Ces têtes brûlées qui secouent le journalisme

Gaspard Glanz et Alexis Kraland (© Xavier de Torres pour TéléObs)

Gaspard Glanz et Alexis Kraland (© Xavier de Torres pour TéléObs)

Au cœur de Nuit debout et des manifestations contre la loi Travail, une nouvelle génération de reporters casse-cou filme au plus près de l’action.  Rencontre avec ces acteurs du journalisme de l’instant qui bousculent les médias traditionnels.

u premier rang de la manifestation du 1er Mai, un casque de snowboard surmonté d’une caméra GoPro flotte au-dessus de la foule. Gaspard Glanz progresse au rythme des slogans des manifestants : « Tout le monde déteste la police ! » , « Libérez nos camarades ! » , « Police partout, justice nulle part ». Arrivé place de la Nation, le cortège se disloque. Des projectiles fusent, les CRS dégoupillent des grenades de désencerclement et arrosent la foule de gaz lacrymogènes, les manifestants balancent des chaises et brandissent des barres de fer. A droite, à gauche, au sol et dans les airs, l’objectif du jeune autodidacte ne rate rien de la scène. Lunettes de protection vissées sur le front, Gaspard se poste avec cinq ou six autres journalistes près d’un Abribus. « On reste groupés pour avoir une vision à 360 degrés. Pas pour jouer à “Call of Duty” [l’un des jeux vidéo les plus populaires, NDLR], mais pour se protéger entre nous » , témoigne-t-il.

Reporter free-lance, Gaspard Glanz est régulièrement la cible des forces de l’ordre : « J’ai une dizaine de cicatrices causées par des tirs de FlashBall. Le casque avec la mention “presse” ne les dissuade pas, bien au contraire. » De Paris à Toulouse, de Rennes à Strasbourg, il couvre les mouvements sociaux pour son site d’information, Taranis News, qu’il a fondé fin 2011. Ce Strasbourgeois d’origine explique :

« Un média qui s’intéresse à la foule en général : les festivals, les manifestations, les rassemblements. On fait ce que j’appelle du “street journalism”, un journalisme urbain, pour les jeunes, car 90 % des visiteurs de notre site ont entre 17 et 35 ans » .

 

Nouvelle génération de journalistes casse-cou

Du haut de ses 29 ans, ce titulaire d’une licence en sociologie criminelle à l’université Rennes 2 est l’un des chefs de file de cette nouvelle génération de journalistes casse-cou qui n’hésitent pas à se rendre là où manifestants et policiers s’affrontent, quitte à prendre des beignes. C’est en 2015, lors du mouvement Occupy Francfort, devant la Banque centrale européenne, que Gaspard Glanz rencontre Alexis Kraland, une autre tête brûlée.

Depuis, tous deux travaillent souvent ensemble et s’entraident. Au début du mouvement contre la loi Travail, Alexis est touché par une grenade de désencerclement lors d’une manifestation à Paris. Les vêtements déchirés et ensanglantés, le jeune homme de nationalité franco-hollandaise est traîné au sol par des policiers. Gaspard Glanz se souvient :

« Ce qui est fou, c’est qu’il continuait à filmer. On est devenus copains. On est comme des compagnons d’armes, ensemble “dans les tranchées” de la place de la République. »

Protège-tibias, masques à gaz… On reconnaît les reporters à leur harnachement. Car ces photographes et cameramen sont régulièrement bousculés par les forces de l’ordre qui ne supportent pas de les voir diffuser des images de la répression policière filmée de l’intérieur. Mais ils s’attirent aussi la haine de certains manifestants qui jugent leur traitement de l’information pas assez radical. Gaspard reconnaît avoir peur à chaque manifestation, d’autant qu’il considère que les mobilisations actuelles ont atteint un niveau de violence inédit.

Ancien étudiant à Sciences-Po Grenoble, puis à l’ISCPA (Institut supérieur de la Communication, de la Presse et de l’Audiovisuel), Alexis Kraland a lui aussi cédé à la panique à de nombreuses reprises, comme ce jour où il a aperçu, dans le viseur de sa caméra, un CRS le mettre en joue avec son lanceur de balles de défense (une arme plus précise que le Flash-Ball) :  « Je me suis dit : s’il ne respecte pas la distance de sécurité, je suis mort. »

Sur sa chaîne YouTube, Street Politics, le Parisien de 24 ans, candidat du Parti Pirate d’Ile-de-France aux élections législatives de 2012 et aux européennes de 2014, publie des vidéos chocs tournées à l’aide d’une petite caméra au cœur des manifestations contre la loi El Khomri.

Au fil de plans saccadés, le spectateur est plongé dans l’ambiance du cortège. Une technique de reportage spontanée qui bouleverse les codes du journalisme traditionnel mais que les grands médias intègrent petit à petit. Grégoire Lemarchand, responsable de la cellule réseaux sociaux à la rédaction en chef de l’Agence France-Presse (AFP) explique

« Ces reporters en immersion du côté des manifestants sont des sources d’information complémentaires et importantes pour nous. Ils nous ouvrent d’autres fenêtres sur les mobilisations. Nous ne les considérons pas comme des concurrents, nous leur achetons parfois même des images ».

Ces reportages d’un nouveau genre, au montage minimal, voire inexistant, séduisent le grand public. En témoigne l’engouement pour les films de Rémy Buisine réalisés sur Periscope, l’application de vidéo en direct de Twitter.

5 heures 14 en direct de Nuit debout : un record

Le jeune community manager de 25 ans, ancien autoentrepreneur à la tête d’une boîte de gestion de la communication de footballeurs professionnels, couvre Nuit debout avec cet outil depuis le début du mouvement. C’est devenu un rituel : après sa journée de travail aux radios Ado, Voltage et Latina, il empoigne son iPhone 6, emporte une batterie rechargeable et part à la rencontre des noctambules de la place de la République. Il assure :

« Les chaînes d’info en continu ont tendance à montrer les débordements qui occultent le reste de la mobilisation. Moi, je veux tout montrer ». 

Des débats thématiques aux feux de joie allumés sur les pavés. Du simple badaud au membre actif au sein d’une commission. Le 3 avril, le live de Rémy Buisine place de la République a recueilli simultanément 80 000 vues ; 5 heures 14 en direct de Nuit debout : un record.

Le site de Gaspard Glanz enregistre, lui, plus de 500 000 vues chaque semaine. La vidéo de la manifestation du 24 mars a été visionnée plus de 143 500 fois. Pour Nathalie Pignard-Cheynel, chercheuse à l’université de Lorraine et coresponsable de l’Observatoire du Webjournalisme, la couverture de l’actualité via les réseaux sociaux répond à une double attente du public :

« Un besoin de vivre l’événement comme si on y était – ce mythe que l’on va vivre l’événement en même temps qu’il est en train de se passer – et un désir d’interactivité. »

Ceux qui suivent les live de Rémy lui suggèrent des questions à poser, des gens à interviewer : « J’apprécie la relation particulière qui se noue avec les internautes, lesquels me reconnaissent ensuite sur le terrain », explique-t-il. Si Periscope a d’abord séduit les 15-25 ans, le public se diversifie de plus en plus, ce qui ravit le reporter :

« Récemment, place de la Nation, j’ai vu un couple de retraités sortir sur leur balcon et m’interpeller en brandissant leur tablette : “On est en train de suivre votre live !” Ça m’a fait plaisir. »

Le jeune homme, originaire du nord de la France, n’est pas journaliste mais considère que son « approche est journalistique » : il prépare la plupart de ses directs, se documente avant d’aborder des sujets complexes et identifie des interlocuteurs potentiels. « Ma sensibilité n’est pas celle d’un militant mais celle d’un observateur, d’un commentateur », assure le Periscopeur.

Les nouveaux reporters 2. 0 

De leur côté, Gaspard Glanz et Alexis Kraland assument un traitement plus engagé de l’information, même s’ils se défendent également de tout militantisme. Alexis plaide :

« Je souhaite montrer les violences policières car elles sont peu traitées par les médias traditionnels, mais je tâche de rester objectif ».

Gaspard Glanz se dit, lui, agacé par le mépris de certains journalistes à l’égard de son travail : « Les médias disent que nous faisons du journalisme militant, mais il faudra m’expliquer ce que mes images ont de militant quand elles présentent les faits en ordre chronologique, sans montage, sans voix off. On est indépendants mais pas militants », assène-t-il.

Ces reporters 2.0 conduisent les grands médias à se poser des questions sur leurs angles de traitement de l’information et sur leur manière de filmer. Pour la chercheuse Nathalie Pignard-Cheynel,

« on ne peut plus faire du journalisme comme on en faisait il y a vingt ans. Plus que jamais, un journaliste ne doit pas être déconnecté de son terrain sinon les gens se disent : “Il parle de choses qu’il ne connaît pas” ». 

Rémy Buisine peut se targuer de bien connaître les participants à Nuit debout au fil des nombreuses veillées passées à discuter avec eux. Il a lui-même eu affaire aux forces de l’ordre, comme ce soir où il s’est retrouvé pris dans une nasse de CRS pendant cinq heures, exposé aux projectiles et aux gaz lacrymogènes. Mais, malgré le temps investi et les risques encourus, le vidéaste ne tire pas un centime de ses live. Il espère pouvoir un jour devenir journaliste et mettre son expérience de Periscope au service d’une rédaction.

Quant à Gaspard et Alexis, ils vivent grâce au soutien financier de leurs proches et ne sont pas titulaires de la carte de presse. Ils sont rémunérés quelques centaines d’euros par mois, en fonction du nombre de vues de leurs vidéos sur YouTube et des images qu’ils parviennent à vendre aux médias mainstream. Gaspard Glanz décrète :

« Je gagne moins que le RSA socle. Donc si je ne travaillais pas, je gagnerais davantage d’argent. Mais je préfère vivre du journalisme sans avoir de comptes à rendre. C’est une liberté qui vaut beaucoup d’argent ».

La miniaturisation des appareils et le développement d’applications performantes ont permis de renouveler l’exercice journalistique. Rémy Buisine apprécie de pouvoir couvrir les manifestations avec du matériel léger sans dépendre d’un car-régie, d’une connexion satellite et de l’assistance de deux ou trois techniciens, comme c’est le cas pour les chaînes de télévision. « J’ai l’impression qu’avec un téléphone portable, il est plus facile d’engager la discussion avec ses interlocuteurs qui sont aussi plus naturels, font moins attention à la manière dont ils s’expriment et ne se recoiffent pas systématiquement avant d’être filmés », témoigne le reporter.

Bousculés par ce journalisme de l’instant, les grands médias réfléchissent à de nouveaux formats. Mais ces avancées sont timides. A l’AFP, « on en parle tous les jours », confie Grégoire Lemarchand, dont l’agence a déjà acheté des images à Gaspard Glanz :

« On pense à de nouveaux contenus qui peuvent multiplier les points d’entrée sur des événements et enrichir des papiers, poursuit-il. Cela va pousser tous les journalistes à se démultiplier et à développer un don d’ubiquité. Ils vont devoir être partout, sur le terrain réel et sur le terrain virtuel des réseaux sociaux. »

Rémy Buisine prédit que tous les médias seront tôt ou tard sur Periscope. Même si la route à parcourir reste longue. Pour Grégoire Lemarchand,  « internet a posé les fondations de la révolution de l’information. Maintenant, nous sommes en train de construire les murs ».

Maïté Hellio

Source TeleObs 28/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Médias, L’éditocratie unanime haro sur les grèves ! , rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , Police, l’objectif est maintenant de frapper les corps, rubrique Société, Mouvement sociaux,

Loi travail : la bataille de l’article 2 au PS

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« Peut-être qu’il faut toucher à l’article 2 » du projet de loi travail sur certains points, a déclaré le ministre des finances, Michel Sapin, jeudi 26 mai. Quelques minutes après, le premier ministre, Manuel Valls, assurait que le gouvernement « ne touchera [it] pas à l’article 2 ».

La cacophonie perdure au sein de la majorité. Déjà, la veille, le chef de file des députés socialistes, Bruno Le Roux, s’était montré favorable à cet article clé de la réforme du code du travail, avant de se faire recadrer par le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, puis par M. Valls. Des fausses notes qui illustrent les voix discordantes au sein même du Parti socialiste.

1. La version actuelle, préférée par le gouvernement

Que dit ce fameux article 2 ? Alors qu’actuellement, un accord d’entreprise ne peut pas être « moins-disant » pour les salariés que l’accord de branche (sauf exceptions), l’« exposé des motifs » du projet de loi explique que « la primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail devient le principe de droit commun ».

Autrement dit, dans le domaine de la durée du travail (nombre maximum d’heures quotidiennes et hebdomadaires, temps de repos, congés payés, etc.), l’accord d’entreprise peut être « moins-disant » que l’accord de la branche d’activité. Cette primauté s’exercerait « notamment en matière de fixation du taux de majoration des heures supplémentaires, où la priorité est donnée à l’accord d’entreprise, et non plus à l’accord de branche ».

Les opposants au texte dénoncent ainsi une véritable « inversion de la hiérarchie des normes ». Et prennent l’exemple des petites structures sans représentation syndicale forte, où le patron pourra, selon eux, imposer des conditions de travail drastiques sans opposition.

Décryptage :   Loi travail : quelle est cette « inversion de la hiérarchie des normes » qui fait débat ?

Concrètement, dans le projet de loi, adopté le 12 mai après que le gouvernement a engagé sa responsabilité contre un vote unique sur tout le texte, l’article a pris la formulation suivante :

« Une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche peut… »

Le « à défaut » souligne, dans cette formulation, le caractère secondaire de l’accord de branche. Les commissions paritaires des branches, instance rassemblant des représentants syndicaux et patronaux des entreprises du secteur, pourront toutefois donner un avis, chaque année, dans le cadre d’un « bilan des accords collectifs d’entreprise » – cette mesure ne figurait pas dans l’avant-projet de février et a été ajoutée au cours de la discussion.

2. Ce que veulent changer les députés socialistes

Bruno Le Roux s’est montré favorable, le 25 mai, à un avis « a priori » de la branche vis-à-vis des accords d’entreprise, et non un avis « a posteriori », comme prévu actuellement. Il a repris un amendement (n° 5042) formulé le 10 mai par le rapporteur du texte, Christophe Sirugue, qui avait pour but de convaincre certains frondeurs de voter le projet de loi. Ces derniers auraient refusé, et la mesure n’a pas été retenue par le gouvernement dans le texte qui a finalement été adopté.

C’est bien cet amendement que les députés socialistes souhaitent voir adopté en seconde lecture. Il prévoit que les commissions paritaires des branches examinent, avant leur signature, les accords d’entreprise « en matière de durée du travail, de repos ou de congés ». « A défaut d’un avis rendu par la commission dans un délai d’un mois, l’accord est réputé avoir été examiné », mentionne-t-il, sans préciser si l’avis est contraignant (l’entreprise doit le respecter) ou non.

Bruno Le Roux a également suggéré une modification quant aux modalités de paiement des heures supplémentaires. « Laisse-t-on leur paiement à l’appréciation d’un accord d’entreprise, ou fait-on en sorte qu’il corresponde à ce qui avait été discuté dans l’accord de branche ? », s’est-il interrogé.

 

3. La version des frondeurs PS

Le député PS des Hauts-de-Seine Jean-Marc Germain a déposé, pour le groupe des élus socialistes opposés au texte, plusieurs amendements réinscrivant la primauté de l’accord de branche sur l’accord d’entreprise :

  • Dès l’article 1er : « Les conventions et accords d’entreprise ne peuvent comporter des dispositions moins favorables aux salariés que celles des accords de branche, qui elles-mêmes ne peuvent être moins favorables aux salariés que celles des lois et règlements en vigueur. » (amendement n° 1392)
  • Article 2 : « La convention, ou accord d’entreprise ne peut être que plus favorable aux salariés que l’accord de branche et l’accord de branche ne peut être que plus favorable aux salariés que les lois et règlements en vigueur » (amendement n° 1393)

Et systématiquement, pour chaque disposition, la formulation « un accord de branche, ou, à défaut, une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement » – la mention « à défaut » soulignant cette fois-ci la primauté de l’accord de branche.

En résumé : les différentes versions de l’article 2 de la loi travail parmi les socialistes

  • dans la version actuelle, l’accord d’entreprise prime dans les questions touchant à la durée du travail et les branches peuvent donner un avis a posteriori sur les accords d’entreprise ;
  • dans la version des députés PS, l’accord d’entreprise prime mais les branches peuvent donner un avis a priori sur les accords d’entreprise ;
  • dans la version des frondeurs, l’accord de branche prime.

Alexandre Pouchard et Nicolas Chapuis

Source Le Monde 26/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Société, Travail, Mouvements sociaux, Intermittents retour au front, Négociations explosives,  rubrique Politique, Politique Economique, On line Loi travail : quelle est cette « inversion de la hiérarchie des normes » qui fait débat ?  , Cacophonie dans la majorité sur l’article 2 du projet de loi travail ,

L’éditocratie unanime haro sur les grèves !

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La série de grèves dans le secteur pétrolier et les actions des chauffeurs routiers n’ont pas manqué de provoquer la colère des tauliers des grands médias. Sans surprise, leurs avis sont unanimes : les grèves sont irresponsables, insupportables, et elles doivent cesser au plus vite.

« Une radicalisation tous azimuts »

Le lundi 23 mai, le sujet fait la « Une » du journal télévisé de TF1 : des pénuries de carburant ont frappé de nombreuses stations-services dans le pays. L’occasion de revenir en long et en large sur les « galères » des automobilistes (4 minutes 35). L’accroche de Gilles Bouleau donne le ton : « Chantage, prise d’otage, un vocabulaire rarement employé par un gouvernement de gauche […] Les images d’automobilistes attendant des heures pour faire le plein ont sans doute incité le pouvoir à réagir et à désigner la CGT. » Et les médias à lui emboîter le pas ?

Le JT de France 2 débute sur une note moins caricaturale. Un sujet fait le point sur les blocages, il est conclu par un David Pujadas à la mine sombre : « Et nous apprenons à l’instant que le personnel du terminal pétrolier du Havre, qui représente 40% de nos importations, vote pour la grève. » Allons-nous en savoir plus sur les enjeux ou les revendications de ces grèves ? Non, puisque s’ensuit un long sujet (2 min.) sur la « gêne » des automobilistes et les entreprises touchées ; puis deux sujets sur l’organisation des grévistes (les barnums, tables, palettes et pneus qui brûlent) et sur le profil des manifestants qui tiennent les barrages. Puis une longue explication sur la pénurie. Qu’on se rassure : grâce aux stocks stratégiques, la France pourra encore tenir 2 mois face aux grèves. Une information importante, qui devrait contenir toute « analyse » alarmiste, mais dont personne ne semble tenir compte… y compris sur France 2.

Après douze minutes de journal, va-t-on enfin évoquer la cause de ces grèves ? Oui, mais d’une façon… toute particulière. Très remontée, l’éditorialiste Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, tient son explication [1]. Elle dénonce « une radicalisation tous azimuts » de la CGT, qui « paralyse un pays malgré une base rabougrie et même si le mouvement s’essouffle ». Et d’afficher son exaspération devant un tract d’une section locale de la CGT qui apparaît à l’écran : « Alors regardez cette affiche, elle est d’une confondante clarté. On y parle de compte-à-rebours, on y voit des bâtons de dynamites, un slogan « on bloque tout », bref clairement on joue la rue et l’affrontement total ». Effrayant !

S’ensuit une « expertise » d’une rare finesse : « La CGT de Philippe Martinez veut tout faire sauter quand celle de Bernard Thibault laissait toujours une petite porte entrouverte. » Pourquoi cette stratégie, s’interroge Pujadas, n’est-ce pas un pari risqué ? Nouvelle tirade de notre experte qui cache mal son agacement : « Alors cette stratégie est justifiée par un score en chute libre à la CGT. Mais c’est un pari risqué parce que rien ne permet de dire que cette radicalisation va dans le sens de l’histoire, au contraire. » Salariés mobilisés, sachez que vous roulez à contresens de l’histoire. Vous êtes par ailleurs irresponsables, puisque « jouer l’explosion sociale c’est prendre finalement la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort ». Tout cela en pure perte, car « exiger purement et simplement le retrait de la loi travail, c’est jouer un va-tout qui n’a pratiquement aucune chance d’aboutir ». Fermez le ban ! Une transition parfaite pour enchaîner avec les déclarations de Manuel Valls qui dénonce la « dérive de la CGT » et Nicolas Sarkozy qui appelle à « remettre de l’ordre et de l’autorité dans le pays »…

« Une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. »

Dans le JT de TF1, les mêmes propos de Manuel Valls font office d’introduction à l’intervention de l’« expert » de la chaîne, François-Xavier Pietri. Gilles Bouleau l’interroge : pourquoi la CGT déploie-t-elle une telle énergie pour mettre à bas la loi El Khomri ? On pourrait gager que c’est la colère des salariés qui s’exprime, après la fin de non-recevoir du gouvernement et le passage en force à l’Assemblée nationale. Mais pour le chef du service économie de TF1, il s’agit avant tout d’une « course à la radicalisation » [2] de la CGT. Et son « expertise » ressemble trait pour trait à celle de sa consœur de France 2 : « La CGT a un problème, c’est qu’elle a perdu beaucoup d’influence aux dernières élections professionnelles dans ses bastions. » Résultat : blocage sur l’essence, grèves à la SNCF, débrayages dans les ports, grève des routiers, à la RATP, ainsi que « l’appel à la neuvième journée de mobilisation générale ». Une mobilisation exceptionnelle des salariés ? A entendre notre expert, il s’agirait plutôt d’initiatives organisées d’un coup de baguette magique par l’état-major de la CGT. Et ce par pur opportunisme : si « la CGT joue son va-tout » face à la loi El Khomri, c’est que celle-ci remettrait en cause son influence.

Le matin même, les mêmes refrains étaient assénés par les « experts » de RMC, dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin. Pour Laurent Neumann, « la CGT ne dit pas la vérité ». La véritable raison étant que l’adoption de la loi signifierait « la fin du leadership syndical de la CGT dans les entreprises et sans doute la prise de pouvoir de la CFDT ». Une issue qui ne serait pas forcément sans déplaire à notre éditocrate. Et de conclure : « Est-ce que pour des raisons propres à la CGT, on peut bloquer le pays ? »

Éric Brunet, dont la lucidité n’est plus à démontrer depuis qu’il a publié, en janvier 2012, son désormais culte Pourquoi Sarko va gagner, livre alors son analyse : « La CGT, son équation est simple : je bloque donc je suis ; donc elle a besoin de bloquer et de bloquer n’importe quoi ». Puis s’emporte : « Moi je suis contre Hollande, mais je suis encore plus contre cette CGT absurde qui se bat contre une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. » On gage que la loi ne changera pas beaucoup le quotidien d’éditocrates bien nantis. Mais celui des autres salariés ? Et Brunet de se lancer dans un hymne à la « réforme » suivi d’une note pessimiste : « Dès qu’on veut bouleverser, c’est la CGT de 2016 qu’on voit face à nous, c’est un mur ! […] On dit Macron vient avec des idées ; mais si on plaque Macron sur la France de la CGT […] eh bien Macron, tout Macron qu’il est, ne changera rien. » La conclusion est sans appel : « Les Français ne sont que des assujettis sociaux qui ne pensent qu’à leur pomme ».

Les deux compères remettent le couvert le lendemain dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin sur le thème « la CGT est-elle devenue irresponsable ? » Le maître de cérémonie les prévient d’emblée : « Attention ! L’opinion publique n’a pas basculé ! Faites très attention moi hier j’ai posé la question aux auditeurs, c’est 50/50 ». Il est vrai que du côté des médiacrates, le pourcentage est moins équilibré. Mais ce rappel à l’ordre sera sans effet sur Éric Brunet, dont la fureur confine au délire. L’éditorialiste explique que la CGT, minoritaire, n’aurait pas été capable de bloquer les raffineries sans « envoyer des élus CGT, parfois des élus de la fonction publique payés avec l’argent du contribuable, des permanents, des salariés de la CGT ». Et de conclure que « ça n’est pas une grève et c’est illégal ». C’est Jean-Jacques Bourdin qui tentera de lui faire entendre raison (!) : les salariés ont bien voté la grève, par exemple au Havre. « Un cas singulier » répond l’éditocrate avec une mauvaise foi confondante.

Laurent Neumann n’est pas en reste : « La CGT ne défend pas les salariés : elle défend la CGT. » Il évoque le tract présenté par Nathalie Saint-Cricq, sur lequel figure un bâton de dynamite : « Est-ce que c’est de bon goût, en plein état d’urgence, après la séquence attentat que la France a vécu en novembre dernier ? » En revanche l’évocation d’une « prise d’otage » du pays par Manuel Valls, Michel Sapin et Myriam El Khomri ne semble pas lui poser problème – il est vrai que ce vocabulaire, qui surprenait Gilles Bouleau dans la bouche d’un « gouvernement de gauche », fait depuis longtemps partie du lexique éditocratique par temps de grève. Moins courante – mais peut-être promise à un bel avenir – l’inculpation des grévistes pour « terrorisme social », selon le titre de l’éditorial figaresque de Gaëtan de Capèle (23 mai), n’a pas non plus suscité l’indignation de nos experts en « bon goût ». Le mot de la fin, provisoirement, pour Éric Brunet : la CGT est « un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus tête ».

Dans la presse écrite aussi…

Ces exemples tirés d’émissions d’information grand-public sur TF1, France 2 et RMC donnent un aperçu de l’unisson du chœur des éditorialistes et autres experts médiatiques. Les réactions dans la presse écrite, qu’elle soit régionale ou nationale, condamnent elles aussi la principale organisation syndicale en France. L’AFP en livre un remarquable florilège, dans une dépêche que nous nous contenterons de reproduire ici :

La presse quotidienne fustige mardi le « jusqu’au-boutisme » de la CGT, des éditorialistes pensant que le syndicat radicalise le mouvement contre la loi travail pour maintenir son « leardership » syndical, d’autres y voyant un « bras de fer » très égotique entre le Premier ministre Manuel Valls et Philippe Martinez.

Sans surprise, dans Le Figaro, Gaëtan de Capèle tire à boulets rouges contre « cette vieille centrale rouillée (…) lancée dans une inexorable fuite en avant ».

« La CGT joue son va-tout », estime de son côté Laurent Joffrin (Libération). « Elle se lance dans un « tout ou rien » (qui) comporte un risque majeur : s’enfermer dans un jusqu’au-boutisme ».

Dans Les Échos, Cécile Cornudet parle même de « sabotage ». « La CGT se sent en danger et sort les griffes » car, n’ayant « plus les moyens de susciter une mobilisation d’ampleur et d’engager une vraie guerre (…) elle choisit la guérilla ».

« À la CGT, les ultras ont pris le pouvoir », estime Olivier Auguste (L’Opinion) qui y voit « une tentative désespérée de ralentir sa chute ».

Si Olivier Pirot dans La Nouvelle République du Centre-ouest « peut comprendre » que les reculades (du gouvernement) sur certains acquis sociaux soient « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Il n’en estime pas moins, lui aussi, que la CGT « a tout intérêt à montrer les muscles. »

« Philippe Martinez, patron de la CGT, n’a pas laissé plus de chances au dialogue avec le gouvernement que l’article 49.3 n’en a laissé aux frondeurs du PS », écrit Jean-Louis Hervois de La Charente Libre. « Les adversaires s’engagent sur un terrain de plus en plus dangereux ».

Pour Alain Dusart (L’Est Républicain), la CGT, « de plus en plus talonnée par la CFDT (…) joue la carte du durcissement » tandis que « Manuel Valls a poursuivi hier les moulinets en promettant de faire lever les blocages dans les ports et les raffineries ». « Si la pénurie s’aggrave, Philippe Martinez aura remporté ce bras de fer ».

Mais « le risque de mettre l’économie en panne (…) est réel », s’inquiète Hervé Chabaud (L’Union). « Faute de mobiliser dans ses défilés, la CGT a décidé de mettre tout le monde à pied. Jusqu’à quand ? », s’interroge Hervé Favre dans La Voix du Nord.

« En plein état d’urgence, la chienlit, pour reprendre le mot du général de Gaulle, en mai 1968, fait tache d’huile », se désole Laurent Marchand dans Ouest-France.

Le Journal de la Haute-Marne, sous la plume de Christophe Bonnefoy, note que « le Premier ministre, en plus de montrer les muscles, a également adopté la politique de la sourde oreille » et que « la CGT marche sur le même chemin et durcit le ton ».

Dès lors, « l’affrontement semble inéluctable entre un pouvoir qui joue du 49.3 et une minorité qui veut en découdre sur le bitume », s’alarme Yann Marec dans les colonnes du Midi Libre.

Il ne manque à ce triste passage en revue que Gilles Gaetner, « journaliste d’investigation » chez Atlantico, qui pose gravement la question qui fâche : « La CGT alliée objective du Front national ? » (c’est le titre).

Ainsi que celui sans qui l’éditocratie française ne serait pas tout à fait ce qu’elle est :

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 Frédéric Lemaire

Source Acrimed 25/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique MédiasRadicalisation et « prise d’otage » : un lexique partagé par gouvernement, opposition, médias et patronat, rubrique Politique, Affaires, , G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , rubrique Société, Mouvement sociaux, Citoyenneté, « Quelque chose de – vraiment – pourri dans le royaume de France »,

Radicalisation et « prise d’otage » : un lexique partagé par gouvernement, opposition, médias et patronat

Stephane Mahe / Reuters

Stephane Mahe / Reuters

L’épreuve de force entre le gouvernement et la CGT, qui appelle à la poursuite des blocages de raffineries et de dépôts de carburants puis à une grève illimitée à la RATP à partir du 2 juin, se joue à la fois sur le terrain et dans l’opinion.

A regarder les différents sondages… on ne peut pas tirer le moindre enseignement. Les Français sont majoritairement opposés à la réforme du code du travail et soutiennent majoritairement les manifestants dans leurs actions (préblocage des entrepôts de carburant). Ils sont aussi majoritairement pour la fin des manifestations, et pensent majoritairement que, si jamais l’Euro de football est en péril, c’est la faute du gouvernement.

Personne ne sait qui veut quoi, ce qui rend l’autre bataille, médiatique, d’autant plus importante. Elle se joue tous les matins à la radio et sur les plateaux télévisés, dans les citations d’hommes politiques qui apparaissent dans la presse pour tenter de convaincre ceux qui tomberaient dessus.

En temps de grève, un certain champ lexical réapparaît sans faute. Acrimed a recensé les occurrences les plus régulières dans un lexique assez complet. On y retrouve certains termes qu’on connaît bien, et qu’on a beaucoup entendus ces derniers jours. D’autres, novateurs par leur extrémisme, ont fait leur apparition.

On se rend aussi compte que certaines expressions sont désormais partagées par le gouvernement, des leaders de l’opposition, le patronat et des médias, comme autant d’éléments de langage qui n’auraient plus de frontières politiques.

Le classique « prise d’otage » a été relancé par le premier ministre, Manuel Valls, pour dénoncer les actions d’un syndicat qui prend « en otage » l’économie de la France avec des actions « pas démocratiques ». François Hollande n’a pas utilisé le terme – il a choisi « un blocage » par « une minorité » – mais Myriam El Khomri, la ministre du travail, oui.
Presque mot pour mot :

« Il n’est pas question que l’économie de notre pays soit prise en otage à trois semaines de l’Euro. »

« Il est totalement insupportable et incompréhensible qu’on laisse une infime minorité tenter d’enrayer l’activité économique », a reformulé le patron du Medef, Pierre Gattaz. Il est revenu sur une variante plus classique dans le même communiqué, paraphrasant le premier ministre :

« Nous ne pouvons plus tolérer qu’une poignée de militants irresponsables prennent la France en otage. »

Courageux, ou juste allergique aux éléments de langage, le secrétaire d’Etat au budget, Christian Eckert, a refusé de cautionner « ce vocabulaire » fait de « mots qui blessent, de mots qui vexent », comme « prise en otage ». Il était assez seul à le faire.

La star lexicale de ces derniers jours a été le mot « radicalisation », un terme qu’on a peu l’habitude de voir associé à des manifestants. Tout le monde a voulu se l’accaparer, montrer qu’il était le plus habile à le manier.

Manuel Valls l’a répété et répété : en Israël, où il était en visite officielle lorsque les occupations illégales des raffineries ont commencé – « La radicalisation de la CGT pose incontestablement un problème » – mais aussi à l’Assemblée nationale, le 25 mai, en réaffirmant que le gouvernement ne rediscutera pas la réforme – « La CGT est dans un processus de radicalisation. »

L’argument est repris, presque mot pour mot, par Myriam El Khomri – « Il y a une forme de radicalisation du mouvement » –, ainsi que par le secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen – « Il y a une petite minorité qui essaie de radicaliser les choses » – et par des responsables de l’opposition.

Chacun a son analyse un peu personnalisée, mais chacun arrive au même constat en utilisant « les termes qu’on emploie aujourd’hui à tout bout de champ », comme le dit si bien Eric Woerth sur iTélé, juste après les avoir utilisés en accusant « une CGT de plus en plus radicalisée ».

« C’est le résultat d’une radicalisation de la CGT qui est profondément inquiétante », analyse Bruno Le Maire sur LCI. C’est « l’extrémisme violent d’une minorité qui veut bloquer le pays », complète le député LR Eric Ciotti. Laurent Berger, de la CFDT, élargit un peu pour y mettre « toutes les intoxications et tous les radicalismes, de la CGT à l’extrême gauche ».

Stephane Mahe / Reuters

Stephane Mahe / Reuters

Sur RTL, Jean-Marie Le Guen oublie un peu le script et improvise. C’est « une inflammation gauchisante qui déborde des cadres traditionnels de la CGT ». La presse n’est pas loin derrière. Le chef du service économie de TF1 utilise le terme « course à la radicalisation ». Le Figaro parle d’« inexorable fuite en avant de la CGT, sous forme de radicalisation et parfois de violence ». Le Monde aussi, en évoquant le congrès du syndicat à la mi-avril, qui « servira d’étendard à cette radicalité ».

Un cran au-dessus, on trouve le JT de France 2 du 23 mai, avec David Pujadas et l’éditorialiste Nathalie Saint-Cricq qui jouent au jeu du questions-réponses-préparé-à-l’avance pour caser le nouveau mot à la mode plusieurs fois de suite.

  • David Pujadas : « Est-ce qu’on assiste là à une radicalisation de la CGT ? »
  • Nathalie Saint-Cric : « Clairement oui. Une radicalisation tous azimuts et une technique révolutionnaire bien orchestrée. »

Puis, comme le raconte Télérama, on glisse de « cette radicalisation » qui ne va peut-être pas « dans le sens de l’histoire » au risque d’« explosion sociale », celui de « prendre la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort ».

Le climat social étant à la fuite en avant, on retrouve la même dynamique dans la presse qui le couvre. Un peu extrême, un peu anxiogène. Comme Atlantico, qui diffuse un sondage de l’IFOP pour que tout le monde sache « qu’une majorité claire et indiscutable, puisqu’il s’agit de presque trois Français sur quatre, de la population estime notre société soumise au risque d’une explosion sociale imminente ». Ou comme Le Figaro, qui explique que personne ne devrait jamais faire confiance à la CGT, et encore moins maintenant qu’elle est embarquée « vers une forme de terrorisme social ».

Luc Vinogradoff

Source : Le Monde 25/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Médias, L’éditocratie unanime haro sur les grèves ! , rubrique Politique, Affaires, , G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , rubrique Société, Mouvement sociaux, Citoyenneté, « Quelque chose de – vraiment – pourri dans le royaume de France »,

Assurance chômage: où en est la négo?

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Ce devait être le dernier rendez-vous des partenaires sociaux pour se mettre d’accord sur les nouvelles règles relatives à l’indemnisation chômage. Mais syndicats et représentants patronaux sont loin d’avoir trouvé un terrain d’entente.

Le sixième rendez-vous entre partenaires sociaux visant à définir les nouvelles règles d’indemnisation chômage s’est terminé ce jeudi soir… sans qu’aucun accord ne se dessine à l’horizon. Le point sur cette négociation qui n’en finit pas de diviser syndicats et organisations patronales, sur fond de contestation du projet de loi travail.

Qui est autour de la table?

Tout le monde. C’est-à-dire l’ensemble des organisations patronales et syndicales représentatives. Y compris le Medef qui, après avoir menacé de boycotter les négociations portant sur les règles de l’assurance chômage si le gouvernement ne modifiait pas le projet de loi travail, a bien pris place à la table des discussions. Et pour cause: si l’organisation patronale critique «un texte décevant qui n’aura pas d’impact sur la création d’emplois», elle a toutefois gagné sur un point: le gouvernement n’a pas inscrit dans la loi l’obligation de moduler les cotisations sur les contrats courts. Et ce alors qu’il s’agissait d’une promesse concédée par le Premier ministre aux organisations de jeunesse, début avril, pour calmer le mouvement de contestation.

Mais si les négociateurs du Medef sont bien assis autour de la table, certains dénoncent leur manque d’entrain. Dans un tweet, Sophie Binet, de la CGT, dénonce le «blocage» du Medef, dont l’objectif, explique-t-elle, est de «faire durer la négociation pour passer les festivals et le mouvement loi travail». Quant aux syndicats, en face, ils étaient également bien au rendez-vous. Même si la CGT a demandé, en début de réunion, une suspension de séance, avant de retrouver l’ensemble des partenaires sociaux.

Qu’est-ce qui coince?

Le sujet a déserté le projet de loi et l’Assemblée nationale. Mais il ne s’est pas éteint pour autant: la surtaxation des CDD, qui permettrait de gonfler les caisses de l’Unédic de plusieurs centaines de millions d’euros, selon FO, la CGT et la CGC, reste le dossier qui fâche. Côté patronal, le message n’a pas bougé d’un iota: pas question d’accepter la moindre hausse de cotisations patronales sur les contrats les plus courts. «Comme la loi n’aura aucun effet positif sur l’emploi, nous ne sommes pas enclins à envisager de charges supplémentaires sur le travail, quelle qu’en soit la forme», a coupé court Jean Cerutti, le négociateur du Medef. Problème, il s’agit de la principale revendication unanime des négociateurs syndicaux. D’où le résumé, un brin pessimiste, de Franck Mikula, de la CGC: «Le Medef n’a toujours pas de mandat pour augmenter les recettes, moi je n’ai pas de mandat pour faire autre chose qu’augmenter les recettes, donc on ne va pas pouvoir s’entendre très longtemps.» «On s’éloigne de la conclusion d’un accord», abonde Eric Courpotin (CFTC).

Si elles sont toutes d’accord sur le fond, les centrales syndicales proposent toutefois des scénarios différents: la CGT plaide pour une surcotisation générale, là où FO et la CGC sont favorables à un système de bonus-malus pénalisant les entreprises qui abusent des contrats courts. Quant à la CFDT et la CFTC, elles défendent une dégressivité des cotisations selon la durée dans l’emploi. Mais c’est sur un tout autre terrain que s’est aventuré, jeudi, en début de séance, l’Unédic (le gestionnaire de l’assurance chômage) qui a présenté un document aux partenaires sociaux. Ce dernier chiffre de 450 millions à 1,5 milliard d’euros les économies réalisables en modifiant le mode de calcul des allocations. Une option qui colle davantage aux aspirations du patronat. Mais qui se ferait «sur le dos des privés d’emploi», selon la CGT.

Où en est le dossier des intermittents du spectacle?

Jeudi après-midi, ils étaient plusieurs dizaines à occuper, à Paris, un des bâtiments de l’Autorité des marchés financiers (AMF) situé place de la Bourse. Preuve que la question de leur régime particulier, qu’ils entendent bien défendre, est loin d’être réglée. Organisée à l’appel, notamment, de la CGT spectacle et de la Coordination des intermittents et précaires (CIP), cette action visait à protester contre l’utilisation du 49.3 pour l’adoption de la loi travail et à faire pression sur la négociation en cours sur l’assurance chômage. Quelques heures auparavant, la CGT spectacle dénonçait «le chantage à la négociation assurance chômage» du Medef qui, à ce jour, n’a toujours pas validé l’accord signé le 28 avril par l’ensemble des représentants, syndicaux et patronaux, du secteur du spectacle. Or ce dernier, négocié pour la première fois «à part», doit toutefois recevoir l’aval des partenaires sociaux interprofessionnels pour être appliqué. Pour les intermittents, qui réclament l’application de l’accord dès le 1er juillet, il y a donc urgence à mettre la pression.

Quelles sont les prochaines étapes?

Le rendez-vous du 12 mai devait être le dernier avant l’entrée en vigueur d’une nouvelle convention Unédic au plus tard le 30 juin. Mais le respect de cette échéance semble aujourd’hui très hypothétique. Deux nouvelles réunions entre partenaires sociaux ont d’ores et déjà été inscrites à l’agenda, le 30 mai et le 14 juin. Mais pour beaucoup, cela ne suffira pas. D’autant qu’il ne suffit pas que syndicats et organisations patronales se mettent d’accord – ce qui est loin d’être gagné. Avant son entrée en vigueur, l’accord doit être traduit en convention puis être agréé par le gouvernement. Autant dire que le calendrier est plus que serré. Reste une solution: prolonger les règles actuelles au-delà du 30 juin, le temps de finaliser la négociation. Mais l’option est politiquement risquée. Car si elle s’éternisait, la discussion risquerait de venir polluer la campagne présidentielle qui arrive à grands pas.

 

Amandine Cailhol

Source Libération 12/05/2016