Barroso à Goldman Sachs : l’éthique en toc de la Commission européenne

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L’ancien homme fort de l’Europe n’a pas enfreint les règles, estime dans un avis le comité d’éthique saisi par Jean-Claude Juncker. Mais cet organe informel n’est nullement indépendant.

L’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso n’a pas violé les règles « d’intégrité et de réserve » de l’Union européenne en acceptant un poste à la banque d’affaires Goldman Sachs. Voilà ce qu’estime le « comité d’éthique » de l’UE dans un avis publié le 31 octobre. Sa conclusion, est en effet on ne peut plus favorable au pantouflard :

Sur la base des informations fournies par M. Barroso dans une lettre adressée au président Juncker, et considérant le Code de conduite pour les commissaires, il n’y a pas d’éléments suffisants pour établir une violation du devoir d’intégrité et de réserve.

Tout est légal confirme donc en substance ce comité, saisi mi-septembre par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à la demande de la médiatrice européenne Emily O’Reilly.

Ledit comité refuse de se prononcer sur l’avidité et l’affairisme de l’ex-président de la commission européenne parti conseiller la pieuvre Goldman Sachs inquiète des conséquences du Brexit, une institution vilipendée pour son rôle dans le déclenchement de la crise des subprimes et celle de la dette grecque. Tout juste estime-t-il que José-Manuel Barroso « n’a pas fait preuve du bon jugement que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui a occupé un poste à haute responsabilité pendant de si longues années ». Quel scoop ! L’unique reproche adressé par le comité d’éthique à l’ancien président de la Commission est bien mince :

M. Barroso aurait dû être conscient et informé qu’en agissant ainsi, il déclencherait des critiques et risquerait de nuire à la réputation de la Commission, et de l’Union en général.

Il ne propose aucune sanction, et note même dans ses conclusions que la tempête médiatique qui a suivi l’annonce de cette embauche est « certainement une indication pertinente, mais pas suffisante en elle-même » pour conclure que les règles éthiques ont été violées. D’ailleurs, poursuit le comité dans son rapport, Goldman Sachs opère dans le respect des lois.

Un bras d’honneur à l’opinion publique

Pour l’opinion publique européenne scandalisée par cette reconversion de celui qui a incarné l’Union européenne durant dix ans (2004-2014), cet avis est un insupportable bras d’honneur. Il balaie d’un revers de main, les protestations du Parlement européen ainsi que les pétitions lancées aussi bien par des ONG que par « un collectif spontané d’employés des institutions européennes », lequel avait engrangé un peu plus de 150.000 signatures.

Ce blanchiment de José-Manuel Barroso n’a rien de surprenant. « Il semble que cette recommandation a été rédigée sans même interroger M. Barroso, et le comité d’éthique a simplement accepté sa déclaration assurant qu’il ne fera pas du lobbying pour Goldman Sachs , sans même sonder ce que l’on entend par « lobbying » », déplore Corporate Europe Observatory (CEO) dans un communiqué. Pour cette ONG, la combinaison de « règles imparfaites » – un code de déontologie des commissaires bien faible – et « un processus défectueux » ne pouvait aboutir qu’à cette « recommandation viciée ».

Plusieurs eurodéputés avaient également souligné, l’absence d’indépendance du comité d’éthique lors d’un débat organisé le 4 octobre, au sein du parlement européen, sur les moyens d’éviter les conflits d’intérêts des membres, anciens ou actuels, de la Commission. Ils avaient notamment soulevé les points suivants :

  • Le code de conduite sur lequel s’engage les commissaires et sur lequel les membres du comité d’éthique ont fondé leur avis est rédigé par les commissaires eux-mêmes. Et c’est d’ailleurs la Commission Barroso qui, en 2011, s’était chargée de la révision du code de conduite en vigueur actuellement. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas très sévère.
  • La période dite de calling off durant laquelle les anciens commissaires ne peuvent rejoindre le secteur privé sans en demander l’autorisation au comité d’éthique est beaucoup trop courte. Actuellement, elle est de dix-huit mois. « Les textes législatifs pour lesquels les commissaires peuvent subir l’influence des groupes de pression ont une vie beaucoup plus longue, beaucoup plus dure : trois ans, cinq ans et même parfois, comme dans le cas du PNR, une bonne dizaine d’années », avait fait remarquer l’eurodéputé Jean-Marie Cavada.
  • Le comité d’éthique ad hoc qu’instaure le code de conduite des commissaires est un organe informel. Il ne peut être saisi que par la Commission, ses avis sont seulement consultatifs et ne peuvent être rendus publics que par la Commission, qui nomme seule ses trois membres.

Tous ces points contreviennent aux critères qui devraient être ceux d’un comité indépendant. Or la composition du comité d’éthique est elle-même révélatrice de la proximité de ses membres avec la Commission pour laquelle certains continuer d’œuvrer.

La plus connue de ses membres, rappelle l’ONG CEO sur son site, Dagmar Roth-Behrendt, est une ex-députée social-démocrate allemande, aujourd’hui conseillère spéciale du commissaire Andriukaitis (Santé et sécurité sanitaire des aliments). Son mari, Horst Reichenbach, « a dirigé plusieurs services de la Commission avant de diriger le groupe de travail de la Commission pour la Grèce 2011-15 » ; directeur de la Banque européenne pour la reconstruction, il est aussi conseiller spécial auprès de Pierre Moscovici, commissaire à l’Économie et aux finances. Le couple figurait, fin août, dans la liste des couples politiques les plus influents à Bruxelles, établie par le site Politico.

Les deux autres membres du comité d’éthique, Heinz Zourek et Christiaan Timmermans, ont aussi exercé au sein de la Commission : le premier comme directeur général (fiscalité et union douanière) jusqu’en décembre 2015 après avoir rejoint les services de la Commission en 1995 ; le second a été juge à la Cour de justice (2000-2010) après avoir exercé au service juridique de la Commission.

Il faut une haute autorité indépendante

Dans leur avis sur M. Barroso, ces trois membres notent prudemment qu’« il ne revient pas au comité de savoir si le Code est suffisamment strict ». Le 4 octobre, de nombreux députés européens ont plaidé pour son renforcement. C’est le cas de Pascal Durand (EELV) :

Il faut une haute autorité indépendante, de façon à arrêter que la Commission se juge elle-même par les pairs, il faut allonger la durée d’interdiction des passerelles public-privé et il faut prévoir des sanctions exemplaires lorsque des commissaires ont menti ou dissimulé au public des intérêts qui sont en contradiction avec les fonctions qu’ils occupent.

Ce n’était pas l’avis de Pierre Moscovici, qui représentait la Commission dans ce débat. Ce n’est certainement pas non plus celui de son président, Jean-Claude Juncker. Cet ardent défenseur des politiques « pro-business » de l’Union européenne ne trouve rien à redire aux nombreux pantouflages des anciens commissaires, « quelque chose de normal aux États-Unis où il y a un mélange entre postes publics et emplois privés ». Il s’est même agacé quand, récemment, la youtubeuse Laetitia Nadji l’a interrogé sur ce sujet :

Si un type quitte une grande entreprise pour devenir ministre, personne ne se pose de questions, comme si celui qui était au service, solidement rémunéré, d’une grande firme ou d’une banque n’emporterait pas dans sa nouvelle fonction tous les réflexes et savoirs qu’il avait pu acquérir en travaillant dans le cercle privé. Mais si un homme politique quitte la sphère publique pour rejoindre la sphère privée, tout le monde se pose des questions.

Avec lui à la tête de la Commission, José-Manuel Barroso n’a pas trop à s’inquiéter pour ses lucratives activités. Et Goldman Sachs continuer à entretenir des liens incestueux avec institutions européennes; ils ne datent pas d’hier. Avant de présider la Commission (1999-2004), Romano Prodi avait été conseiller de Goldman Sachs Italie sur les questions internationales. Mario Monti, commissaire à la concurrence dans sa Commission, a été embauché en 2008 par Goldman Sachs. Mario Draghi, ancien vice-président Europe de Goldman Sachs entre 2002 et 2005, préside la Banque centrale européenne…

Source Politis 01/11/2016

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique UE, Pluie de critiques après l’embauche de Barroso, L’Union européenne malade de l’atlantisme, rubrique Politique, AffairesL’ancienne commissaire européenne Neelie Kroes rattrapée par sa société offshore  , On Line  L’Europe des profiteurs ,

Trafic d’influence : garde à vue prolongée pour Squarcini, Flaesch convoqué chez le juge

Christian Flaesch, ex-directeur de la PJ parisienne, et Bernard Squarcini, ex-directeur central du renseignement intérieur (photos de 2013). Crédits photo : Briquet Nicolas/Lemouton Stephane/ABACA

Christian Flaesch, ex-directeur de la PJ parisienne, et Bernard Squarcini, ex-directeur central du renseignement intérieur (photos de 2013). Crédits photo : Briquet Nicolas/Lemouton Stephane/ABACA

La garde à vue de l’ancien patron de la PJ parisienne, Christian Flaesch, a été levée mardi soir. l’ex-directeur central du renseignement intérieur, Bernard Squarcini, était quant à lui toujours entendu dans les locaux de l’IGPN pour une affaire de trafic d’influence.

Une chape de plomb, plus lourde encore que celle pouvant couvrir une opération antiterroriste, pèse sur les gardes à vue entourant une trouble affaire de trafic d’influence présumé au cœur de laquelle se trouverait Bernard Squarcini. Depuis lundi, l’ex-directeur central du renseignement intérieur, réputé proche de Nicolas Sarkozy et évincé de ses fonctions après l’arrivée des socialistes au pouvoir en 2012, est inquiété sur la base d’interceptions téléphoniques remontant, semble-t-il, à plus de trois ans. Effectuées plus exactement en mars et avril 2013, comme le relate Le Monde, elles ont été exhumées des archives judiciaires où elles sommeillaient en perspective d’un procès pour manquement aux obligations déclaratives visant l’homme d’affaires Ziad Takieddine, qui s’ouvre à Paris en mai prochain.

Une note établie à l’époque par l’ancienne Division nationale d’investigations financières et fiscales détaillerait les contacts de l’ex-cador du renseignement, aussi connu sous le pseudo «le Squale» et reconverti dans le privé, où il a fondé une société d’intelligence économique et de conseil en sécurité, Kyrnos. C’est dans ce contexte que Bernard Squarcini a travaillé pour LVMH. Il est notamment soupçonné d’avoir demandé en 2013 à Christian Flaesch, alors à la tête de la police judiciaire parisienne, des éléments sur une enquête conduite par la brigade financière sous l’autorité du parquet de Paris après une plainte d’Hermès accusant, toujours selon Le Monde, LVMH d’avoir manœuvré en secret pour monter à son capital.

Christian Flaesch a été interpellé à son domicile

Entendu tout comme Bernard Squarcini par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), la «police des polices», Christian Flaesch a été interpellé à son domicile. «Il est anormal qu’un ancien grand flic de cette valeur, qui a trente ans de services et qui aurait pu répondre à une convocation, soit traité comme un vulgaire voyou. La seule chose qu’on pouvait lui reprocher était un sens aigu de la rigueur…», s’insurge un policier de haut rang qui a travaillé à ses côtés. Sa garde à vue a été levée mardi soir, a indiqué une source proche de l’enquête à l’AFP. Il a été convoqué à une date ultérieure devant le juge d’instruction «aux fins de mise en examen», ajoute cette source. Il pourra ressortir de cette audition avec le statut de témoin assisté.

Fin 2013, Christian Flaesch avait été évincé de son poste de patron du Quai des Orfèvres après une mise en garde du parquet général de la cour d’appel de Paris à propos d’un appel passé à son ancien ministre de tutelle, Brice Hortefeux. Lors de ce coup de fil, il semblait lui indiquer comment préparer une audition dans un dossier judiciaire concernant Nicolas Sarkozy.

L’enquête dans laquelle Bernard Squarcini est en garde à vue se nourrirait également d’écoutes téléphoniques ordonnées dans un autre dossier. Dans certaines conversations, en avril 2013, l’ancien numéro un de la DCRI semble rechercher des informations sur l’enquête pour fraude fiscale visant Jérôme Cahuzac pour les transmettre à ses interlocuteurs, dont l’ancien préfet de police de Paris, Michel Gaudin. Directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, ce dernier a été interrogé lundi dans le cadre d’une audition libre. Épluchant les contacts du Squale, l’IGPN aurait aussi placé en garde à vue un analyste de la DGSI, soi-disant «consulté»par son ancien mentor sur certaines histoires corses, comme celle de la bande du Petit Bar citée dans la mort de l’avocat Me Antoine Sollacaro.

Christophe Cornevin

Source Le Figaro 27/09/2016

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« Bahamas Leaks » : la société offshore cachée de l’ex-commissaire européenne à la concurrence

Confiance aux marchés et à la libre concurrence  pour la régulation de l'économie

Confiance aux marchés et à la libre concurrence pour la régulation de l’économie

Neelie Kroes a été directrice, entre 2000 et 2009, d’une société enregistrée aux Bahamas, dont l’existence n’a jamais été révélée aux autorités bruxelloises, selon nos informations.

Le Monde et les médias partenaires du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont eu accès à de nouveaux documents confidentiels, les « Bahamas Leaks », portant sur l’équivalent d’un « registre du commerce » bahamien. Parmi les plus de 175 000 structures offshore enregistrées dans ce paradis fiscal depuis 1990, certaines sont liées à des personnalités politiques de premier plan.

  • Neelie Kroes, ancienne commissaire européenne à la concurrence, détentrice d’une société offshore non déclarée

Classée cinq années de suite parmi les femmes les plus puissantes du monde par le magazine Forbes, Neelie Kroes, ex-commissaire européenne à la concurrence (2004-2009) de la Commission Barroso, a été directrice, entre 2000 et 2009, de Mint Holdings Limited, une société enregistrée aux Bahamas.

Selon nos informations, l’existence de cette société offshore n’a jamais été révélée aux autorités bruxelloises comme elle aurait pourtant dû l’être dans les déclarations d’intérêt remplies par Mme Kroes à son entrée en poste. Elle y affirmait pourtant avoir abandonné tous ses mandats avant son entrée à la Commission.

Enregistrée au mois de juillet 2000 auprès des autorités bahamiennes, Mint Holdings aurait dû servir à une grosse opération financière qui consistait à racheter plus de 6 milliards de dollars d’actifs à la branche internationale énergie d’Enron, dans le cadre de l’opération « Project Summer ».

Cette opération devait être financée principalement par des investisseurs proches de la famille royale des Emirats arabes unis ainsi que par des hommes d’affaires saoudiens. L’état bancal des comptes de la société américaine Enron ainsi que des problèmes de santé du principal investisseur du projet – l’ancien président des Emirats arabes unis, Zayed Al-Nayane, mort en 2004 – ont eu raison du rachat.

Contactée, Neelie Kroes a d’abord démenti avant de finalement confirmer avoir été nommée « directrice non exécutive » de Mint Holdings. Par l’entremise de ses avocats, elle soutient que sa société n’a « jamais été opérationnelle », et qu’elle n’en a reçu aucun avantage financier.

Si elle admet que sa non-déclaration à la Commission était un oubli, Mme Kroes précise néanmoins que le fait qu’elle soit mentionnée, dans les documents que Le Monde a pu consulter, en tant qu’administratrice de la société jusqu’en 2009 « était une erreur administrative » : sa présence en tant que directrice aurait dû, selon elle, être supprimée dès 2002.

L’ex-commissaire se dit « prête à assumer l’entière responsabilité » de cette omission et en a informé l’actuel président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Un porte-parole de la Commission a déclaré qu’ils « allaient examiner les faits avant de faire un commentaire ».

Les fonctions de Mme Kroes l’ont en effet conduite à l’époque à œuvrer en faveur de la libéralisation du marché de l’énergie, justement celui dans lequel évoluait Enron et au sein duquel les Emirats arabes unis occupent une place prépondérante, avec des réserves gazières parmi les plus importantes du monde.

En 2005, la société Mint Holdings, qui avait perdu son objet initial, a été réactivée pour mener des opérations biens réelles. Ni la nature de ces nouvelles activités ni celle des flux financiers qui ont circulé sur les comptes de Mint Holdings ne sont connues, mais elles restent hautement problématiques pour l’ex-commissaire, qui était encore en place à l’époque. Ce n’est que moins de deux mois avant son changement de portefeuille – elle devient, en 2009, commissaire à la société numérique – que Neelie Kroes démissionne de ses fonctions d’administratrice de Mint Holdings.

Les « pantouflards » de la Commission Barroso

Photo. Thieery Charlier / AFP

Photo. Thieery Charlier / AFP

Les révélations sur l’ancienne commissaire européenne risquent de ternir encore plus l’image d’une institution déjà régulièrement accusée d’être plus sensible au business des lobbys qu’à l’intérêt des citoyens européens.

L’arrivée de l’ancien président de la Commission européenne – entre 2004 et 2014 –, José Manuel Barroso, chez Goldman Sachs avait déjà provoqué une vague d’indignation, y compris au sein des personnels des institutions européennes, d’ordinaire discrets.

Si la Commission se défend en soulignant que le code de conduite des commissaires européens avait été respecté à la lettre par M. Barroso, la médiatrice européenne a relancé la polémique au début du mois, en poussant M. Juncker à soumettre le « cas » Barroso au comité d’éthique.

Le code de conduite a été réformé en 2011 mais il ne prévoit aucune sanction spécifique et présente de nombreuses faiblesses : selon un rapport paru en 2015, un tiers des commissaires qui ont quitté Bruxelles après la fin de la Commission Barroso 2 sont allés travailler pour des multinationales. Parmi eux… Neelie Kroes, qui a été débauchée par Bank of America Merrill Lynch et Uber.

Les documents obtenus par la Süddeutsche Zeitung et partagés avec l’ICIJ portent sur 175 480 structures offshore enregistrées dans ce paradis fiscal des Caraïbes entre 1990 et 2016. Si certaines de ces informations sont déjà publiques – moyennant une dizaine de dollars par document – en se rendant physiquement au registre du commerce des Bahamas ou à travers sa version en ligne, les informations disponibles dans ces registres officiels sont parfois incomplètes, voire même contredites par des documents issus des « Bahamas Leaks ».

Les « Bahamas Leaks » permettent aussi de retrouver la trace de plusieurs dirigeants mondiaux en tant que directeurs de structures offshore, comme le ministre des finances canadien Bill Morneau, le vice-président angolais Manuel Vicente, l’ancien émir du Qatar Hamad ben Khalifa Al-Thani (1995-2013), l’ancien premier ministre de Mongolie Sükhbaataryn Batbold (2009-2012) ou encore l’ancien ministre colombien des mines Carlos Caballero Argaez.

Le consortium ICIJ, qui a coordonné cette nouvelle publication, a décidé de rendre publique une grande partie de ces informations (noms des sociétés, dates de création et de dissolution, identité des administrateurs et des intermédiaires, etc.) pour venir enrichir sa base de données en ligne de l’offshore.

Ces dernières années, les Bahamas avaient joué le jeu de la coopération fiscale, en acceptant de lever le secret bancaire et d’échanger « à la demande » des informations sur des ressortissants étrangers possédant des actifs sur les îles. Les Bahamas ont, à ce titre, été notés « globalement conformes » en matière de coopération par l’Organisation de coopération et de développement économiques, instance chargée par le G20 de lutter contre la fraude et l’évasion fiscale.

Mais depuis quelques semaines la donne a changé : le passage à un système mondial d’échange automatique d’informations fiscales entre les pays doit se substituer au mode d’échange à la demande. Or, après s’être engagé à utiliser ce nouveau système d’ici à 2018, Nassau semble se rétracter afin de protéger son secteur financier et éviter une fuite de capitaux. Et pour cause, celui-ci pèse pour 20 % du produit intérieur brut du pays.

Maxime Vaudano, Jérémie Baruch et Anne Michel

Source Le Monde 21/09/2016

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L’ancienne commissaire européenne Neelie Kroes rattrapée par sa société offshore

La rente « exceptionnelle » des sociétés d’autoroutes en cinq chiffres

7773745111_des-vehicules-sur-l-autoroute-a7-dans-la-vallee-du-rhone-le-2-aout-2014L’Autorité épingle dans un avis publié jeudi la « rente autoroutière » des sept principales sociétés concessionnaires du secteur. Les cinq chiffres à retenir.

Les sociétés d’autoroutes se portent bien, merci pour elles. C’est ce que semble démontrer l’avis rendu jeudi 18 septembre par l’Autorité de la concurrence où sept sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) sont épinglées pour leur gestion du réseau autoroutier français. L’Autorité déplore la situation de « rente autoroutière » dans laquelle se trouvent actuellement les SCA (Asf/Escota et Cofiroute pour Vinci, APRR/AREA pour Eiffage et Sanef/SAPN pour Abertis).

  • Un bond de 26% du chiffre d’affaires depuis la privatisation

Les sept SCA ciblées par l’Autorité de la concurrence ont vu leur chiffre d’affaires augmenter de 26% entre 2006, année de la privatisation, et 2013, soit plus de 1,7 milliard d’euros d’augmentation sur cette période pour atteindre un total de 8,2 milliards d’euros. Fait notable, « la crise financière de 2008 et 2009 s’est traduite par un simple ralentissement du rythme de cette augmentation et non par une baisse du chiffre d’affaires », note l’Autorité.

Comment expliquer une telle progression des revenus? La réponse ne vient ni du trafic, dont la hausse s’est limitée à +4% entre 2007 et 2013, ni de l’ouverture de nouvelles sections autoroutières, fait remarquer le gendarme de la concurrence. L’essentiel vient donc de la hausse des tarifs.

  • Des tarifs en hausse de 21,7% depuis 2007

Les tarifs des péages ont en effet augmenté en moyenne de 1,97% par an entre 2006 et 2013, soit plus vite que l’inflation (+1,66% sur la même période).

  • Une marge nette de 20 à 24%

L’ensemble des sociétés autoroutières sont « très rentables », constate l’Autorité, quel que soit le critère examiné. La comparaison du ratio de l’excédent brut d’exploitation sur le chiffre d’affaires dépasse ainsi les 70% pour cinq d’entre elles. Un niveau qualifié « d’exceptionnel ». De fait, ce ratio ne s’élève qu’à 33% dans les télécoms, qui sont le secteur d’activité le plus rentable. A des années lumières de la distribution qui se contente de 8%.

Cette rentabilité se lit jusque dans leur marge nette, qui atteint entre 20% et 24%, suivant les sociétés, une fois qu’on a déduit les investissements, les frais financiers et les impôts. De quoi mériter le qualificatif de vache à lait. Grâce aux autoroutes, les maisons mères Vinci et Eiffage présentent ainsi des rentabilités nette de 5,1 et de 2,3%.

  • Une rente globale de 1,8 milliard en 2013

Être concessionnaire d’autoroutes rapporte gros: les 7 principales sociétés ont ainsi engrangé un bénéfice net cumulé de 1,8 milliard d’euros en 2013. Et pourtant, les risques sont faibles. La gestion d’autoroutes relève en effet du monopole car les SCA « bénéficient d’une demande captive », note l’autorité de la concurrence. De plus, leurs recettes ne sont pas menacées, même en cas de baisse du trafic, car les contrats de concession garantissent des hausses annuelles des tarifs réglementés. Enfin, les charges sont maîtrisées, notamment parce que certains investissements bénéficient de compensations de la part de l’Etat.

Même la dette des sociétés d’autoroutes, qui atteint pourtant en cumulé près de 24 milliards d’euros, n’est pas un problème. Non seulement les profits permettent largement de couvrir les traites, mais les SCA bénéficient de la déductibilité des intérêts d’emprunts, un avantage fiscal qui leur a permis d’économiser 3,4 milliards d’euros depuis 2006.

On comprend donc mieux le jugement définitif de l’autorité de la concurrence, selon qui, « les concessions autoroutières ne présentent pas un profil de risque si élevé qu’il justifie les taux de rentabilité exceptionnels qui sont ceux des SCA aujourd’hui ».

  • 14,6 milliards de dividendes distribués

Les sept concessionnaires historiques ont distribué 14,6 milliards d’euros de dividendes depuis 2006 à leurs actionnaires, soit plus que le montant de leurs bénéfices nets sur la période (136% de ce résultat net, exactement, contre seulement 56% entre 2003 et 2005). Depuis la privatisation, les SCA privilégient l’endettement à l’autofinancement pour leurs nouveaux investissements. Et les actionnaires d’ASF et d’APPR se sont votés des dividendes exceptionnels pour rembourser l’argent emprunté pour racheter les réseaux lors de leur privatisation.

Source L’express 19/09/2016

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Au Venezuela, le désarroi des militants chavistes

Pénuries et corruption minent la société

À mesure que les pénuries s’aggravent, le Venezuela s’enfonce dans le chaos économique. Victorieuse lors des législatives de décembre 2015, la droite tente d’organiser un référendum afin de révoquer le président Nicolás Maduro, successeur d’Hugo Chávez. Une victoire lors d’un tel scrutin suffirait-elle à redonner confiance aux militants de gauche ?

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Non ! ça, tu ne le fais pas ! », gronde une femme face à l’homme qui vient de donner un coup de pied dans les cartons remplis de nourriture, exaspéré de devoir attendre le ministre de la jeunesse pour que commence la distribution des aliments. L’impatient quitte le local où sont rassemblés les membres du comité local d’approvisionnement et de production (CLAP), quasi exclusivement des femmes.

Créé en avril 2016, le dispositif vise à lutter contre le détournement de denrées alimentaires et la spéculation qui, selon le gouvernement vénézuélien, vident les magasins du pays. À travers diverses organisations, dont les CLAP, l’État apporte à chaque habitant les produits alimentaires de base (riz, farine, huile…) que l’on ne trouve plus qu’au marché noir à des prix exorbitants. Le kilo de lait en poudre, qui coûte au tarif officiel 70 bolivars (6,36 euros (1)), s’arrache pour trente fois plus dans la rue.

La distribution débute enfin. « Je leur ai dit de commencer sans attendre le ministre, nous confie M. Jesús Guzman, un habitant du quartier. Sinon, les gens l’auraient accueilli avec des noms d’oiseaux. » Les bras chargés, les militantes entament la répartition du précieux butin dans cette tour d’immeuble de la cité Hornos de Cal, au cœur du quartier San Agustín de Caracas.

« Pour quel journal travailles-tu ? Appartiens-tu à une organisation politique dans ton pays ? Quelles sont tes premières impressions de Caracas ? », interroge avec un peu d’insistance un visage caché derrière d’épaisses lunettes. Mme Yurami Quintero, vice-ministre de la jeunesse, semble accorder une confiance mesurée aux journalistes étrangers. Sans véritablement attendre de réponse, elle reprend le travail, au milieu d’un groupe d’une demi-douzaine de personnes. Étage par étage, elles distribuent, liste en main, les sacs de provisions vendus à prix fixe et réduit. Dans les couloirs, laissant ouvertes les portes des appartements d’où jaillissent des têtes d’enfants, les résidents écoutent les interventions des membres du comité.

« Nous affrontons actuellement une guerre économique, tempête Mme Rodbexa Poleo, militante du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), qui arbore le maillot de l’équipe nationale de football. Mais nous sommes ici pour vous montrer que la révolution vous défend. Que nous sommes avec le peuple ! » Puis vient le tour de Mme Quintero, qui adopte un ton plus posé : « Les CLAP ne sont pas la solution à tout, mais c’est un début. Grâce à eux, nous sommes en train de frapper durement cette mafia qui nous vole. »

« Mafia » ? Une référence au patronat, dont le gouvernement estime qu’il organise le chaos économique en interrompant la production et, plus problématique encore, les importations, dans un pays qui achète à l’étranger une grande partie de ce qu’il consomme. Le 31 mai 2016, le député PSUV Ricardo Molina a par exemple dénoncé à la télévision la destruction de trois millions d’œufs destinés à la vente par l’entreprise Ovomar. « Et le lait !, ajoute M. Charles Ruiz, militant du PSUV. On a plusieurs fois retrouvé des milliers de litres déversés sur les chemins. Tout ça sur ordre des patrons, dans le but de créer la pénurie. » Dans les commerces, les produits de première nécessité manquent cruellement. Au marché noir, les prix flambent et attisent l’inflation, dont le Fonds monétaire international (FMI) prévoit qu’elle atteindra 700 % en 2016. Les sacs distribués ce matin du 28 mai 2016 contiennent du sucre, du lait, de la farine, de l’huile, du riz et des pâtes, pour un prix total de 475 bolivars, soit moins que celui d’un kilo de lait en poudre au marché noir.

« Une fuite en avant dans l’individualisme »

Dans une petite cour du barrio (quartier) Marin, Mme Martha Gonzalez, travailleuse du secteur culturel, aide des amis à peindre des fresques sur les murs ; une activité destinée à maintenir, espèrent-ils, la mobilisation des jeunes dans le domaine artistique en période de crise. « Les CLAP ne fonctionnent pas partout avec la même efficacité, remarque-t-elle dans un sourire. Le problème du pays, c’est la corruption. Et pas uniquement au sein de la haute administration. Tout le monde est impliqué : les secrétaires, les employés des douanes, le livreur qui détourne des produits pour les revendre à des amis qui, à leur tour, les revendent au marché noir… Bref, la corruption concerne tous ces Vénézuéliens qui volent les Vénézuéliens. » Autour de nous, les couleurs vives des portraits et des dessins servent de toile de fond à un match de basket-ball improvisé par les gamins de la rue. « Et pourtant, le gouvernement ne fait rien ! À cause de la corruption, d’ailleurs ! De fil en aiguille, c’est le sauve-qui-peut général. Tout le monde ici connaît l’histoire du délinquant qui, lorsque le policier l’arrête, lui propose 10 000 bolivars. Le policier refuse et emmène le malfrat au commissariat, avant de le voir ressortir aussi vite. “Tu n’es pas malin : ton chef m’a laissé partir pour 5 000 !” »

Membre du collectif Comando creativo (« commando créatif »), M. Victor P. s’affaire aux côtés de Mme Gonzalez. Il a réalisé bon nombre des fresques que l’on peut voir ici. Coiffé d’une large casquette rouge assortie à un tee-shirt de la même couleur — celle des chavistes —, il s’exprime en brassant l’air, tel un boxeur aux prises avec un adversaire invisible. « Ici, on trouve de tout ! Mais au noir. Et tout le monde s’y met. Une personne fait la queue tôt le matin pour acheter des couches le jour où, d’après son numéro de carte d’identité, c’est son tour d’y avoir droit, alors qu’elle n’a pas d’enfant ! Elle dévalise le stock et le revend sur le trottoir d’en face, dix fois plus cher. » Autre exemple, que nous donne M. Ruiz : « Pénurie oblige, le boulanger doit acheter sa farine aux “bachaqueros” [ceux qui profitent de la spéculation par la vente de produits régulés]. Comme son prix est fixé par les autorités, il ne peut pas la revendre, sauf s’il l’utilise pour faire du pain, qui, lui, peut être vendu très cher. » Désignant une file qui s’allonge devant une boulangerie, il conclut : « Et ceux qui achètent le pain le savent. » « Cela entretient une espèce de fuite en avant dans l’individualisme, reprend M. P. Les gens n’ont pas le sentiment de faire partie d’une communauté politique. » Lorsqu’on lui demande pourquoi l’État ne réprime pas plus sévèrement de telles pratiques, si contraires au projet socialiste défendu par le président Nicolás Maduro et son prédécesseur Hugo Chávez, il lâche, désabusé : « C’est la question à un million… »

D’autres, dont le journaliste de la chaîne TeleSur Eduardo Rothe, avancent quelques éléments de réponse. Parfois glaçants. « Ni la production ni les importations n’ont baissé : les niveaux sont les mêmes depuis des années. Côté distribution, par contre, c’est autre chose. Tout ce que tu ne trouves pas dans les magasins, tu le trouves dehors. » Le passage du commerce traditionnel à l’illégalité a donné naissance à un immense marché, dont beaucoup profitent, ou dépendent. « C’est une affaire collective, conclut Rothe. Et ce gouvernement n’est pas une dictature : il ne veut pas s’aliéner autant de gens. »

À la télévision, un spot financé par l’État passe en boucle. Dans une salle de classe, une enseignante demande à ses élèves ce qu’ils souhaitent faire plus tard. L’un d’eux répond qu’il sera bachaquero, comme son père. Le spot se termine par un rappel du caractère illégal et immoral de la contrebande. Une démarche de sensibilisation dont on peine à croire qu’elle suffira à enrayer le fléau.

Car la vulnérabilité économique de l’État vénézuélien n’est pas un phénomène nouveau. Elle repose principalement sur sa dépendance vis-à-vis de la rente pétrolière (2). « Dès les années 1930, l’économiste Alberto Adriani invitait à développer l’élevage, l’agriculture, l’industrie. Selon lui, il fallait “semer le pétrole”, nous explique M. Carlos Mendoza Potellá, directeur de la revue de la Banque centrale du Venezuela, derrière son bureau où trônent des échantillons de pétrole et de soufre. Nous ne l’avons jamais fait. Comment “semer le pétrole” lorsque les ressources sont aussi gigantesques ? » Le Venezuela abrite les plus importantes réserves pétrolières prouvées du monde, ce qui, paradoxalement, décourage les investissements productifs. Reprenant son analyse de la version caribéenne de la « maladie hollandaise », qui entrave le développement industriel d’un pays doté d’immenses richesses en matières premières, M. Mendoza Potellá résume : « Ce revenu externe accroît notre capacité à importer et, notre monnaie s’appréciant, réduit notre compétitivité pour les exportations. »

Chávez a tenté durant sa présidence (1999-2013) de corriger ce mal structurel ; en vain. M. Mendoza Potellá nous raconte : « Un ami agronome se rendait il y a quelques années dans la zone agricole la plus productive, dans l’État de Barinas, au centre du pays. Il devait effectuer un long trajet en hélicoptère. Du ciel, il voit soudain des taches jaunes et vertes. Il descend pour voir ce que c’est. Il s’agissait de parcs immenses où l’on avait abandonné des tracteurs. Des John Deere pour les verts et des Caterpillar pour les jaunes. Qu’est-ce que cela signifie ? Des crédits agricoles avaient été utilisés, des tracteurs achetés. Mais ça n’a pas fonctionné… » Pour le reste, poursuit notre interlocuteur, « les financements agricoles se sont transformés en spéculation immobilière à Caracas ».

« Au risque de parler comme l’opposition… »

Le charismatique président décédé en 2013 ne porterait-il donc aucune responsabilité ? Notre interlocuteur sourit : « Que fait Chávez à son arrivée au pouvoir, en 1999 ? Il ne s’attaque pas d’abord à l’économie, mais à l’urgence sociale : la malnutrition, le logement. Je ne le lui reproche pas ; c’est ce que commandait la solidarité humaine. Mais ce n’est pas comme cela qu’on développe la production nationale. » Compréhensible, ce choix se révèle lourd de conséquences. À l’image de la consommation de calories, en hausse grâce à la redistribution de richesses, les importations de nourriture n’ont cessé de croître depuis l’arrivée au pouvoir de Chávez. Selon le chercheur Carlos Machado Allison, elles sont passées de 1,4 milliard d’euros en 2000 à 6,5 milliards en 2013 (3). Les besoins de la population n’ont pas diminué depuis, mais la valeur du bolivar s’est effondrée, aggravant encore le problème.

Ni la « guerre économique » ni les priorités sociales du chavisme ne suffisent à expliquer les pénuries, selon M. Mendoza Potellá, qui prend l’exemple du sucre. « Le gouvernement détient toutes les centrales sucrières : il les a nationalisées. Mais la production n’atteint même plus le niveau de la consommation nationale. Tout s’est arrêté, la canne n’est pas récoltée. Est-ce du sabotage, de l’inefficacité ? Je ne sais pas. Vous allez dire que je parle comme un partisan de l’opposition, mais la corruption est partout ! » Selon une étude réalisée par la société Ecoanalítica, « environ 70 milliards de dollars ont été détournés à travers les importations entre 2003 et 2012. Vingt pour cent des importations réalisées par des sociétés privées et 40 % de celles menées par les agences ou les sociétés pilotées par le gouvernement étaient frauduleuses (4).  » Et M. Mendoza Potellá de conclure : « Nous n’avons pas remplacé la rationalité capitaliste par une autre, socialiste, mais par celle d’administrateurs corrompus. »

« Corruption » : pas une discussion au cours de notre visite sans que le mot ne soit prononcé. À tel point que beaucoup reprochent au gouvernement sa « mollesse » dans la lutte contre cette calamité. « Il ne veut pas se montrer trop sévère de peur de nuire à la popularité du président, estime M. Fermin Sandoval, qui s’occupe d’une radio de quartier à Petare, dans les faubourgs de Caracas. Qu’il réprime ou non, les médias diront de toute façon que le Venezuela est une dictature. »

« Nous sommes dans une période de radicalisation »

Un 4 x 4 rutilant fait son entrée dans une rue qui borde la place Bolívar, ainsi baptisée en hommage au Libertador, le dirigeant indépendantiste Simón Bolívar (1783-1830), dont Chávez avait fait l’un de ses héros. On interroge deux jeunes femmes vêtues de rouge à la terrasse d’un café : s’agit-il de la voiture d’un membre de ces « élites » dénoncées par les révolutionnaires bolivariens ? Elles lèvent les yeux au ciel : « Plutôt celle d’un ministre, ou d’un dirigeant du PSUV ! » Est-ce le cas ? Impossible à dire. Mais tous les témoignages le confirment : le fossé entre le train de vie de certains dirigeants chavistes et celui de leur base militante en a creusé un autre, politique, celui-là.

On ne l’observe nulle part aussi bien que dans le quartier 23 de Enero. Bastion historique de la gauche vénézuélienne, épicentre de la résistance populaire durant la période insurrectionnelle des années 1960 puis au cours des décennies suivantes, le « 23 » a été remporté par l’opposition lors des législatives du 6 décembre 2015, marquées par une cinglante défaite nationale du chavisme (5). « Avec seulement vingt voix d’écart ! », insiste M. Juan Contreras, figure politique de premier plan dans le quartier. Il nous accueille au siège de la radio communautaire Al son del 23 (« Au son du 23 »), où il travaille pour la Coordination Simón Bolívar. « Nos locaux se trouvent dans un ancien commissariat où on torturait les jeunes de gauche dans les années 1960. C’était important pour nous de reprendre possession de lieux comme celui-là. » Les façades du bâtiment arborent désormais les visages d’Ernesto Che Guevara et de Bolívar, ou des graffitis en faveur de la cause palestinienne. Pour beaucoup, M. Contreras était le candidat naturel du quartier. Il a pourtant été écarté par la direction du PSUV au profit d’une candidate parachutée. Une « erreur », estime humblement le militant.

De tels procédés expliquent le revers de décembre 2015, selon Eduardo Rothe, qui rappelle que le PSUV a davantage souffert d’un effondrement du vote chaviste que d’un raz de marée en faveur de l’opposition. « Les élections ont été régulières, souligne-t-il. Aucune magouille. Mais le parti, trop bureaucratique, s’est tiré une balle dans le pied en refusant les candidats proposés par la base. » Dans le « 23 », beaucoup disent s’être abstenus en signe de protestation.

Dorénavant, le chavisme serre les rangs. Le 1er juin 2016, une manifestation de soutien au gouvernement rassemblait la jeunesse chaviste dans la capitale. Dans une ambiance festive, des centaines de collégiens, de lycéens et d’étudiants défilaient le long des avenues en scandant des mots d’ordre favorables au pouvoir et en agitant des drapeaux du PSUV, du Venezuela ou encore de Cuba. Arrivée au palais de Miraflores, la foule a été accueillie par le président Maduro. Poignées de main, acclamations…

À l’image de Fidel Barbarito, enseignant à l’Université nationale expérimentale des arts (Unearte), certains chavistes en tirent des conclusions encourageantes : en dépit d’importantes manifestations du côté de l’opposition également, une telle mobilisation suggère selon eux que, si un référendum révocatoire avait lieu (6), ils le gagneraient. « Nous sommes dans une période de radicalisation : les masques sont tombés. La droite, désespérée et soucieuse de défendre les priorités des États-Unis, a changé de scénario. C’est une vraie guerre. »

M. Sandoval nous raconte un incident qu’il juge révélateur de la situation actuelle. « Cette semaine, il y a eu une attaque armée contre les forces de l’ordre, ici, à Petare ! Des types masqués tiraient à la mitrailleuse — des paramilitaires. C’était un ballon d’essai. Le but était de voir si, dans le contexte des pénuries, un accrochage pouvait entraîner une explosion sociale. Pour l’instant, la majorité de la population ne suit pas, car elle sait qui provoque tout ça ; mais je crois que les gens vont se fatiguer. » Dissimulant mal son inquiétude, il ajoute : « Dans de tels cas, pourquoi fait-on appel à de jeunes recrues de la police ? Pourquoi le gouvernement n’envoie-t-il pas des unités spécialisées ? »

En guise de réponse, Fidel Barbarito, qui a été ministre de la culture dans le premier cabinet de M. Maduro, évoque les opérations de libération du peuple (OLP), dirigées par les forces armées nationales bolivariennes à l’été 2015. « Ces opérations visent à démanteler les organisations paramilitaires. Nous ne reculons pas devant le combat physique. » Si nul ne souhaite voir le Venezuela tomber aux mains des paramilitaires, la création des OLP ne dessine pas vraiment un horizon paisible pour la révolution.

Militant associatif à Petare, M. Ruben Pereira se montre lui aussi confiant quant à l’issue d’un possible référendum révocatoire. Mais il doute que cette éventuelle victoire suffise : « Un référendum n’arrangerait rien. Nous le gagnerions, et puis quoi ? L’opposition serait toujours là. » La solution qu’il privilégie ? « Une Assemblée constituante. À la place de Maduro, je remettrais mon mandat en jeu, ainsi que celui de cette Assemblée nationale de droite. Il faut tout remettre à plat ! » Selon lui, un nouveau « virage à gauche » devrait viser à renforcer le pouvoir populaire, ces institutions parallèles à l’État traditionnel, censées développer la participation citoyenne (7)… Là encore, un doute demeure : M. Maduro dispose-t-il de l’appui nécessaire à un tel projet au sein du PSUV, dont chacun admet qu’il est largement gangrené par la corruption ?

Moins optimiste quant à l’issue du référendum, Mme Gonzalez refuse toutefois de sombrer dans la morosité. La claque des législatives de 2015 ? « Surtout une défaite de la bolibourgeoisie [les fonctionnaires ayant tiré profit du mouvement révolutionnaire]. Ça ne m’inquiète pas, dans la mesure où ce qui a été acquis, les missions, les programmes sociaux, tout cela reste dans la tête des gens. Ils ne se laisseront pas dépouiller. Et puis, malgré la guerre économique, le chavisme a remporté cinq millions de voix. C’est là son noyau dur ; c’est énorme. »

La question, selon elle, est la suivante : que vont faire ceux qui ont voté pour l’opposition en pensant qu’elle mettrait fin aux pénuries ? À ce propos, les chavistes n’ont pas hésité à ironiser sur le titre du clip de campagne de la Table de l’unité démocratique (MUD, coalition des partis de l’opposition), « La dernière queue », dans lequel des gens patientaient « une dernière fois » pour voter, chasser les chavistes et en finir avec les pénuries.

Boissons gazeuses et mots d’ordre révolutionnaires

« Avec autant de sièges, on aurait pu s’attendre à ce que l’opposition, une fois à l’Assemblée, fasse passer des lois populaires sur l’économie et la sécurité, remarque Rothe. Mais non ! La première chose qu’ils font, c’est voter une loi d’amnistie ! » Ce texte, qui exclut les poursuites judiciaires pour toute la période allant du 1er janvier 1999 à l’entrée en vigueur de la loi, blanchit les auteurs de crimes ou délits tels que les « diffamations et injures » à l’encontre de fonctionnaires ou la participation aux « événements du 11 avril 2002 et des jours suivants ». À cette date, l’opposition, le patronat et les médias avaient orchestré un coup d’État (qui fit long feu) (8). « Menons l’enquête auprès de ceux qui ont voté pour les candidats de l’opposition en pensant qu’ils allaient changer la vie, s’amuse M. Pablo Artiaga, militant de quartier à Petare. Je ne m’attends pas à une vague d’enthousiasme. » Mais l’opposition a-t-elle vraiment eu l’occasion de gouverner ? À peine était-elle installée à l’Assemblée que le président Maduro décrétait l’état d’urgence économique de façon à pouvoir poursuivre sa politique.

Les murs et les façades de Caracas sont à l’image de la situation politique du pays : en lutte constante. Les affiches vantant les mérites de boissons gazeuses ou de chaînes de restauration rapide disputent l’espace aux mots d’ordre révolutionnaires ou aux fresques représentant les yeux de Chávez. Pour le moment, le « seuil minimum de conscience du peuple » dont parlent les chavistes a permis d’éviter une explosion sociale, en grande partie grâce au travail quotidien de la base militante. Tôt le matin, des files de dizaines de personnes se forment sur les trottoirs. Devant les boulangeries, les pharmacies, les magasins, les banques, dans le calme, lisant le journal ou échangeant avec leur voisin, les habitants de Caracas patientent. Jusqu’à quand ?

Loïc Ramirez

Journaliste. Auteur de La Rose assassinée,

(1) La monnaie vénézuélienne circule pour une valeur beaucoup plus faible sur le marché noir. À ce taux de change parallèle, 70 bolivars correspondent à 0,14 euro.

(2) Lire Gregory Wilpert, « Le Venezuela se noie dans son pétrole », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

(3) Libération, Paris, 24 juin 2013.

(4) William Neuman et Patricia Torresmay, « Venezuela’s economy suffers as import schemes siphon billions », The New York Times, 5 mai 2015.

(5) L’opposition a obtenu 111 sièges à l’Assemblée nationale, contre 55 pour le PSUV, sur un total de 167. Lire Gregory Wilpert, « Avis de tempête au Venezuela », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

(6) Exigé par l’opposition et approuvé en avril 2016 par l’Assemblée nationale, un référendum révocatoire requiert notamment la signature de 20 % du corps électoral. Le 7 juin 2016, le Conseil national électoral (CNE) a validé la majorité des signatures (le gouvernement ayant dénoncé des fraudes). Il s’agit désormais pour le CNE de vérifier 1 % des signatures en demandant aux gens de se déplacer.

(7) Lire Yoletty Bracho et Julien Rebotier, « La révolution bolivarienne par sa base », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

(8) Lire Maurice Lemoine, « Hugo Chávez sauvé par le peuple », Le Monde diplomatique, mai 2002.

Source Le Monde Diplomatique Juillet 2016
Voir aussi : Actualité Internationales, Rubrique Amérique Latine , Venezuela, Politique, Affaires,