« On voudrait une colère, mais polie, bien élevée »

A Paris, le 1er décembre. Photo Alain Jocard. AFP

A Paris, le 1er décembre. Photo Alain Jocard. AFP

Pour le philosophe Frédéric Gros, les élites sont sidérées par le caractère hétéroclite et inédit de la mobilisation des gilets jaunes. Selon lui, il faut admettre l’existence d’un certain registre de violence.

Dans son dernier livre, Désobéir (Albin Michel, 2017), il cherchait les raisons de notre passivité face à un monde toujours plus inégalitaire. Aujourd’hui, une partie de la population s’insurge et Frédéric Gros, philosophe et professeur à Sciences-Po, analyse l’expression inédite de la colère des gilets jaunes.

Salariés ou retraités, les gilets jaunes font parfois preuve de violence dans leurs propos ou dans leurs gestes. Comment l’expliquez-vous ?

Déjà, il y a la part de violences émanant d’une minorité de casseurs ou de groupuscules venant pour «en découdre». Elle est incontestable, mais il faut comprendre à quel point, en même temps, elle suscite un effroi émotionnel et un soulagement intellectuel. On demeure en terrain connu. Le vrai problème, c’est qu’elle est minoritaire. Elle est l’écume sombre d’une vague de colère transversale, immense et populaire. On ne cesse d’entendre de la part des «responsables» politiques le même discours : «La colère est légitime, nous l’entendons ; mais rien ne peut justifier la violence.» On voudrait une colère, mais polie, bien élevée, qui remette une liste des doléances, en remerciant bien bas que le monde politique veuille bien prendre le temps de la consulter. On voudrait une colère détachée de son expression. Il faut admettre l’existence d’un certain registre de violences qui ne procède plus d’un choix ni d’un calcul, auquel il est impossible même d’appliquer le critère légitime vs. illégitime parce qu’il est l’expression pure d’une exaspération. Cette révolte-là est celle du «trop, c’est trop», du ras-le-bol. Tout gouvernement a la violence qu’il mérite.

Ce qui semble violent, n’est-ce pas aussi le fait que ce mouvement ne suive pas les formes de contestations habituelles ?

Le caractère hétéroclite, disparate de la mobilisation produit un malaise : il rend impossible la stigmatisation d’un groupe et le confort d’un discours manichéen. Il a produit une sidération de la part des «élites» intellectuelles ou politiques. Non seulement elles n’y comprennent rien mais, surtout, elles se trouvent contestées dans leur capacité de représentation, dans la certitude confortable de leur légitimité. Leur seule porte de sortie, au lieu d’interroger leur responsabilité, consiste pour le moment à diaboliser ce mouvement, à dénoncer son crypto-fascisme. Cela leur permet de prendre la posture de défenseur de la démocratie en péril, de rempart contre la barbarie et de s’héroïser une nouvelle fois.

Cette forme de désobéissance, cette violente remise en cause des corps intermédiaires et de la démocratie représentative constituent-elles un danger ?

Les risques sont grands et ce spontanéisme représente un réel danger social et politique. Mais on ne va quand même pas rendre responsables de la crise de la représentation démocratique les perdants de politiques orientées toutes dans le même sens depuis trente ans. Nous payons la destruction systématique du commun durant ces «Trente Calamiteuses» : violence des plans sociaux, absence d’avenir pour les nouvelles générations, poursuite folle d’une «modernisation» qui s’est traduite par le déclassement des classes moyennes. La seule chose dont on puisse être malheureusement certain, c’est du fait que les victimes des débordements ou des retours de bâton seront les plus fragiles.

Vous avez travaillé sur la notion de sécurité (1), que pensez-vous de la réponse de l’Etat après les manifestations et les dégradations ?

De la part, cette fois, des forces de l’ordre, on entend le même discours : «Cette violence est totalement inédite, on n’avait jamais vu ça, un tel déferlement, une telle brutalité.» Il ne faudrait pas que cette mise en avant de la «nouveauté» ne serve d’écran à une augmentation de la répression.

Dans votre récent livre, Désobéir, vous analysiez les racines de notre «passivité». Que s’est-il passé pour que les gilets jaunes sortent du «confort» du conformisme ?

Notre obéissance politique se nourrit pour l’essentiel de la conviction de l’inutilité d’une révolte : «à quoi bon ?» Et puis vient le moment, imprévisible, incalculable, de la taxe «de trop», de la mesure inacceptable. Ces moments de sursaut sont trop profondément historiques pour pouvoir être prévisibles. Ce sont des moments de renversement des peurs. S’y inventent de nouvelles solidarités, s’y expérimentent des joies politiques dont on avait perdu le goût et la découverte qu’on peut désobéir ensemble. C’est une promesse fragile qui peut se retourner en son contraire. Mais on ne fait pas la leçon à celui qui, avec son corps, avec son temps, avec ses cris, proclame qu’une autre politique est possible.

Sommes-nous dans un grand moment de désobéissance collective ?

Oui, une désobéissance qui a comme repère sûr sa propre exaspération. On a tout fait depuis trente ans pour dépolitiser les masses, pour acheter les corps intermédiaires, pour décourager la réflexion critique, et on s’étonne aujourd’hui d’avoir un mouvement sans direction politique nette et qui refuse tout leadership. Cette désobéissance témoigne profondément de notre époque. Il faut en priorité en interroger les acteurs.

Sonya Faure

(1) Le Principe sécurité, Gallimard, 2012.

Source :  Libération 06/12/2018

Montpellier. SOS Méditerranée et les artistes refusent de capituler

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L’année 2018 est mouvementée, comme l’est souvent la Méditerranée. Cette mer est devenue l’une des frontières les plus meurtrières de l’histoire. Les réfugiés qui tentent de la franchir pour rejoindre l’Europe ne portent pas de gilet jaune, ils se couvrent de noires traces d’essence et de sel que sèche le soleil jour après jour dans leur chair. Parfois ces mornes équipages s’ornent de doré, lorsque leurs bateaux gonflables à la dérive se signalent aux navires qui passent encore dans la zone, dorée, la couleur des couvertures de survie. Pourquoi ces gens partent-ils ? D’où viennent-ils? Où vont-ils ? Nous ne savons rien de leur destin, et pourtant cette étrange histoire d’hommes, de femmes et d’enfants n’est pas lointaine, elle est notre. Elle se rapproche et nous fait de l’ombre.

« Il n’est pas possible de continuer sans rien faire. Alors on va faire », s’indigne Jean Paul Montanari, directeur de l’Agora cité internationale de la danse, qui appelle au côté des représentants locaux de SOS Méditerranée, « à ne pas détourner le regard ». Une action intitulée « Les artistes solidaires de SOS Méditerranée »  se tiendra samedi à l’Agora. Elle est soutenue bénévolement par toute l’équipe.

« La Méditerranée est l’âme de Montpellier Danse depuis de très nombreuses années. L’organisation d’une journée de danse, le 8 décembre, dont les recettes seront reversées à l’association allait donc de soi ». Cette évidence vaut à l’échelle d’une manifestation de solidarité classique. Les fonds récoltés sont plus que nécessaires, le financement d’une journée en mer de l’Aquarius coûte 11 000€. Et si les dons recueillis ne règlent en rien le problème politique de l’UE, ils contribuent partiellement à vaincre cette forme d’indifférence mortifère qui heurte notre humanité.

Quand l’humanisme devient une cible

Lors de la présentation de la manifestation, il régnait un sentiment de grande déception et de tristesse lié à l’indigente politique de l’UE et des États membres à l’égard du problème des migrants. L’Aquarius qui a sauvé 150 000 personnes depuis 2015 ne cesse de se confronter à des entraves politiques. Les dernières en date remonte au 5 octobre dernier avec l’attaque du siège social de l’association à Marseille par 22 membres du groupuscule d’extrême droite Génération identitaire. Le navire est actuellement bloqué au port de Marseille, suite aux accusations portées par la justice italienne à son encontre. « Nous sommes poursuivis au prétexte d’un mauvais tri de poubelles à bord par le magistrat italien qui a classé sans suite l’enquête visant le ministre de l’intérieur Matteo Salvini pour séquestration de migrants. »

 

photo Daniel Pittet

photo Daniel Pittet

Depuis sa constitution, l’association s’affirme clairement indépendante de tous partis politiques. Sa fonction consiste à secourir les migrants en mer. Elle est aussi de faire connaître leur existence que le silence des dirigeants européens n’arrive pas à rendre invisible. C’est précisément sur cette action en faveur des droits humains que s’est construite la notoriété de SOS Méditerranée mais, comme chaque médaille a son revers, en devenant un symbole, l’association est devenue une cible pour les partis nationalistes européens.

 

La Méditerranée zone de non droit

« Nous sommes très en colère mais notre colère c’est de la détermination, l’Aquarius repartira » indique Jean-Pierre Lacan de SOS Méditerranée : « La situation est intenable. L’Aquarius est à quai mais les gens continuent de fuir les terres où il n’ont plus le moindre espoir de vivre dignement. La semaine dernière encore, répondant à la vieille tradition de solidarité des gens de mer, un pêcheur d’Alicante a recueilli à bord de son petit bateau douze personnes qui s’apprêtaient à faire naufrage. Pour accoster, il s’est adressé à Tripoli en Libye, reconnue en catimini par l’UE cette été, sans obtenir de réponse. Il s’est alors tourné vers Rome, puis vers Maltes, aucune de ces autorités n’ont répondu pour lui indiquer un port de débarquement. Il se retrouve en mer avec ses passagers en attendant une solution. Le problème ne concerne pas que les ONG. L’UE ne reconnaît plus les principes élémentaires des droits de l’Homme. Cette situation est inacceptable».

La Méditerranée est devenue une zone de non droit où les morts s’accumulent. Le chiffre officiel fait état de 2 100 personnes noyées cette année. Compte tenu de la difficulté à établir une évaluation des départs et des disparus, ce chiffre pourraient être multiplié par deux ou quatre… Ce week-end justement, des responsables politiques du monde entier se réunissent à Marrakech, pour une conférence convoquée par l’ONU avec pour objectif d’adopter officiellement un pacte global visant à rendre les migrations plus sûres et plus dignes pour tous.

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 L’inertie spéculative du pouvoir politique

Sans toutefois s’interroger sur les raisons et les responsabilités d’une situation poussant des familles désespérées à fuir leur pays au péril de leur vie, ce pacte mondial non contraignant repose sur des valeurs telles que la souveraineté des États, le partage des responsabilités, la non-discrimination et les droits de l’homme. Il reconnaît qu’une approche coopérative est nécessaire pour optimiser les avantages globaux de la migration. L’ONU souligne que « la migration a toujours fait partie de l’expérience humaine » et reconnait qu’elle est une source de prospérité, d’innovation et de développement durable dans un monde globalisé moderne ». Mais dans la perspective des échéances électorales européennes, nombre de partis européens irresponsables spéculent sur les thèses extrémistes des nationalistes, et l’engagement collectif des États membres à améliorer la coopération en matière de migration internationale semble avoir du plomb dans l’aile.

Il est plus important de remporter les élections que de tenter de résoudre les problèmes structurels qui poussent les populations à fuir leur pays. Il est bien plus simple d’évoquer la « submersion » migratoire, comme le fait Marine Le Pen ou « l’invasion africaine » relayée par les membres du parti d’extrême-droite allemande AfD que d’adopter une approche collaborative de la problématique. L’opposition au Pacte des Nations Unies sur les migrations s’est propagée comme un feu de forêt depuis l’Europe centrale et orientale vers la « vieille Europe ». Même si une large majorité des États membres de l’ONU soutient ce projet de coopération, nous venons d’assister en Europe à une stratégie coordonnée des partis d’extrême droite et d’opposition qui ont attisé les braises et mis les gouvernements sous pression pour parvenir à leurs fins. Militante de SOS Méditerranée, l’ex députée Fanny Dombre-Coste constate la frilosité des partis politiques sur la question de l’immigration en citant Georges Frêche : « On arrête pas la mer avec des pâtés de sable ».

 

Le chorégraphe Salia Sanou et les danseurs de La Termitière, Centre de développement chorégraphique de Ouagadougou, conduisent des ateliers dans le camp de réfugiés maliens de Sag-Nioniogo au Burkina Faso.

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Du desir d’horizons de salia Sanou

Implication citoyenne collective

« SOS Méditerranée n’a pas vocation à devenir une institution ni une tradition » rappelle un membre bénévole impliqué depuis trois ans. L’association offre à ceux désirant soutenir une cause éthique et légitime l’occasion de se manifester à des degrés divers, comme bénévoles dans les opérations de sauvetage en mer, comme militants se prêtant aux manifestations nécessaires de sensibilisation, comme donateurs soutenant l’action qui est menée pour sauver des vies. À cette conception du don, peut s’ajouter un autre type d’implication portant de manière sous-jacente une critique sur l’instrumentalisation politique du drame des migrants.

D’autres acteurs culturels montpelliérains tels, La directrice de l’Opéra Orchestre de Montpellier Valérie Chevalier, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano directeurs du CDN les 13 Vents, Christian Rizzo directeur du CCN Ici, Nicolas Dubourg directeur du Théâtre universitaire La Vignette, etc. se sont retrouvés autour de la volonté d’artistes, dont beaucoup sont issus de la diversité du monde Méditerranéen, de soutenir ces citoyens qui ont affrété l’Aquarius.

Cela laisse présager que plusieurs événements artistiques – permettant à différents publics de se rencontrer et de se mobiliser – pourraient voir le jour.

À moins de vouloir se cantonner au rôle d’une simple caisse de résonance pour chorégraphier la générosité, l’implication du secteur culturel et médiatique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les pratiques de l’engagement qui sont proposées. Pour ce coup d’envoi des « artistes solidaires de SOS Méditerranée », le dispositif n’attribue pas aux participants une fonction passive. Une série d’ateliers est proposée sur inscription. SOS Méditerranée animera une thématique consacrée à la situation humanitaire en Méditerranée Centrale qui sort de l’habituelle rhétorique de persuasion. On pourra danser avec les chorégraphes Anne-Marie Porras, Salia Sanou et le musicien Emmanuel Djob, se mettre en mouvement solidairement, découvrir des expositions et/ou le reportage de la journaliste Anelise Borges réalisé à bord de l’Aquarius. Créer une œuvre commune avec les chorégraphes Hamdi Dridi et Fabrice Ramalingom, et Nadia Beugré et Hamid El Kabouss, participer à l’imaginaire performateur de Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos. Autant d’occasions d’explorer l’inconnu et défier les limites de la connaissance.

L’implication artistique ouvre également sur un questionnement tout aussi profond, perceptible mais pas exprimé, ayant trait à l’expression artistique elle-même. En quoi le drame humanitaire qui se joue actuellement en méditerranée comme ses conséquences politiques internationales sont-ils susceptibles de nourrir les œuvres chorégraphiques, leur réception et leur impact intellectuel et émotionnel sur le public ? Est-il aujourd’hui encore possible d’explorer la notion d’espace, de temps, celle des corps, groupés, isolés, meurtris, déformés pour traduire et faire sentir l’inexprimable ? Dans les années 80, face à la pandémie du sida, la danse contemporaine a démontré sa capacité à concilier enjeux politiques et esthétiques. Avec le drame mondial de l’immigration les conditions d’un nouveau sursaut de l’engagement artistique sont peut-être à nouveau réunies…

Jean-Marie Dinh

Source : LMEC 06/12/2018

Conflit en mer d’Azov : quels enjeux pour Moscou et pour Kiev

La guerre d’usure à la russe

Le journal libéral suédois Expressen reconnaît dans les récents événements le mode opératoire russe :

Il y a longtemps que le Kremlin utilise son voisin comme un laboratoire expérimental où il met à l’essai des stratégies militaires à la limite de la légalité. En 2014, la péninsule criméenne a été occupée par des unités spéciales russes sans insigne – les fameux ‘petits hommes verts’ – qui ont longtemps confondu le monde et placé l’Ukraine devant le fait établi. … La stratégie du Kremlin est celle d’une guerre d’usure : il use de changements de positions minimes, qui, pris isolément, ne sauraient justifier une entrée en guerre, mais font durablement pencher le rapport de forces à la faveur de la Russie. Vladimir Poutine a besoin d’une crise. La réforme des retraites a porté un coup dur à sa popularité dans les sondages d’opinion. … Ne le laissez pas croquer impunément un autre morceau de l’Ukraine.»

Photo de deux des trois navires ukrainiens capturés, diffusée par les autorités russes. (© picture-alliance/dpa)

Photo de deux des trois navires ukrainiens capturés, diffusée par les autorités russes. (© picture-alliance/dpa)

Une humiliation insoutenable pour la Russie

The Guardian estime que l’heure de la revanche a sonné pour Moscou, exclue du nouvel ordre politique européen à

La fin de la guerre froide

Ce qui est flagrant, c’est l’absence en Europe aujourd’hui d’un forum collectif au sein duquel on puisse discuter et éventuellement résoudre de telles escalades. A la fin de la guerre froide, il n’y a eu aucune révision des traités de Yalta et de Potsdam. Aucun nouveau traité n’a été conclu avec la Russie. La tentative d’encerclement militaire du pays par l’OTAN a été aussi inconsidérée que l’accueil à Londres de tous les oligarques et tous les kleptocrates de Moscou. Il n’est pas impossible que les historiens comparent un jour le traitement réservé à une Russie vaincue et abattue dans les années 1990 à celui réservé à l’Allemagne après 1918.»

PCF: derrière une péripétie historique, un inexorable déclin

Le désaveu de Pierre Laurent restera un événement historique dans la trajectoire du PCF. Il est en revanche douteux que son successeur soit porteur d’une alternative doctrinale ou stratégique. La marginalisation du parti semble inévitable.

220x220-ctLe 38e congrès du Parti communiste français (PCF), qui se tient à Ivry-sur-Seine jusqu’au dimanche 25 novembre, restera dans les annales. Pour la première fois dans l’histoire de cette organisation de gauche radicale, née en 1920 comme « Section française de l’Internationale communiste », un vote de la base a conduit à évincer le secrétaire national d’un poste qu’il souhaitait conserver.

« C’est sans précédent, nous confirme l’historien Roger Martelli, ancien membre du PCF et directeur de la publication de Regards. Généralement, le secrétaire national désignait son successeur, ou le bureau politique se mettait d’accord sur un nom faisant consensus. » Formellement, c’est la commission des candidatures qui aura empêché Pierre Laurent de mener une liste commune lui permettant de rester à la tête du parti. Cette décision n’a cependant fait que traduire un désaveu émis par les militants eux-mêmes au mois d’octobre, lorsqu’ils se sont prononcés pour les textes d’orientation du congrès et ont mis en minorité celui de la direction sortante.

Si une voie de sortie honorable a été ménagée à Pierre Laurent ­– il devrait présider le conseil national (le parlement du parti) –, les ressources en légitimité et capacité décisionnaire seront bien détenues par Fabien Roussel, le nouveau patron en titre. « Je ne crois pas à un scénario de duopôle, abonde Martelli, parce que ce n’est pas dans la tradition partisane. La seule fois où le PCF a tenté une dyarchie, c’était en 2001, lorsque Robert Hue était président et Marie-Georges Buffet secrétaire. Cela ne fonctionnait pas et n’était pas considéré comme pérenne par les dirigeants du parti. »

Faut-il voir dans cet événement la vraie fin du « centralisme démocratique » ? Ce principe d’organisation, typique des partis communistes bolchévisés par l’URSS, voulait que tous les membres soient tenus par les décisions venues de l’échelon supérieur. En contrepartie de cette discipline, l’élection des responsables des échelons était censée répercuter, dans toute la structure pyramidale du PCF, la volonté des militants de base rassemblés en « cellules ».

En réalité, cette dimension démocratique était complètement tronquée par le fonctionnement réel du parti. Plusieurs mécanismes garantissaient l’absence de contestation des choix de la direction : la sélection et la cooptation des candidats, la formation des futurs dirigeants dans des écoles du parti, l’occupation de certains postes par des permanents… Ou encore l’impossibilité pour des organes de même niveau d’établir des liens horizontaux, afin qu’ils ne nouent pas d’alliances contre les décisions verticales – une pratique dont on retrouve ironiquement certains échos dans des partis contemporains, qui préfèrent se définir comme des « mouvements ».

Au bout du compte, résumait Pierre Lévêque dans sa synthèse sur les forces politiques françaises, « le système n’autorisait à tous les échelons que des débats sur l’application d’une ligne politique qui n’était effectivement discutée et mise au point qu’au sommet (bureau politique et secrétariat) ». C’est donc un centralisme « autoritaire » qui prévalait plutôt et s’adossait à une culture de valorisation extrême de l’unité, dont on peut encore retrouver la trace dans la volonté actuelle d’empêcher toute compétition publique pour la répartition des postes du parti.

Dans les statuts, cela fait bien longtemps que le centralisme dit démocratique a été abandonné. De plus en plus contesté à partir des années 1970, avec un certain nombre de purges et dissidences à la clé, il a été officiellement mis au rebut en 1994. Contactée par Mediapart, la politiste Fabienne Greffet rappelle que cette évolution s’inscrivait dans une série de réformes organisationnelles devant assurer la « mutation » d’un parti déstabilisé par l’effondrement du monde soviétique.

De fait, la structure autoritaire de l’organisation communiste s’est peu à peu relâchée. La diversité idéologique a enfin été reconnue, tout comme le droit d’exprimer un désaccord publiquement, ainsi qu’une certaine d’autonomie d’action pour chaque niveau organisationnel. Des principes tels que la parité femmes/hommes, la rotation des fonctions et le non-cumul des mandats ont été introduits. Avec parcimonie, quelques consultations directes des adhérents ont même été organisées.

Au fil des années, ce sont bien ces règles et ce climat nouveaux qui ont rendu possible la remise en cause de la direction sortante, et surtout de son chef. Dès 2016, des épisodes alarmants pour Pierre Laurent s’étaient d’ailleurs produits. Cette année-là, le texte d’orientation du conseil national sortant était resté majoritaire, mais avec un score nettement plus modeste que d’habitude (51,2 %). Quelques mois plus tard, la conférence nationale convoquée par la direction avait soutenu une stratégie consistant à présenter un candidat communiste à l’élection présidentielle, même contre Jean-Luc Mélenchon. Pierre Laurent avait regretté ce choix et demandé aux adhérents de désavouer cette conférence, ce qu’ils n’avaient fait qu’à une faible majorité (53,6 %).

Un processus de perte de confiance et de divisions inédites de la base militante était donc à l’œuvre, qui est apparu avec encore plus de force lors du congrès actuel. Au passage, on pouvait aussi repérer dès cette consultation de 2016 la méfiance prononcée des adhérents communistes envers le leader de La France insoumise. Elle augurait du faible score du texte signé par la députée Elsa Faucillon, qui défendait pour ce congrès un « Front commun » avec la FI, sur la base d’un « écocommunisme […] sans hiérarchie des luttes émancipatrices ». Difficile de voir, en revanche, des différences de fond très nettes entre l’alliance des forces qui ont triomphé de Pierre Laurent et la ligne affichée par ce dernier.

Historique, le départ contraint du secrétaire national ne débouche sur aucun virage doctrinal et stratégique qui soit clair, neuf ou ambitieux. La différence entre les deux sensibilités incarnées par Pierre Laurent et Fabien Roussel ne saute en effet pas aux yeux, et les compromis finaux du congrès l’ont encore estompée.

L’orientation défendue par Roussel était certes davantage soutenue par ceux qu’il est convenu d’appeler les « identitaires ». Un des vieux antagonismes du PCF, rappelle le politiste Dominique Andolfatto, réside dans l’opposition entre « les plus nostalgiques du parti de masse et dominateur d’autrefois, et les modernistes ou réalistes, qui ont une vision plus séculière ou opérationnelle du parti (un outil parmi d’autres pour reconstruire la gauche) ». Mais si le texte signé par Roussel évoquait bien « le rôle irremplaçable » du PCF, il n’écartait pas la perspective de rassemblements plus larges. Quant au texte signé par Laurent, il appelait à un « nouveau front social et politique », tout en affirmant la « vocation [des communistes] à être présents à toutes les élections ». La nuance est pour le moins subtile…

De plus, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce que Roussel vient de la fédération du Nord qu’il campera nécessairement sur une ligne plus sectaire en termes de rapports avec les autres forces de gauche. « On met souvent cette fédération dans le même sac que celle du Pas-de-Calais, connue pour son âpreté dans la lutte des classes, mais elles ne sont pas identiques, met en garde Roger Martelli. On trouve dans le Nord un mélange entre une affirmation ouvrière très forte et des pratiques d’alliances très larges. Il n’y a là rien d’incohérent pour certains communistes, qui voient le PCF comme le parti de la classe ouvrière, mais une classe ouvrière qui ne saurait diriger toute seule le pays. »

Réaffirmer l’identité communiste tout en pratiquant une stratégie électorale à la carte ? Si un tel cap devait être choisi, on voit mal comment il pourrait répondre au déclin continu subi par le PCF. Plus que jamais, ce parti est l’ombre de ce qu’il fut, sans que des capacités de rebond soient vraiment repérables. Quoi que l’organisation communiste fasse, l’heure d’une reconversion réussie semble être définitivement passée. Comme si son obsolescence, pas forcément programmée, n’en était pas moins acquise.

L’examen des données électorales est implacable (voir le graphique ci-dessous). Alors que le PCF pesait un cinquième des suffrages exprimés aux législatives de 1978, il en a recueilli moins de 3 % à celles de 2017. Son score a ainsi été divisé par sept en 40 ans, avec des plongeons brutaux qui ont suivi autant des raidissements identitaires que des participations à des gouvernements socialistes. Le sursaut le plus récent, en 2012, s’inscrivait dans la dynamique du défunt Front de gauche. Laissé à ses seules forces, le PCF n’a plus qu’une capacité d’attraction marginale. Au niveau local aussi, l’implantation du parti a fondu inexorablement, si bien qu’il est aujourd’hui absent de pans entiers du territoire.

Les résistances au changement étaient sans doute trop fortes pour échapper à temps au déclin qui a concerné toute la famille des partis communistes occidentaux. Des dirigeants avaient bien réussi à promouvoir des idées eurocommunistes au cours des années 1970, parmi lesquelles la critique systémique de l’URSS, l’appel à la démocratisation interne et l’ouverture à des luttes nouvelles. Ces germes de reconversion en une gauche alternative, plus adaptée aux transformations sociodémographiques des pays occidentaux, ont cependant été tués à la naissance par Georges Marchais. Lorsque de nouvelles tentatives ont eu lieu après la chute de l’URSS, il était trop tard. Le parti avait perdu depuis quinze ans son statut de premier parti de gauche, et n’était devenu qu’un partenaire parmi d’autres du parti socialiste.

Du reste, la mutation engagée sous Robert Hue s’est traduite par une participation gouvernementale à la « gauche plurielle » (1997-2002), qui s’est révélée désastreuse en termes de crédibilité et de performance électorale. Et en dépit d’évolutions doctrinales sur les questions de société et l’écologie, le PCF est resté mal à l’aise avec de nombreux enjeux, comme le nucléaire ou les grands projets inutiles, en raison de la persistance d’un ethos productiviste. En plus de l’accumulation de virages tactiques, qui ont rendu peu lisible leur identité, les communistes ont par ailleurs évité toute personnalisation de la vie politique, ce qui les a rendus vulnérables à l’apparition de figures plus inspirantes dans la gauche radicale, qu’il s’agisse – dans des styles certes différents – d’Olivier Besancenot en 2002 et 2007 ou de Jean-Luc Mélenchon à partir de 2009.

Non content de perdre du terrain et de brouiller son image, le PCF s’est aussi banalisé dans la société. Sa surreprésentation dans les milieux ouvriers et même populaires a décliné. Surtout, son électorat a vieilli. La même tendance peut être observée du côté des militants. Elle explique l’érosion irrémédiable de leurs effectifs tout au long des dix dernières années, durant lesquelles on dispose d’une estimation fiable de celles et ceux qui sont à jour de cotisation (voir le graphique ci-dessous). De presque 80 000, le nombre d’adhérents a ainsi diminué jusqu’à moins de 50 000.

Fabien Roussel prend donc les rênes d’un parti qui ne peut plus assurer seul sa survie et dont les péripéties ressemblent depuis quelques années à l’épilogue sans fin d’une histoire bientôt séculaire. Le drame, pour l’instant, c’est que le PCF ne dispose pas non plus d’un partenaire susceptible de lui garantir cette survie : les relations avec la FI (elle-même en construction) sont exécrables ; le PS s’est effondré ; et les autres appareils luttent tout autant pour leur existence dans le champ éclaté de la gauche.

Source : Médiapart 25/11/2018

Le parti pro-indépendantiste au pouvoir à Taïwan battu lors des élections locales

© Tyrone Siu, Reuters | Les partisans du parti d'opposition explosent de joie, samedi 24 novembre 2018 à Kaohsiung.

© Tyrone Siu, Reuters | Les partisans du parti d’opposition explosent de joie, samedi 24 novembre 2018 à Kaohsiung.

L’échec du parti pro-indépendantiste au pouvoir lors d’élections locales à Taïwan a conduit samedi la présidente Tsai Ing-wen à quitter la direction de sa formation. Le parti d’opposition Kuomintang, plus enclin à des compromis avec Pékin, progresse.

Le parti pro-indépendantiste au pouvoir à Taïwan a essuyé samedi 24 novembre une défaite cinglante lors d’élections locales, conduisant la présidente Tsai Ing-wen à quitter la direction de sa formation.

Les 19 millions d’électeurs votaient pour leurs représentants au niveau des villages, villes, comtés et grandes agglomérations, et notamment les maires des 22 villes et comtés du pays. Le Kuomintang, principal parti d’opposition, plus enclin à des compromis avec la Chine, affirme avoir remporté 15 de ces 22 sièges, contre six lors du précédent scrutin. Le Parti démocrate progressiste (PPD), qui détenait 13 sièges, a affirmé en avoir remporté seulement six.

>> À lire aussi : « Les élections locales à Taïwan suivies de près par Pékin »

Tsai Ing-wen et le PPD sont ainsi sanctionnés pour la détérioration des liens avec la Chine, qui considère toujours Taïwan comme une partie intégrante de son territoire susceptible d’être reprise par la force.

« Sincères excuses » de la présidente

« En tant que dirigeante du parti au pouvoir, j’assumerai la totale responsabilité du résultat des élections locales d’aujourd’hui. Je démissionne de mon poste de présidente du PPD », a annoncé Tsai Ing-wen à la presse. « Nos efforts n’ont pas été suffisants et nous avons déçu nos partisans qui ont combattu à nos côtés. Je tiens à exprimer mes plus sincères excuses. »

Tsai Ing-wen a également indiqué qu’elle refusait la démission de son Premier ministre, William Lai. « Les résultats électoraux ont montré que le peuple n’était pas satisfait. J’en suis désolé et j’ai présenté ma démission à la présidente Tsai Ing-wen afin de reconnaître ma responsabilité politique », avait-il déclaré sur Facebook.

Tsai Ing-wen, élue en 2016, avait présenté ces élections comme une manière de « dire au monde » que Taïwan n’allait jamais plier devant Pékin, ce qui a accru la pression militaire et diplomatique dans la région. Pendant la campagne électorale, Tsai Ing-wen et les responsables du PPD avaient accusé à plusieurs reprises la Chine d’avoir diffusé des « fake news », ce que Pékin avait démenti.

La Chine continentale et Taïwan sont dirigés par des régimes rivaux depuis 1949, après une guerre civile entre communistes établis à Pékin et nationalistes du Kuomintang (KMT) réfugiés à Taipei.

Les Taïwanais contre le mariage homosexuel

En parallèle des élections, les Taïwanais se sont en majorité prononcés contre le mariage homosexuel, lors de référendums concurrents opposant partisans et adversaires du mariage gay. Un référendum stipulant que le mariage devait être une union entre un homme et une femme a réuni plus de six millions de voix, largement plus que le soutien apporté à un référendum en faveur de ce droit pour les couples homosexuels.

Ces résultats reflètent les fractures de la société sur ce sujet alors que le gouvernement tarde à appliquer une décision rendue il y a plus d’un an par la Cour constitutionnelle légalisant le mariage homosexuel.

Source : AFP et Reuters 24/11/2018