Japon. Une Constitution pacifiste en péril

Les forces de défense de la navy japonaise

Les forces de défense de la navy japonaise

Mobilisation populaire contre le projet militariste de M. Abe Shinzo

Soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, nul ne pouvait imaginer une telle mobilisation des Japonais — des plus âgés, qui ont vécu la guerre, jusqu’aux plus jeunes, qui n’ont même pas vu la chute du mur de Berlin. Refusant le « coup d’Etat parlementaire » du gouvernement de M. Abe Shinzo, ils manifestent devant la Diète tous les jours depuis plus d’un an, y compris cet été, en pleine canicule. Rien que le 18 juillet dernier, plus de cent mille personnes sont descendues dans la rue.

Le premier ministre veut faire passer un projet de loi sur la sécurité qui autorise les Forces d’autodéfense (le nom officiel de l’armée) à participer à des opérations extérieures — ce qu’il appelle l’« autodéfense collective » — dans deux cas : quand le Japon ou l’un de ses alliés est attaqué et quand il n’existe pas d’autre moyen de protéger le peuple (1). Pourtant, la Constitution japonaise affirme, dans son article 9 : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre ce but, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’Etat ne sera pas reconnu. » C’est ce droit que le gouvernement Abe veut rétablir. Mais la Constitution ne peut être modifiée qu’avec les deux tiers des voix de chacune des chambres de la Diète (Chambre des représentants et Chambre des conseillers), approbation qui doit elle-même être obligatoirement suivie d’un référendum. Ce dernier serait impossible à remporter aujourd’hui, tant la population reste traumatisée par la guerre.

M. Abe ne s’est pas attaqué directement à l’article 9. Au cours de son premier mandat, il a cherché à obtenir une plus grande souplesse parlementaire en modifiant l’article 96, afin de pouvoir faire adopter des « amendements constitutionnels » à la majorité simple. Ayant échoué, il s’est lancé dans une « réinterprétation » de l’article 9, exposée dans le projet de loi sur la sécurité et qui conduit à son abrogation de fait. C’est « une trahison de la Constitution et une trahison de l’histoire », estime le constitutionnaliste Higuchi Yoichi, traduisant l’opinion de la majorité des juristes : selon une enquête de Nippon Hoso Kyokai (NHK), le groupe public audiovisuel, 90 % des juristes de droit public interrogés en juin dernier jugeaient « anticonstitutionnel » le projet d’autodéfense collective (2).

Malgré l’opposition suscitée, y compris dans les rangs du Parti libéral-démocrate (PLD), le parti du premier ministre, le texte a été approuvé par la majorité de la Chambre des représentants le 16 juillet dernier. Même si celle des conseillers vote différemment, ou si elle ne vote pas dans les soixante jours, c’est-à-dire d’ici au 14 septembre, le projet pourrait être adopté à la majorité des deux tiers par la Chambre des représentants, qui a le dernier mot (3). M. Abe a prolongé la session parlementaire jusqu’au 27 septembre. Mais son impopularité n’a jamais été aussi grande. Selon un sondage effectué à la fin de juillet par le journal économique Nikkei Asian Review, 57 % des personnes interrogées sont contre l’adoption du projet de loi sécuritaire en session parlementaire ordinaire (26 % y étant favorables) et 50 % désapprouvent l’ensemble de la politique du premier ministre (contre 38 % qui l’approuvent) (4).

L’ampleur du rejet et la ténacité des protestations rappellent les manifestations de 1960 contre la ratification du traité de sécurité (et de renforcement du poids militaire) américano-japonais, concocté par le premier ministre d’alors, Kishi Nobusuke. Celui-ci, qui fut contraint à la démission, n’était autre que le grand-père de M. Abe… Toutefois, la forme comme la nature de la contestation actuelle diffèrent à plusieurs égards. Celle-ci rassemble la population dans sa diversité, tant à Tokyo que dans les autres grandes villes, alors que la lutte des années 1960 était menée essentiellement par des groupes d’étudiants, et notamment par la Zengakuren (Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiante), souvent appuyés par les partis d’opposition et par les grands syndicats. De plus, ces mouvements affrontaient fréquemment les forces de l’ordre, et beaucoup dans leurs rangs croyaient aux lendemains qui chantent, au socialisme.

A l’inverse, les manifestants d’aujourd’hui sont non violents, soucieux de démocratie, et ils multiplient les formes de contestation : percussions, déguisements et slogans en tout genre. Ils se battent aussi bien contre le contenu du projet de loi que contre la façon dont le pouvoir veut l’imposer. Traumatisés par l’accident nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011, précarisés dans leur vie quotidienne, ces jeunes forment une génération pour laquelle « il n’y a pas d’avenir heureux », comme nous l’explique M. Okuda Aki, l’un des principaux membres du très actif réseau Action étudiante urgente pour la démocratie libérale (Students Emergency Action for Liberal Democracy, SEALDs).

Beaucoup inscrivent cette loi sécuritaire dans le projet de société du premier ministre, ce que M. Abe nomme « le beau Japon », pour reprendre le titre de son livre (5) : nouvelle loi fondamentale sur l’éducation, avec une forte connotation nationaliste insistant sur « l’amour du pays natal » ; loi de « protection des secrets d’Etat » de décembre 2013, qui restreint la liberté au nom de la lutte contre les « ennemis de l’intérieur » (6)…

En somme, le premier ministre veut réaliser le vieux rêve des conservateurs d’en finir avec une Constitution qui aurait été imposée par les Américains, force d’occupation des Alliés après la défaite dans la guerre du Pacifique et d’Asie. Il s’agirait d’un pas indispensable à franchir pour un Japon souverain, redevenu un pays « normal ». Mais c’est oublier les circonstances historiques. Au cours de cette guerre, le Japon a subi la perte de plus de trois millions de vies humaines, y compris les victimes des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki ; sans oublier les dizaines de millions de morts dans les autres pays d’Asie et chez les Alliés. Même si la Constitution a été écrite par les Américains, c’est bien le peuple qui l’a voulue, réclamant le droit de vivre en paix, comme le montrent les enquêtes d’alors (7).

Avec la nouvelle loi, le Japon, loin de s’émanciper des Etats-Unis, aura l’obligation de seconder militairement son allié américain à travers le monde. « Sans l’article 9, les dirigeants japonais n’auraient pas pu dire “non” à la guerre d’Irak », rappelle Higuchi (8). D’autant que, lors de son voyage à Washington, en mai dernier, M. Abe a accepté le principe d’une « transformation de l’alliance américano-japonaise » dans le sens d’une plus grande coopération (9).

A l’inverse, la Constitution de 1947, unanimement acceptée par les Japonais, commence par ce préambule : « Nous, le peuple japonais (…), décidés à ne jamais plus être les témoins des horreurs de la guerre du fait de l’action du gouvernement, proclamons que le pouvoir souverain appartient au peuple. » Dans le même esprit, la Charte des Nations unies, née dans les cendres de la seconde guerre mondiale, vise à « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui, deux fois en l’espace d’une vie humaine, a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ».

Aux yeux de certains — japonais ou étrangers —, cette Constitution apparaît naïve et obsolète, voire idéaliste. Mais, dans le contexte actuel, ce volontarisme pacifiste ne devrait-il pas, au contraire, devenir une norme internationale ? L’Asie aurait tout à y gagner, au lieu de se livrer à des exercices militaires mimant une confrontation armée.

Katsumata Makoto

Economiste, professeur émérite à l’université Meiji Gakuin (Tokyo), chercheur au Centre d’études internationales pour la paix.

(1) « National security strategy » (PDF), ministère de la défense, Tokyo, 2013.

(2) Sondage mené auprès de 1 146 juristes. Yahoo News Japan, 7 août 2015.

(3) La coalition du PLD et du parti Komei, parti bouddhiste en principe pacifiste, a obtenu 326 sièges sur 480.

(4) « Nikkei poll : Half of Japonese electorate gives Abe government thumbs down », Nikkei Asian Review, Tokyo, 27 juillet 2015.

(5) Paru au Japon en 2006, le livre a été traduit en anglais : Abe Shinzo, Towards a Beautiful Country : My Vision for Japan, Vertical, New York, 2007.

(6) « State secrecy law takes effect amid protests, concerns over press freedom », The Japan Times, Tokyo, 10 décembre 2014.

(7) Cf. Higuchi Yoichi, Constitutionalism in a globalizing world : Individual rights and national identity, University of Tokyo Press, 2002.

(9) Cf. Jeffrey W. Hornung, « US-Japan : a Pacific Alliance transformed », The Diplomat, Tokyo, 4 mai 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2015

Voir aussi : Actualité Internationale , Rubrique Asie, Japon, La base américaine d’Okinawa, épine dans le pied du premier ministre japonais, Les enjeux cachés des législatives, Etats-Unis, Rubrique Politique, Politique Internationale,

Les enjeux de l’élection fédérale canadienne du 19 octobre 2015

Par Pierre Martin *

La 42e élection fédérale canadienne du 19 octobre 2015 est particulièrement importante car, au-delà même de la direction du gouvernement fédéral, qui pourrait échapper à l’alternance des libéraux et des conservateurs, pour la première fois depuis la fondation de la confédération en 1867, c’est aussi l’éventuelle confirmation du bouleversement marqué par l’élection de 2011, où les sociaux-démocrates du NPD[1] avaient pour la première fois de leur histoire devancé les libéraux comme principale alternative aux conservateurs, qui est en jeu.

 I/ Le bouleversement des élections de 2011

Les élections de 2011[2] (tableau I) ont été marquées par une victoire des conservateurs sortants qui progressent modestement en voix (39,6 %, + 2 pts) mais obtiennent une majorité absolue de sièges (166, + 23, sur 308). Mais c’est surtout la percée sans précédent des néo-démocrates (30,6 %, + 12,4 pts et 103 sièges, + 66) qui s’accompagne de l’effondrement des libéraux (18,9 %, – 7,3 pts et 34 sièges, – 43) et du Bloc québécois (6,1 %, – 3,9 pts et 4 sièges, – 45). Les libéraux se retrouvent en troisième position pour la première fois de leur histoire. Les indépendantistes du Bloc québécois, qui ne se présentent qu’au Québec, s’y effondrent (tableau II), passant de 38,1 % à 23,4 % et perdant la quasi-totalité de leurs sièges au profit du NPD.

Pour apprécier ces résultats, un bref retour en arrière s’impose.

Rappel historique

Les élections de 1993 ont été l’occasion d’un séisme électoral, avec l’effondrement de l’ancien parti conservateur, les Progressistes conservateurs (PC), victimes de la percée du Reform Party, droite radicale de l’Ouest, dans le Canada anglais, et de celle du Bloc québécois au Québec, les indépendantistes se présentant pour la première fois à des élections fédérales alors qu’ils avaient soutenu les PC contre les libéraux en 1984 et 1988. Les libéraux, derrière le Premier ministre Jean Chrétien, emportent largement les élections de 1997 et 2000 face à une droite divisée et des néo-démocrates qui restent faibles. Les PC tentent sans succès de reprendre le dessus sur la droite radicale –Reform Party puis Alliance Canadienne en 2000- d’abord en 1997 derrière Jean Charest[3], élu du Québec, puis en 2000 derrière l’ancien Premier ministre fédéral (1979-1980) Joe Clark (Alberta). L’année 2003 a vu d’importantes transformations dans le paysage politique fédéral. A droite, le leader de l’Alliance Stephen Harper a réussi à négocier avec la direction des PC la fusion des deux partis sous sa direction sous l’appellation de Parti conservateur du Canada. Chez les libéraux, la rivalité entre le Premier ministre Jean Chrétien et son ancien ministre des Finances (1993-2002) Paul Martin a tourné a l’avantage de ce dernier qui s’impose dans le parti et prend la direction du gouvernement en décembre 2003. Paul Martin incarne alors une ligne moins à gauche, plus centriste et favorable aux milieux d’affaires, et moins strictement fédéraliste, plus ouverte aux revendications de l’Ouest et du Québec. Alors que l’arrivée de Paul Martin au pouvoir avait été accueillie très favorablement par l’opinion, la situation s’est rapidement dégradée à cause du scandale des « Commandites[4] » et de sa gestion. Lors des élections du 28 juin 2004, qu’ils avaient provoquées pour se légitimer, les libéraux ont subi un recul considérable, en particulier au Québec, restant en tête grâce à la campagne de peur face à la droite radicale, mais devant former un gouvernement minoritaire. Ces élections avaient été marquées par un succès limité des conservateurs qui n’avaient pas réussi à attirer la fraction la plus modérée de l’ancien parti PC, par un net redressement du Bloc au Québec et du NPD sur l’ensemble du Canada, qui profite du virage au centre-droit des libéraux, et par l’arrivée des verts. Contraint fin 2005 à de nouvelles élections par l’arrêt du soutien du NPD et le développement du scandale des commandites, les libéraux de Paul Martin perdent les élections de janvier 2006 au profit des conservateurs de Stephen Harper, qui forment un gouvernement minoritaire. Les libéraux subissent un recul considérable, s’effondrant au Québec au profit des conservateurs. Stephen Harper avait considérablement modéré le programme de son parti, pour limiter l’effet de la campagne libérale, et fait des efforts en direction du Québec en améliorant son français[5] et en se prononçant pour un « fédéralisme d’ouverture ».

Après sa victoire de 2006, les deux années de gouvernement minoritaire de Stephen Harper lui ont permis de modérer son image et de démentir les prévisions catastrophistes des libéraux. Il a provoqué des élections à l’automne 2008 au vu de la rapide dégradation de l’économie liée à la crise internationale. Les conservateurs l’ont à nouveau emporté lors des élections du 14 octobre 2008, progressant en pourcentage et en sièges, mais insuffisamment pour obtenir un gouvernement majoritaire (143 sièges sur 308). Les libéraux menés par Stéphane Dion, proche de l’ancien Premier ministre Jean Chrétien, subissent une lourde défaite, obtenant le plus faible résultat de leur histoire (26,2 %) et perdant 27 sièges, alors que les verts et le NPD progressent légèrement et que le Bloc décline au Québec. La victoire des conservateurs résulte essentiellement de leur image en termes de capacité à diriger l’économie dans une période qui s’annonce difficile. Après ces élections insatisfaisantes pour tous, Stéphane Dion a conclu une alliance avec le NPD et le Bloc pour renverser Harper. Celui-ci a pu conserver le pouvoir grâce au soutien de la gouverneur générale Michèle Jean (Représentante de la Reine), qui lui a permis de repousser la convocation du Parlement. Les proches de Paul Martin ont alors repris le pouvoir au sein du parti libéral en installant à sa tête Michael Ignatieff, universitaire de renom qui a fait l’essentiel de sa carrière hors du Canada (G.B. et E.U.). Durant la période de 2008 à 2011, les conservateurs ont géré habilement la crise économique et financière et fait preuve d’ouverture en direction des communautés d’origine asiatique jusque-là acquises aux libéraux, mais n’ont pu éviter une certaine arrogance qui a conduit au vote par la chambre des Communes d’une motion de défiance libérale le 25 mars 2011, conduisant à des élections le 2 mai 2011. Ces élections (tableau I) ont été marquées par une nette victoire des conservateurs qui ont obtenu une majorité absolue de sièges, un effondrement sans précédent des libéraux, relégués à la troisième place, ainsi que du Bloc, et à une percée du NPD. Le rôle des enjeux et des leaders a été décisif dans ces résultats. Harper avait une assez bonne image, était perçu comme le plus compétent sur l’économie et a bénéficié de la volonté de la majorité des électeurs de mettre fin à l’instabilité politique en ayant un gouvernement majoritaire, un enjeu fort promus par les conservateurs. A l’inverse, les libéraux ont pâti de la très mauvaise image de leur leader, de son agressivité, et de leur responsabilité dans l’organisation des élections. De plus, cette mauvaise image de M. Ignatieff contrastait avec la très bonne image de Jack Layton, le leader du NPD. Celui-ci a bénéficié de l’affaiblissement de l’enjeu du souverainisme au Québec et de la forte volonté de la majorité des québécois de renverser les conservateurs. Quand J. Layton a fait une ouverture en direction des indépendantistes en reconnaissant le droit du Québec à l’indépendance avec un vote référendaire majoritaire (50 % + 1 voix), contrairement aux libéraux et aux conservateurs qui soutiennent la loi référendaire[6], les jours suivant les sondages ont enregistré une percée du NPD au Québec et un effondrement du Bloc, phénomène qui a provoqué une poussée du NPD au niveau fédéral (le Québec pèse ¼ de l’électorat) où il a rattrapé les libéraux, bénéficiant alors d’une crédibilité nouvelle qui a permis un transfert d’une partie des électeurs libéraux vers le NPD dans le Canada anglophone.

II/ Les enjeux des élections du 19 octobre 2015

Les enjeux de l’élection fédérale du 19 octobre sont de deux ordres : (1) qui va gouverner à Ottawa ? (2) les bouleversements de l’élection de 2011 seront-ils confirmés par les résultats du 19 octobre ?

Qui va gouverner à Ottawa et comment ?

Les enquêtes d’opinion depuis le début de la campagne montrent que l’élection est a priori très ouverte, que c’est une lutte à trois entre les conservateurs sortants de Stephen Harper, les néodémocrates de Thomas Mulcair[7] et les libéraux de Justin Trudeau. D’autre part, quelque soit le parti qui l’emportera, il semble peu probable qu’il dispose d’une majorité absolue de sièges.

Après leur défaite de 2011, les libéraux se sont dotés d’un nouveau chef en avril 2013, Justin Trudeau, fils de l’ancien Premier ministre Pierre-Eliott Trudeau (1968-1979 et 1980-1984) et jeune (41 ans en avril 2013) député de Montréal depuis 2008. Ils ont alors bénéficié d’une très forte poussée dans les sondages qui les ont donnés largement en tête des intentions de vote, à plus de 40 % devant les conservateurs, reléguant le NPD à la troisième place autour de 20 %. Le désastre de 2011 semblait ainsi complètement effacé. Cette « Trudeaumania » s’est également concrétisée au profit des libéraux dans les élections partielles et provinciales. Mais cet « effet de popularité », courant dans les sondages hors élection au Canada, s’est dissipé à partir de mars 2015. Après leur victoire surprise lors des élections provinciales du 5 mai 2015 en Alberta, les néodémocrates sont alors passés en tête des intentions de vote devant les conservateurs en déclin, reléguant les libéraux à la troisième place autour de 25 %.

Les conservateurs sont affaiblis par les difficultés économiques et les scandales. La popularité de Stephen Harper a considérablement décliné et une nette majorité d’électeur indique souhaiter un changement de gouvernement. Cependant Harper garde la confiance du cœur de son électorat, autour de 30 %. Début août, au moment où la campagne électorale commence, les choses ne sont pas jouées.

Les bouleversements de 2011 seront-ils confirmés ?

L’élection fédérale de 2011 a été marquée par trois changements majeurs : (a) l’effondrement du Bloc au Québec au profit du NPD qui y devient la force dominante, (b) un très fort recul du parti libéral sur l’ensemble du Canada au profit du NPD et des conservateurs qui le réduit au statut de troisième parti à Ottawa, (c) la promotion du NPD comme opposition officielle, celui-ci devenant un compétiteur crédible pour le pouvoir fédéral, pour la première fois de son histoire.

Derrière cette question de la confirmation ou non des changements, il y a celle de la nature de l’élection de 2011. Est-elle une simple déviation électorale, marquée par des changements spectaculaires mais conjoncturels, ou au contraire une élection de réalignement qui marque l’émergence d’un nouvel ordre électoral après l’effondrement de l’ancien ordre électoral lors de l’élection de rupture de 2006[8] ?

Les enquêtes d’opinion, malgré leurs imprécisions et contradictions, indiquent très nettement qu’au Québec l’effondrement du Bloc s’accentue au profit du NPD. D’autre part, toutes les enquêtes depuis août 2015 indiquent que le NPD est devenu un concurrent crédible pour l’exercice du pouvoir à Ottawa. Par contre, malgré leur recul considérable de mars à août 2015 dans les sondages, les libéraux restent très au-dessus de leur résultat catastrophique de 2011 (18,9 %) et ne sont pas irrémédiablement distancés par les conservateurs et le NPD. Il semble bien qu’il y avait un élément conjoncturel significatif, la forte impopularité d’Ignatieff, dans l’effondrement libéral de 2011.

 

III/ Polarisation et obsolescence idéologique

Mais pour comprendre ce qui s’est passé dans la vie politique canadienne depuis 1993, il est nécessaire de prendre conscience d’une double dynamique de polarisation politique et d’obsolescence idéologique.

La dynamique de polarisation politique

Comme beaucoup de pays développés, le Canada a connu une forte poussée de droite radicale dans les années 1990. Ce durcissement idéologique à droite a d’abord contribué à la domination libérale orientée au centre gauche de 1993 à 2006 en divisant la droite jusqu’en 2003 et en fournissant un repoussoir électoral aux libéraux jusqu’en 2006. Mais, même si sa relative modération lui a permis de conquérir le pouvoir et une partie de l’électorat de centre droit, il n’en reste pas moins que le gouvernement conservateur de Stephen Harper est le plus à droite que le Canada a connu depuis près de 50 ans, depuis celui de John Diefenbaker de 1957à 1963. Sa présence au pouvoir depuis 2006 provoque une réaction d’insatisfaction croissante dans l’électorat de centre gauche, qui constitue le cœur de l’électorat des libéraux, du NPD et du Bloc. Cet électorat recherche de plus en plus l’instrument électoral qui lui permettra de se débarrasser du pouvoir conservateur à Ottawa. On a ainsi une dynamique de polarisation politique qui prend son origine à droite dans un durcissement idéologique et auquel répond un rejet croissant à gauche à partir de 2006. C’est cette polarisation qui explique la fidélité de l’électorat conservateur et le développement à partir de 2008 dans des milieux intellectuels, militants, et chez une minorité de responsables libéraux (dont l’ancien Premier ministre Jean Chrétien) et néodémocrates de la question de l’union électorale des progressistes, c’est-à-dire d’un rapprochement des libéraux et du NPD. Cette perspective, qu’elle prenne la forme d’une fusion des partis (comme à droite en 2003), d’accords électoraux ou simplement d’une coalition gouvernementale après les élections, est rejetée par les directions des deux partis et particulièrement par les libéraux. Mais les sondages montrent qu’une coalition gouvernementale après les élections serait approuvée par une nette majorité des électeurs libéraux et néodémocrates, quel qu’en soit le leader (Mulcair ou Trudeau). Il y a là un net décalage entre l’attente des électeurs et les stratégies des appareils qui pourrait être porteuse de crise en cas d’une nouvelle victoire conservatrice causée par la division des progressistes.

L’obsolescence idéologique sociale-démocrate et souverainiste

La percée électorale du NPD en 2011 ne doit pas laisser penser que l’idéologie sociale-démocrate aurait eu alors un Canada un succès particulier. Comme dans les autres pays développés, la social-démocratie est en crise idéologique au Canada dès les années 1990.

La social-démocratie canadienne a échoué à déborder les libéraux comme principale force de gauche face au conservateurs aux deux moments décisifs où l’occasion s’est présentée : en 1945 et au début des années 1990. En 1945 elle[9] a été vaincue électoralement par la mobilisation des forces patronales derrière les conservateurs lors des élections provinciales dans l’Ontario et contenue lors des élections fédérales par l’habileté du gouvernement libéral de Mackenzie King qui a mis en œuvre des mesures sociales importantes. Après 1991, le NPD dirigeait les gouvernements provinciaux de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan. C’était près de la moitié des canadiens qui étaient gouvernés par la social-démocratie. Ces gouvernements, particulièrement en Ontario[10] et en Colombie-Britannique, ont été des échecs qui ont contribué à la lourde défaite du NPD aux élections fédérales de 1993 (6,9 %). Depuis cette date les néodémocrates n’ont pas été plus capables qu’ailleurs de surmonter la crise idéologique et programmatique de social-démocratie face au déclin de la croissance économique et au remplacement du paradigme keynésien par le néolibéralisme dès la fin des années 1970. Les gouvernements provinciaux récents du NPD, en Nouvelle-Ecosse et au Manitoba, ne se sont pas distingués des autres gouvernements de centre gauche.

Au Québec le mouvement souverainiste, le Parti québécois au niveau provincial et le Bloc au niveau fédéral, subit à la fois le déclin de l’aspiration à l’indépendance depuis la défaite référendaire de 1995 et la crise des politiques sociale-démocrates au niveau des gouvernements provinciaux du Parti québécois (1994-2003, 2012-2014). L’effondrement électoral du Bloc en 2011 (23,4 %) doit être mis en rapport avec celui du PQ en 2014 (25,4 %).

IV/ Le début de la campagne électorale

La situation début septembre, après un mois de campagne électorale, confirme l’affaiblissement des conservateurs, devancés dans les sondages par le NPD et même parfois par les libéraux. Mais le redressement des libéraux est l’élément le plus significatif dans les évolutions d’intentions de vote depuis début août. Alors qu’au début de la campagne ceux-ci étaient en grand risque de marginalisation dans une dynamique bipolaire qui semblait s’esquisser entre le NPD et les conservateurs, ils ont réussi à redresser la barre, de 25 % à 28-30 %, réduisant sensiblement l’écart avec le NPD. Ceci s’explique par les positions prises par les deux partis sur la préoccupation principale (et croissante) des électeurs : la récession économique[11]. Alors que Thomas Mulcair, a promis un budget fédéral en équilibre, promesse illustrant la volonté principale du NPD de rassurer les électeurs et de présenter un projet crédible, Justin Trudeau n’a pas hésité à promettre une relance de l’économie par une relance de l’investissement public, même au prix d’un déficit public, tournant ainsi Mulcair sur sa gauche et progressant au dépend du NPD dans l’électorat hésitant entre les deux partis. Alors que le NPD, qui n’a jamais exercé le pouvoir à Ottawa, veut assoir sa crédibilité gestionnaire, les libéraux de Trudeau n’ont pas ce problème et sont ainsi plus libres car les derniers gouvernements libéraux ont correspondu à une bonne situation économique. On observe le même type de surenchère entre les deux partis sur la crise des réfugiés qui a fait irruption dans la campagne avec les images du corps d’Aylan Kurdi sur la plage de Bodrum[12]. Dénonçant la politique migratoire des conservateurs, les libéraux ont promis d’accueillir 25 000 réfugiés syriens et les néodémocrates 10 000 d’ici la fin de l’année.

Mais, pour appréhender complètement la situation des trois principaux partis, il faut tenir compte de deux phénomènes : les écarts entre les sondages d’intention de vote et la réalité, la transposition des résultats en voix aux résultats en sièges, qui seuls importent.

Lors des élections de 2011 les conservateurs ont été sous-estimés de plus de 3 pts en moyenne (36 % contre 39,6 %) par les derniers sondages, ce qui est considérable dans un combat triangulaire. Cette différence a été décisive pour leur permettre d’obtenir enfin une majorité absolue de sièges et de former un gouvernement majoritaire.

D’autre part, la répartition géographique de leurs suffrages fait que les conservateurs seront avantagés en termes de sièges et les libéraux désavantagés si les trois partis sont proches en pourcentage de voix au niveau national. C’est pourquoi la tâche est encore plus difficile qu’il n’y paraît pour les libéraux dans leur objectif de revenir sinon au pouvoir, au moins comme principal adversaire des conservateurs. On comprend alors pourquoi les leaders libéraux mettent tout leur poids dans cette campagne électorale, avec l’engagement inhabituel[13] de la Première ministre libérale de l’Ontario Kathleen Wynne aux côtés de Justin Trudeau contre Stephen Harper et Thomas Mulcair. Pour les libéraux il est impératif d’effacer 2011 sinon la dynamique bipolaire risque de les marginaliser progressivement lors des élections fédérales suivantes.

Pierre Martin

* Politologue au CNRS, PACTE IEP de Grenoble, chargé de mission à la FNSP.

Tableau I : Ensemble Canada (1993-2011)

1993 1997 2000 2004 2006 2008 2011
Votants 69,6 (295) 67 (301) 61,2 (301) 60,5 (308) 64,7 (308) 58,8 (308) 61,3 (308)
Bloc 13,5 (54) 10,7 (44) 10,7 (38) 12,4 (54) 10,5 (51) 10 (49) 6,1 (4)
Verts 4,3 4,5 6,8 3,9 (1)
NPD 6,9 (9) 11 (21) 8,5 (13) 15,7 (19) 17,5 (29) 18,2 (37) 30,6 (103)
Libéraux 41,3 (177) 38,5 (155) 40,8 (172) 36,7 (135) 30,2 (103) 26,2 (77) 18,9 (34)
PC 16 (2) 18,8 (20) 12,2 (12)
REF/All/Cons 18,7 (52) 19,4 (60) 25,5 (66) 29,6 (99) 36,3 (124) 37,6 (143) 39,6 (166)
Autres 3,6 (1) 1,6 (1) 2,3 1,4 (1) 1 (1) 1,2 (2) 0,9

Tableau II : Québec (1993-2011)

 

1993 1997 2000 2004 2006 2008 2011
Votants 77,1 (75) 73,3 (75) 64,1 (75) 59 (75) 63,9 (75) 61,7 (75) 62,1 (75)
Bloc 49,3 (54) 37,9 (44) 39,9 (38) 48,9 (54) 42,1 (51) 38,1 (49) 23,4 (4)
Verts 3,3 4 3,5 2,1
NPD 1,5 2 1,8 4,6 7,5 12,2 (1) 42,9 (59)
Libéraux 33 (19) 36,7 (26) 44,2 (36) 33,9 (21) 20,7 (13) 23,7 (14) 14,2 (7)
PC 13,5 (1) 22,2 (5) 5,6 (1)
REF/All/Cons 0,3 6,2 8,8 24,6 (10) 21,7 (10) 16,5 (5)
Autres 2,6 (1) 1 2,3 0,7 1,1 (1) 0,8 (1) 0,9

[1] Nouveau parti démocratique.

[2] John H. Pammet et Christopher Dornan (eds), The Canadian Federal Election of 2011, Toronto, Dundurn, 2011.

[3] Qui a ensuite quitté la scène fédérale pour prendre la direction du parti libéral du Québec, province dont il deviendra Premier ministre de 2003 à 2012.

[4] Scandale lié à des détournements de fond par les libéraux lors de la campagne de promotion du Canada au Québec suite au référendum de 1995 perdu de très peu par les indépendantistes.

[5] Elément essentiel, notamment lors des débats des chefs dans les campagnes électorales, dont certains sont en français.

[6] La loi sur la clarté référendaire du 29 juin 2000 (rapporteur Stéphane Dion), pose un certain nombre de conditions très restrictives à la possibilité de l’accession à l’indépendance d’une province. Elle est contestée par les indépendantistes québécois.

[7] Thomas Mulcair a pris la succession de Jack Layton à la tête du NPD en mars 2012, suite au décès de celui-ci d’un cancer en août 2011.

[8]Pour l’ensemble de ces notions qui font référence à la théorie des réalignements, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, la théorie des réalignements revisitée, Paris, Presses de Science Po, 2000, p. 417-437, et Pierre Martin, Dynamiques partisanes et réalignements électoraux au Canada (1867-2004), Paris, L’Harmattan, 2005, p. 53-80.

[9] Il s’agissait alors du CCF, le Co-operative Commonweath Federation, parti socialiste prédécesseur du NPD. Sur la stratégie des libéraux en 1945, voir Pierre Martin, Dynamiques partisanes et réalignements électoraux au Canada (1867-2004), op.cit., p. 130-132.

[10] C.F Jean-Pierre Beaud et Guy Prévost, La social-démocratie en cette fin de siècle. Late Twentieth-Century Social Democray, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1995.

[11] Ceci est analysé en détails dans l’enquête de l’institut EKOS du 4 septembre 2015.

[12] Enfant syrien retrouvé mort par des policiers turcs ainsi que son frère et mère suite au naufrage de leur canot, dont la famille avait fait une demande d’émigration au Canada où se trouve sa tante.

[13] D’habitude les chefs de gouvernements provinciaux restent discrets lors des élections fédérales et inversement afin de respecter les différences de compétences et de ne pas hypothéquer les nécessaires relations de travail entre les provinces et Ottawa.

Source by 12/10/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Amérique du Nord, Canada, rubrique Politique , Politique Internationale,

Morozov : « Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme »

evgeny-morozov

Selon le chercheur et essayiste Evgeny Morozov, la technologie sert le néolibéralisme et la domination des Etats-Unis. « Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique et l’affronter en tant que tel », dit-il.

Evgeny Morozov s’est imposé en quelques années comme l’un des contempteurs les plus féroces de la Silicon Valley. A travers trois ouvrages – « The Net Delusion » (2011, non traduit en français), « Pour tout résoudre, cliquez ici » (2014, FYP éditions) et « Le Mirage numérique » (qui paraît ces jours-ci aux Prairies ordinaires) –, à travers une multitudes d’articles publiés dans la presse du monde entier et des interventions partout où on l’invite, il se fait le porteur d’une critique radicale envers la technologie en tant qu’elle sert la domination des Etats-Unis.

A 31 ans, originaire de Biélorussie, il apprend toutes les langues, donne l’impression d’avoir tout lu, ne se trouve pas beaucoup d’égal et maîtrise sa communication avec un mélange de charme et de froideur toujours désarmant.

L’écouter est une expérience stimulante car il pense largement et brasse aussi bien des références historiques de la pensée (Marx, Simondon…) que l’actualité la plus récente et la plus locale. On se demande toujours ce qui, dans ses propos, est de l’ordre de la posture, d’un agenda indécelable, ou de la virtuosité d’un esprit qui réfléchit très vite, et « worldwide » (à moins que ce soit tout ça ensemble).

Nous nous sommes retrouvés dans un aérogare de Roissy-Charles-de-Gaulle, il était entre deux avions. Nous avons erré pour trouver une salade niçoise, car il voulait absolument une salade niçoise.

Rue89 : Est-ce qu’on se trompe en ayant l’impression que vous êtes de plus en plus radical dans votre critique de la Silicon Valley ?

Evgeny Morozov : Non. Je suis en effet plus radical qu’au début. Mais parce que j’étais dans une forme de confusion, je doutais de ce qu’il fallait faire et penser. J’ai aujourd’hui dépassé cette confusion en comprenant que la Silicon Valley était au centre de ce qui nous arrive, qu’il fallait comprendre sa logique profonde, mais aussi l’intégrer dans un contexte plus large.

Or, la plupart des critiques ne font pas ce travail. Uber, Apple, Microsoft, Google, sont les conséquences de phénomènes de long terme, ils agissent au cœur de notre culture. Il faut bien comprendre que ces entreprises n’existeraient pas – et leur modèle consistant à valoriser nos données personnelles serait impossible – si toute une série de choses n’avaient pas eu lieu : par exemple, la privatisation des entreprises télécoms ou l’amoncellement de données par d’énormes chaînes de grands magasins.

Cette histoire, il faut la raconter de manière plus politique et plus radicale. Il faut traiter cela comme un ensemble, qui existe dans un certain contexte.

Et ce contexte, c’est, il faut le dire, le néolibéralisme. Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme.

Le travail critique de la Silicon Valley ne suffit pas. Il faut expliquer que le néolibéralisme qu’elle promeut n’est pas désirable. Il faut expliquer que :

  • A : le néolibéralisme est un problème ;
  • B : il y a des alternatives.

Il faut travailler à l’émergence d’une gauche qui se dresse contre ce néolibéralisme qui s’insinue notamment par les technologies.

Le travail que fait Podemos en Espagne est intéressant. Mais voir les plateformes seulement comme un moyen de se passer des anciens médias et de promouvoir un renouvellement démocratique ne suffit pas. Il faut aller plus en profondeur et comprendre comment les technologies agissent sur la politique, et ça, Podemos, comme tous les mouvements de gauche radicale en Europe, ne le fait pas.

Mais vous voyez des endroits où ce travail est fait ?

En Amérique latine, on voit émerger ce type de travail. En Argentine, en Bolivie, en Equateur, on peut en voir des ébauches.

En Equateur par exemple, où la question de la souveraineté est essentielle – notamment parce que l’économie reste très dépendante du dollar américain -,- on l’a vue s’articuler à un mouvement en faveur d’une souveraineté technologique.

Mais on ne voit pas de tels mouvements en Europe. C’est certain.

La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu’on avait connu auparavant en termes d’impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu’on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald’s par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.

C’est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l’économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.

Mais si je suis pessimiste quant à l’avenir de l’Europe, c’est moins à cause de son impensée technologique que de l’absence flagrante d’esprit de rébellion qui l’anime aujourd’hui.

Mais est-ce que votre dénonciation tous azimuts de la Silicon Valley ne surestime pas la place de la technologie dans nos vies ? Il y a bien des lieux de nos vies – et ô combien importants – qui ne sont pas ou peu affectés par la technologie…

Je me permets d’être un peu dramatique car je parle de choses fondamentales comme le travail, l’éducation, la santé, la sécurité, les assurances. Dans tous ces secteurs, des changements majeurs sont en train d’avoir lieu et cela va continuer. La nature humaine, ça n’est pas vraiment mon objet, je m’intéresse plus à ses conditions d’existence.

Et puis je suis obligé de constater que la plupart des changements que j’ai pu annoncés il y a quelques années sont en train d’avoir lieu. Donc je ne pense pas surestimer la force de la Silicon Valley.

D’ailleurs, ce ne sont pas les modes de vie que je critique. Ce qui m’intéresse, ce sont les discours de la Silicon Valley, ce sont les buts qu’elle se donne. Peu importe si, au moment où j’en parle, ce sont seulement 2% de la population qui utilisent un service. Il se peut qu’un jour, ce soient 20% de la population qui l’utilisent. Cette possibilité à elle seule justifie d’en faire la critique.

D’accord, mais en vous intéressant à des discours, ne prenez-vous pas le risque de leur donner trop de crédit ? Dans bien des cas, ce ne sont que des discours.

En effet, on peut toujours se dire que tout ça ne marchera pas. Mais ce n’est pas la bonne manière de faire. Car d’autres y croient.

Regardez par exemple ce qui se passe avec ce qu’on appelle les « smart cities ». Quand vous regardez dans le détail ce qui est vendu aux villes, c’est d’une pauvreté confondante. Le problème, c’est que les villes y croient et paient pour ça. Elles croient à cette idée du logiciel qui va faire que tout fonctionne mieux, et plus rationnellement. Donc si la technologie en elle-même ne marche pas vraiment, le discours, lui, fonctionne à plein. Et ce discours porte un agenda propre.

Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé avec la reconnaissance faciale. Il y a presque quinze ans, dans la suite du 11 Septembre, les grandes entreprises sont allées vendre aux Etats le discours de la reconnaissance faciale comme solution à tous leurs problèmes de sécurité. Or, à l’époque, la reconnaissance faciale ne marchait absolument pas. Mais avec tout l’argent des contrats, ces entreprises ont investi dans la recherche, et aujourd’hui, la reconnaissance faciale marche. Et c’est un énorme problème. Il faut prendre en compte le caractère autoréalisateur du discours technologique.

Quelle stratégie adopter ?

Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel.

Ça veut donc dire qu’un projet politique concurrent sera forcément un projet technologique aussi ?

Oui, mais il n’existe pas d’alternative à Google qui puisse être fabriquée par Linux. La domination de Google ne provient pas seulement de sa part logicielle, mais aussi d’une infrastructure qui recueille et stocke les données, de capteurs et d’autres machines très matérielles. Une alternative ne peut pas seulement être logicielle, elle doit aussi être hardware.

Donc, à l’exception peut-être de la Chine, aucun Etat ne peut construire cette alternative à Google, ça ne peut être qu’un ensemble de pays.

Mais c’est un défi gigantesque parce qu’il comporte deux aspects :

  • un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd’hui de ces entreprises. Un réflexe d’ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l’échec car il n’existe aucun gouvernement aujourd’hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
  • un aspect philosophico-politique  : on pris l’habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l’idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».

Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n’assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d’individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l’assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s’aperçoit à quel point le marché est seul juge.

L’Etat non seulement l’accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la sociale-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber….

Il faut lire le livre d’Alain Supiot, « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015), il a tout juste : nous sommes passés d’un capitalisme tempéré par un compromis social-démocrate à un capitalisme sans protection. C’est donc qu’on en a bien fini avec la sociale-démocratie.

Ce qui m’intrigue, si l’on suit votre raisonnement, c’est : comment on a accepté cela ?

Mais parce que la gauche en Europe est dévastée ! Il suffit de regarder comment, avec le feuilleton grec de cet été, les gauches européennes en ont appelé à la Commission européenne, qui n’est pas une grande défenseure des solidarités, pour sauver l’Europe.

Aujourd’hui, la gauche a fait sienne la logique de l’innovation et de la compétition, elle ne parle plus de justice ou d’égalité.

La Commission européenne est aujourd’hui – on le voit dans les négociations de l’accord Tafta – l’avocate d’un marché de la donnée libre, c’est incroyable ! Son unique objectif est de promouvoir la croissance économique. Si la vie privée est un obstacle à la croissance, il faut la faire sauter !

D’accord, mais je repose alors ma question : comment on en est venus à accepter cela ?

Certains l’ont fait avec plaisir, d’autres avec angoisse, la plupart avec confusion.

Car certains à gauche – notamment dans la gauche radicale – ont pu croire que la Silicon Valley était une alliée dans le mesure où ils avaient un ennemi commun en la personne des médias de masse. Il est facile de croire dans cette idée fausse que les technologies promues par la Silicon Valley permettront l’émergence d’un autre discours.

On a accepté cela comme on accepte toujours les idées dominantes, parce qu’on est convaincus. Ça vient parfois de très loin. L’Europe occidentale vit encore avec l’idée que les Américains ont été des libérateurs, qu’ils ont ensuite été ceux qui ont empêché le communisme de conquérir l’Europe. L’installation de la domination idéologique américaine – de McDonald’s à la Silicon Valley – s’est faite sur ce terreau.

Il y a beaucoup de confusion dans cette Histoire. Il faut donc théoriser la technologie dans un cadre géopolitique et économique global.

En Europe, on a tendance à faire une critique psychologique, philosophique (comme on peut le voir en France chez des gens comme Simondon ou Stiegler). C’est très bien pour comprendre ce qui se passe dans les consciences. Mais il faut monter d’un niveau et regarder ce qui se passe dans les infrastructures, il faut élargir le point de vue.

Il faut oser répondre simplement à la question : Google, c’est bien ou pas ?

Aux Etats-Unis, on a tendance à répondre à la question sur un plan juridique, en imposant des concepts tels que la neutralité du Net. Mais qu’on s’appuie en Europe sur ce concept est encore un signe de la suprématie américaine car, au fond, la neutralité du Net prend racine dans l’idée de Roosevelt d’un Etat qui n’est là que pour réguler le marché d’un point de vue légal.

Il faut aller plus loin et voir comment nous avons succombé à une intériorisation de l’idéologie libérale jusque dans nos infrastructures technologiques.

Et c’est peut-être en Amérique latine, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’on trouve la pensée la plus intéressante. Eux sont des marxistes qui n’ont pas lu Simondon. Ils se donnent la liberté de penser des alternatives.

Pour vous, le marxisme reste donc un cadre de pensée opérant aujourd’hui pour agir contre la Silicon Valley ?

En tant qu’il permet de penser les questions liées au travail ou à la valeur, oui. Ces concepts doivent être utilisés. Mais il ne s’agit pas de faire une transposition mécanique. Tout ce qui concerne les données – et qui est essentiel aujourd’hui – n’est évidemment pas dans Marx. Il faut le trouver ailleurs.

Xavier de La Porte

Source : Rue 89 04/10/2015
Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Economie, rubrique Internet, rubrique Science,

 

Zoom noir avec Thomas H Cook

Thomas_Cook

Le célèbre écrivain américain évoque son  « dernier crime » à Montpellier

A Montpellier, les amateurs de roman noir sont archi pourris gâtés  avec la proximité du Firn de Frontignan et sa marée annuelle d’auteurs venus des quatre coins de la planète mais aussi le travail fondateur de l’association Soleil noir, sans compter la chance de pouvoir disposer d’un des plus grands rayon de roman noir de France dans la grande librairie indépendante en coeur de ville.

Ces acteurs du travail noir abreuvent les nombreux addictes locaux des Rencontres K-Fé- Krim animées par le libraire Jérôme Dejean, un connaisseur. Il recevait jeudi au Gazette Café, un poids lourd américain en la personne de Thomas H Cook un type bien, reconnu pour ses intrigues obsessionnelles autour des secrets de famille, de culpabilité, de rédemption…

Son dernier bouquin, Le crime de Julien Wells débute par un suicide propre et sans bavure de l’écrivain Julian Wells qui se tranche les veines avec une froide détermination au milieu d’un étang. L’acte hante son ami Philip Anders, critique littéraire, qui décide, comme par devoir, de mener une enquête sur la vie secrète du défunt.

Sur cette piste faite de rencontres étranges et de sordides allusions, il va bientôt approcher les tueurs qui peuples l’oeuvre de Wells et percevoir avec effroi, l’état d’esprit qui l’animait.

On est happé par ce parcours ambigu dans lequel on s’enfonce dans le noir au fil des pages. Thomas H Cook nous entraîne dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler le film d’espionnage de Carol Reed, Le troisième homme dans un contexte clairement plus horrible.

JMDH

Le crime de Julian Wells, éditions du Seuil, 21,5 euros

Source La Marseillaise 02/11/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Lecture, Roman noir,

Syrie : Obama traite avec Moscou et s’accommode d’Assad

Vladimir-Poutine-Barack-Obama-750x400Lors d’un entretien lundi, Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entendus sur des « principes fondamentaux » pour la Syrie, a déclaré mardi le secrétaire d’Etat John Kerry.

Le renforcement de la présence militaire russe a sans doute amené le président américain Barack Obama à tirer deux conclusions désagréables sur la Syrie: il lui faut traiter avec Moscou et s’accommoder, du moins provisoirement, du maintien au pouvoir de Bachar al Assad. Isolé sur le plan international depuis le début de la crise ukrainienne au printemps 2014, Vladimir Poutine s’est replacé au centre du jeu dans le pays en envoyant chars et blindés près de Lattaquié, une manoeuvre qui inquiète Washington et a certainement poussé le président américain à accepter une entrevue en tête à tête lundi avec son homologue russe.

Lors de cet entretien, le premier en plus de deux ans, Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entendus sur des « principes fondamentaux » pour la Syrie, a déclaré mardi le secrétaire d’Etat John Kerry, même si le Kremlin voit dans les divergences persistantes sur l’avenir de Bachar al Assad le signe que les relations entre les deux superpuissances ne sont pas encore au beau fixe. Le président syrien est solidement soutenu pas Vladimir Poutine, qui a estimé lundi à la tribune des Nations unies que ne pas collaborer avec Bachar al Assad contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI) était une « énorme erreur ».

Barack Obama a au contraire répété à Vladimir Poutine que la Syrie ne retrouverait jamais sa stabilité si Bachar al Assad, qu’il venait de qualifier de « tyran » à la tribune de l’Onu, devait conserver sa place de président, selon un responsable américain au fait des discussions. Le point de vue du président américain est partagé par la France ou l’Arabie saoudite, dont le ministre des affaires étrangères Adel al Djoubeïr a jugé « inconcevable » le maintien au pouvoir d’Assad dans le cadre d’un règlement politique.

Multiples échecs diplomatiques

John Kerry a passé l’essentiel de ses journées à l’Assemblée générale des Nations unies à tenter de définir une nouvelle voie politique sur la Syrie et d’assembler un nouveau « groupe de contact » après les multiples échecs diplomatiques passés. Un groupe qui s’il émerge, comprendrait probablement la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et un certain nombre d’acteurs régionaux comme l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, qui soutiennent la rébellion anti-Assad.

A la tribune de l’Onu, Barack Obama a ajouté que les Etats-Unis étaient disposés à coopérer avec la Russie et l’Iran pour résoudre le conflit syrien. La possibilité de reconstituer un groupe P5+1 (Etats-Unis, Russie, Chine, Allemagne, France, Royaume-Uni) comme celui qui a négocié avec Téhéran l’accord sur le nucléaire iranien a également été évoquée. John Kerry reconnaît cependant qu’il sera difficile de rassembler toutes ces parties sans accord sur l’avenir de Bachar al Assad.

« Même si le président Obama voulait jouer le jeu (…), il y a 65 millions d’Arabes sunnites entre Bagdad et les frontières de Turquie, de Syrie et d’Irak qui n’accepteront jamais, jamais plus, Assad comme dirigeant légitime », a dit mardi le chef de la diplomatie américaine dans l’émission « Morning Joe » de MSNBC. « Les Russes doivent comprendre qu’on ne peut avoir la paix sans résoudre la question de l’adhésion de la population sunnite », a-t-il ajouté. Les spécialistes de politique étrangère jugent que la meilleure solution serait donc de laisser la question d’Assad de côté, en attendant.

Ils relèvent d’ailleurs qu’en dépit de sa position officielle en faveur du départ du président syrien, Washington dit ne pas voir de moyen d’y parvenir à un coût acceptable et affiche comme première priorité la lutte contre l’EI. « Si le départ d’Assad, la défaite de l’EI et un avenir pacifique pour la Syrie sont l’objectif ultime, n’essayons pas de tout faire en une seule fois », dit Matthew Rojansky, du Wilson Center, groupe de recherches de Washington. Une phase 1 consisterait par exemple selon lui à voir les Etats-Unis et la Russie travailler ensemble à la lutte contre l’EI, même si cela implique provisoirement de renforcer Assad.

« Il peut y avoir une phase 2. Il peut y avoir une phase 5 », ajoute-t-il.

Phil Gordon, coordonnateur jusqu’en avril dernier de la politique de la Maison blanche au Proche-Orient, prônait vendredi dans le magazine Politico « un nouveau processus diplomatique qui mettra autour de la table tous les principaux acteurs extérieurs et débouchera sur un compromis compliqué en vue d’une désescalade du conflit, même si cela oblige à remettre à plus tard la question d’Assad ».

Andrew Harnik

Source Les Echos.fr 30/09/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Politique Internationale, rubrique Etats-Unis Russie, Syrie,