« Changer les choses autrement que par le vote »

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Au ras-le-bol de la politique traditionnelle exprimé dans l’abstention, Hélène Balazard, auteure de l’étude « Agir en démocratie », répond en exposant une alternative : le modèle du « community organizing ».

« Je revendique le fait de pouvoir faire changer les choses autrement que par le vote », témoignait récemment sur Rue89 un riverain abstentionniste.

Dans les nombreux messages que vous nous avez adressés pendant les régionales, on a lu du ras-le-bol et de la résignation. Certains d’entre vous votent sans y croire et d’autres, nombreux, ne votent pas ou plus.

Rappelons qu’en matière d’action politique, il n’y a heureusement pas que les élections : il existe des lieux et des groupes où l’on pratique la politique autrement.

A Chicago, en 1940…

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques, a étudié deux expériences construites sur le modèle du « community organizing ». Elle a consacré à ces alternatives un ouvrage, « Agir en démocratie » (Les Editions de l’atelier, 2015).

Le « community organizing », que l’on pourrait traduire par organisation communautaire, est un mode d’action locale né aux Etats-Unis. Saul Alinsky, un sociologue américain, a expérimenté ce mode d’organisation dans un quartier de Chicago, à partir de 1940, avant de le développer dans d’autres villes.

Un de ses disciples a plus tard essaimé à Londres. London Citizens, qui a remporté plusieurs combats depuis sa création, a été le sujet de thèse d’Hélène Balazard. Cette dernière a aussi fait partie du petit collectif qui a initié en 2010, sur le modèle londonien, une Alliance citoyenne à Grenoble. Un autre collectif s’est depuis formé à Rennes.

« Créativité citoyenne »

Le « community organizing » est fondé sur l’action de terrain et le pragmatisme anglo-saxon. « Une de ses caractéristiques, c’est de fonctionner en parallèle du système politique partisan, électoral, et de faire de la politique autrement », résume Hélène Balazard.

« Ce n’est pas la panacée, simplement une organisation qui permet de faire avancer les choses, tant du point de vue de la justice sociale qu’en termes de développement du pouvoir politique et de l’engagement. Mais il y a plein d’autres choses qui se font ou qui restent à imaginer. Il ne faut surtout pas se limiter dans sa créativité citoyenne. »

 

Entretien.

Rue89 : Pendant les régionales, on a lu ou entendu du ras-le-bol, de la résignation. Comment agir là-dessus ?

Hélène Balazard : Face au problème du Front national, il y a un travail d’éducation populaire de longue haleine à faire. Le FN joue sur le fait qu’il y a une défiance croissante envers la classe politique mais il en fait lui-même partie. Dans leurs discours, ils disent que le pouvoir est entre les mains des élites politico-économiques mais au lieu d’allier les gens pour créer un contre-pouvoir, ils divisent les classes populaires. Les électeurs sont trompés.

Il y a pas mal de choses à faire en dehors de la politique partisane et des élections. On peut par exemple s’organiser au niveau local pour créer une force citoyenne capable de faire rendre des comptes à ses élus et aux dirigeants économiques.

Concrètement, ça veut dire dans un premier temps réunir des gens du quartier, essayer de faire le tour de tous les problèmes qu’ils rencontrent et qu’ils aimeraient voir changer. Il faut ensuite s’attaquer à un ou deux problèmes qui sont le plus partagés et qui pourraient être résolus assez facilement afin de sortir du fatalisme « de toute façon, on n’a pas de pouvoir, on ne peut rien faire ».

S’il y a des intérêts divergents, on laisse le problème de côté : on travaillera dessus plus tard et peut-être qu’il va se résoudre naturellement, quand on aura appris à se connaître. Le but, c’est de recréer du lien entre les gens pour redonner du sens à la politique. Faire de la politique, c’est organiser la vie en société et pour cela, il faut qu’on la vive cette société, il faut en être conscient.

La démocratie n’est pas un modèle figé. A l’école, dans les cours d’éducation civique, on a l’impression qu’on est des citoyens passifs, qu’on attend que des gens prennent des décisions à notre place. Sauf qu’on peut s’organiser en fonction d’intérêts communs pour faire pression sur les personnes qui prennent des décisions. C’est du pragmatisme.

Il y a quelque chose à tirer d’Alinsky et de l’expérience de Londres : le pragmatisme, l’action. En France, on a tendance à être un peu trop dans la théorie, à réfléchir à un modèle qui serait idéal, à être dans la critique permanente et du coup à rester plutôt inactifs. On reste fixés dans l’idéal républicain issu des Lumières – un idéal assez parfait mais qui, dans la pratique, ne marche pas.

Vous dites qu’il faut redonner du sens à la politique. Qu’entendez-vous par là ?

On a perdu le sens de pourquoi on s’organise. La politique, ce n’est pas une affaire de professionnels : cela devrait concerner tout le monde.

On a l’impression que de toute façon, on ne peut rien faire, que la politique est cette machine opaque que l’on voit à la télé, que d’autres la font à notre place… Si tout le monde remettait la main à la pâte, y compris au niveau local, cela permettrait que des gens différents se rencontrent et se rendent compte de la complexité d’organiser la vie en société : il y a des aspirations différentes, il faut ménager la chèvre et le chou et les décisions sont parfois dures à prendre.

En étant intégrés à ce processus, on serait aussi plus enclins à être dans un esprit coopératif plutôt que dans la compétition. Avec les logiques de partis, on a parfois du mal à voir en quoi ces derniers s’opposent, on est perdus. La politique devient un truc qui n’a plus de sens pour les citoyens qui ne sont pas engagés dans ces rouages-là.

Le premier pas, c’est agir. Il y a déjà plein de gens qui agissent dans des associations, qui s’impliquent dans les écoles de leurs enfants, dans un syndicat ou un CE d’entreprise, dans un parti politique… L’idée aussi, c’est de rencontrer des gens qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer, de sortir de sa zone de confort, de parler à des gens sur lesquels on a des préjugés. Il faut peut-être aussi changer la manière dont la citoyenneté est enseignée à l’école. En Angleterre, ils ont un enseignement de la citoyenneté plus actif – des écoles sont notamment membres de la London Citizens.

Qu’est-ce que le « community organizing » et comment ses participants agissent-ils ?

Le principe du « community organizing », c’est d’organiser des communautés de citoyens qui se réunissent autour de problèmes communs, d’intérêts partagés.

Le mot communauté a parfois un sens péjoratif en France, les Anglais en ont une utilisation beaucoup plus large : ils diraient par exemple que créer une association, c’est créer une communauté de gens qui partagent des intérêts, des opinions ou des valeurs.

Dans le modèle du « community organizing », on crée d’abord sa communauté d’intérêts, on identifie les sujets sur lesquels on veut agir et on se lance dans une enquête (quel est le problème ? D’où vient-il ? comment apporter une solution ?).

L’idée, c’est d’être dans la critique constructive : ne pas dire « on est contre ça » mais « on n’est pas contents et on pense que ça serait mieux ainsi, on est ouverts à la discussion ». Il faut pour cela dialoguer avec les personnes qu’on a identifiées comme responsables et qui ont le pouvoir de changer cette situation problématique.

Parfois, ces responsables ne vont pas vouloir nous rencontrer. C’est là qu’on va organiser des petites actions pour les interpeller, les forcer à nous recevoir. Comme l’idée est de susciter constamment des occasions pour que les gens se rencontrent, les actions sont conviviales, sympathiques, plutôt positives.

A Grenoble par exemple, pour un problème de poubelles non ramassées, ils ont apporté des sacs-poubelle dans le bureau du bailleur qui a fini par les écouter. En 2012, toujours à Grenoble, un autre combat a concerné des femmes de ménage dont on avait augmenté les cadences. Comme les demandes de rendez-vous restaient sans réponse, ils ont ramené du monde dans l’hôtel des impôts où les femmes étaient employées. Les gens sont arrivés avec des sceaux, des balais, des serpillères : « On va faire le ménage avec elles : elles ne peuvent plus le faire seules car les cadences ont été augmentées. » C’était une action visuelle pour les médias, qui décrit bien la situation problématique, qui mobilise du monde, qui est sympathique à faire. A Grenoble encore, les élèves sont allés faire classe dans la mairie pendant un conseil municipal. Leur école, qui avait brûlé en 2012, a fini par être reconstruite.

Par rapport à ce que je décris, vous pourriez vous dire qu’une communauté d’intérêts pourrait très bien porter sur quelque chose qui s’oppose à l’intérêt général. Dans le « community organizing », il y a une volonté de réunir des personnes différentes pour ne pas créer des groupes qui vont s’opposer à d’autres groupes dans la société. Les organisateurs sont là pour éloigner tous les sujets qui pourraient ne pas être progressistes. Pour cela, ils essaient toujours de remonter aux causes d’un problème plutôt qu’à ses conséquences qui pourraient diviser. L’idée, c’est de retisser la société civile dans son ensemble et ne pas monter des personnes les unes contre les autres. Il y a une visée humaniste derrière, l’idée de justice sociale, d’égalité…

Le fait de retisser des liens entre des personnes va recréer des liens de confiance pas officiels. Ce n’est pas comme voter tous les cinq ans pour une personne qu’on connaît à peine et à qui on fait moyennement confiance. On peut faire davantage confiance à quelqu’un qu’on voit régulièrement. Cela permet de redonner du sens à la représentation : mis à part certains élus qui font un travail de terrain, on ne connaît plus nos représentants et il n’y a pas de rendu compte du lien de confiance…

Petit à petit, les citoyens qui participent à des expériences de « community organizing » construisent un pouvoir et s’attaquent à des sujets sur lesquels ils ne pensaient pas avoir d’emprise. Ils vont plus loin dans les changements qu’ils proposent tout en continuant de mener des actions sur des sujets plus anecdotiques pour ne pas s’éloigner de la base et continuer à mobiliser du monde.

Ils utilisent aussi des moyens d’action classique (pétitions, manifs…) ?

Ils essaient d’utiliser ce qui va faire avancer les choses le plus rapidement possible. A Grenoble, ils n’ont jamais organisé de manifestations ; à Londres, si. Disons qu’ils ont globalement un répertoire d’actions plus larges. Sur les pétitions, ils vont souvent dire que ce n’est pas une action qui regroupe, qui va être conviviale. Dans leur manière d’agir, ils pensent toujours à développer l’exercice du pouvoir ainsi que les relations interpersonnelles entre les personnes qui d’habitude ne se rencontrent pas.

Le numérique fait-il partie des outils utilisés par ces groupes ?

Il l’est, forcément, mais ce n’est pas un outil principal. Ils ne se sont pas construits sur le numérique. Quand les réseaux sociaux sont apparus, ils ont même mis du temps à s’y mettre. En fait, le numérique seconde les moyens de mobilisation classique : quand ils organisent un événement, ils créent aussi un évènement Facebook par exemple.

C’est comme si les réseaux sociaux venaient seconder les vraies relations qu’ils ont construites. Ce n’est pas en créant un évènement Facebook que les gens vont venir en réunion. Eux disent que le meilleur moyen d’organiser une réunion, ce n’est pas d’envoyer un courrier, un e-mail ou distribuer des flyers, mais cela doit passer par la construction de liens – une personne vient en réunion parce qu’elle sait qu’elle va retrouver des personnes qu’elle connaît.

Quelles sont les relations entre les membres des « community organizing » et les élus ?

Ça dépend. London Citizens, par exemple, organise depuis 2000, avant chaque élection municipale, une assemblée qu’ils appellent « Accountability Assembly » [assemblée des responsabilités, ndlr]. Ce sont des grandes réunions qu’ils organisent eux-mêmes pour ainsi maîtriser toutes les règles du jeu (c’est un moyen d’action).

Avant chaque assemblée, ils font une campagne d’écoute auprès de tous leurs membres pour définir quels sujets vont être prioritaires. Ils vont ensuite travailler sur quatre propositions correspondant à des revendications. Ils demandent à chaque candidat politique : « Est-ce que, oui ou non, vous êtes prêt à agir, à mettre en place cette solution et si oui, êtes-vous prêt à nous rendre compte de la mise en place de cette action ? »

Ken Livingstone, maire de Londres de 2000 à 2008, avait bien joué le jeu en étant quand même critique. En tant que travailliste, il était plus proche d’eux idéologiquement que Boris Johnson, élu en 2008.

London Citizens n’est pas partisan : ils ne donnent pas de consigne de vote à la fin des assemblées. Ils essaient de rester très indépendants du pouvoir.

A Grenoble, quelles actions de l’Alliance ont abouti ?

Les femmes de ménage ont obtenu le retour à des cadences normales et certaines ont même été titularisées alors qu’elles enchaînaient les CDD, l’école des Buttes a été reconstruite, les étudiants étrangers de la fac ont obtenu l’ouverture d’un nouveau guichet d’accueil pour faciliter les démarches administratives… Il y a eu d’autres victoires.

Quels effets la participation a sur les gens ?

Il y a d’abord une prise de conscience de leur pouvoir. En impliquant les personnes dans une petite action qui aura de l’effet, elles vont prendre conscience qu’elles peuvent changer les choses. Il y a aussi une forme de reconnaissance : « C’est la première fois qu’on me demande mon avis, je ne pensais pas qu’il comptait. »

A travers toutes ces actions, l’idée, c’est aussi de développer des compétences politiques. Organiser des réunions, les animer, développer des compétences d’expression et de négociation… : ce sont des choses que les organisateurs essaient d’apprendre aux participants. Il y a des cours d’éducation au leadership. Ceux qui participent vont par ailleurs devenir plus engagés dans leurs activités, ça renforce leur engagement de citoyen.

L’engagement, l’action politique, ça s’apprend ?

Ça s’apprend notamment en se vivant, pas forcément en lisant des livres. Il faut pour cela que des gens nous entraînent à le faire – dans les deux sens du terme.

L’engagement, d’une certaine manière, ça s’apprend aussi. La motivation à s’engager se développe. Certaines personnes l’acquiert de par leur éducation ou leur parcours de vie, d’autres non. L’engagement peut se développer par des récits d’expérience, des rencontres, la prise de conscience d’injustices qu’on subies ou la prise de conscience qu’on a un moyen d’action dessus.

Après, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les gens ont leur emploi du temps, leur vie personnelle… Les engagements, ça va et ça vient en fonction de ses envies, de son emploi du temps et d’autres contraintes de la vie.

Il faudrait peut-être changer la manière dont on peut participer à l’organisation de la vie en société : avoir plus de temps libre, des congés de citoyenneté payés, un revenu de base universel, etc.

 Emilie Brouze

Source Rue 89 14/12/2015

* Hélène Balazard est auteure de « Agir en démocratie » aux  Editions de l’atelier, 2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Sciences, Sciences politiques, rubrique DébatLes Français crèvent de 30 ans de manque de courage politique, rubrique Co développement,

La résistible dérive oligarchique

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A quoi servent les formations politiques ?

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la publication de l’essai classique de Robert Michels, « Les Partis politiques ». Mais la question qu’il soulevait conserve son actualité : nos sociétés démocratiques seraient-elles condamnées à la domination des élus sur les électeurs ?

Dès le début de son essai Les Partis politiques (1), Robert Michels écarte à la fois l’hypothèse d’un gouvernement direct du peuple et tout projet reposant sur les capacités de mobilisation spontanée des masses. Dans les pays modernes, le peuple participe à la vie publique par le biais d’institutions représentatives. Et la classe ouvrière, si elle veut défendre ses intérêts, doit s’organiser par le biais de partis et de syndicats. Paradoxe : bien que l’organisation constitue une nécessité, elle divise néanmoins « tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée ». En d’autres termes, « qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie ». Tel est le problème qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage et dont l’auteur tente de comprendre tant les causes que les conséquences.

L’analyse proposée a pour particularité d’être directement nourrie par l’expérience et les observations de Michels. Né à Cologne en 1876 dans un milieu favorisé, il s’est très tôt engagé au sein du puissant Parti social-démocrate allemand, le SPD, avant de mener une carrière d’écrivain politique et d’universitaire en Suisse, puis en Italie. Jeune intellectuel cosmopolite, il a fréquenté les milieux socialistes de Belgique et de France, et cette connaissance du mouvement ouvrier européen imprègne tout son propos.

Le regard se veut sans jugement moral ni pathos : Michels n’ignore pas que le fonctionnement quasi militaire des organisations ouvrières résulte de la nécessité impérieuse de constituer des structures de combat à même d’affronter la répression féroce de la bourgeoisie. Toutefois, observe-t-il, lorsqu’elles se développent et s’insèrent davantage dans la société, à l’exemple du SPD, leurs méthodes autoritaires ne disparaissent pas.

L’explication première avancée par l’auteur renvoie à la spécialisation des tâches induite par la division du travail : plus l’organisation s’étend, plus son administration s’avère complexe, et moins le contrôle démocratique est à même de s’exercer véritablement. Le travail de mobilisation politique, et partant le fonctionnement quotidien, requiert un personnel dévoué à l’exercice des activités administratives ou de direction. Inévitablement, ce personnel manifeste des connaissances spécifiques (en droit ou en économie, par exemple) et un savoir-faire (concevoir des discours, rédiger des textes…) que tout un chacun ne possède pas spontanément. D’où le rôle essentiel joué par les intellectuels au sein des mouvements ouvriers : « Seul le socialiste d’origine bourgeoise possède ce qui manque encore totalement au prolétariat : le temps et les moyens de faire son éducation politique, la liberté physique de se transporter d’un endroit à un autre et l’indépendance matérielle sans laquelle l’exercice d’une action politique au sens vrai et propre du mot est inconcevable. »

Michels teinte son analyse de considérations psychologiques sur le besoin des masses d’être guidées par des chefs ou sur la propension des représentants à considérer leur mandat comme une charge à vie. Mais le substrat de son analyse relève d’abord de la sociologie. Les conceptions et les goûts politiques des individus sont déterminés par leurs origines sociales et leurs conditions de vie. Le journaliste, même dévoué au prolétariat, n’a pas la même expérience du monde que l’ouvrier métallurgiste.

Certes, le prolétariat a besoin de transfuges de la bourgeoisie ; mais il a tout autant besoin de former et de promouvoir à la direction des partis qui le représentent des éléments issus de la classe ouvrière (lire « Comment un appareil s’éloigne de sa base »). Même d’extraction populaire, cependant, les cadres des partis peuvent s’éloigner du monde du travail et des préoccupations de la base des adhérents. Lorsqu’il décrit une bureaucratie encline à adopter un mode de vie petit-bourgeois et à défendre des positions trop timorées à son goût, Michels songe directement au SPD.

Pour ces bureaucrates qui doivent tout à l’organisation, le parti cesse d’être un moyen pour devenir une fin en soi. Toute la stratégie se trouve alors soumise à la conquête de trophées électoraux et de postes de pouvoir au sein des institutions établies. La critique de Michels est sans ambages : « A mesure qu’augmente son besoin de tranquillité, ses griffes révolutionnaires s’atrophient, il devient un parti bravement conservateur qui continue (l’effet survivant à la cause) à se servir de sa terminologie révolutionnaire, mais qui dans la pratique ne remplit pas d’autre fonction que celle d’un parti d’opposition. » D’un côté, les chefs en appellent chaque jour à la révolution ; de l’autre, leur tactique politique orchestre routine et compromis.

A la fin de l’ouvrage, Michels généralise son propos et le teinte d’une note plus pessimiste. Influencé par des auteurs conservateurs comme Gaetano Mosca (2), il énonce une « loi d’airain de l’oligarchie » rendant inévitable la domination des élus sur les électeurs, des délégués sur les mandants, de l’élite sur la masse. « Le gouvernement, ou si l’on préfère l’Etat, ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité » qui impose au reste de la société un ordre correspondant à ses intérêts. Tandis que les groupes dirigeants s’affrontent entre eux pour l’exercice de l’autorité, les classes populaires demeurent spectatrices de cet affrontement, appelées seulement à trancher épisodiquement, par les urnes ou par la rue, cette lutte pour l’accession au pouvoir.

Une telle vision, qui paraît condamner tout projet émancipateur, se prête aisément à des lectures conservatrices. L’économiste américain Albert Hirschman cite d’ailleurs l’ouvrage pour décrire le versant réactionnaire d’une rhétorique affirmant la vacuité de toute action visant à changer le monde — ce qu’il appelle l’« effet d’inanité (3) ». D’autres n’ont pas manqué de remarquer que Michels, décédé en 1936, proposait une analyse quasi prophétique du fonctionnement des partis communistes et des démocraties populaires constituées dans le giron de l’Union soviétique. L’homme peut aussi aisément être perçu comme un simple déçu de la démocratie parlementaire — en 1924, Michels adhéra au régime fasciste de Benito Mussolini.

Cependant, à l’époque de la rédaction de l’ouvrage — avant la première guerre mondiale —, il est encore proche du syndicalisme révolutionnaire, qui entend remédier à l’attentisme des partis politiques et revitaliser le socialisme plutôt que le condamner. Cette sensibilité critique anime sa réflexion.

Michels précise clairement qu’il serait erroné de conclure qu’il faudrait renoncer à limiter les tendances autoritaires des organisations. S’il a écrit son essai avec « l’intention de démolir quelques-unes des faciles et superficielles illusions démocratiques », c’est pour mieux aborder cette question de front. Contrairement, selon lui, aux dirigeants des partis ou des syndicats ouvriers qui traitent l’autoritarisme bureaucratique à la manière d’un « léger atavisme » dont ils prétendent pouvoir se débarrasser une fois parvenus au pouvoir.

S’il n’existe pas de solution toute faite à ce problème, l’histoire du mouvement ouvrier est riche des combats menés pour impliquer les classes populaires et contester la centralisation de l’autorité politique. Michels croit ainsi à l’éducation politique, qui permet de « fortifier chez l’individu l’aptitude intellectuelle à la critique et au contrôle ».

Antoine Schwartz

Coauteur avec François Denord de L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, Paris, 2009.

(1) Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, éd. Werner Klinkhardt, Leipzig, 1911. Traduction française : Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Paris, 1914.

(2) Politiste italien (1858-1941), considéré comme le « père » de la théorie élitiste selon laquelle le pouvoir est toujours exercé par une minorité organisée (y compris au sein des démocraties).

(3) Albert Hirschman, Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris, 1991.

Source : Le Monde diplomatique Janvier 2015

 Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Politique, rubrique Science politique, rubrique Livres, Essais,

Comment le discours médiatique sur l’écologie est devenu une morale de classe

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On nous conseille d’éteindre les lumières mais pas de remiser les 4×4. On culpabilise les individus mais pas les entreprises. Entretien avec le sociologue Jean-Baptiste Comby.

 

Jean-Baptiste Comby est sociologue, maître de conférences à l’Institut Français de Presse de l’Université Paris-2. A quelques jours de la COP21, il vient de publier «la Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public» aux éditions Raisons d’agir.

BibliObs. Votre ouvrage analyse la montée en puissance de la question climatique dans les médias généralistes depuis la grande conférence de Kyoto, en 1997. Comment avez-vous travaillé et qu’avez-vous découvert ?

Jean-Baptiste Comby. J’ai regardé et analysé les sujets consacrés aux enjeux climatiques des journaux télévisés du soir de TF1 et France 2 entre 1997 et 2006, soit 663 sujets. J’ai également examiné les campagnes de communication des agences publiques, notamment l’ADEME, et de façon moins systématique les articles consacrés à la question par la presse quotidienne nationale, notamment lors de la ratification du protocole de Kyoto en 2005, ou encore les nombreux documentaires, débats ou docu-fictions diffusés entre 2005 et 2008.

J’ai également réalisé des entretiens avec une quarantaine de journalistes chargés de la rubrique «environnement» ainsi qu’avec une trentaine de leurs «sources» (scientifiques, militants, fonctionnaires, etc.). Il se dégage de ce corpus que, si la question du climat occupe une place de plus en plus importante dans le débat médiatique au cours des années 2000, la présentation qui en est faite connaît une torsion significative: l’accent est mis sur les conséquences de l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, beaucoup moins sur ses causes. Plus les journalistes traitent la question climatique, plus ils contribuent à la dépolitiser.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Les sujets télévisés que j’ai analysés se servent d’effets esthétiques assez répétitifs: le soleil qui brille, la tempête, le symbole du thermomètre, le contraste bleu/rouge qui représente le froid et le chaud. Du reste, on parle de «réchauffement climatique», comme si le seul enjeu était la température, alors qu’on devrait parler de « changements climatiques », puisque seront également altérés les régimes pluviométriques, la dynamique des courants marins ou des vents, etc.

Une autre expression consacrée attribue la responsabilité du dérèglement aux «activités humaines», comme si toutes les activités polluaient de façon équivalente. Enfin, très majoritairement, ces reportages incitent plus ou moins explicitement les citoyens à changer leurs comportements, relayant à leur manière la politique de l’Etat (crédits d’impôt, prêts à taux zéro, etc.). On tient un discours de morale individuelle. Toute cette grammaire évacue la question de savoir quelles décisions politiques et mécanismes économiques sont à l’origine d’activités polluantes.

En quoi cela dépolitise-t-il la question climatique ?

Dépolitiser, c’est passer sous silence les causes collectives et structurelles de la pollution: l’aménagement des villes et des transports, l’organisation du travail, le fonctionnement de l’agriculture, le commerce international, l’extension infinie du marché. La politique, c’est l’organisation de la vie collective, le choix de nos valeurs, le mode de répartition de la richesse, etc.

Or, le discours actuel revient à placer la question de l’environnement en dehors de ce champ de discussion. Certes, les discours officiels préparatoires à la COP21 en appellent à une transformation des sociétés pour les «dé-carboner». Mais si l’énoncé est politique, aucun de ces mots d’ordre ne jugent nécessaire d’interroger l’emprise croissante des logiques marchandes qui sont désormais au principe de la vie sociale. En somme, on nous propose de changer de société… sans modifier les structures sociales !

Au fond, politiser, ce serait montrer le lien entre le changement climatique et le capitalisme.

Comment faire face au changement climatique sans changer de modèle économique ? Pour «digérer» la crise écologique et faire croire qu’un «capitalisme vert» est possible, plusieurs logiques sont mobilisées : l’innovation technique, le recours au marché (par la création des droits à polluer) ou encore la militarisation de l’accès aux ressources naturelles. Dans mon livre, je m’intéresse plus particulièrement à une quatrième tendance, qui consiste à dépeindre la question environnementale comme un problème de morale individuelle.

Il reviendrait à chacun de nous de sauver la planète en changeant son comportement. Or c’est plutôt en imaginant et en luttant pour d’autres organisations sociales que nous rendrons possible l’adoption durable de styles de vie à la fois moins inégaux et plus respectueux des écosystèmes naturels.

Pourtant, n’est-il pas exact que nous sommes tous un peu responsables de notre environnement ?

On retrouve à propos de l’environnement le schéma du discours néolibéral: il n’existerait que des individus agissant rationnellement et vivant comme en apesanteur du social. Séparer ainsi l’individu du collectif n’a aucun sens et finit par déformer la réalité.

Par exemple, au milieu des années 2000, le ministère de l’Environnement a mis en avant une affirmation clairement discutable: «Les ménages sont responsables de 50% des émissions de gaz à effet de serre.» Ce chiffre a été fabriqué à partir d’une statistique qui calcule la part des grands secteurs producteurs de CO2: énergie, industrie manufacturière, agriculture, résidentiel-tertiaire, transport routier, autres transports, etc. L’astuce consiste à attribuer aux ménages toutes les émissions de CO2 qui ne viennent pas de l’énergie, de l’industrie et de l’agriculture. Ce qui revient à oublier que les avions et les trains transportent d’abord des hommes d’affaires ; que les camions sont en général affrétés par les entreprises ; que les déchets sont fabriqués par l’industrie…

Surtout, en parlant des «ménages» en général, cette statistique laisse entendre que tous les individus ont la même part de responsabilité. Or, un riche pollue généralement plus qu’un pauvre. Il n’est pas juste de mettre sur un pied d’égalité un cadre de direction qui possède deux voitures et prend l’avion trois fois par mois et une personne touchant le RSA qui circule principalement en bus. Un tel discours occulte les inégalités sociales.

Que sait-on sur les inégalités sociales d’émissions de CO2 ?

Les statisticiens commencent tout juste à construire des outils pour les mesurer rigoureusement. Une étude réalisée en 2010 par François Lenglart montre qu’un ouvrier produit 5 tonnes de CO2 par an et un cadre 8,1. Début octobre, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty ont publié une étude qui montre que les 10% d’individus les plus polluants au niveau mondial (c’est-à-dire les classes moyennes et supérieurs des pays industrialisés et les classes supérieures des pays émergents), émettent 50% des gaz à effet de serre, tandis que les 50% les moins polluants n’en produisent que 10%. Mais il y a encore beaucoup de travail pour évaluer et expliquer de façon scientifique la contribution des groupes sociaux à la dégradation de l’environnement.

Pour autant, n’allons-nous pas devoir en effet changer nos comportements, y compris sur un plan individuel ? Ces messages permettent peut-être d’amorcer une prise de conscience ?

Dans mon travail, j’ai aussi mené des entretiens collectifs et analysé des données statistiques pour étudier comment les personnes, en fonction de leurs milieux sociaux, pensent, discutent et se comportent vis-à-vis de ces enjeux. Cela permet de comprendre le paradoxe suivant: si les classes supérieures sont les plus disposées à faire valoir leur attitude «eco friendly», ce sont aussi elles qui tendent à polluer le plus. Partageant les valeurs véhiculées par les campagnes de «sensibilisation», elles seront plus facilement portées à mettre en œuvre une bonne conscience écologique en triant leurs déchets ou en fermant le robinet.

Mais ces quelques gestes et ce verdissement partiel de leur quotidien, dont elles peuvent tirer une certaine reconnaissance sociale, ne remettront pas en cause leur mode de vie et elles continueront à polluer plus qu’un ouvrier. Et l’on remarquera que la morale écocitoyenne, si prompte à nous dire qu’il faut éteindre la lumière, s’abstient de dévaloriser par exemple le fait de rouler en 4×4 en ville, un comportement pourtant très énergivore.

Tout cela explique, du reste, l’agacement de plus en plus vif suscité par ces injonctions écocitoyennes: on nous vend comme une morale universelle ce qui n’est qu’une morale de classe. Dans mes entretiens, je constate que de nombreuses personnes, plutôt au sein des milieux populaires, démasquent intuitivement cette hypocrisie.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Source : Le Nouvel Obs 26/11/2015

Livre : La question climatique
Genèse et dépolitisation d’un problème public
par Jean-Baptiste Comby
Raisons d’agir, 242 pages, 20 euros.

hTh. Fraîcheur au musée d’anatomie

«The End», éléments de scénographie sans formol. Photo JMDI

«The End», éléments de scénographie sans formol. Photo JMDI

hTh Lecture. «The End» de Vaeria Raimondi et Enrico Castellani.

Une temporalité singulière dans un lieu singulier, celui du conservatoire d’anatomie de la fac de Médecine de Montpellier. Endroit tout trouvé pour écouter The End, lâché dans le noir muni d’un casque sur les oreilles et d’une lampe torche.

Le texte de Valeria Raimondi et Enrico Castellani interroge la mécanique implacable et vaine de nos existences. Avec le sens de la dramaturgie que construit notre libre cheminement dans l’espace, on évacue d’emblée l’anecdotique pour en venir à notre propre histoire humaine et à son dénouement.

Le texte s’adresse à nous mais la distribution de casques nous isole face au miroir de nos considérations. La voix du lecteur qui se déplace résonne un peu comme une âme amie. Avec plus ou moins d’attention, nous l’écoutons une heure durant, en laissant aller nos pas dans les longues allées du musée où tous les éléments du corps humain (et de quelques animaux) se dévoilent sous vitrines.

En tant qu’oeuvre, la pièce qui se joue n’a rien d’un fait accompli. L’espace qui porte déjà les éléments de la mise en scène médicale, se redistribue selon le parcours physique et psychique du visiteur. Dans les vitrines, les scènes inspirées de récits scientifiques ne font plus vraiment référence. Notre parcours suspend les récits préalables, se soustrait à leurs lois, efface le texte. Il nous renvoie à l’ignorance de notre sort, et à la ténacité d’un «pas encore».

JMDH

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Ces corps machine qui nous fascinent

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Matt Mullican : Le lynchage de l’empathie dans la représentation humaine

Art. L’ancienne faculté de pharmacie de Montpellier devenue La Panacée renoue avec son passé à l’occasion de l’expo d’art contemporain Anatomie de l’automate.

La nouvelle exposition d’art contemporain de la Panacée Anatomie de l’automate s’inscrit dans la continuité d’une ligne programmatique qui interroge notre époque. C’est aussi un retour aux sources, aux belles heures de la dissection qui se tenaient en ce lieu au XVe siècle. Conçue en collaboration avec le Musée d’art moderne et contemporain de Genève, Manco, l’expo a trouvé localement un partenaire logique avec l’Université de Montpellier. La ville dont dépend La Panacée y a vu une occasion intéressante de valoriser l’histoire de la médecine à Montpellier.

« L’exposition prend pour point de départ l’analogie du corps humain et de la machine pour explorer les imaginaires de la vie artificielle, indique le commissaire d’exposition Paul Bernard, l’homme a souvent été perçu comme une machine et la machine peut être perçue comme un homme « , hasarde le jeune commissaire.

On est proche du champ de réflexion du Post humain développé par des philosophes comme Gilbert Simondon, qui s’intéresse au mode d’existence des objets techniques ou comme Dominique Lecourt qui nous invite à réexaminer le système des valeurs admises et à inventer de nouvelles formes de vie qui intègrent les nouvelles techniques de procréation, et les NTIC.

Au-delà du contexte manufacturier, l’avancée des techniques issues de la robotique produit paradoxalement de l’émotion. Mais elle porte aussi en germe une multiplicité d’usages et de conséquences, plus ou moins prévisibles. On sait le peu d’attention que portent les chercheurs aux bouleversements sociaux et éthiques qui pointent. Avec Anatomie de l’automate, on ne doit pas s’attendre à une résistance d’ordre artistique.

Tout au contraire, l’intérêt de l’expo est de mettre en exergue la fascination de la relation homme machine à travers l’histoire depuis les Lumières. Descartes affirmait déjà  que l’animal n’est rien d’autre qu’une machine perfectionnée et ne voyait pas de différence fondamentale entre un automate et un animal.

Une trentaine d’oeuvres de provenance internationale sont mises en regard autour de ce thème, de la frappante dissection verticale du peintre médecin G Alexandre Chicotot, (XIX e) à nos jours. Des pièces sortent du lot comme celle de l’américain Matt Mullican qui réinvente le monde dans une logique post-conceptuelle. L’oeuvre exposée fait état du lynchage de l’empathie dans la représentation humaine. On croise le travail du japonais Tetsumi Kudo, marqué par la bombe atomique, avec une installation au sol pleine de force. On vogue dans l’étrangeté avec l’artiste autrichien Markus Schinwald qui invoque les fantômes contemporains.

Autour de Anatomie de l’automate, la Panacée propose des visites guidées thématiques durant toute la durée de l’exposition.  Et présente aussi des installation plus ludiques. On pourra ainsi se faire tirer le portrait par un robot, réjouissant non ?

JMDH

Source :  La Marseillaise 20/11/2015

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