« Ne suis-je pas une femme ? » (Re)découvrons Sojourner Truth

Cette célèbre abolitionniste noire américaine a été une figure féministe du XIXe siècle.

16661029Avouons-le : c’est un bébé de 9 mois qui nous a fait découvrir la vie de Sojourner Truth. Un bébé new-yorkais prénommé Sojourner, en référence à cette célèbre abolitionniste noire américaine, une figure féministe du XIXe siècle, méconnue en France.

Si l’on vous en parle, c’est que son héritage résonne toujours. « Pour espérer dans l’Amérique de Trump, je lis Sojourner Truth », écrivait cet été dans le New York Times l’autrice et professeure Khadijah Costley White, citant le plus célèbre discours de la militante : « Ain’t a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »).

Née esclave, Sojourner Truth a marqué l’histoire par la force avec laquelle elle s’est livrée tout au long de sa vie à de nombreux combats : pour les droits civiques, contre l’esclavage, pour l’égalité femmes-hommes, contre la peine de mort… Celle qui n’a jamais appris à lire ni à écrire brillait aussi par ses excellentes qualités d’oratrice.

« Regardez-moi ! »

En 1851, dans l’Ohio, elle prend la parole à la Convention des droits des femmes, après qu’un homme contesta leur égalité, soulignant leur infériorité physique. En réponse, Sojourner Truth puise dans son vécu de femme, noire, ancienne esclave. Il n’existe pas de traces écrites de sa courte intervention, mais de multiples retranscriptions, qui diffèrent les unes des autres. Voici un extrait de la version rapportée par Frances D. Gage en 1863 (lire PDF) :

« Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir·e·s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou·te·s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on ici au juste ? Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture, et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’elles doivent avoir les meilleures places partout. […] Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler autant qu’un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi que supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde cinq enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’écoutait ! Et ne suis-je pas une femme 

Racisme et sexisme

L’éloquente Sojourner Truth met en lumière la condition particulière des femmes noires, ainsi que leur invisibilisation : « femmes » veut bien souvent dire « femme blanche ».

Dans les années 1840, en effet, le mouvement abolitionniste se divise sur la question du droit des femmes. « Au milieu du XIXe siècle, au moment de l’émergence des mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin, les militantes afro-américaines, anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves, […], ont été violemment confrontées au racisme, non seulement des détracteurs misogynes de cette revendication, mais aussi à celui d’une partie des militant.e.s abolitionnistes et féministes », expliquait en 2005 la philosophe Elsa Dorlin.

La parole de Sojourner Truth est considérée par bell hooks, figure du Black Feminism américain, comme l’une des premières traces de la notion d’intersectionnalité, conceptualisé en 1889 par la juriste Kimberlé Crenshaw – notion selon laquelle les femmes noires se trouvent à l’intersection de plusieurs oppressions, dont le racisme et le sexisme.

Sojourner Truth fait le lien entre la lutte pour le droit de vote des femmes et le droit de votes des noir.e.s, montrant que les femmes noires sont exclues de ces deux mouvements (elles ont obtenu le droit de vote aux Etats-Unis en 1965, 45 ans après les femmes blanches). « Ne suis-je pas une femme ? », scande-t-elle.

« Il y a un grand émoi à propos de l’accès des hommes de couleur à leurs droits, mais pas un mot sur la femme de couleur ; et si les hommes de couleur obtiennent leurs droits, mais que les femmes de couleur n’obtiennent pas les leurs, vous voyez, les hommes de couleur seront les maîtres des femmes, et ça sera tout aussi mauvais que ça l’était auparavant », déclare-t-elle en 1867 [lire PDF, en anglais].

bell hooks a inscrit sur la couverture de son livre, publié en 1981, la formule de la militante : « Ne suis-je pas une femme ? ». Une traduction en français est parue en 2015, aux éditions Cambourakis. « Sojourner Truth pose les bases de ce qui deviendra l’Afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu’au monde des femmes », écrit en préface la réalisatrice Amandine Gay.

Prédicatrice itinérante

Comme le remarque Florence Rochefort dans « Histoire mondiale des féminismes » (éd. PUF, Que sais-je ?, 2018), ces figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et du droit des femmes, comme Sojourner Truth ou Harriet Tubman, ancienne esclave elle aussi, ont été un temps oubliées de l’historiographie avant d’être redécouvertes dans les années 70 par le Black Feminism des Africaines-Américaines et « mises à l’honneur ».

Sojourner Truth est née Isabella Baumfree vers 1797, de deux parents esclaves d’un propriétaire terrien d’origine hollandaise, installé dans le comté d’Ulster, région rurale de l’Etat de New York. A 9 ans, à la mort de son second maître, elle est mise aux enchères et achetée 100 dollars par un fermier, avec un lot de moutons.

En tout, Sojourner Truth a été vendue quatre fois. En 1826, elle fuit avec sa plus jeune fille chez une famille de Quakers, anti-esclavagistes. Quand son maître la retrouve, le couple achète sa liberté. La même année, Sojourner Truth gagne un procès pour récupérer la garde de son fils Peter, vendu comme esclave en Alabama. Libre, elle s’installe à New York.

Isabella Baumfree se renomme Sojourner Truth en 1843, après une révélation spirituelle et devient prédicatrice itinérante. Un an plus tard, elle donne son premier discours anti-esclavagiste à Northampton (Massachusetts). La militante a de l’humour, une parole vive, et ponctue ses interventions d’envolées rhétoriques dans la tradition du prêche évangélique, note Claudine Raynaud, professeure d’études américaines, qui signe une riche introduction de la traduction française du « Récit » de Sojourner Truth (éd. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016), publié en 1850.

Truth, qui a rencontré le président Lincoln en 1864, et fréquenté de nombreuses figures abolitionnistes et féministes, se bat plus tard pour que des terres soient mises à disposition d’anciens esclaves et qu’ils retrouvent des emplois. Elle gagne le procès qu’elle a intenté en 1865 contre le contrôleur qui l’a refusée, après qu’une loi interdise d’exclure les passagers de couleur des transports en commun.

Dans le Capitole

Sojourner Truth n’a cessé de militer jusqu’à la fin de sa vie – contre la peine de mort notamment. Son buste trône dans le Capitole à Washington. « J’espère que Sojourner Truth serait fière de voir qu’une descendante d’esclave occupe les fonctions de première dame des Etats-Unis », déclarait Michelle Obama lors de l’inauguration en 2009.

Au printemps dernier, le magazine américain Quartz relevait combien les mots de Sojourner Truth sont actuels. Sous la bannière « Aint a woman ? », 1.500 femmes ont manifesté en 2017, suite à la Marche des femmes contre la politique de Trump.

« Elle devait vraiment s’affirmer et nous voici maintenant en 2017 en tant que femmes noires se sentant obligées d’affirmer que nous méritons d’être entendues, que nous méritons d’être vues, que nos voix doivent s’élever. Je crois, aussi, que « Ne suis-je pas une femme » fonctionne parfaitement pour les femmes trans, et précisément les femmes trans de couleur », observait Imani Mitchell, l’une des prganisatrices.

Emilie Brouze

Source L’Obs Rue 89 04/11/2018

Le navire « Mare-Ionio », contre-attaque de la gauche italienne face à la politique de Salvini

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Battant pavillon italien, le navire, acheté et affreté par des militants, est parti jeudi matin pour secourir des migrants au large des côtes libyennes.

15 heures, jeudi 4 octobre. Le Mare-Ionio vient de quitter les eaux territoriales italiennes. Dans quatre-vingts heures, il patrouillera au large des côtes libyennes pour porter secours aux migrants en perdition. Affrété par des militants de la gauche italienne, ce nouveau venu dans le sauvetage en mer lance un véritable défi à l’Europe forteresse et adresse un pied de nez au ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini.

Mercredi soir, alors que le soleil se couche sur le port d’Augusta, au sud de la Sicile, une dizaine d’hommes s’affairent sur le bateau. Pendant que deux mécaniciens soudent des parois, des volontaires de l’ONG Sea Watch terminent d’installer des caillebotis en caoutchouc noir qui permettront d’accueillir des migrants à l’avant du navire.

L’atmosphère est tendue. Erasmo Palazzotto fait du surplace, téléphone collé à l’oreille. « Il y a trois mois, je ne connaissais rien aux bateaux. Aujourd’hui, j’en possède un », rigole-t-il. Avec deux collègues du parti Sinistra Italiana (Gauche italienne), Nichi Vendola et Nicola Fratoianni, et Rossella Muroni, présidente du parti Liberi e Uguali (Libres et égaux), ils ont acheté le Mare-Ionio. Un prêt de 465 000 euros de la Banca Etica (Institut de la finance éthique) leur a permis d’acheter 110 000 litres de pétrole, de l’électronique, et de payer l’équipage. Leur budget s’est aussi enrichi de 70 000 euros de donations qui permettront de maintenir le bateau à flot. Pour la suite des opérations, l’équipe compte sur un financement participatif sur la plate-forme sociale Mediterraneo.

Afin d’éviter les déboires de l’Aquarius, le navire bat fièrement pavillon italien, un pavillon très difficile à obtenir, certes, mais qu’il sera quasiment impossible de lui retirer au vu de la nationalité de l’équipage et du propriétaire. Ce qui n’empêche pas Erasmo Palazzotto d’être prudent. « Tout ce que nous avons fait est légal et transparent. Nous respectons le droit maritime en allant porter secours en mer », observe-t-il, avant d’ajouter : « Lorsque les réfugiés que nous aurons secourus mettront le pied sur le Mare-Ionio, ils seront en territoire italien ! »

« Population dans la rue »

Préparée dans le plus grand secret, cette opération a pris corps en juin, alors que l’Italie fermait ses ports. « Au début, nous voulions partir pendant l’été, mais cela a été plus compliqué que prévu, raconte Erasmo Palazzotto. Du coup, nous serons en mer pour marquer la date symbolique du 3 octobre 2013. » Il y a exactement cinq ans, un gigantesque bateau de pêche coulait au large de Lampedusa, causant la mort de près de 400 migrants, pour la plupart érythréens. Ce naufrage, pour lequel l’Italie avait décrété un jour de deuil national, a durablement choqué l’opinion publique de la Péninsule.

Mercredi soir toujours, l’équipage attend anxieusement la réponse de la capitainerie, censée lui délivrer l’autorisation de prendre le large. Dans un climat politique aussi tendu, le petit groupe s’attend à tout. Si tout se passe comme prévu, le navire aura atteint les côtes libyennes ce week-end, après quatre-vingts heures de mer, et devrait être rejoint par deux voiliers privés ainsi que par l’Astral, la barque d’Open Arms. L’ONG espagnole et son fondateur, Oscar Camps, participent activement au projet.

A bord du Mare-Ionio, un médecin, quatre personnes chargées du secours en mer ainsi que quatre membres d’équipage. Viennent s’y ajouter le militant Luca Casarini, fondateur du mouvement anti-mondialisation No Global et responsable des manifestations anti-G8 à Gênes, ainsi que Giuseppe Caccia, armateur du navire. Le groupe qui reste à terre est composé, lui, d’une alliance hétéroclite de militants anarchistes et de catholiques qui en ont en commun le refus de laisser des gens mourir en mer. Et, derrière eux, « nous avons créé un réseau qui ne passe plus par les gouvernements. Les villes de Palerme, Bologne, Amsterdam et Berlin ont décidé de nous soutenir. Non seulement en acceptant d’accueillir les personnes que nous sauverons mais également en nous appuyant dans notre mission », rappelle Giuseppe.

Avant de prendre la mer, l’homme a dû apprendre un nouveau métier, celui d’armateur. Mais l’ex-consultant en urbanisme – pour la ville de Bologne et la fondation Rosa-Luxembourg à Berlin – se veut confiant. De toute façon, il n’avait pas le choix puisque ces nouveaux venus du sauvetage n’ont pas réussi à trouver un armateur prêt à leur louer son bateau. « La plupart nous ont dit qu’ils craignaient des mesures de rétorsion du gouvernement ! Cela permet de se rendre compte de la gravité de la situation en Italie en ce moment », décrypte l’homme.

Le Mare-Ionio n’hésitera pas à appeler à la mobilisation politique en cas de refus des autorités de lui ouvrir l’un des ports italiens : « Nous ne sommes pas une nouvelle ONG mais une plate-forme sociale, affirme le militant Luca Casarini. Ce bateau doit devenir un symbole, un défi aux politiques menées par l’Italie et l’Europe. S’ils ferment leurs ports, nous appellerons la population à descendre dans la rue. »

Antoine Harari

Source Le Monde 04/10/2018

Barrage au Laos : itinéraire d’une tragédie annoncée

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L’effondrement d’un barrage au Laos sur le fleuve Mékong, qui a fait plusieurs dizaines de morts lundi, met en lumière les dangers de la course à l’énergie hydraulique dans laquelle le Laos s’est engagé.

Depuis des années, les organisations de défense de l’environnement mettaient en garde. La course aux barrages sur le Mékong, que ce soit au Laos ou dans les autres pays traversés par ce fleuve long de plus de 4 500 km, n’est pas sans risque.

L’effondrement, lundi 23 juillet, du barrage Saddle Dam D, qui fait partie d’un réseau de barrages en construction à la frontière entre le Laos, le Cambodge et le Vietnam, vient conforter l’avis des opposants à la politique du « tout hydroélectrique » menée par le gouvernement laotien. Les 500 millions de tonnes d’eau qui se sont déversées sur sept villages, causant des dizaines de morts et plus d’une centaine de disparus, « rappelle de la manière la plus dure qui soit à quel point l’option de l’énergie hydraulique pose de multiples dangers », a réagi Marc Goichot, responsable des questions environnementales autour du Mékong pour le WWF.

Pour le Laos, pays le plus pauvre d’Asie du Sud-Est, le Mékong représente depuis longtemps la clef de sa croissance future. Le pays espère, depuis le début des années 1990, devenir le réservoir régional d’électricité. Une série de barrages hydrauliques, tout au long du fleuve, devraient lui permettre d’exporter de l’électricité aussi bien vers la Thaïlande que le Vietnam, le Cambodge ou encore le Myanmar. Le Laos, sous la coupe d’un régime communiste très dur, espère ainsi doper sa croissance en profitant des besoins grandissants en énergie de pays voisins qui, eux, ont déjà ouvert leur économie à l’international depuis longtemps.

Près de 80 millions de kWh d’électricité par an

En 2006, le Laos avait ainsi signé des protocoles d’accord pour la construction de 55 barrages sur le Mékong, et une dizaine de ces projets ont été mis en chantier, souligne un rapport de l’ONG International Rivers sur l’exploitation du Mékong au Laos. Officiellement, ces barrages doivent permettre au Laos d’exploiter une centaine de centrales hydroélectriques d’ici 2020, capables de produire 77 millions de kWh d’électricité par an. Le barrage qui s’est effondré le 23 juillet devait produire de l’électricité dès 2019.

Conséquence indirecte de cette ruée sur les barrages : le pays a commencé à apparaître sur le radar des investisseurs. Les promesses d’un eldorado d’énergie hydraulique ont attiré près de 6,6 milliards de dollars de capitaux étrangers depuis les années 1990, soit plus du tiers de l’investissement direct au Laos sur cette période, rappelle le site sud-coréen d’information Asia Time. Des partenaires avant tout thaïlandais, mais aussi russes ou chinois, ont accepté de financer en grande partie la construction de ces barrages, dans l’espoir d’en retirer des bénéfices futurs.

L’atout de l’énergie hydraulique est tel pour ce pays, qui ne dispose pas de beaucoup d’autres cartes économiques en main, que les petites voix des ONG environnementales étaient inaudibles pour le régime laotien. D’autant plus que « la Banque mondiale et l’Agence américaine pour le développement international ont promu l’hydroélectricité comme une source d’énergie propre et durable », souligne le site spécialisé dans les questions asiatiques The Diplomat.

Mortelle course à l’énergie hydraulique

Mais pour les associations de défense de l’environnement, l’obsession pour l’énergie hydraulique revient tout simplement à tuer le Mékong à petit feu. Chaque nouvel ouvrage, qu’il soit au Laos, au Cambodge ou encore en Chine, transforme davantage le 11e plus long fleuve du monde en succession de réservoirs d’eau.

D’un point de vue écologique, c’est une catastrophe en devenir, dénonce le WWF dans une note de 2016. Près de 60 millions de personnes au Laos, en Thaïlande, au Cambodge et au Vietnam dépendent pour leur nourriture et leur travail de l’extraordinaire richesse en poissons d’eau douce du Mékong. Les barrages vont entraîner une baisse du niveau de l’eau et un débit plus lent, prévient l’ONG. Le fleuve risque de ne plus être suffisamment profond pour permettre à certaines espèces de poissons d’y circuler librement, mettant leur survie en péril.

Les associations dénoncent aussi la logique économique de cette course à l’énergie hydraulique. La plupart des partenariats conclus au Laos au milieu des années 2000 sont venus remplacer ceux que des grands groupes européens et américains avaient abandonnés à la fin des années 1990, lors de l’éclatement de la crise économique en Asie du Sud-Est. Les nouveaux acteurs, thaïlandais ou chinois essentiellement, sont moins regardants sur les conséquences environnementales et sociales des barrages et misent davantage sur la rapidité de construction, déplorent l’ONG International Rivers. Elle souligne, ainsi, que le consortium en charge du projet d’un milliard de dollars où a eu lieu la catastrophe du 23 juillet, a ignoré de façon répétée les populations locales, qui demandaient à être consultées et informées sur les travaux.

Les conséquences du réchauffement climatique n’auraient pas non plus été prises suffisamment en compte lors de la conception des barrages, craignent ces opposants. Le Saddle Dam D n’aurait ainsi pas résisté à la violence de la mousson cette année. « Mais les événements climatiques extrêmes comme celui-ci vont justement devenir de plus en plus fréquents à cause du réchauffement climatique, et les financiers et opérateurs de ces barrages doivent de toute urgence réévaluer la capacité de leur ouvrage à y faire face », souligne International Rivers. Sans cela, des tragédies similaires risquent de se reproduire et le rêve d’une croissance dopée à l’exportation d’énergie « propre » se transformerait en cauchemar d’un modèle économique mortel pour les habitants.

Sébastian SEIBT

Source France 24 25/07/2018

Une nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace

En hommage à John Perry Barlow, décédé, Olivier Ertzscheid a écrit une nouvelle version du texte de 1996, devenu emblématique des cyberutopies libertaires.

John Perry Barlow était parolier des Grateful Dead, membre fondateur de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), militant infatigable des libertés numériques, et l’auteur de l’une des pièces majeures du puzzle de la culture web et de l’Internet des pionniers : la déclaration d’indépendance du cyberespace.

«Nous sommes en train de créer un monde où tous peuvent entrer sans privilège et sans être victimes de préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance. Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité. Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière.»

Plus rien dans cet extrait n’est vrai. Et c’est tout le contraire qui s’est mis en place. Mais cela reste comme une petite lumière qui continue de dire où tout cela a commencé, quels rêves étaient alors permis et vers où, peut-être dès demain, recommencer à rêver.

A lire aussi : John Perry Barlow, le Net perd sa connexion libre

Le texte de la déclaration d’indépendance du cyberespace est bien sûr un texte très fort, mais le passage qui m’importe le plus, hormis celui cité plus haut, est un passage qui ne figure pas dans le texte lui-même mais dans son prologue, très peu connu. Quelques lignes dans lesquelles John Perry Barlow explique pourquoi il a eu envie de rédiger cette déclaration. La raison c’est le vote du Telecommunications Act de 1996, signé par «l’autre grand invertébré» (aka Bill Clinton) et qui a poussé John Perry Barlow à faire «acte de résistance». Voilà ensuite ce qu’il écrit dans ce prologue :

«Après tout, le Telecom « Reform » Act, qui est passé au Sénat avec seulement 4 votes contre, rend illégal, et punissable d’une amende de 250 000 dollars, de dire « shit » en ligne. Comme de dire l’un des sept mots interdits dans les médias de diffusion grand public. Ou de discuter d’avortement d’une façon ouverte. […] Cette loi a été mise en œuvre contre nous par des gens qui n’ont pas la moindre idée de qui nous sommes, ni où notre conversation est conduite. C’est, comme l’a dit mon ami et rédacteur en chef de Wired Louis Rosseto, comme si « les analphabètes pouvaient vous dire quoi lire ». Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre.»

Aujourd’hui, c’est une autre forme d’analphabétisme algorithmique qui nous dit quoi lire. Eh bien, qu’ils aillent également se faire foutre.

John Perry Barlow est décédé le mercredi 7 février 2018. Il avait 70 ans.

J’ai pris la liberté de tenter de réécrire sa déclaration d’indépendance du cyberespace, dans un cyberespace qui n’est plus que la colonie numérique des grandes plateformes. Un hommage imparfait et maladroit, mais surtout un remerciement pour sa déclaration et son travail.


Déclaration d’indépendance du cyberespace

 

«Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule» Thomas Jefferson, Notes on Virginia

Plateformes aux tons pastel et aux logos colorés, vous géants fatigués aux CGU d’airain et aux algorithmes d’acier, je viens du temps des internets d’avant, où nous n’avions pas de «comptes» mais des pages, où chacun pouvait disposer d’une adresse et n’était pas contraint d’habiter par habitude et par lassitude sous le même grand F bleu qui orne votre jardin fermé, et de vivre dans cette fausse proximité que vous nous avez tant vanté et qui est d’abord une toxique promiscuité.

Au nom du présent que vous avez institué, je vous demande, à vous qui êtes désormais le passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes plus les bienvenus parmi nous. Vous avez trop de souveraineté pour que celle-ci ne soit pas enfin questionnée et abolie.

Comme gouvernance, vous n’avez que des actionnaires que nous n’avons pas élus mais dont les décisions ont aujourd’hui plus de poids que celles des gouvernements élus. Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous possédez hélas désormais trop de moyens de nous contraindre que vous n’hésitez plus à utiliser.

Les gouvernements tiennent leur juste pouvoir du consentement de ceux qu’ils gouvernent. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Nous avons eu le tort de croire vos promesses. Mais vous nous connaissez bien trop, vous nous calculez bien trop, et vous voulez bien trop prédire le moindre de nos actes, de nos affects, de nos comportements. Cela ne peut suffire à nous connaître vraiment. L’espace de libre circulation des idées ne se situe pas dans les frontières que vos plateformes ont reconstruites dans le cyberespace. Cet espace est un produit naturel, un commun, et il croît par notre action collective.

Vous épiez désormais l’ensemble de notre grande conversation, et la richesse que vous créez, et le modèle de régie publicitaire sur lequel vous prospérez, sont définitivement et totalement incompatibles avec l’éthique nécessaire à l’échelle des populations que vous touchez et prétendez servir et accompagner. Votre culture n’est pas la nôtre, vos règles tacites suscitent autant d’incompréhension et de désordre que chacune de vos innombrables ingérences.

Vous prétendez qu’il y a chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Et qu’il n’existe pas de problème qu’un algorithme ou une application ne soit capable de résoudre. Vous utilisez ce prétexte pour envahir nos vies, nos smartphones, nos foyers, nos amitiés. Beaucoup de ces problèmes n’existent pas. Où il y a des conflits réels, où des dommages sont injustement causés, nous les identifierons et les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train de former notre propre contrat social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre. Notre monde est différent.

Les internets sont faits de transactions, de relations, et de la pensée elle-même, formant comme une onde stationnaire dans la toile de nos communications, dont la neutralité doit être garantie, et ne peut plus l’être par vous. Notre monde est à la fois partout et nulle part, et il est aujourd’hui aussi là où vivent les corps.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires recréent un monde où sont reconduits tous les privilèges et tous les préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires recréent un monde où plus personne ne peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires redéfinissent à leur seul bénéfice et à ceux de leurs actionnaires les concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, et les appliquent à chacun, en font la norme pour tous.

Nos identités sur les internets ont fini par retrouver la pesanteur des corps, mais vous les avez lestés de tant de kilos inutiles de recommandations, de tant de kilos superflus de suggestions, de tant et tant de tonnes de prescriptions, que tout cela finit par former une contrainte physique et limiter la part de notre libre arbitre. Nous croyons que c’est de l’éthique, de la défense éclairée de l’intérêt propre et de l’intérêt commun, que notre ordre émergera. Que cet ordre ne peut être garanti que par une négociation collective. La seule loi que toutes nos cultures constituantes pourraient reconnaître généralement est la règle d’or [«Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent», NdT]. Nous espérons pouvoir bâtir nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer par le code. Car si le code est la loi, nous n’entendons pas qu’il soit élaboré et appliqué en dehors de tout espace de délibération réellement public et sincèrement commun.

Aux Etats-Unis, vous avez récemment remis en cause le principe de neutralité du Net qui répudie votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. Ces rêves doivent maintenant renaître en nous.

Vous terrifiez désormais vos propres enfants, parce qu’ils ne se reconnaissent plus dans les frontières que vous placez dans le cyberespace, et parce que chacune de ces frontières arbitraires et soumises aux lois du marché nous contraint à devenir des étrangers pour ceux qui se trouvent de l’autre côté de vos murs de données, là où nos rêves étaient simplement ceux d’une plus grande fraternité. Parce que vous continuez de nous craindre et que nous continuons de tenter de vous échapper, vous confiez à vos algocraties les responsabilités de parents auxquelles vous êtes trop lâches pour faire face. Dans notre monde, tous les sentiments et expressions d’humanité, dégradants ou angéliques, font partie d’un monde unique, sans discontinuité, d’une conversation globale de bits. Nous ne pouvons pas séparer l’air qui étouffe de l’air où battent les ailes.

En Chine, en Allemagne, en France, à Singapour, en Italie et aux Etats-Unis, vous essayez de confiner le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières de vos plateformes et de fait vous vous placez vous-même en dehors du cyberespace, même si vous êtes parvenus, par l’entremise d’un capitalisme aussi linguistique que cognitif à aliéner l’essentiel de la liberté et de l’espace dont on imaginait qu’il pourrait un jour être couvert de médias numériques libres et indépendants.

Vos industries de données, de plus en plus totalitaires, se perpétuent en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent décider de la parole elle-même dans le monde entier… Ces lois déclareraient que les idées sont un produit industriel comme un autre, pas plus noble que de la fonte brute… L’art, l’histoire, la vérité des peuples et celle des révolutions, rien n’échappe à l’arbitraire de vos décisions, de vos goûts, de vos propres pudeurs, et par-dessus tout de vos propres intérêts commerciaux et financiers. Dans notre monde, quoi que l’esprit humain crée peut être reproduit et distribué à l’infini pour un coût nul. L’acheminement global de la pensée doit désormais trouver d’autres chemins que celui de vos usines, d’autres ambitions que celles de vos carcans, d’autres légitimités que celles des rentiers et des banquiers de la culture qui sont vos porte-voix autant que vos portefaix.

Ces mesures de plus en plus hostiles et votre colonialité nous placent dans la même situation que ces amoureux de la liberté et de l’autodétermination qui durent rejeter les autorités de pouvoirs éloignés et mal informés. Nous devons déclarer nos personnalités réelles comme virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de l’organisation de nos échanges pour préparer votre déchéance. Nous nous répandrons de nouveau à travers la planète, en dehors de vos murs, de façon à ce qu’aucune plateforme ni aucun algorithme ne puissent stopper nos pensées.

Nous recréerons une civilisation de l’esprit dans le cyberespace redevenu ouvert et décentralisé. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde issu de vos ambitions et de vos conditions générales d’utilisation. Nous étions des citoyens endormis, vous avez fait de nous des utilisateurs passifs, nous sommes en train de nous réveiller et nous préparons notre exil.

La Roche-sur-Yon, France, le 7 février 2018.

Olivier Ertszcheid est l’auteur de l’appétit des géants (2017, C&F éditions)

Olivier Ertzscheid Enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes

Texte publié dans Libération en février 2018

Réformes : Edouard Philippe veut gagner la « course contre la montre » face à la « colère » des citoyens

@ JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

@ JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Le Premier ministre a assuré  assuré vouloir gagner la « course contre la montre face à la colère » des citoyens, grâce à « la ténacité » du gouvernement.

Le Premier ministre Edouard Philippe a assuré samedi vouloir gagner la « course contre la montre face à la colère » des citoyens, grâce à « la ténacité » du gouvernement.

« Ce qui assure la gloire et le succès, c’est la tenacité ». « Dans ce monde qui est marqué à son commencement par la colère, ce qui paye in fine, ce qui assure et la gloire et le succès, c’est la ténacité », a-t-il déclaré lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). « Le monde qui vient est un monde dangereux pas seulement sur le mode de la remise en cause du multilatéralisme et des guerres économiques », a-t-il jugé. « C’est aussi un monde dangereux tout court. Et dans un monde dangereux tout court, il est préférable d’être stable sur ses appuis et préparé », a-t-il ajouté. Soulignant que les sociétés étaient actuellement traversées par une colère « potentiellement dévastatrice », le chef du gouvernement a estimé qu’il fallait « réussir cette course contre la montre » pour l’éteindre.

Des réformes pour faire de la France le pays « le plus compétitif » d’Europe. Et pour cela, il faut « regarder avec lucidité la situation du pays telle qu’elle est », autrement dit « pas réjouissante », a-t-il jugé. « C’est un pays dans lequel depuis très longtemps, il y a eu une forme de renoncement à prendre des décisions parfois difficiles à assumer, parfois difficiles à expliquer ». Citant « un système extrêmement ambitieux en terme de solidarité (…) mais dont on ne peut pas dire que les effets et l’efficacité sont au rendez-vous », ou encore « une école qui ne fonctionne pas comme elle devrait fonctionner », Edouard Philippe a justifié les réformes du gouvernement, destinées selon lui à faire de la France le pays « le plus compétitif et le plus attractif » d’Europe.

Selon un sondage Elabe paru jeudi, Emmanuel Macron et Édouard Philippe accusent une nette baisse de leur popularité en juin, ne recueillant respectivement que 34% et 31% de la confiance des personnes interrogées, une baisse de six points en un mois. C’est dans ce contexte que le chef de l’Etat doit revenir lundi devant le Congrès à Versailles pour fixer le cap du gouvernement.

 Source : Europe1 .fr avec AFP 07/07/2018