L’Iran et les États-Unis semblent avoir un ennemi en commun : l’État islamique. Et même si John Kerry affirme qu’il n’y a pas de coopération entre les deux pays, pour Thomas Flichy de La Neuville, membre du centre Roland Mousnier, Université de Paris IV – Sorbonne, l’Iran va devenir le théâtre d’une guerre d’influences géo-économiques majeure.
Comment expliquer le rapprochement américain vis-à-vis de l’Iran ?
Force est de constater que les sanctions économiques à l’encontre de l’Iran n’ont pas produit tous les effets escomptés, même si la situation économique du pays est très difficile. On peut même parler d’échec si l’on considère le nombre actuel de centrifugeuses par rapport à la situation qui prévalait au moment des premières sanctions.
Loin de confiner davantage ce pays, les sanctions l’ont rapproché de la Russie et surtout de la Chine. Or, le centre géo-économique du monde est en train de se déplacer à grande vitesse vers l’Orient. Par conséquent, plus le temps passe, plus les sanctions gênent l’Europe.
En réalité, les sanctions américaines ne punissent pas l’Iran, mais bien les entreprises européennes. En effet, Washington veut assécher le marché iranien de la concurrence européenne.
Or, non seulement, les entreprises chinoises ont rempli le vide laissé, mais les sociétés françaises, longtemps découragées par l’hostilité des pouvoirs publics français et des banques, ont été supplantées par leurs concurrents européens, l’Allemagne en particulier. La place de la France s’est effondrée.
Des accords bilatéraux à l’origine du rapprochement
Depuis une décennie, l’alliance souple entre l’Iran, la Chine et la Russie avait constitué une sorte de « nouvel empire mongol« . Une forteresse continentale qui s’opposait en quelque sorte à la puissance océanique déclinante des États-Unis.
Mais ce nouvel empire souffrait d’une faiblesse de taille : l’île turcophone, c’est à dire la Turquie et les territoires de langue et de culture turque lui échappaient. Or, d’un point de vue historique, c’est bien le centre turco-mongol qui a fédéré l’Empire de Gengis Khan.
L’élément déclencheur est le suivant : le 1er décembre 2014, ont été conclus une série d’accords bilatéraux d’une extrême importance entre la Russie et la Turquie. Vladimir Poutine, qui a retrouvé l’initiative stratégique en désendettant la Russie, a fait échouer le projet de gazoduc russo-européen en lui substituant un nouveau pipeline russo-turc.
Ce mouvement vers le sud est un succès diplomatique majeur pour Vladimir Poutine. Ce succès est d’autant plus important qu’il n’a été entouré d’aucune publicité. Or, en raison de la concurrence millénaire entre l’Iran et la Turquie, l’alliance Russie-Iran-Turquie-Chine, donne au partenaire russe un rôle de pivot.
Rien ne semble pouvoir enrayer le déclin américain
À la différence de Vladimir Poutine, qui parvient à multiplier les succès stratégiques au sein de sa sphère d’influence et peut compter sur la division des européens sur la question ukrainienne, le président américain est aux prises avec une accumulation inverse de défaites militaires : Afghanistan, Irak, Libye, Ukraine. Rien ne semble pouvoir enrayer le déclin américain.
En réalité, la politique étrangère américaine, porte en elle de telles contradictions, qu’elle entraîne irrémédiablement le chaos. Qui plus est, l’Amérique est tentée par une politique de pillage afin de remédier à son endettement colossal.
Tout comme Vladimir Poutine, qui exerce une influence visible sur les conseillers d’Obama, le président américain cherche à retrouver l’indépendance stratégique. Il lui faut donc revenir à une politique moins aventureuse, plus équilibrée.
La meilleure façon de retrouver l’équilibre consiste à se rapprocher de l’Iran. Ce pays va donc devenir au cours des prochain mois, le théâtre d’une guerre d’influences géo-économiques majeure.
L’Iran est la seule puissance qui veuille intervenir au sol
L’Iran a montré au cours des derniers mois, qu’il se présentait comme l’adversaire le plus déterminé contre l’État islamique. Les raisons en sont à la fois religieuses et historiques.
En effet, l’une des fiertés de l’Iran est de constituer un État millénaire remontant aux dynasties achéménides puis sassanides. Cette ancienneté de l’État lui donne une supériorité sur les monarchies récentes nées à ses côtés. On comprend dans ces circonstances que l’expression « État islamique »constitue une contestation directe de la « République islamique ».
Au-delà de cette opposition culturelle, il ne fait guère de doute, qu’une lutte contre l’État islamique qui n’intégrerait pas l’action militaire de l’Iran, serait vouée par avance à l’échec.
En effet, l’Iran est la seule puissance qui puisse et veuille intervenir au sol. Les États-Unis le savent. Ils doivent aujourd’hui faire le choix entre des actions de communication visant à se donner l’illusion de la puissance et un retour à la politique. Un retour qui implique des choix, et par conséquents des renoncements.
L’Iran constitue peut être le point d’appui ultime à partir duquel les États-Unis pourraient renverser la situation en leur faveur. Cette opportunité passée, ils n’auront d’autre choix que de prendre acte de leurs échecs pour revenir à l’isolationnisme.
Voir aussi : Rubrique Géopolitique, rubrique Moyen-Orient, Iran, rubrique Etats-Unis, rubrique Russie : Livres : Olivier Hanne, Thomas Flichy de La Neuville, « État islamique, anatomie du nouveau Califat », Bernard Giovanangeli, 2014. Antoine de Prémonville, Thomas Flichy de La Neuville, « Géopolitique de l’Iran », Presses Universitaires de France, 2015
Hassan Nasrallah a déploré, dans un discours public dans la banlieue sud, « les accusations à notre encontre, selon lesquelles nous voulons entraîner le pays vers le vide ».
Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déploré « les accusations à notre encontre, selon lesquelles nous voulons entraîner le pays vers le vide ». « Nous ne sommes pas prêts à plonger le pays dans le vide. Nous rejetons totalement cette option. Nous sommes pour toute solution empêchant cela », a souligné le leader du Hezbollah, qui a fait hier une rare apparition en public devant des milliers de ses partisans à Roueiss, dans la banlieue sud de Beyrouth, à la veille de la Achoura.
Le périmètre de la banlieue a d’ailleurs été totalement bouclé dans la nuit, pour des considérations sécuritaires, et il le sera aujourd’hui, le temps que la commémoration prenne fin.
« Il y a trois options : les élections, la prorogation ou le vide », a affirmé Hassan Nasrallah concernant la prorogation du mandat de la Chambre. « S’il n’y a pas d’élection ou de prorogation, c’est le sort de l’institution qui est en jeu, et nous sommes disposés à aider le président Berry à sortir le pays de cette impasse, a-t-il poursuivi. « En ce qui concerne les élections, certaines forces politiques sunnites n’en veulent pas », a-t-il ajouté. « La prorogation, parce qu’elle est rejetée par certaines forces chrétiennes, entraînerait une violation du pacte national », a-t-il encore dit.
« Nous avons prévenu tous ceux qui nous ont contactés : vous voulez des élections, nous sommes prêts à en faire. Si vous voulez la prorogation, nous ne la contesterons pas. Mais nous rejetons le vide », a noté le leader hezbollahi.
Le dossier présidentiel
« Personne ne veut la vacance présidentielle, personne ne complote pour cette vacance, nous n’accusons personne, que ce soit dans notre camp ou dans l’autre », a poursuivi Hassan Nasrallah au sujet de l’échéance présidentielle. « Nous voulons l’élection d’un président au plus tôt. L’Iran, au bout du compte, souhaite que cette échéance ait lieu. Nous sommes donc à l’aise par rapport à la position de notre camp régional, a-t-il noté.
Certains ont tenté de lier la présidence au dossier du nucléaire, mais c’est une erreur. L’Iran refuse de lier le dossier du nucléaire à quelque autre dossier », a-t-il souligné.
« Notre camp possède un pouvoir de décision au plan national, ainsi qu’un mandat régional. C’est ce que l’autre camp doit réussir à faire. Nous sommes en faveur d’un candidat bien déterminé, tout le monde le sait, et il bénéficie de la meilleure représentation chrétienne et nationale. Les premières lettres de son nom sont… le général Michel Aoun », a poursuivi le leader du Hezbollah. « Certains nous disent de cesser notre soutien à cette candidature, mais ce serait injuste », a-t-il ajouté.
S’adressant aux responsables libanais, il a lancé : « Si vous attendez des changements régionaux et internationaux, vous attendrez longtemps. Le dialogue fondamental doit se poursuivre avec le candidat naturel adopté par notre camp politique. »
Satisfecit au Futur
Revenant sur les derniers affrontements de Tripoli, Hassan Nasrallah a salué la position des habitants de la ville et du Liban-Nord, ainsi que celle des responsables religieux et politiques « sans qui les événements auraient pris un tour différent ». Il a notamment salué le courant du Futur et ses prises de position à cette occasion. « Nous devons saluer le rôle majeur joué, lors des événements du Nord, par le courant du Futur et la présidence du courant du Futur, a-t-il souligné. Nous sommes prêts à discuter avec le courant du Futur, nous n’avons pas peur ; c’est le faible qui a peur du dialogue et qui le fuit. Nous sommes prêts au dialogue », a-t-il également lancé.
Le leader du Hezbollah a également souligné que l’armée libanaise « a assumé ses responsabilités nationales ». « Personne d’autre que l’armée ne peut maintenir la sécurité et la stabilité au Liban. Nous, en tant que résistance, nous ne nous sommes jamais présentés comme responsables de la sécurité et de la stabilité du pays », a-t-il poursuivi, exprimant son soutien total à l’armée. « Durant toute la période écoulée, on disait que l’Iran n’avait rien offert à l’armée. C’est pourquoi une délégation iranienne est venue faire ce don, qui ouvrira la voie à d’autres, similaires, et il s’agit d’un soutien inconditionnel », a-t-il ajouté.
Il a enfin abordé la question des militaires otages, estimant qu’il s’agit d’une question compliquée, surtout si les autres parties (les jihadistes) ne respectent pas les règles de base de la négociation : « Le secret », a-t-il dit, et accusant les groupes jihadistes de tout publier dans les médias et les réseaux sociaux. Il a appelé, dans ce cadre, les familles des otages à plus de patience et à soutenir le gouvernement libanais dans ses démarches pour obtenir la libération des otages.
Hassan Nasrallah a enfin rejeté toute analyse des événements régionaux en termes de conflit sunnito-chiite.
« Il y a un grand danger dans la région, de grands conflits. Le plus facile est de justifier ces conflits en évoquant un conflit sunnito-chiite, c’est une grande erreur, a-t-il souligné. « Où est le conflit sunnito-chiite en Libye ? Est-ce que la lutte entre Daech et le front al-Nosra est un conflit sunnito-chiite ? Est-ce que la guerre à Aïn el-Arab/Kobané est un conflit sunnito-chiite ? Est-ce que la persécution des chrétiens en Irak est un conflit sunnito-chiite ? Ce qui se passe dans la région est un conflit politique par excellence », a indiqué le leader du Hezbollah. S’adressant aux chiites, il les a invités à considérer le conflit comme opposant les takfiristes à tous ceux qui ne leur ressemblent pas, et non les chiites à la communauté sunnite.
Le périmètre de la banlieue sud bouclé
En raison du contexte sécuritaire particulièrement tendu au Liban et dans la région, le périmètre de la banlieue sud a été totalement bouclé dans la nuit, et ce jusqu’à ce que la commémoration prenne fin aujourd’hui, mardi. Le Hezbollah doit en effet organiser un grand rassemblement ce matin dans la banlieue sud. Selon des habitants de cette zone, c’est la première fois que des mesures aussi draconiennes sont prises depuis la série d’attentats qui ont frappé en 2013 les fiefs du Hezbollah.
Dans un climat de tension lié aux répercussions du conflit syrien au Liban, les ressortissants syriens ont été par ailleurs interdits, à partir d’hier, de circulation pour une durée de 24 heures à Baalbeck et au Hermel. Les municipalités de Baalbeck et du Hermel ont publié des communiqués demandant aux « frères syriens de rester chez eux et de ne pas circuler à partir de ce soir (lundi) et jusqu’à mardi soir ».
Ne remontons pas ab ovo si nous voulons éviter d’évoquer le premier précédent de l’histoire, celui d’Abel et de Caïn, le premier ayant sans doute eu à souffrir des brimades de son frère avant d’être trucidé par celui-ci. Mais avouons tout de même que des siècles d’exactions, de brimades et d’abus en tout genre finissent par déboucher au mieux sur des révoltes, au pire sur des guerres civiles, ou plutôt inciviles, comme celles que nous observons dans notre monde dit arabe. Des mouvements entamés par des jeunes rêvant liberté et démocratie, poursuivis par des semi-professionnels de la politique et débouchant désormais sur les bains de sang dans lesquels tout ce (pas si) beau monde patauge allégrement. À croire que les guerriers disputent aux péripatéticiennes le discutable privilège d’exercer le plus vieux métier du monde.
Sur la marmite arabe où bout un peu ragoûtant brouet, d’autres que nous, incollables dans l’art hautement pointu de la politologie, se sont penchés sur le sujet pour conclure que la religion, l’exercice du pouvoir, le tracé des frontières, les pâturages plus abondants ici que là, le besoin irrépressible chez l’être humain de faire étalage de ses muscles ou simplement la température ambiante (SVP biffez les mentions inutiles) est/sont le(s) grand(s) responsable(s) du désordre régional actuel. Sans douter est-il plus impressionnant de parler de rhinopharyngite que de rhume.
Et pourtant… Comme si la nature, en sa douteuse sagesse, avait semé dans le cœur des hommes les germes de la discorde, ce sont les divergences qui mènent le monde « parce que c’est bon pour lui », a décrété il y a longtemps Emmanuel Kant. Les réactions en chaîne dont nous sommes les témoins, un peu trop vite baptisées « printemps arabe », ne sont que la conséquence inéluctable des épreuves subies au fil des âges. L’oppression, nous disait-on, finit toujours par enfanter la révolution. Et les révolutions débouchent sur une gamme infinie de conflits.
Ainsi, longtemps les Kurdes ont représenté deux siècles durant la parfaite illustration de cet irrédentisme mis à l’honneur au XIXe siècle. « La plus grande nation sans État », selon la formule d’Olivier Piot et Julien Goldstein**, est constituée d’une quarantaine de millions d’êtres disséminés à travers la Syrie, l’Irak, la Turquie et l’Iran, soit un territoire de 520 000 kilomètres carrés (superficie de la France métropolitaine : 552 000 kilomètres carrés), jadis compartimenté par les Anglais et les Français, alors même qu’une patrie avait été prévue à leur intention par le traité de Sèvres. Le groupe a connu des heures de gloire, des vicissitudes aussi. Contre eux, Saddam Hussein a eu recours à l’aviation, à l’artillerie et aux gaz ; les Turcs s’en sont pris aux partis censés les représenter, mais aussi à leurs combattants pour la liberté ; Syriens et Iraniens ont vu en eux tantôt des alliés dans l’interminable bras de fer avec Ankara et tantôt des ennemis qu’il convenait de pourchasser. Aujourd’hui, c’est au tour de Daech de les harceler au pays du Cham, avec les résultats qu’on connaît.
À partir du Djebel syrien, les alaouites n’ont jamais cessé de se battre contre l’occupant et contre une nature inhospitalière, cause d’un sous-développement qui les poussait à s’enrôler dans les rangs de l’armée. C’est d’ailleurs par le biais de l’institution militaire que Hafez el-Assad devait assurer son emprise sur la Syrie à partir de 1970 et jusqu’au jour où, lassé de les voir se venger – à leur manière – des abus dont longtemps ils avaient été victimes, de la corruption dont profitaient leurs coreligionnaires, des atteintes aux libertés, des brimades, le peuple s’est soulevé dans un vaste élan qui, il y a tout lieu de le craindre, se poursuivra longtemps encore.
Comme un simple hoquet peut modifier le cours de l’histoire et un grain de sable enrayer une machine, le Proche-Orient vit actuellement les heures les plus sombres de son existence, marquée périodiquement par des soubresauts sanglants entre sunnites et chiites. Faux prétextes ou raisons justifiées ? On n’en est plus là, maintenant que le loup des guerres de religions est sorti du bois. Point n’est besoin d’invoquer le souvenir des ilotes grecs ou de Spartacus pour comprendre qu’il suffit de peu de chose pour transformer un vassal en tyran et que, pour se présenter en seul détenteur de la vérité, on a juste besoin de brandir l’étendard religieux, politique ou socioéconomique.
Maître Blaise Pascal, rappelez-leur donc l’indispensable rôle des Pyrénées.
A l’heure où la Turquie est présente à la une de l’actualité, lutte contre Da’ech, question kurde et élection triomphale de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la République obligent, il faut se féliciter que des chercheurs nous permettent de prendre un peu de recul pour mieux comprendre les événements en cours. Les éditions Karthala ont récemment publié deux livres importants sur le pays.
Le premier d’entre eux, dirigé par Marc Aymes, Benjamin Gourisse et Elise Massicard, L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, dans l’excellente collection Meydan, est issu du programme Transtur (« Ordonner et transiger. Modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe à nos jours »). Cet ouvrage collectif, résolument pluridisciplinaire, met à mal la mythologie de l’Etat en Turquie. Celui-ci est généralement présumé fort, autoritaire, centralisé, autonome par rapport à la société. Et, en rupture avec l’ancien régime ottoman, il se serait posé en démiurge d’une modernisation au forceps, sur le mode d’une occidentalisation volontariste, dont la laïcité républicaine serait l’expression idéologique, placée sous la haute protection de l’armée.
« Tout faux », ou presque, nous disent les auteurs. La continuité des modes de gouvernement de l’Empire ottoman au régime républicain contemporain est parfois troublante. Si l’armée soutient la laïcité, c’est souvent comme la corde le pendu. Plus généralement, il n’y a pas, entre les institutions républicaines et l’islam, une relation à somme nulle, mais plutôt un accommodement évolutif. Tout Papa sévère qu’il fût, l’Etat n’a cessé d’être à l’écoute des forces sociales et des provinces, notamment par le biais des pétitions, des confréries, et, last but not the least, par celui du clientélisme électoral, dont un véritable système de partis a été l’habitacle depuis les années 1950. De ce fait, il a souvent transigé, et surtout il a été pénétré par des organisations ou des courants religieux, politiques, syndicaux. Aussi n’est-il pas un monolithe. En conséquence, les concepts ou les notions qui sont généralement mobilisés pour l’interpréter, à commencer par ceux de patrimonialisme à propos de l’Empire ottoman, ou de kémalisme et de laïcité au sujet de la République, s’avèrent d’une portée limitée, voire trompeurs. Telle est, à grands traits simplificateurs, la thématique générale de l’ouvrage, que déclinent ses chapitres, sous différents angles.
Il serait trop long et fastidieux de les passer tous en revue. Je me contenterai donc de mettre l’accent sur certaines analyses, de manière un peu arbitraire et subjective. D’entrée de jeu, Benjamin Gourisse récuse, dans le premier chapitre, la représentation de l’Etat turc comme « un ensemble unitaire, capable d’imposer son ordre et ses règlements à la société », comme « une instance souveraine, clairement différenciée par rapport au reste de la société et largement imperméable aux demandes sociales » (p. 11). Il dresse un état des travaux critique, très utile, pour situer cette lecture tant dans la littérature spécialisée sur l’Empire ottoman et la République que d’un point de vue comparatif, au regard des grands débats de la science politique. Il plaide en faveur d’« une analyse relationnelle des sphères étatiques et des forces sociales, afin de caractériser les diverses formes que prend la dialectique socio-étatique en action, dans le temps et sur le territoire » (p. 12).
L’étude des « pratiques concrètes de l’action publique » (p. 11) montre que cette dernière est l’ « objet de négociations sans cesse actualisées » (p. 33). Elle permet à l’auteur de parler des « arrangements par lesquels se réalise l’action publique », au prix de « la communalisation et l’indifférenciation des intérêts publics et privés », et au gré des « usages multiples que peuvent faire les administrés de l’action publique » (p. 33). Elle l’amène à insister sur le rôle central des partis politiques dans ces transactions (p. 25 et suiv.), et à renouveler les « chronologies politiques instituées dans l’analyse du politique en Turquie (p. 33) en adoptant des périodisations plus « longues », de nature à relativiser la « rupture républicaine dans les modes de gouvernement » (p. 22-23).
A la limite, prévaut en définitive l’« hypothèse d’une anarchie d’Etat » (p. 51), qu’avance, dans le chapitre suivant, Marc Aymes, et dont Benjamin Gourisse offre une puissante illustration dans le second ouvrage évoqué, La Violence politique en Turquie. L’Etat en jeu (1975-1980) (Karthala, 2014, collection « Recherches internationales »), en mettant en lumière l’entrisme asymétrique de l’extrême gauche et de l’extrême droite – au profit de la seconde, grâce à sa participation au gouvernement – dans la police, tout au long des années 1970. C’est également la « perspective de la construction identitaire des agents de l’Etat » (p. 71), au XIXe siècle, qui conduit Olivier Bouquet à abandonner tout paradigme téléologique et homogène de la « modernisation ottomane » et de ses acteurs, et notamment à se départir du « déterminisme ethno-confessionel de la modernité ottomane » (p. 72) qui aurait prédisposé les Grecs, les Arméniens, les Juifs à porter les réformes, et les musulmans à les freiner (chapitre 3). Dans les faits, les choses ont été plus mêlées et incertaines. Il en sera de même entre les deux guerres, lorsque la République déléguera à un institut, à l’interface du public et du privé, la mise en œuvre de sa réforme de la langue turque. Emmanuel Szurek qualifie d’« expérimentation camérale » (p. 101) de la politique publique ce mode de décharge (chapitre 4). Même la fameuse « laïcité » (laiklik) a moins été imposée que négociée de manière pragmatique et passablement désordonnée, ou en tout cas évolutive, dans l’administration de l’enseignement de l’islam, explique Nathalie Clayer avec finesse, en soulignant l’hétérogénéité des acteurs kémalistes et l’action propre des religieux eux-mêmes dans l’élaboration et l’application de ces réformes (chapitre 5).
On voit donc que ni le sultan ottoman, fût-il absolutiste à l’image d’Abdülhamid II, ni le gazi Kemal Atatürk ne furent tout puissants et déconnectés des réalités sociales, et ne correspondaient à l’image sombre, ou dorée, qu’une certaine historiographie entretient à leur égard. La force de leur pouvoir pouvait même procéder d’une demande sociale et de la « pression du quartier » (mahalle bask?s?), autant que de la centralisation pluriséculaire de l’Etat, comme le démontre Noémi Levy-Aksu à la faveur de l’analyse croisée et trans-institutionnelle de la police et de la justice dans les dernières décennies de l’Empire ottoman (chapitre 7).
A fortiori la République postkémaliste, soumise à la pression des électeurs en même temps qu’à celle des quartiers, a largement composé avec les forces sociales. L’armée n’a pas été la dernière à y consentir, même lorsqu’elle s’est emparée du pouvoir. L’attestent le chapitre 6, consacré à l’influence des universitaires proches du CHP sur le processus de rédaction de la Constitution de 1961, la présentation par Sümbül Kaya de la « modalité non coercitive de maintien de l’hégémonie militaire » à travers la socialisation des appelés (chapitre 14), et plus encore le travail novateur d’Anouck Gabriela Corte-Real Pinto sur le redéploiement de l’institution militaire au sein du marché, à la faveur de la libéralisation de l’économie turque, et sur la reproduction de leur domination par le truchement de la bureaucratisation des dons religieux (chapitre 12). A la base du système politique, le muhtar, fonctionnaire municipal élu, et finalement ni l’un ni l’autre, incarne ce « continuum société-Etat » (p. 273) grâce à son caractère bifide, dont Elise Massicard dégage l’ambivalence au fil d’une analyse nuancée. Elle y discerne un mode de gouvernement « vernaculaire » (p. 291, selon un terme d’Ariel Salzmann), participant d’une ligne de continuité de l’Empire à la République (chapitre 11).
Volontiers réduite à un jeu binaire entre la laïcité et l’islam, entre l’autoritarisme et la démocratie, entre la réaction et le progressisme, entre l’Orient et l’Occident, entre l’Etat et la société, la Turquie apparaît, au terme de ce livre, sous un jour beaucoup plus contrasté, qui dissipe les fausses évidences. « Une agence par des faux », écrit Marc Aymes (chapitre 16), un monde de faux semblants plutôt que de vraies certitudes. Le symbolisent, jusqu’à la caricature, l’invraisemblable histoire d’état civil que restitue avec maestria Benoît Fliche (chapitre 15), ou le mélange des genres entre le public et le privé qui est constitutif, tout à la fois, de l’Administration du logement collectif (TOKI) décortiquée par Jean-François Perouse (chapitre 8), des politiques européennes de promotion d’une société dite « civile » (chapitre 10), de l’implication d’acteurs privés dans la politique publique du patrimoine (chapitre 9), ou des « institutions d’Etat » que sont censés être les foyers pour femmes battues (chapitre 13).
En définitive, la récusation, par les auteurs, du concept de patrimonialisme ne doit pas tromper. Cet ouvrage est profondément wébérien dans sa démarche quand il entremêle les types-idéaux de domination, entendus de manière processuelle comme il se doit, par exemple à propos de la gestion mi bureaucratique mi familiale des corps des femmes battues ; quand il fait se rencontrer l’hégémonie et la coercition dans les postes de police hamidiens ou à travers la pratique bureaucratique des dons religieux ; quand il place en exergue l’ambivalence des rapports sociaux, des politiques publiques ou des institutions politiques dont la figure du muhtar, nous l’avons vu, est un concentré ; ou encore quand il conjugue la diversité des durées pour mieux comprendre les parts respectives des continuités et des discontinuités de l’Empire à la République.
Sa portée comparative est d’autant plus évidente que ses auteurs se situent volontiers par rapport aux discussions connexes des sciences sociales du politique et ne répugnent pas à prendre à leur compte des concepts ou des problématiques qui ont été développés sous d’autres cieux que ceux de l’Anatolie, comme, par exemple, les catégories de l’ « Etat-rhizome » ou de la « privatisation des Etats ». De par son orientation pluridisciplinaire, sa cohérence et l’originalité de ses conclusions, il confirme à la fois la vitalité des études turques et ottomanes de langue française, et leur ouverture sur l’ensemble de la communauté scientifique internationale. Sa lecture attentive s’impose bien au-delà du seul public préoccupé par cette partie du monde, même si son intérêt consiste aussi à permettre de replacer dans leur contexte historique les dernières péripéties de la vie politique turque, dont il ne traite pas directement, mais qu’il fait mieux comprendre : la pénétration des institutions de l’Etat par les fethullahci et leur conflit avec le Premier ministre Recep Tayyip Erdo?an ; les scandales qui ont éclaboussé le gouvernement de ce dernier, en décembre 2013, et qui ont compromis au passage TOKI ; le chevauchement entre les positions de pouvoir et les positions d’accumulation qu’a confirmé le réaménagement de la place Taksim, à Istanbul, lequel a été le déclencheur du mouvement de protestation dit de Gezi, par référence au parc voué à être amputé, quelques mois auparavant ; la négociation entre l’AKP et le PKK pour régler la question kurde moyennant un accord électoral aussi implicite que paradoxal ; la tentation de la présidentialisation du régime qui constitue l’enjeu majeur de l’élection du nouveau chef de l’Etat, le 10 août. Il est rare que l’érudition historique réponde aussi directement à la curiosité du moment.
Source Blog Médiapart J-F Bayart 03 octobre 2014 |
Aymes, Benjamin Gourisse, Elise Massicard, dir., L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, 2013, 428 p. Bibliogr. (collection Meydan)
La récente décision de la France, suivie par d’autres pays européens, d’armer les Kurdes d’Irak, a soulevé des commentaires plutôt positifs. Enfin, Paris se décidait à faire quelque chose au Proche-Orient, après une très coupable passivité, pour ne pas dire complaisance, face à l’agression israélienne contre Gaza. Pourtant, à l’examen, cet envoi d’armes suscite plusieurs questions.
Selon Le Monde (« Irak : la France décide de livrer des “armes sophistiquées” aux combattants kurdes », 14 août) : « La France va livrer des “armes sophistiquées” aux combattants kurdes en Irak pour les aider dans leur lutte contre l’Etat islamique (EI). L’Elysée a annoncé, mercredi 13 août, que François Hollande avait décidé, “en accord avec Bagdad, de faire acheminer des armes dans les heures qui viennent”. “Nous voulons aider les Kurdes et les Irakiens à éviter les massacres, et pour cela nous livrons des armes qui permettent aux combattants de combattre et, nous l’espérons, de l’emporter”, a expliqué Laurent Fabius, sur TF1. »
« Le ministre des affaires étrangères a indiqué que la France allait livrer des “armes sophistiquées”, en refusant de préciser le type d’armements et leurs quantités. Il s’agit, selon M. Fabius, de “rééquilibrer les forces”. “Les terroristes ont des armes extrêmement sophistiquées qu’ils ont prises aux troupes irakiennes et qui, à l’origine, étaient américaines”, a souligné le ministre. »
Décision prise en accord avec Bagdad ? Mais qui à Bagdad ? Il n’y a plus de gouvernement légitime, Nouri Al-Maliki ayant refusé de démissionner. Le moins que l’on puisse dire est que « Bagdad » reste un concept flou. Est-ce avec M. Maliki que Paris a négocié une telle livraison ? C’est peu probable, car la France demandait qu’il quitte son poste de premier ministre. Avec son successeur désigné ? Mais il n’a formé ni gouvernement, ni coalition.
D’autre part, la position de Paris a toujours été qu’une intervention militaire nécessiterait une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Il ne s’agit certes pas d’une intervention, mais on peut penser que les armes « sophistiquées » seront livrées avec les conseillers chargés d’en apprendre le maniement aux Kurdes. Début d’un engrenage ?
La décision d’armer les Kurdes semble aller de soi. Le gouvernement régional du Kurdistan (KRG) est souvent présenté comme un modèle de démocratie, de bonne gestion et de respect des droits humains. Pourtant, rien n’est moins sûr. Certes, en comparaison avec ce qui se passe à Bagdad, la situation dans la région autonome du Kurdistan est meilleure. Mais cela n’empêche « ni le clientélisme, ni les dérives autoritaires ». Et, surtout, la division en deux zones que se sont partagées (dans tous les sens du terme) les deux partis au pouvoir à Erbil, nonseulement les stratégies de ces deux formations sont contradictoires, mais leurs alliances aussi : ainsi, le Parti démocratique du Kurdistan est allié avec Ankara, et l’Union patriotique du Kurdistan regarde vers Téhéran. Sans parler du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, dont les combattants affluent pour faire face à l’Etat islamique, mais qui sont considérés par l’Union européenne comme une « organisation terroriste ».
Enfin, dans le cadre de quelle stratégie ces armes seront-elles utilisées ? Pour défendre les Irakiens contre la poussée de l’Etat islamique ? On peut en douter, quand on voit comment les peshmergas (les combattants kurdes) ont abandonné à leur sort les chrétiens d’Irak qu’ils auraient très bien pu défendre. Plus probablement, pour affirmer l’autonomie grandissante de leur région, voire leur volonté d’indépendance, ce qui serait un pas décisif vers l’éclatement de l’Irak.
Il est bon de rappeler, comme le fait Elias Muhanna dans The New Yorker, (« Iraq and Syria’s Poetic Borders », 13 août), que, loin d’être une entité artificielle, l’Irak a une longue histoire et de fortes particularités depuis les débuts de l’islam et que, malgré les empires qui se sont succédé à la tête du pays, il a conservé sa cohésion à travers les siècles.
Que faire alors, face à l’avancée de l’Etat islamique ? Il n’existe sans doute pas de réponse facile, tant les problèmes se sont accumulés depuis la guerre menée contre l’Irak en 1990-1991, le long embargo qui s’en est suivi et l’invasion irakienne qui ont détruit non seulement l’Etat mais la fabrique sociale de la société (lire sur ce blog « “Pétrole contre nourriture” : qui jugera les responsables de la destruction de l’Irak ? », 23 janvier 2013). En tous les cas, le pouvoir ne pourra se recomposer sur la base confessionnelle que Washington a imposée en 2003.
« Les Etats-Unis ont passé une bonne partie de ces dix dernières années à traquer cet insaisissable Graal, et le résultat en a justement été le genre de chaos et de rivalités religieuses à l’origine de cette toute dernière crise. Nous avons peut-être la possibilité de faire un peu de bien aux minorités en danger, mais, par-dessus tout, qu’on ne fasse pas davantage de mal, ni à la région, ni à nous-mêmes. »
Alain Gresh
Source Nouvelles d’Orient les blogs du Diplo 18/08/14