En recoupant contrats officiels, photos d’avions, de cargos ou d’hommes armés sur les front syrien ou yéménite, un collectif de journalistes met pour la première fois au jour un circuit de vente d’armes entre les pays des Balkans et du Moyen-Orient.
Très peu d’informations ont filtré jusqu’ici sur les quantités colossales d’armes qui parviennent depuis cinq ans aux différents groupes combattants en Syrie et au Yémen. L’enquête menée par un groupe de journalistes d’investigation des Balkans (1) lève une partie du voile sur la provenance et la trajectoire de ce matériel destiné aux champs de bataille du Moyen-Orient. Le marché, évalué à 1,2 milliard d’euros, implique huit pays vendeurs d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Croatie, République tchèque, Roumanie et Slovaquie, membres de l’Union européenne, mais aussi Serbie, Bosnie et Monténégro) et quatre acheteurs l’Arabie Saoudite, la Jordanie, les Emirats arabes unis et la Turquie. Des partenaires qui avaient très peu de relations commerciales avant le conflit syrien. Or, depuis 2012, des avions gros-porteurs chargés d’armes légères – fusils-mitrailleurs, lance-roquettes et munitions – décollent régulièrement des aéroports de Zagreb, Sofia ou Bratislava pour se poser à Djedda, Abou Dhabi ou Amman. Les livraisons ont considérablement augmenté en 2015 et comprennent du matériel plus lourd, y compris des chars de fabrication russe, acheminé par bateau.
Embargo contourné
«Ce commerce est certainement illégal, selon les experts des armements comme des droits de l’homme»,souligne le rapport des journalistes produit dans le cadre d’un projet «pour une meilleure gouvernance». Ils ont traqué des documents et des photos sur les vols, les contrats, les rapports de l’ONU et de sources gouvernementales. Les licences d’exportation accordées contournent l’embargo décrété par l’UE sur les ventes d’armes aux belligérants en Syrie. Or des photos et des vidéos du terrain en Syrie, postées sur les réseaux sociaux montrent certaines de ces armes aux mains de brigades de l’Armée syrienne libre, soutenues par certains pays occidentaux et arabes, mais aussi de certains groupes salafistes.
Transactions pays par pays
Belgrade Airport | BIRN
Ces contrats ont rapporté des centaines de millions d’euros aux pays concernés et fait tourner leurs usines de production de munitions à plein régime. L’enquête publie les chiffres détaillés des transactions pays par pays. Ainsi, la Croatie et la République tchèque figurent en tête des vendeurs et 4 700 tonnes de matériel ont été livrés par la Bulgarie et la Roumanie à l’Arabie Saoudite. Le royaume sunnite, acheteur de près de 80% des armes des Balkans est aussi le principal bailleur de fonds des rebelles syriens. Il est en outre engagé dans une guerre au Yémen où des groupes de combattants sunnites porteurs d’armes d’origine balkanique ont été repérés sur des photos.
Les informations inédites de l’enquête des reporters des Balkans ont le mérite de révéler l’existence de l’une des filières d’armes vers les conflits sanglants de Syrie ou d’ailleurs dans la région. Les journalistes reconnaissent qu’il doit y en avoir bien d’autres et s’étonnent par exemple que le Qatar, connu pour être l’un des principaux fournisseurs des groupes armés syriens islamistes, n’apparaisse pas dans le commerce qu’ils ont mis au jour.
Sète. La poésie est une fête globale et lucide sur la réalité du monde.
Poésie, chemin de paix
« Quand la société est en crise le poète ne peut que prendre note dans sa poésie de la crise traversée », constate le poète libanais et président d’honneur du festival Salah Stétié. « Il arrive dans certains cas très rares qu’un souhait bien exprimé par un poète puisse se retrouver mobilisateur », ajoute-il encore.
A l’instar de ce vers du poète Abou Kacem Al Chebbi « Lorsque le peuple un jour veut la vie / Force est au destin de répondre / Aux ténèbres de se dissiper » devenu un élément de l’hymne national tunisien. Mais combien de poètes empêchés, emprisonnés, exilés pour leur amour de la liberté… Le festival Voix Vives qui bat son plein à Sète jusqu’au 30 juillet offre l’immense plaisir et privilège de les rencontrer dans les rues et d’éprouver le souffle de leur poésie et de leurs réflexions.
Ashur Etwebi est né à Tripoli, c’est un poète renommé en Libye qui a contribué à faire renaître une culture libre après la chute du président Kadhafi. Il a du quitter son pays en 2015 pour émigrer en Norvège. « Il n’est pas aisé de vivre cet exil… » Si le système intellectuel d’un Clausewitz a fait beaucoup de petits en s’évertuant à penser et à comprendre la nature et l’essence de la guerre, celui des poètes de la Méditerranée qui la subissent, cherchent les chemins de la paix.
« Il n’y a aucun courage dans la guerre. La guerre prend votre air, votre inspiration, la guerre prend votre ombre, la guerre prend ton âme, affirme Ashur Etwebi. Pendant 42 ans nous avons été sous le joug d’un dictateur fou. On attendait juste qu’une fenêtre s’ouvre à nous pour un lendemain. Lorsque le Printemps arabe a éclaté, nous avons vraiment cru que le paradis était juste à un bras de nous. Mais on s’est confronté quelques mois après à la réalité. Ce que nous pensions être un paradis n’était autre qu’un vrai enfer. Après avoir liquidé un gouverneur fou, on s’est retrouvé face à des milliers de fous sanguinaires qui ont mis le feu au pays. »
L’art des poètes est de nous toucher par leur sincérité. A Sète, les artistes témoignent parfois aussi de leur expériences politiques et sociétales apportant d’autres regards.
« La première année après la chute de Kadhafi, la société civile s’est développée. Pendant que nous essayons de la consolider, les islamistes extrémistes, travaillaient en toute intelligence à mettre la main sur le gouvernement. Le résultat du match fut la perte de la société civile et la réussite des groupes extrémistes islamistes. Ce qui est à noter, c’est que des pays étrangers, qui pratiquent la démocratie en paroles et en apparence, ont appuyé et armé ces groupes terroristes extrémistes. C’est pour cela que les Libyens connaissent aujourd’hui une grosse déception. C’est un désastre dans les âmes, dans l’économie et dans tous les domaines de la vie finalement. »
Que font les poètes dans ce contexte ? « Ils ont à leur disposition leur inspiration, parfois un organe de presse mais si cet organe déplaît à telle ou telle faction, ou au gouvernement, on a vite fait de l’étrangler et le poète se retrouve muet et souvent jeté dans les caves et les prison du régime jusqu’à ce que mort s’en suive, indique Salah Stétié, C’est arrivé en Europe. Il ne faut pas croire que l’Europe est descendue du ciel avec l’idéal démocratique. Les poètes peuvent ramener un peu de paix, demain un peu plus de paix, et peut être un jour la Paix...»
JMDH
Source La Marseillaise 28/07/2016
L’ouverture du festival Sètes quartiers hauts dr
Poésie
Le festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée a débuté hier dans l’île singulière un marathon poétique de neuf jours qui éprouve les sens. L’entraînement n’est pas requis, il suffit de tendre l’oreille, sentir, voir… pour éprouver les embruns de toutes les rives.
La saison Voix Vives a débuté. Au bord de la grande bleue, c’est le moment où la ville de Sète s’ouvre à la mer comme un livre ivre. Celui où les lettres s’émancipent pour tracer tous les sens imaginables de la liberté. Profitant de la léthargie temporaire des cahiers scolaires, les milliers de mots se rebiffent pour célébrer le culte de la poésie vivante. Cent poètes traversent les rives tels des prophètes, pour investir la ville de Sète où ils vont se croiser durant neuf jours dans pas moins de six cent cinquante rendez-vous ! Les poèmes sont livrés par leur auteur en langue originale, puis traduit par des comédiens. Ils résonnent parfois aux rythmes des musiciens, du balancement des hamacs, ou du frémissement des feuilles, ou encore de la houle des vagues pendant les lectures en mer…
Quarante pays représentés
Parmi les poètes invités on pourra notamment croiser dans les rues cette année Jacques Ancet (France), Horia Badescu (Roumanie), Mohammed Bennis (Maroc), Jean-Pierre Bobillot (France), Denise Boucher (Francophonie/Québec), Philippe Delaveau (France), Haydar Ergülen (Turquie), Déwé Gorodé (Francophonie/Nelle-Calédonie), Vénus Khouy-Ghata (Liban/France), Paulo Jose Miranda (Portugal), María Antonia Ortega (Espagne), Anthony Phelps (Francophonie/Haïti), Liana Sakelliou (Grèce), Yvan Tetelbom (Algérie) sans oublier son président d’honneur, Salah Stétié (Liban) empêché l’an passé pour des raisons de santé.
Cette liste pourrait se prolonger. Elle révèle l’ouverture du festival sur un monde que les visions éthnocentriques ignorent bien dangereusement. Quarante pays sont représentés à Voix Vives cette années. On y accède gratuitement, de l’aube à la nuit par le plus sûr des moyens, la poésie comme regards portés sur le monde et comme chemin vers l’humain.
JMDH
Concerts du festival au Théâtre de la Mer avec Pierre Perret, Tiken Jah Fakoly et Misa Criolla. Réservation : 04 99 04 72 51
C’est vraisemblablement une «erreur», selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Amnesty International appelle la coalition à «redoubler d’efforts pour empêcher la mort de civils».
Près de 60 civils, dont des enfants, ont péri ce mardi dans des raids de la coalition menée par les Etats-Unis près d’un village tenu par le groupe jihadiste Etat islamique (EI) dans la province d’Alep, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH).
Dans la capitale de cette province du nord de la Syrie, un puissant groupe rebelle islamiste a annoncé le début de «la bataille» visant à briser le siège total que les forces du régime impose depuis peu sur les quartiers rebelles.
Désormais assiégé, l’est d’Alep, contrôlé par les insurgés, a été encore visé ce mardi par de violents bombardements aériens. A quelque 100 km d’Alep, des avions de la coalition ont mené à l’aube des frappes alors que les habitants fuyaient les combats dans le village d’al-Toukhar, près du fief jihadiste de Minbej, a indiqué Rami Abdel Rahmane, directeur de l’OSDH.
«Il y a eu au moins 56 morts civils, dont 11 enfants, et des dizaines de blessés, dont certains grièvement atteints», a précisé Abdel Rahmane, qui s’appuie sur un vaste réseau de sources médicales et de militants à travers la Syrie. «C’est vraisemblablement une erreur», a-t-il estimé.
Interrogée par l’AFP, la coalition a répondu par e-mail avoir «récemment» procédé à des frappes près de Minbej et être consciente des informations sur la mort de civils. «Nous allons examiner toutes les informations dont nous disposons sur l’incident», a indiqué la coalition. «Nous prenons toutes les dispositions pendant nos missions pour éviter ou minimiser les pertes civiles (…) et nous conformer aux principes du droit de la guerre».
Amnesty demande à la coalition de «redoubler d’efforts pour empêcher la mort de civils»
Amnesty International a exhorté la coalition à «redoubler d’efforts pour empêcher la mort de civils et à enquêter sur de possibles violations du droit humanitaire international», expliquant qu’il s’agit «peut-être du bombardement le plus coûteux en vie de civils» par la coalition depuis le début en 2014 de ses opérations antijihadistes en Syrie.
Selon l’OSDH, déjà lundi au moins 21 civils ont péri dans des raids de la coalition sur al-Toukhar et la localité stratégique de Minbej, visée depuis le 31 mai par une offensive terrestre des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants arabes et kurdes de Syrie soutenue par les Etats-Unis.
Toujours dans la province septentrionale d’Alep, au moins 21 civils ont été tués mardi dans des raids aériens vraisemblablement menés par des avions russes sur la ville rebelle d’Atareb, située à 35 km à l’ouest de la capitale provinciale, d’après l’OSDH, qui ajoute que ce bilan pourrait s’alourdir.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, lors des funérailles des victimes du putsch manqué, le 17 juillet 2016 à Ankara. PHOTO / AFP/ ARIS MESSINIS
La riposte du président turc après le putsch avorté en Turquie est d’une telle envergure qu’elle sème le doute : et si Recep Tayyip Erdogan avait monté un faux coup d’Etat pour faire le ménage parmi ses opposants ?
Depuis le dimanche 17 juillet, à la suite de l’échec du putsch mené par une partie de l’armée en Turquie, Recep Tayyip Erdogan a lancé une vaste opération pour reprendre en main le pays. Selon le quotidien algérien El-Watan, les deux jours qui ont suivi le coup d’Etat ont vu 6 000 arrestations dans l’armée, 104 putschistes tués et 2 745 juges démis de leurs fonctions. Le gouvernement a également annoncé un possible rétablissement de la peine de mort, abolie en 2004.
Pour le site basé à Washington Al-Monitor, ces mesures suscitent le doute. “La rapidité et l’envergure de l’action de l’exécutif sont remarquables. Cela donne l’impression que le gouvernement et Erdogan s’étaient préparés à une tentative de coup d’Etat.” Un soupçon renforcé par l’impression d’impréparation de ce coup d’Etat manqué, souligne de son côté L’Orient Le Jour, à Beyrouth, pour qui c’est un “coup d’Etat au caractère étrangement amateur, qui a éveillé des soupçons au sein de la société civile”.
Le site Al-Monitor revient sur la mise en place du putsch :
Faire un coup d’Etat est assez simple. Tout d’abord, vous vous emparez du chef, puis des médias, puis vous exposez le chef humilié dans les médias. Au lieu de cela, ils ont décidé de faire ce coup d’Etat alors qu’Erdogan était en vacances… Les putschistes ont demandé aux gens de rentrer chez eux, alors qu’Erdogan demandait aux gens de sortir dans les rues. Ceux qui étaient favorables au coup d’Etat sont donc restés chez eux, alors que les soutiens d’Erdogan étaient dans les rues.”
Digne de Machiavel
Pour Kapitalis, cette tentative de putsch pourrait bien être en réalité une “mise en scène soigneusement orchestrée”. Il n’est “pas saugrenu” de penser que “le désordre a été organisé” par le président “pour conforter son pouvoir absolu”, explique le site tunisien. Une stratégie “dans la droite ligne de l’enseignement du Prince” de Machiavel, philosophe italien qui a théorisé l’art de gouverner et qui “conseille la simulation, y compris du complot, pour se débarrasser de ses ennemis”. Machiavel préconise même, si nécessaire, d’utiliser la répression, mais de le faire d’un seul coup, pour ne pas avoir à recommencer, ajoute Kapitalis. Avant de conclure : “Au creux des apparences d’aujourd’hui, le secret du visible [s’offre] à nos yeux.”
Une thèse balayée par plusieurs journaux turcs, à l’image du quotidien Hürriyet, pour qui cette explication “n’est pas convaincante car elle ne tient pas compte des incertitudes inhérentes à une telle opération dans la mesure où la réaction d’officiers qui n’auraient pas été tenus au courant du projet aurait été trop imprévisible”. De son côté, le journal Habertürk estime qu’“il ne faut pas oublier que ce coup d’État ne visait pas seulement le gouvernement AKP et le président Erdogan, mais la classe politique dans son ensemble. Il est donc nécessaire que l’opposition assume son rôle et rappelle cela au gouvernement afin de freiner la vague autoritaire qui se manifestera après cette tentative de putsch.”
Quoi qu’il en soit, reste que ces interrogations sont légitimes, affirme pourtant Al-Monitor : “Tant qu’il y aura plus de questions que de réponses convaincantes, il ne faudra pas s’étonner du grand nombre de théories conspirationnistes.”
Mis en cause dans diverses affaires de corruption, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a encore aggravé son impopularité par sa volonté de censure des médias et d’Internet. Il se retrouve d’autant plus en état de faiblesse qu’il a définitivement perdu un allié de poids : M. Fethullah Gülen, fondateur d’un mouvement d’inspiration soufie dont l’influence dépasse les frontières du pays.
es membres l’appellent Hizmet (« le Service ») ; les médias turcs, Cemaat (« la Communauté »). Vaste et puissant groupe social à base religieuse, le mouvement Gülen a été fondé dans les années 1970 par M. Fethullah Gülen, un important penseur mystique de tradition soufie (1) qui réside aux Etats-Unis, où il est connu et apprécié. En 2008, il figurait parmi les « intellectuels les plus influents du monde » désignés par la revue américaine Foreign Policy.
En Turquie, l’opinion est divisée sur la nature et les objectifs du mouvement. Ses partisans le glorifient autant que ses adversaires le diabolisent. Il est vrai qu’il reste très discret sur son fonctionnement, ce qui peut résulter d’une stratégie délibérée, mais s’explique aussi par d’autres facteurs. Dès sa création, il a été réprimé par l’Etat kémaliste, en particulier par l’armée, et M. Gülen a dû s’installer aux Etats-Unis en 1999 pour éviter la prison. Par ailleurs, il est constitué d’un ensemble de réseaux décentralisés et transnationaux, sans structure hiérarchique. C’est la pensée de M. Gülen, exposée dans ses livres et dans ses rares déclarations publiques ou entretiens, qui lie et inspire ses membres. On a souvent comparé les gülénistes aux jésuites, avec lesquels ils entretiennent d’excellentes relations, mais aussi aux missionnaires protestants, à l’Opus Dei, voire aux francs-maçons.
Sont-ils seulement un acteur de la société ? Le mouvement Gülen relève-t-il de la « religion civile » (civil religion), concept utilisé par la sociologie américaine pour désigner des mouvements à base religieuse se consacrant à des activités séculières au sein de la société (2) ? Ou poursuit-il aussi un dessein caché ? Bien qu’il n’ait pas d’activités politiques directes, du fait de sa puissance et de ses moyens financiers, il exerce une influence réelle, essentiellement pour défendre ses intérêts.
Une société plus individualiste
Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont M. Gülen fut l’allié entre 2002 et 2011, s’est servi sans réserve de cette influence : il a utilisé des magistrats et des policiers gülénistes pour mettre fin à la tutelle militaire sur la vie politique — avant d’accuser le mouvement, lorsque la crise a éclaté, fin décembre 2013, de s’être infiltré dans la justice et la police. Face à ces attaques, certains réseaux gülénistes se sont jetés dans la mêlée, au risque de mettre en péril l’image spiritualiste de leur chef. Ces deux épisodes montrent bien le pouvoir de l’organisation. Après avoir efficacement contribué à expulser de la scène son adversaire historique, l’armée, elle a fortement déstabilisé l’homme fort du pays, M. Erdogan : ce sont des magistrats proches d’elle qui ont engagé les poursuites judiciaires sur les cas de corruption au sommet du pouvoir.
Mais le mouvement est aussi intervenu dans le débat sur la démocratie en Turquie, et en particulier sur la nouvelle Constitution. Contrairement à M. Erdogan, qui veut imposer un régime avec une présidence forte dans l’espoir d’être élu à ce poste en juillet 2014, M. Gülen défend le régime parlementaire actuel, mais prône une séparation des pouvoirs plus stricte.
Selon des estimations récentes, le mouvement, qui donne la priorité à l’éducation — « l’école avant la mosquée », aime à répéter M. Gülen —, dispose de deux mille établissements éducatifs, essentiellement des lycées de très bon niveau, dans cent quarante pays. Il organise des plates-formes, comme la « plate-forme de Paris », qui propose des rencontres et des débats consacrés au dialogue entre les religions et les cultures ou à des questions sociales (emploi, discriminations, pauvreté), et développe des activités charitables. Ses ressources sont estimées à 50 milliards de dollars. Une partie importante de ses fonds provient de la « nouvelle bourgeoisie islamique » (3), ces entrepreneurs conservateurs et pieux d’Anatolie (4). Montés en puissance depuis les années 1980, ils apprécient la modernité des idées de M. Gülen, qui propose d’allier l’éthique musulmane et l’économie de marché à un islam ouvert au temps présent et au monde (5). Sa doctrine vise à concilier l’observation stricte de la religion avec une action sociale sécularisée (6), tout en s’opposant à leur fusion, contrairement aux préconisations de l’islam politique.
Que ce soit au sein de la société turque, en Afrique, au Proche-Orient, en Asie centrale ou dans les Balkans, l’influence de cette pensée est considérable au sein des populations musulmanes qui souhaitent un islam réconcilié avec la modernité. Elle se diffuse à travers les médias du mouvement : Zaman (« Le Temps »), premier quotidien turc (un million d’exemplaires) ayant des éditions en anglais (Today’s Zaman) et en français (Zaman France, sur Internet), mais aussi des sites dans de nombreuses langues et des chaînes de télévision, comme Samanyolu (« La voie lactée »). Les réseaux gülénistes transnationaux représentent d’ailleurs un atout pour la diplomatie et les exportations turques.
Conformément à sa pensée, qui exclut le mélange du religieux et du politique, M. Gülen n’a jamais varié dans sa défense de la démocratie, ni dans son opposition déterminée à l’islam politique turc et à son idéologie de la « vision nationale » (millî görüs) : une synthèse d’un islam ritualiste, proche de l’Etat et du nationalisme turc, dont le fondateur fut Necmettin Erbakan, premier ministre en 1996-1997. La pensée gülénienne n’est toutefois pas dépourvue d’un certain « turquisme », probablement lié au fait que son message s’inscrit dans le soufisme turc. Ainsi, bien qu’il s’affirme favorable à la paix, le mouvement s’est montré réticent à l’annonce des négociations entamées par M. Erdogan avec le chef historique des Kurdes de Turquie, M. Abdullah Öcalan (7).
Entre 2002 et 2011, M. Gülen a soutenu le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) parce que ses dirigeants, bien qu’issus de l’islam politique, se présentaient comme « conservateurs-démocrates » : une définition conforme à sa vision. De plus, les statuts de l’AKP ne comportent aucune référence à l’islam. La coopération entre ces deux puissants acteurs, l’un politique, l’autre social, a joué un rôle important dans la transformation du pays et dans sa montée en puissance économique et diplomatique. Ensemble, ils ont réussi à évincer l’armée. Mais, à partir de 2010, M. Gülen a commencé à critiquer publiquement les choix de M. Erdogan, tant sur le plan intérieur que diplomatique — il a notamment contesté son discours de plus en plus virulent contre Israël. Il a pris encore davantage de distance après le tournant autoritaire et islamisant du premier ministre, en 2011. Les relations se sont ainsi tendues jusqu’à la rupture, fin 2013.
Un mouvement religieux peut-il être un acteur de la modernité ? Aux yeux des Turcs qui se font de cette dernière une conception républicaine et laïque à la française, cette simple hypothèse pouvait paraître inepte. Et pourtant c’est ce à quoi l’on assiste, car la société turque s’est transformée en profondeur. Les classes moyennes sont devenues majoritaires et, surtout, l’Anatolie, tout en restant conservatrice, a entamé sa mutation. La société devient plus individualiste — y compris dans le rapport à l’islam — et se sécularise, comme l’a montré le « Mai 68 turc », ainsi qu’on a appelé les manifestations de mai-juin 2013 à Istanbul et dans d’autres grandes villes. La modernité kémaliste autoritaire avait échoué à intégrer les populations anatoliennes, conservatrices et pieuses ; on assiste donc cette fois à l’émergence d’une modernité « par le bas » qui inclut des couches de la société longtemps méprisées.
Spiritualité humaniste
Entreprises dans les années 1980 sous la houlette de Turgut Özal, l’homme d’Etat le plus important depuis Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la république, les réformes économiques et sociales ont dynamisé l’ensemble du pays. Désormais, cependant, le conservatisme et le rapport à l’islam des classes moyennes et des entrepreneurs anatoliens se modifient sous l’effet de la rationalité instrumentale du capitalisme. On peut penser que l’impact de cette rationalité économique et sociale fera progressivement reculer le conservatisme individuel et collectif. Et le mouvement Gülen est partie prenante de ces transformations.
Cette modernisation et les changements intervenus dans le rapport à l’islam peuvent s’appréhender à la lumière de la sociologie des religions de Max Weber (8). En effet, les travaux du sociologue allemand ont montré que ce sont les processus sociaux qui déterminent en dernière instance les directions prises par les institutions, dogmes et symboles religieux ; ce que confirment les évolutions de la société turque.
Aux plans spirituel et intellectuel, M. Gülen apparaît comme un héritier de Saïd Nursi (1876-1960), à l’origine de la confrérie soufie Nurcu. Il a interprété et réactualisé l’enseignement de Nursi sur l’importance des rapports entre l’islam et la modernité — c’est-à-dire la raison et la science. Il y a intégré la dimension démocratique, ainsi qu’une intervention plus affirmée au sein de la société, notamment en matière d’éducation (9). Dans un ouvrage précurseur (10), le sociologue Serif Mardin a analysé la profondeur et l’originalité de la pensée de Nursi, alors que ce mystique restait encore largement incompris et considéré comme un fanatique, un dangereux réactionnaire, par l’Etat et par les élites urbaines. Mardin a montré que sa pensée comportait une dimension relevant de ce qu’il a appelé le « personnalisme », encourageant l’individualisme chez les croyants. Il a souligné la différence entre deux conceptions de l’islam : d’un côté, le « peuple des hadiths (11) », dogmatique et légaliste ; de l’autre, les soufis mystiques, comme Nursi et M. Gülen, qui privilégient la spiritualité et incarnent le versant humaniste de la religion.
Le mouvement Gülen est-il un danger ou un atout pour la démocratie et la société turques ? Aussi longtemps que se maintiendra l’ascendant de la pensée et de la personnalité de M. Gülen, on penchera pour la seconde hypothèse. En revanche, la disparition de ce septuagénaire à la santé fragile pourrait changer la donne. Au sein de la société, il n’existe pas actuellement de mouvement social de gauche assez fort pour faire contrepoids aux gülénistes, ni d’ailleurs de parti de gauche capable de s’opposer à l’hégémonie de l’AKP ou à celle qu’un mouvement post-Gülen pourrait éventuellement tenter d’imposer dans le domaine politique.
Ali Kazancigil
Politologue, codirecteur de la revue de géopolitique Anatoli, CNRS Editions, Paris.
(1) Helen Rose Ebaugh, The Gülen Movement : A Sociological Analysis of a Civic Movement Rooted in Moderate Islam, Springer, Dordrecht, 2010.
(2) Robert N. Bellah, « La religion civile aux Etats-Unis », Le Débat, no 30, Paris, 1984.
(8) Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 2006.
(9) Erkan Toguslu (sous la dir. de), Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, L’Harmattan, Paris, 2012.
(10) Serif Mardin, Religion and Social Change in Modern Turkey : The Case of Bediüzzaman Said Nursi, State University of New York Press, coll. « Suny Series in Near Eastern Studies », Albany, 1989.
(11) Les hadiths sont les paroles rapportées du prophète Mohamed et de ses proches compagnons.