Pour un premier tour de municipales, l’abstention a atteint un niveau record, nourrissant l’idée d’un recul continu du sens civique. Pourtant, à bien y regarder, les votes exprimés et l’abstention de ce dimanche sont des prises de position très politiques.
La sous-performance des candidats socialistes au niveau local est exceptionnelle, entre dix et vingt points perdus en fonction des territoires. C’est le résultat direct d’une abstention asymétrique : à gauche on a boudé les urnes tandis qu’à droite on a davantage voté qu’en 2008, lors des précédentes municipales. Ces résultats décevants ont conduit certains candidats à se désolidariser de la politique du gouvernement. C’est une incompréhension et une erreur. En effet, les candidats de gauche ne sont pas tant sanctionnés pour les décisions prises par le gouvernement que par l’incapacité de ce gouvernement à donner du sens à ses actions. Lorsque l’inversion de la courbe du chômage devient l’alpha et l’oméga de toute action, que l’ambition de réenchanter le rêve français s’évanouit au profit du pilotage d’instruments statistiques, la politique disparaît. Cela se répercute à toutes les échelles. C’est vrai au niveau des régions, où les outils de gestion ont pris le pas sur la construction de projets partagés pour des territoires bouleversés par les logiques de métropolisation.
C’est encore plus vrai au niveau des villes où la difficulté des élus socialistes à donner un sens politique à leur action se traduit dans des projets techniquement aboutis mais qui ne semblent pas répondre aux enjeux auxquels la société française est confrontée. L’« effet national » n’est donc pas la sanction locale de mauvais résultats économiques et sociaux nationaux, c’est la déclinaison locale de la crise nationale d’une famille politique incapable d’inscrire ses politiques dans une vision renouvelée du monde.
NE PAS OPPOSER LOCAL ET NATIONAL
Pour les socialistes, le pire des diagnostics serait de ramener encore le scrutin de dimanche à des enjeux ultra-locaux quand les Français attendent au contraire qu’on leur parle de leur territoire dans la France, l’Europe et le monde. C’est d’ailleurs dans les villes où l’électorat est très politisé (Paris) ou celles dans lesquelles le débat politique est intense et où le candidat est porteur d’un projet en lien direct avec son territoire (Argenteuil, Dieppe ou Dijon) que la gauche résiste le mieux.
Dans un tel contexte, le succès d’Alain Juppé à Bordeaux témoigne de la force d’un élu quand il incarne des valeurs et des repères stables : à l’image des socialistes dans l’Ouest il y a vingt ans, il articule un projet urbain et une vision des enjeux auxquels la société française est confrontée. De la même manière, la réussite du Front national et, ponctuellement, des Verts ou du Front de gauche souligne cette attente. Les géographes ne cessent de souligner que la caractéristique du monde dans lequel nous vivons est l’interpénétration constante de toutes les échelles. De manière assez naturelle, les électeurs s’inscrivent dans ce nouveau système mondial : ils ne pensent pas les élections comme autant de tranches de compétences à distribuer à des gestionnaires efficaces, ils abordent chaque scrutin comme des citoyens concernés par la façon dont les candidats répondent à leurs attentes.
Le cas de Béziers est à ce titre éloquent. Robert Ménard marque des points non lorsqu’il dénonce la faillite du gouvernement, mais quand il note la nécessité de redonner de la fierté aux Biterrois. Il pointe les craintes et humiliations d’une ville qui ne trouve plus sa place et ne compte plus autant qu’auparavant, il s’attaque à la résignation des politiques traditionnels à lutter contre un monde qui échappe à tous. Localement, il exploite au profit d’idées détestables le même sentiment de déclin exprimé par d’autres au niveau national.
Cette irruption de la société dans le monde politique est le deuxième enseignement de ce scrutin. Les deux forces politiques qui en sortent renforcées, le Front national et l’UDI, incarnent chacune à leur manière une façon de recomposer l’offre politique.
RÉDUIRE LA DISTANCE ENTRE ÉLUS ET HABITANTS
Dans une logique d’union nationale déclinée localement, l’UDI se pose comme un pivot de rassemblement des personnes de droite et de gauche intéressées à l’avenir de leur territoire, souvent, d’ailleurs, sur la base de listes « sans étiquette » même si l’essentiel des listes vient de la droite classique. C’est sur cette base que les succès de Brétigny, Niort ou Juvisy ont été construits. Surtout, l’instabilité des cadres politiques dans ces partis du centre ouvre un espace permettant à de nouveaux entrants (jeunes, entrepreneurs, enfants de l’immigration) de se faire une place. Ces élections municipales ont constitué un appel d’air pour des citoyens qui refusent le jeu des partis classiques, où ils sont obligés de passer sous les fourches Caudines des appareils politiques et de s’inscrire dans une « carrière » s’ils veulent jouer un rôle. C’est au même désir de renouvellement que le Front national répond, en proposant, lui, de renverser la table et en stigmatisant la distance entre les élus et les habitants.
Pourquoi le FN apparaît-il plus proche des habitants ? C’est en grande partie parce qu’il l’est véritablement. Pourquoi le PS paraît-il coupé des habitants ? En grande partie parce qu’il l’est vraiment. Les nombreux travaux en géographie et en sociologie électorale ont montré depuis des années la façon dont le Front national travaille à faire vivre une action militante au plus près du terrain. Symétriquement, on ne compte plus les travaux menés sur la professionnalisation des élites politiques.
En dehors du contenu des programmes et de la démagogie sur laquelle surfe le parti d’extrême droite, il n’est plus possible pour les grands partis républicains de rester sourds à ce que les résultats disent de leurs pratiques militantes, et de leurs façons d’élaborer les listes et de gérer les velléités d’engagement de leurs sympathisants.
Car les citoyens ont mûri, et l’exemple de ce premier tour à Grenoble est emblématique du fait qu’au-delà de l’orientation des projets, la façon de les faire vivre est devenue clivante. La différence fondamentale entre la liste socialiste et la liste EELV porte sur la façon de renouveler l’appareil politique et sur la place des citoyens dans le projet de la ville et son animation.
DES QUESTIONS PLUS QUE DES RÉPONSES
Ce premier tour n’apporte donc pas de réponses mais pose des questions qui doivent interpeller toutes les forces politiques. La droite peut difficilement s’abstraire d’un examen de conscience. Le PS peut dire qu’il a entendu le message et appeler aux urnes mais il a déjà dit cela en 1993 et en 2002. Les Français ont massivement dit : « Il y a une crise politique », et ces enjeux ne seront pas réglés par l’élection. Compte tenu du niveau de l’abstention, même les candidats élus au premier tour et dont les succès ont été salués ne sont choisis que par 30 % des électeurs… Quelle place faire aux 70 % restants ?
La capacité des prochaines équipes municipales à faire vivre leur territoire, à porter un projet, dépendra directement de leur aptitude à répondre de manière durable aux causes profondes de cette crise politique que la France et l’Europe traversent depuis plusieurs années : alors que leur mandat s’annonce placé sous les auspices des restrictions budgétaires en tout genre, il leur revient de s’attaquer en priorité à la question démocratique. C’est localement, dans les villes et les partis politiques, que cet enjeu national trouvera un début de solution.
Frédéric Gilli*
Le Monde 25/03/2014
*Frédéric Gilli est Chercheur à Sciences Po et directeur associé de l’agence CampanaElebSablic, auteur de « Grand Paris, l’émergence d’une métropole » (Presses de Sciences Po))