Lettre d’’Edwy Plenel. Palestine : Monsieur le Président, vous égarez la France

edwy-plenel-e1407154638616De l’alignement préalable sur la droite extrême israélienne à l’interdiction de manifestations de solidarité avec le peuple palestinien, sans compter l’assimilation de cette solidarité à de l’antisémitisme maquillé en antisionisme, François Hollande s’est engagé dans une impasse. Politiquement, il n’y gagnera rien, sauf le déshonneur. Mais, à coup sûr, il y perd la France.

Monsieur le Président, cher François Hollande, je n’aurais jamais pensé que vous puissiez rester, un jour, dans l’histoire du socialisme français, comme un nouveau Guy Mollet. Et, à vrai dire, je n’arrive pas à m’y résoudre tant je vous croyais averti de ce danger d’une rechute socialiste dans l’aveuglement national et l’alignement international, cette prétention de civilisations qui se croient supérieures au point de s’en servir d’alibi pour justifier les injustices qu’elles commettent.

Vous connaissez bien ce spectre molletiste qui hante toujours votre famille politique. Celui d’un militant dévoué à son parti, la SFIO, d’un dirigeant aux convictions démocratiques et sociales indéniables, qui finit par perdre politiquement son crédit et moralement son âme faute d’avoir compris le nouveau monde qui naissait sous ses yeux. C’était, dans les années 1950 du siècle passé, celui de l’émergence du tiers-monde, du sursaut de peuples asservis secouant les jougs colonisateurs et impériaux, bref le temps de leurs libérations et des indépendances nationales.

Guy Mollet, et la majorité de gauche qui le soutenait, lui opposèrent, vous le savez, un déni de réalité. Ils s’accrochèrent à un monde d’hier, déjà perdu, ajoutant du malheur par leur entêtement, aggravant l’injustice par leur aveuglement. C’est ainsi qu’ils prétendirent que l’Algérie devait à tout prix rester la France, jusqu’à engager le contingent dans une sale guerre, jusqu’à autoriser l’usage de la torture, jusqu’à violenter les libertés et museler les oppositions. Et c’est avec la même mentalité coloniale qu’ils engagèrent notre pays dans une désastreuse aventure guerrière à Suez contre l’Égypte souveraine, aux côtés du jeune État d’Israël.

Mollet n’était ni un imbécile ni un incompétent. Il était simplement aveugle au monde et aux autres. Des autres qui, déjà, prenaient figure d’Arabes et de musulmans dans la diversité d’origines, la pluralité de cultures et la plasticité de croyance que ces mots recouvrent. Lesquels s’invitaient de nouveau au banquet de l’Histoire, s’assumant comme tels, revendiquant leurs fiertés, désirant leurs libertés. Et qui, selon le même réflexe de dignité et de fraternité, ne peuvent admettre qu’aujourd’hui encore, l’injustice européenne faite aux Juifs, ce crime contre l’humanité auquel ils n’eurent aucune part, se redouble d’une injustice durable faite à leurs frères palestiniens, par le déni de leur droit à vivre librement dans un État normal, aux frontières sûres et reconnues.

Vous connaissez si bien la suite, désastreuse pour votre famille politique et, au-delà d’elle, pour toute la gauche de gouvernement, que vous l’aviez diagnostiquée vous-même, en 2006, dans Devoirs de vérité (Stock). « Une faute, disiez-vous, qui a été chèrement payée : vingt-cinq ans d’opposition, ce n’est pas rien ! » Sans compter, auriez-vous pu ajouter, la renaissance à cette occasion de l’extrême droite française éclipsée depuis la chute du nazisme et l’avènement d’institutions d’exception, celles d’un pouvoir personnel, celui du césarisme présidentiel. Vingt-cinq ans de « pénitence », insistiez-vous, parce que la SFIO, l’ancêtre de votre Parti socialiste d’aujourd’hui, « a perdu son âme dans la guerre d’Algérie ».

Vous en étiez si conscient que vous ajoutiez : « Nous avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire en sorte que ce qui a été ne se reproduise plus. » « Nous ne sommes jamais sûrs d’avoir raison, de prendre la bonne direction, de choisir la juste orientation, écriviez-vous encore. Mais nous devons, à chaque moment majeur, nous poser ces questions simples : agissons-nous conformément à nos valeurs ? Sommes-nous sûrs de ne pas altérer nos principes ? Restons-nous fidèles à ce que nous sommes ? Ces questions doivent être posées à tout moment, au risque sinon d’oublier la leçon. »

Eh bien, ces questions, je viens vous les poser parce que, hélas, vous êtes en train d’oublier la leçon et, à votre tour, de devenir aveugle au monde et aux autres. Je vous les pose au vu des fautes stupéfiantes que vous avez accumulées face à cet énième épisode guerrier provoqué par l’entêtement du pouvoir israélien à ne pas reconnaître le fait palestinien. J’en dénombre au moins sept, et ce n’est évidemment pas un jeu, fût-il des sept erreurs, tant elles entraînent la France dans la spirale d’une guerre des mondes, des civilisations et des identités, une guerre sans issue, sinon celle de la mort et de la haine, de la désolation et de l’injustice, de l’inhumanité en somme, ce sombre chemin où l’humanité en vient à se détruire elle-même.

Les voici donc ces sept fautes où, en même temps qu’à l’extérieur, la guerre ruine la diplomatie, la politique intérieure en vient à se réduire à la police.

Une faute politique doublée d’une faute intellectuelle

1. Vous avez d’abord commis une faute politique sidérante. Rompant avec la position traditionnellement équilibrée de la France face au conflit israélo-palestinien, vous avez aligné notre pays sur la ligne d’offensive à outrance et de refus des compromis de la droite israélienne, laquelle gouverne avec une extrême droite explicitement raciste, sans morale ni principe, sinon la stigmatisation des Palestiniens et la haine des Arabes.

Votre position, celle de votre premier communiqué du 9 juillet, invoque les attaques du Hamas pour justifier une riposte israélienne disproportionnée dont la population civile de Gaza allait, une fois de plus, faire les frais. Purement réactive et en grande part improvisée (lire ici l’article de Lenaïg Bredoux), elle fait fi de toute complexité, notamment celle du duo infernal que jouent Likoud et Hamas, l’un et l’autre se légitimant dans la ruine des efforts de paix (lire là l’article de François Bonnet).

Surtout, elle est inquiétante pour l’avenir, face à une situation internationale de plus en plus incertaine et confuse. À la lettre, ce feu vert donné à un État dont la force militaire est sans commune mesure avec celle de son adversaire revient à légitimer, rétroactivement, la sur-réaction américaine après les attentats du 11-Septembre, son Patriot Act liberticide et sa guerre d’invasion contre l’Irak. Bref, votre position tourne le dos à ce que la France officielle, sous la présidence de Jacques Chirac, avait su construire et affirmer, dans l’autonomie de sa diplomatie, face à l’aveuglement nord-américain.

Depuis, vous avez tenté de modérer cet alignement néoconservateur par des communiqués invitant à l’apaisement, à la retenue de la force israélienne et au soulagement des souffrances palestiniennes. Ce faisant, vous ajoutez l’hypocrisie à l’incohérence. Car c’est une fausse compassion que celle fondée sur une fausse symétrie entre les belligérants. Israël et Palestine ne sont pas ici à égalité. Non seulement en rapport de force militaire mais selon le droit international.

En violation de résolutions des Nations unies, Israël maintient depuis 1967 une situation d’occupation, de domination et de colonisation de territoires conquis lors de la guerre des Six Jours, et jamais rendus à la souveraineté pleine et entière d’un État palestinien en devenir. C’est cette situation d’injustice prolongée qui provoque en retour des refus, résistances et révoltes, et ceci d’autant plus que le pouvoir palestinien issu du Fatah en Cisjordanie n’a pas réussi à faire plier l’intransigeance israélienne, laquelle, du coup, légitime les actions guerrières de son rival, le Hamas, depuis qu’il s’est imposé à Gaza.

Historiquement, la différence entre progressistes et conservateurs, c’est que les premiers cherchent à réduire l’injustice qui est à l’origine d’un désordre tandis que les seconds sont résolus à l’injustice pour faire cesser le désordre. Hélas, Monsieur le Président, vous avez spontanément choisi le second camp, égarant ainsi votre propre famille politique sur le terrain de ses adversaires.

2. Vous avez ensuite commis une faute intellectuelle en confondant sciemment antisémitisme et antisionisme. Ce serait s’aveugler de nier qu’en France, la cause palestinienne a ses égarés, antisémites en effet, tout comme la cause israélienne y a ses extrémistes, professant un racisme anti-arabe ou antimusulman. Mais assimiler l’ensemble des manifestations de solidarité avec la Palestine à une résurgence de l’antisémitisme, c’est se faire le relais docile de la propagande d’État israélienne.

Mouvement nationaliste juif, le sionisme a atteint son but en 1948, avec l’accord des Nations unies, URSS comprise, sous le choc du génocide nazi dont les Juifs européens furent les victimes. Accepter cette légitimité historique de l’État d’Israël, comme a fini par le faire sous l’égide de Yasser Arafat le mouvement national palestinien, n’entraîne pas que la politique de cet État soit hors de la critique et de la contestation. Être antisioniste, en ce sens, c’est refuser la guerre sans fin qu’implique l’affirmation au Proche-Orient d’un État exclusivement juif, non seulement fermé à toute autre composante mais de plus construit sur l’expulsion des Palestiniens de leur terre.

Confondre antisionisme et antisémitisme, c’est installer un interdit politique au service d’une oppression. C’est instrumentaliser le génocide dont l’Europe fut coupable envers les Juifs au service de discriminations envers les Palestiniens dont, dès lors, nous devenons complices. C’est, de plus, enfermer les Juifs de France dans un soutien obligé à la politique d’un État étranger, quels que soient ses actes, selon la même logique suiviste et binaire qui obligeait les communistes de France à soutenir l’Union soviétique, leur autre patrie, quels que soient ses crimes. Alors qu’évidemment, on peut être juif et antisioniste, juif et résolument diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires des Palestiniens.

Brandir cet argument comme l’a fait votre premier ministre aux cérémonies commémoratives de la rafle du Vél’ d’Hiv’, symbole de la collaboration de l’État français au génocide commis par les nazis, est aussi indigne que ridicule. Protester contre les violations répétées du droit international par l’État d’Israël, ce serait donc préparer la voie au crime contre l’humanité ! Exiger que justice soit enfin rendue au peuple palestinien, pour qu’il puisse vivre, habiter, travailler, circuler, etc., normalement, en paix et en sécurité, ce serait en appeler de nouveau au massacre, ici même !

Un antiracisme oublieux et infidèle

Si vous pensez spontanément religion quand s’expriment ici même des insatisfactions et des colères en solidarité avec le monde arabe, univers où dominent la culture et la foi musulmanes, c’est paradoxalement parce que vous ne vous êtes pas résolus à cette évidence d’une France multiculturelle. À cette banalité d’une France plurielle, vivant diversement ses appartenances et ses héritages, qu’à l’inverse, votre crispation, où se mêlent la peur et l’ignorance, enferme dans le communautarisme religieux. Pourtant, les musulmans de France font de la politique comme vous et moi, en pensant par eux-mêmes, en inventant par leur présence au monde, à ses injustices et à ses urgences, un chemin de citoyenneté qui est précisément ce que l’on nomme laïcisation.

C’est ainsi, Monsieur le Président, qu’au lieu d’élever le débat, vous en avez, hélas, attisé les passions. Car cette réduction des musulmans de France à un islam lui-même réduit, par le prisme sécuritaire, au terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau fait aux radicalisations religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe finit par justifier l’essentialisation identitaire. Une occasion offerte aux égarés en tous genres.

5. Vous avez surtout commis une faute historique en isolant la lutte contre l’antisémitisme des autres vigilances antiracistes. Comme s’il fallait la mettre à part, la sacraliser et la différencier. Comme s’il y avait une hiérarchie dans le crime contre l’humanité, le crime européen de génocide l’emportant sur d’autres crimes européens, esclavagistes ou coloniaux. Comme si le souvenir de ce seul crime monstrueux devait amoindrir l’indignation, voire simplement la vigilance, vis-à-vis d’autres crimes, de guerre ceux-là, commis aujourd’hui même. Et ceci au nom de l’origine de ceux qui les commettent, brandie à la façon d’une excuse absolutoire alors même, vous le savez bien, que l’origine, la naissance ou l’appartenance, quelles qu’elles soient, ne protègent de rien, et certainement pas des folies humaines.

Ce faisant, votre premier ministre et vous-même n’avez pas seulement encouragé une détestable concurrence des victimes, au lieu des causes communes qu’il faudrait initier et promouvoir. Vous avez aussi témoigné d’un antiracisme fort oublieux et très infidèle. Car il ne suffit pas de se souvenir du crime commis contre les juifs. Encore faut-il avoir appris et savoir transmettre la leçon léguée par l’engrenage qui y a conduit : cette lente accoutumance à la désignation de boucs émissaires, essentialisés, caricaturés et calomniés dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance qui fit le lit des persécutions.

Or comment ne pas voir qu’aujourd’hui, dans l’ordinaire de notre société, ce sont d’abord nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane qui occupent cette place peu enviable ? Et comment ne pas comprendre qu’à trop rester indifférents ou insensibles à leur sort, ce lot quotidien de petites discriminations et de grandes détestations, nous habituons notre société tout entière à des exclusions en chaîne, tant le racisme fonctionne à la manière d’une poupée gigogne, des Arabes aux Roms, des Juifs aux Noirs, et ainsi de suite jusqu’aux homosexuels et autres prétendus déviants ?

Ne s’attarder qu’à la résurgence de l’antisémitisme, c’est dresser une barrière immensément fragile face au racisme renaissant. Le Front national deviendrait-il soudain fréquentable parce qu’il aurait, selon les mots de son vice-président, fait« sauter le verrou idéologique de l’antisémitisme » afin de « libérer le reste » ? L’ennemi de l’extrême droite, confiait à Mediapart la chercheuse qui a recueilli cette confidence de Louis Aliot, « n’est plus le Juif mais le Français musulman » (lire ici notre entretien avec Valérie Igounet).

De fait, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dont vous ne pouvez ignorer les minutieux et rigoureux travaux, constate, de rapport en rapport annuels, une montée constante de l’intolérance antimusulmane et de la polarisation contre l’islam (lire nos articles ici et ). Dans celui de 2013, on pouvait lire ceci, sous la plume des sociologues et politologues qu’elle avait sollicités : « Si on compare notre époque à celle de l’avant-guerre, on pourrait dire qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire. »

L’antiracisme conséquent est celui qui affronte cette réalité tout en restant vigilant sur l’antisémitisme. Ce n’est certainement pas celui qui, à l’inverse, pour l’ignorer ou la relativiser, brandit à la manière d’un étendard la seule lutte contre l’antisémitisme. Cette faute, hélas, Monsieur le Président, est impardonnable car non seulement elle distille le venin d’une hiérarchie parmi les victimes du racisme, mais de plus elle conforte les moins considérées d’entre elles dans un sentiment d’abandon qui nourrit leur révolte, sinon leur désespoir. Qui, elles aussi, les égare.

6. Vous avez par-dessus tout commis une faute sociale en transformant la jeunesse des quartiers populaires en classe dangereuse. Votre premier ministre n’a pas hésité à faire cet amalgame grossier lors de son discours du Vél’ d’Hiv’, désignant à la réprobation nationale ces « quartiers populaires » où se répand l’antisémitisme « auprès d’une jeunesse souvent sans repères, sans conscience de l’Histoire et qui cache sa “haine du Juif ” derrière un antisionisme de façade et derrière la haine de l’État d’Israël ».

Mais qui l’a abandonnée, cette jeunesse, à ces démons ? Qui sinon ceux qui l’ont délaissée ou ignorée, stigmatisée quand elle revendique en public sa religion musulmane, humiliée quand elle voit se poursuivre des contrôles policiers au faciès, discriminée quand elle ne peut progresser professionnellement et socialement en raison de son apparence, de son origine ou de sa croyance ? Qui sinon ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, nous gouvernent, vous, Monsieur le Président et, surtout, votre premier ministre qui réinvente cet épouvantail habituel des conservatismes qu’est l’équivalence entre classes populaires et classes dangereuses ?

Une jeunesse des quartiers populaires stigmatisée

Cette jeunesse n’a-t-elle pas, elle aussi, des idéaux, des principes et des valeurs ? N’est-elle pas, autant que vous et moi, concernée par le monde, ses drames et ses injustices ? Par exemple, comment pouvez-vous ne pas prendre en compte cette part d’idéal, fût-il ensuite dévoyé, qui pousse un jeune de nos villes à partir combattre en Syrie contre un régime dictatorial et criminel que vous-même, François Hollande, avez imprudemment appelé à « punir » il y a tout juste un an ? Est-ce si compliqué de savoir distinguer ce qui est de l’ordre de l’idéalisme juvénile et ce qui relève de la menace terroriste, au lieu de tout criminaliser en bloc en désignant indistinctement des « djihadistes » ?

Le pire, c’est qu’à force d’aveuglement, cette politique de la peur que, hélas, votre pouvoir assume à son tour, alimente sa prophétie autoréalisatrice. Inévitablement, elle suscite parmi ses cibles leur propre distance, leurs refus et révoltes, leur résistance en somme, un entre soi de fierté ou de colère pour faire face aux stigmatisations et aux exclusions, les affronter et les surmonter. « On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe. À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel » : ces lignes prémonitoires sont d’Émile Zola, en 1896, au seuil de son entrée dans la mêlée dreyfusarde, dans un article du Figaro intitulé « Pour les Juifs ».

Zola avait cette lumineuse prescience de ceux qui savent se mettre à la place de l’autre et qui, du coup, comprennent les révoltes, désirs de revanche et volonté de résister, que nourrit un trop lourd fardeau d’humiliations avec son cortège de ressentiments. Monsieur le Président, je ne mésestime aucunement les risques et dangers pour notre pays de ce choc en retour. Mais je vous fais reproche de les avoir alimentés plutôt que de savoir les conjurer. De les avoir nourris, hélas, en mettant à distance cette jeunesse des quartiers populaires à laquelle, durant votre campagne électorale, vous aviez tant promis au point d’en faire, disiez-vous, votre priorité. Et, du coup, en prenant le risque de l’abandonner à d’éventuels égarements.

7. Vous avez, pour finir, commis une faute morale en empruntant le chemin d’une guerre des mondes, à l’extérieur comme à l’intérieur. En cette année 2014, de centenaire du basculement de l’Europe dans la barbarie guerrière, la destruction et la haine, vous devriez pourtant y réfléchir à deux fois. Cet engrenage est fatal qui transforme l’autre, aussi semblable soit-il, en étranger et, finalement, en barbare – et c’est bien ce qui nous est arrivé sur ce continent dans une folie destructrice qui a entraîné le monde entier au bord de l’abîme.

Jean Jaurès, dont nous allons tous nous souvenir le 31 juillet prochain, au jour anniversaire de son assassinat en 1914, fut vaincu dans l’instant, ses camarades socialistes basculant dans l’Union sacrée alors que son cadavre n’était pas encore froid. Tout comme d’autres socialistes, allemands ceux-là, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, finirent assassinés en 1919 sur ordre de leurs anciens camarades de parti, transformés en nationalistes et militaristes acharnés. Mais aujourd’hui, connaissant la suite de l’histoire, nous savons qu’ils avaient raison, ces justes momentanément vaincus qui refusaient l’aveuglement des identités affolées et apeurées.

Vous vous souvenez, bien sûr, de la célèbre prophétie de Jaurès, en 1895, à la Chambre des députés : « Cette société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage. » Aujourd’hui que les inégalités provoquées par un capitalisme financier avide et rapace ont retrouvé la même intensité qu’à cette époque, ce sont les mêmes orages qu’il vous appartient de repousser, à la place qui est la vôtre.

Vous n’y arriverez pas en continuant sur la voie funeste que vous avez empruntée ces dernières semaines, après avoir déjà embarqué la France dans plusieurs guerres africaines sans fin puisque sans stratégie politique (lire ici l’article de François Bonnet). Vous ne le ferez pas en ignorant le souci du monde, de ses fragilités et de ses déséquilibres, de ses injustices et de ses humanités, qui anime celles et ceux que le sort fait au peuple palestinien concerne au plus haut point.

Monsieur le Président, cher François Hollande, vous avez eu raison d’affirmer qu’il ne fallait pas « importer » en France le conflit israélo-palestinien, en ce sens que la France ne doit pas entrer en guerre avec elle-même. Mais, hélas, vous avez vous-même donné le mauvais exemple en important, par vos fautes, l’injustice, l’ignorance et l’indifférence qui en sont le ressort.

Edwy Plenel

03/08/2015

Montpellier Danse : tout est mouvement dans l’espace monde

Phia Ménard «belle d’hier» photo dr

La 35e édition du festival débute ce mercredi 24 juin. Jusqu’au 9 juillet, le monde contemporain se croise pour dresser un état de la scène chorégraphique du local aux frontières lointaines.

Ouvert sur le territoire local avec une présence renforcée dans la Métropole et toujours foncièrement international, le Festival Montpellier danse qui débute aujourd’hui reçoit cette année des chorégraphes venant de treize pays différents : (Canada, Colombie, États-Unis, France, Italie, Allemagne, Belgique, Grande-Bretagne, Espagne, Pays-Bas, Israël, Maroc, Turquie). Jean-Paul Montanari, le directeur du festival, maintient depuis les premiers pas de l’événement un état de veille sur le monde de la danse qui fait du festival un moment incontournable pour la scène chorégraphique.

Comme tous les grands rendez-vous de ce type, il est aussi question de porter à la lumière la vitalité des jeunes chorégraphes. A l’instar de la jeune marocaine Bouchra Ouizguen dont la recherche permanente pose l’épineux problème du corps et plus généralement de la place de la femme dans la société marocaine. Au contact de Matilde Monnier et de Boris Charmatz, la chorégraphe qui ne craint pas de déranger s’est confrontée aux pratiques d’écriture occidentales, et bénéficie depuis plusieurs années de la fenêtre que lui ouvre Montpellier Danse sur le monde.

Autre chorégraphe porteuse de renouveau, Phia Ménard sera cette année à l’affiche avec sa création Belle d’Hier. La pièce entend travailler sur la disparition d’un mythe, par sa transformation; en l’occurrence celui du prince charmant. De formation circassienne Phia Ménard participe à la rencontre et à la redéfinition des deux arts du mouvement que sont la danse et le cirque. Elle ouvre un champs émotionnel et poétique prometteur.

Fruit d’un savant dosage, la programmation offre également l’occasion de retrouver quelques grands noms de l’histoire chorégraphique. A commencer par le spectacle de ce soir, la création Extremalism du duo italo-hollandais Emio Greco et Pieter C.Scholten tout fraîchement nommés au Ballet national de Marseille. Autre duo de taille Israel Galvan et Akram Khan, présenteront leur création Torobaka où jouteront les influences du kathak indien et la virtuosité du flamenco. On attend aussi la présence des maîtres reconnus, Anne Teresa de Keersmaeker, Ohad Naharin, et Maguy Marin dont les oeuvres ont modifié le sens conféré au concept d’espace.

A l’heure où le Festival débute sa 35e édition, il paraît peu opportun de se questionner sur l’état de la danse contemporaine. Peut être parce que le chiffre 35 parle de lui-même et que cette interrogation sur la crise de l’expression chorégraphique paraît datée.

En vertu du rapport étroit qu’elle entretient avec la notion d’immanence, la danse contemporaine a toujours été un laboratoire d’actions nouvelles. La danse est par ailleurs un puissant stimulant de l’activité réceptrice, notamment dans les arts du spectacle vivant. Que l’on constate l’apport de la danse au théâtre, à la musique ou encore au cirque, pour apprécier les bienfaits transmis dans le rapport à l’espace au mouvement et au temps.

La danse se dessine dans un mouvement qui porte son propre tracé et situe la place du corps en modifiant l’espace. Il ne faut donc pas tenir à comprendre mais inventer un nouveau sens. A ce titre, la place que Montpellier danse accorde à la création demeure un critère incontournable avec 14 créations à découvrir.

Comme le ferait dire l’auteur Jérôme Ferrari à un de ses personnages, la danse contemporaine répond, à sa façon, au principe physique de l’incertitude.

Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 24/06/2015

Voir aussi : Rubrique Danse, rubrique Festival,

Combien de temps Netanyahu tiendra-t-il avec des Ayelet Shaked à ses côtés ?

La nouvelle ministre de la Justice, Ayelet Shaked

La nouvelle ministre de la Justice, Ayelet Shaked

La nouvelle ministre de la Justice cristallise à elle seule toutes les peurs et les colères de la communauté internationale, des Palestiniens et de la gauche.

Jamais un gouvernement israélien n’aura été autant de droite. Quelques jours à peine après la formation in extremis de son cabinet, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu semble déjà en bien mauvaise posture. Non seulement il ne dispose, pour l’instant, que d’un siège supplémentaire nécessaire à la majorité requise pour gouverner (61 sièges sur 120), mais il l’aura en plus chèrement payé.

En effet, il a dû offrir plus de portefeuilles que prévu aux partis ultraorthodoxes et de droite, qui lui ont pour ainsi dire tiré le tapis de sous les pieds. Le Likoud aura donc moins de sièges, sauf en cas d’un éventuel et de plus en plus probable amendement constitutionnel, censé intervenir dans les prochains jours (lire ici).

Il n’en reste pas moins que les grands gagnants des élections du 17 mars resteront les ultraorthodoxes (le Shass, la Liste unifiée de la Thora), le parti de centre droit (Koulanou) et le parti nationaliste religieux (le Foyer juif) de Naftali Bennett, qui a accepté de lui apporter le soutien de ses huit députés, quelques heures avant l’échéance qui aurait valu au président Reuven Rivlin de charger quelqu’un d’autre de former une coalition. Il faut dire les choses clairement : c’est bel et bien le chantage qui a permis au Foyer juif de se tailler la part du lion et de se retrouver avec les portefeuilles principaux, notamment celui de la Justice et de la présidence de la commission des Lois de la Knesset, un ministère de la plus haute importance et qui a été offert à… Ayelet Shaked.

« Petits serpents » palestiniens

Cette députée cristallise à elle seule toutes les peurs, toutes les appréhensions et toutes les colères de la communauté internationale, des Palestiniens et de la gauche israélienne. Résolument opposée à une solution à deux États, Ayelet Shaked s’est déjà fait remarquer à l’été 2014, quelques jours avant le début de l’opération « Protective Edge » à Gaza, qui a fait des milliers de victimes, en relayant sur sa page Facebook un article écrit en 2002 par l’ancien journaliste d’extrême-droite Uri Elitzur. Avant d’être retiré, l’article, qui a pour sujet les Palestiniens, avait entre-temps été lu et « liké » par des milliers d’internautes. En voici un extrait : « Ce sont tous des combattants ennemis, et leur sang devrait leur retomber sur la tête. Cela inclut également les mères de martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, rien ne serait plus juste. Elles devraient partir, tout comme les maisons dans lesquelles elles ont élevé les serpents. Sinon, d’autres petits serpents y seront éduqués. » Des mots glaçants, qui se passent littéralement de commentaires, et que Mme Shaked juge « encore d’actualité » quelque douze ans plus tard – une position qui donne le la d’un mandat qui s’annonce pour le moins tumultueux.

Au passage, le personnage n’est pas sans rappeler, même de très loin, une autre femme qui a, elle, profondément marqué la politique israélienne : Golda Meïr. L’ancienne Première ministre, la Thatcher avant l’heure du Proche-Orient, avait publiquement affirmé en 1969 : « Comment pourrions-nous rendre les territoires occupés ? Il n’y a personne à qui les rendre. » Sauf que, naturellement, n’est pas Golda Meïr qui veut.

Encore plus isolé

Ces dernières années, Israël a vu ses relations avec le reste de la communauté internationale, notamment avec les États-Unis, se dégrader progressivement, au fur et à mesure que les négociations sur le nucléaire iranien avançaient. Parallèlement, les Palestiniens ont marqué quelques victoires symboliques, dont une reconnaissance en novembre 2012 par l’Onu en tant qu’État observateur non membre, et le 1er avril 2015 par la Cour pénale internationale (CPI). Une droitisation progressive d’Israël s’avérait donc inéluctable, bien que certains observateurs ne donnent pas cher du gouvernement actuel, à la majorité trop minime, et donc trop précaire. S’il se maintient en l’état, le gouvernement de M. Netanyahu pourra-t-il durer, rester à l’abri de la plus petite crise interne ? Les pourparlers de paix avec les Palestiniens sont, semble-t-il, un projet mort-né, du fait du refus total des deux camps d’un compromis quel qu’il soit. Tout cela avec, en toile de fond, l’apathie presque absolue d’une grande partie de la communauté internationale, encore minée par la culpabilité d’une Shoah vieille de 70 ans et dépassée par des crises à répétition dans le monde, qui touchent désormais l’Europe.

Avec des ministres comme Ayelet Shaked à ses côtés, Benjamin Netanyahu ne devrait avoir aucun problème à se retrouver encore plus isolé qu’il ne l’est déjà sur la scène diplomatique. Même Avigdor Lieberman n’avait pas été aussi loin. Cela ne devrait toutefois pas avoir d’impact considérable sur la place de l’État hébreu dans le monde. Quelles que soient les composantes du nouveau gouvernement Netanyahu, Israël continuera de jouer dans la cour des grands. Mais à quel prix…

Samia MEDAWAR

Source L’Orient du Jour : 11/05/2015

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique Moyen Orient, Israël, Israël. Le coup de poker réussi de Nétanyahou, On line , (Lire aussi : La coalition de Netanyahu va au-devant de la défiance internationale, Israël s’engage à reverser aux Palestiniens près d’un demi-milliard de dollars),

Israël. Le coup de poker réussi de Nétanyahou

1803-netanyahouvictoireAu lendemain des élections législatives, la presse israélienne s’interroge sur la victoire historique de l’inamovible Benyamin Nétanyahou et les mauvais pronostics des enquêtes d’opinion qui le donnaient toutes perdant.

À chaque élection, les clivages communautaires, culturels et économiques qui caractérisent la société israélienne permettent de donner sens aux résultats. « Si l’on résume, Jérusalem s’est donnée tout entière à Nétanyahou et Tel-Aviv s’est livrée à Yitzhak Herzog [tête de liste travailliste]« , expliquent dans le Yediot Aharonot Yaron Druckman et Ron Notkin.

« Plus intéressant encore, en Samarie [moitié nord de la Cisjordanie occupée], le parti de Nétanyahou, le Likoud, a littéralement ‘pompé’ les voix recueillies en 2013 par Naftali Bennett [Ha-Bayit Ha-Yehudi, ‘Foyer juif’, extrême droite nationaliste-religieuse] auprès des colons. Dans les collectivités rurales, le Camp sioniste a de son côté attiré des voix qui, traditionnellement, allaient au Meretz [Parti progressiste]. En somme, les Israéliens ont voté ‘utile’ et privilégié la coalition dite travailliste-centre le Likoud, ce dernier raflant la mise d’un « électorat désenchanté et angoissé », explique encare le Yediot Aharonot.

Quelles leçons tirer ? L’éditorialiste de Maariv, Doron Cohen, revient sur la stratégie menée par Nétanyahou dans la dernière ligne droite qui a permis ce retour historique d’un Likoud qu’on disait moribond. Pour lui, une seule question se pose : quelle est l’unique leçon que nous devrions tirer des résultats de ces élections et plus encore de la campagne électorale ?

 » Et d’appeler chaque Israélien à faire son examen de conscience. « A gauche : comment espériez-vous vendre une politique sociale dans un pays aux inégalités croissantes sans affronter la question des colons et du financement de leur déplacement ? A droite : comment espérez-vous vivre dans un pays où une large partie de la population vit sans droits, qu’il s’agisse des travailleurs étrangers ou, évidemment, des Palestiniens ? Aux haredim [ultra-orthodoxes] : comment imaginez-vous vivre dans un pays renonçant à des valeurs aussi fondamentales que la liberté de conscience et d’expression ? Aux laïcs : comment vous faites-vous les avocats d’un pays juif où il n’y aurait ni rabbins, ni synagogues, ni yeshivot ? Aux Juifs en général : comptez-vous réellement vivre dans un pays qui aurait déporté la plupart de ses citoyens arabes et/ou qui leur interdirait toute représentation au Parlement ? Aux citoyens arabes : pensez-vous réellement pouvoir vivre en Israël tout en prônant un Etat palestinien vidé de ses Juifs ? La réponse est désormais connue et tient en deux mots : haine gratuite.

 » Selon Doron Cohen, les menaces existentielles qui pèsent sur Israël ne sont ni l’Iran, ni Daech, ni le Hamas, mais bien « une haine gratuite jamais autant mise en scène qu’en cet hiver 2015 : entre religieux et laïques, entre la droite et la gauche, entre Orientaux et Ashkénazes, entre Juifs et Arabes, entre Tel Aviv et les colons ». C’est, selon lui, « cette haine dévorante qui a gagné les élections ».

Nétanyahou brûle les vaisseaux

Dans Ha’Aretz, le chroniqueur Hemi Shalev attribue la victoire de « Bibi » et du Likoud à « l’une des campagnes les plus nauséabondes de la vie polique israélienne« . « L’expression ‘brûler les vaisseaux’ vient de l’époque des conquêtes de Jules César dont la tactique consistait à incendier les ponts et les bateaux pour ôter toute envie de retraite à ses légionnaires », écrit-il. C’est exactement cette tactique que Nétanyahou a employée. Et, le moindre qu’on puisse dire c’est qu’elle s’est révélée payante. Comment Nétanyahou a-t-il brûlé les vaisseaux ? il a agité le mythe de la cinquième colonne représentée par la Liste commune arabe et lancé une campagne quasi raciste à leur égard, poursuit le quotidien israélien. Il a également décrit le peuple israélien comme « encerclé par une campagne ‘antisémite’ financée de l’étranger et censée ‘acheter’ les ONG israéliennes, le Parti travailliste ». Enfin, « il a brûlé les vaisseaux en semant la peur, la haine et la paranoïa dans une opinion publique angoisée par les conflits qui ravagent le Moyen-Orient, la montée en puissance du Daesc et la menace iranienne. » La question que se posent désormais tous les observateurs, c’est : quelle coalition va-t-il mettre sur pied. « S’associer aux perdants Ha’Bayit ha-Yehudi [extrême droite nationaliste-religieuse], Israël Beiteinou [Israël Notre Foyer, extrême droite laïque russophone] et aux partis ultra-orthodoxes, c’est se rendre infréquentable auprès des chancelleries occidentales, estime Ha’Aretz. « Constituer un gouvernement d’union nationale avec le Camp sioniste, c’est se rendre davantage fréquentable mais s’exposer à des crises gouvernementales à répétition. »

Source : Le Courrier International 18/03/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen Orient, Israël, On Line, L’aveu de Netanyahou,

Le prix Femina décerné à l’Haïtienne Yanick Lahens pour « Bain de lune »

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« Bain de lune », est un roman sur Haïti, traversé par la destruction, l’opportunisme politique, les familles déchirées mais aussi les mots magiques des paysans qui se fient aux puissances souterraines.

Haïti est à l’honneur. Vaudou et vent d’ailleurs ont soufflé lundi sur le prix Femina qui a sacré l’Haïtienne Yanick Lahens pour « Bain de lune », ample roman d’une violente beauté sur son pays, traversé par les cataclysmes, les magouilles politiques et les puissances invisibles.

« C’est une merveilleuse surprise et une reconnaissance pour la littérature francophone en Haïti », a dit à l’AFP, Yanick Lahens, radieuse. « J’habite très très loin du monde parisien de l’édition. Ce roman, et ce prix, témoignent de la force de la culture haïtienne », a poursuivi la lauréate, née à Port-au-Prince en 1953 et grande figure de la littérature haïtienne francophone. Elle est aussi très engagée dans le développement social et culturel de son pays. « Je suis très sensible au fait que le jury a compris que cette histoire, si elle se passe en Haïti, est universelle ».

Pour Christine Jordis, porte-parole de ce jury exclusivement féminin, « Bain de lune » (Sabine Wespieser) est un « beau roman qui a le sens du mystère et de l’invisible et qui nous sort de notre horizon habituel. L’auteure évoque les ancêtres disparus, à l’influence très forte sur les vivants ».

En 2013, déjà, les dames du Femina avaient récompensé une romancière venue d’ailleurs, la Camerounaise d’expression française Leonora Miano, pour « La saison de l’ombre » (Grasset). « Mais c’est un hasard », assure Paula Jacques, également jurée.

Amour et mort

Après des études en France, Yanick Lahens est retournée en Haïti enseigner la littérature à l’université jusqu’en 1995. Elle a aussi été journaliste. Elle a cofondé l’Association des écrivains haïtiens, qui lutte contre l’illettrisme, et créé en 2008 « Action pour le changement », qui forme notamment les jeunes au développement durable et a permis de construire quatre bibliothèques en Haïti.

Brossant sans complaisance le tableau de la réalité haïtienne dans ses livres, Yanick Lahens a publié en 2000 son premier roman, « Dans la maison du père » (Serpent à plumes). Chez Sabine Wespieser, sont parus en 2008 « La Couleur de l’aube », prix du livre RFO et prix Richelieu de la Francophonie, « Failles », récit inspiré du séisme qui a frappé Haïti en 2010, puis « Guillaume et Nathalie », prix Caraïbes 2013.

Tout sourire, son éditrice Zeruya Shalev à la tête de la maison éponyme fondée… le 11 septembre 2001, s’est réjouie de « ce formidable encouragement pour l’édition indépendante. C’est aussi un excellent signe pour les libraires indépendants qui ont beaucoup soutenu ce roman ». « J’ai aussitôt fait réimprimer 30.000 exemplaires de +Bain de lune+, tiré initialement à 10.000 », précise-t-elle à l’AFP.

Dans le roman, un pêcheur découvre une jeune fille échouée sur la grève. La voix de la naufragée, qui en appelle aux dieux du vaudou et à ses ancêtres, scande cet ample roman familial qui convoque trois générations pour tenter d’élucider le double mystère de son agression et de son identité. Près de là, à Anse Bleue, les Mésidor, seigneurs du village, et les Lafleur, se détestent depuis des lustres. Quand Tertulien Mésidor rencontre Olmène (une Lafleur), le coup de foudre est réciproque. Leur histoire va s’écrire à rebours des idées reçues sur les femmes soumises et les hommes prédateurs. Mais, dans cette île balayée aussi par les ouragans politiques, la terreur et la mort s’abattent sur Anse Bleue…

Yanick Lahens a reçu en 2011 le prix d’Excellence de l’Association d’études haïtiennes pour l’ensemble de son oeuvre. Membre du Conseil international d’études francophones, elle a fait partie du cabinet du ministre de la Culture, Raoul Peck (1996-1997). Elle a reçu cette année le titre d’officier des Arts et des Lettres.

Le Femina étranger à Zeruya Shalev

Pour le Femina étranger, le jury a choisi une autre femme, l’Israélienne Zeruya Shalev, pour « Ce qui reste de nos vies » (Gallimard, traduit de l’hébreu), envoûtante variation, sur les mystérieux liens tissés entre parents et enfants, au soir de la vie d’une mère. La lauréate a été distinguée au quatrième tour par cinq voix contre quatre au romancier irlandais Sebastian Barry.

L’historien de la Rome antique Paul Veyne (84 ans) a remporté quant à lui le Femina de l’Essai pour l’attachant livre de souvenirs, « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas » (Albin Michel).

Source : Les Echos.fr 03/11/2014

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