak, Iran, rubrique  Rencontre   Gilles Kepel, Antoine Sfeir,