Alain Badiou :  » Organiser une critique de la démocratie  »

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Alain Badiou : " Il ne faut pas croire que la victoire du capitalisme conduira à l'opulence généralisée. Ce sera la violence et la guerre. " DR

Avec son dernier livre  De quoi Sarkozy est-il le nom ? , le philosophe dresse le constat d’un changement d’époque et appelle l’hypothèse communiste du XXIe siècle.

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

En posant cette question, j’ai voulu introduire une analyse du phénomène qu’était l’élection de Sarkozy en me demandant ce qu’elle signifiait. Mon hypothèse générale est que Sarkozy est vraiment le nom d’un changement politique profond. Depuis la dernière guerre, les rapports de conflit droite/gauche se situaient à l’intérieur de règles du jeu admises, issues de la résistance. Dans cette période, les communistes et les gaullistes se sont mis d’accord sur deux principes. D’une part, l’Etat a une responsabilité sociale et d’autre part il est possible que la politique étrangère de la France soit relativement indépendante de la volonté des Etats-Unis. Sarkozy est le nom d’une volonté délibérée, d’en finir avec cette forme de pacte. Sous le vocable moderniser, il entend plier la France aux règles de la mondialisation capitaliste. En s’en prenant à toute une série d’acquis sociaux garantis par l’Etat et en se rapprochant grandement des Etats-Unis.

Vous faites le lien avec le pétainisme.

J’appelle pétainisme toute une série de caractéristiques, de la droite et de l’extrême droite française, qui remontent à la Restauration. C’est l’une des formes de la réaction de la droite et des forces conservatrices aux épisodes révolutionnaires. Cette réaction est liée au fait que la bourgeoisie française est depuis très longtemps une bourgeoisie effrayée et peureuse devant son propre peuple. Le pétainisme est une forme d’organisation de cette peur.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Il y a par exemple la désignation, dans le pays, d’un groupe particulier comme responsable en partie ou en totalité des maux qu’il rencontre. Dans le cas de Pétain, c’était les juifs, dans le cas de Sarkozy, c’est la minorité ouvrière de communauté étrangère. Il y a le fait que l’on évoque toujours un des grands événements populaires comme un événement noir, cause de la décadence du pays. Pour Pétain, c’était le Front Populaire, pour Sarkozy, c’est 68. Il y a aussi l’idée que l’on peut réunifier la droite et l’extrême droite. Et l’importance des références aux modèles étrangers. Dans le cas de Pétain, c’était les pays fascistes, pour Sarkozy ce sont les pays moteurs du capitalisme mondialisé, Blair et Bush.

N’êtes vous pas allé trop loin avec  » L’homme aux rats  » ?

L’homme aux rats est un conte. J’utilise cette expression à propos des gens tout à fait déterminés qui ont quitté le navire de la gauche, au son de la flutte de Sarkozy. On a fait comme si j’étais dans la violence de la comparaison animale, ce n’est pas mon état d’esprit.

Quelle place donnez-vous au PCF et à la LCR dans l’hypothèse communiste que vous évoquez ?

Le PCF doit éclaircir la nature des choix à proposer à ses adhérents. A mes yeux, la LCR est une des composantes des choix possibles du futur parti communiste. De nombreux communistes sont très voisins dans l’esprit, de ce que pense la LCR. Le problème de la clarification des orientations de ce que fut le PCF englobe la question des alliances. De toute façon, la question de ce que sera la nouvelle organisation des forces de gauche et d’extrême gauche est entièrement ouverte, c’est un processus qui sera long. Il s’agit d’une crise sérieuse historique et pas simplement tactique. Je pense que les choix idéologiques fondamentaux précéderont les formes de l’organisation qui finalement s’imposera. On ne peut pas faire l’inverse.

Votre refus de rejeter la dictature du prolétariat et votre constat sur la démocratie, laissent un angle mort qui nous conduit au rapport idée/violence…

Je n’ai pas sur la question de l’Etat une vision claire des choses. Je me mets dans la crise moi-même. On fait comme si on pouvait faire disparaître les idées conjointes de révolution et de dictature du prolétariat sans que cela ait des effets sur la vision que l’on se fait de l’histoire de l’émancipation humaine. On ne peut pas imaginer que plus personne ne parle de cela. Je veux bien abandonner la thématique de la dictature prolétarienne au nom de la critique historique, mais il faut savoir ce qu’on va mettre à la place. On ne peut pas dire, on va mettre à la place notre participation aux élections. Le bilan de la pratique parlementaire de la gauche est là. Une succession d’échecs, d’impasses et de déceptions qui ont démoralisé les classes populaires et les ont largement ralliées au conservatisme capitaliste. Ce problème est à l’arrière-plan de la crise de la gauche révolutionnaire qui ne peut plus tenir ses positions anciennes mais n’en a pas de nouvelles.

A l’heure où les élections sont, dites-vous, un instrument de répression, quel regard portez-vous sur le système démocratique ?

Je pense qu’aujourd’hui le système parlementaire est une forme d’Etat. Ce que l’on appelle la démocratie représentative est une forme de pouvoir oligarchique. Le débat sur la démocratie, en ce sens là, nous renvoie au problème important que la gauche et l’extrême gauche ne savent pas aujourd’hui ce qu’elles proposent en matière de forme d’Etat. Cela depuis l’abandon de la catégorie dictature prolétarienne. Je ne défends pas l’expérience historique de cette catégorie. Je suis absolument d’accord qu’elle a conduit les Etats socialistes dans une impasse. Mais ce n’est pas parce que cette catégorie a été abandonnée que le problème a cessé d’exister. C’est une grande faiblesse de la gauche de n’avoir aucune proposition. Car la démocratie que nous connaissons n’est appropriée qu’au capitalisme. Il faut reconstituer un horizon idéologique cohérent.

Recueilli Par Jean-Marie Dinh

Invité par la librairie Sauramps, Alain Badiou a présenté ses deux derniers ouvrages  » De quoi Sarkozy est-il le nom ? et  » Petit panthéon portatif « 

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,

Origine de la démocratie représentative

par Hélène Landemore , le 7 mars 2008 La Vie des idées, ISSN : 2105-3030.

 

La représentation trahit-elle ou accomplit-elle l’idée démocratique ? N’est-elle au fond qu’un détournement par les élites de la souveraineté populaire ou permet-elle au contraire l’émergence d’une véritable volonté démocratique ? Nadia Urbinati et Bernard Manin en débattent dans un entretien réalisé en anglais par Hélène Landemore, à New York en avril 2007, dont voici les principaux extraits.

 

Hélène Landemore : Bernard Manin et Nadia Urbinati, vous avez tous deux écrit des livres aux titres proches, respectivement Les principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995) et Representative Democracy : Principles And Genealogy (University of Chicago Press, 2006). Mais la représentation n’est pas forcément démocratique et la démocratie n’est pas forcément représentative. Comment ces deux concepts se sont-ils rencontrés d’un point de vue historique ? Et quand le concept de démocratie représentative apparaît-il pour la première fois ?

N. Urbinati : Selon Gordon Wood, l’expression a été utilisée pour la première fois par Alexandre Hamilton en 1777 dans une lettre à Gouverneur Morris. La Révolution Américaine, contrairement à la Révolution française, n’a pas fait l’expérience d’un conflit dramatique entre souveraineté populaire et représentation et a sans doute fourni le premier effort décisif pour dissocier la démocratie des Modernes de celle des Anciens, c’est-à-dire la démocratie « représentative » de la démocratie « pure ». Afin de marquer la séparation et d’éviter toute confusion, les leaders américains ont préférés utiliser le terme « républicain » pour caractériser leur gouvernement populaire. En tous les cas, le terme « démocratie représentative » était utilisé de manière plus systématique au début des années 1790, en particulier par Paine, Condorcet et Sieyès. Dans les Bases de l’ordre social (1794), Sieyès opère une distinction intéressante entre deux interprétations du gouvernement représentatif, dont une seule est démocratique même si les deux sont fondées sur le principe des élections. Ces deux interprétations sont applicables à des territoires importants et fortement peuplés, mais la première consiste à faciliter « des rencontres partielles dans des localités diverses » tandis que la seconde consiste uniquement à « nommer des députés à une assemblée centrale ». Ainsi, selon Sieyès, la première ne peut résulter en une « volonté générale » unique parce qu’elle donne voix aux citoyens vivant dans les localités, semblable en cela au modèle proposé par Condorcet. Ce qui nous intéresse ici, c’est que Sieyès comprenait très bien la distinction entre différentes formes de gouvernement représentatif.

H. L. : Bernard Manin, peut-on dire que la différence tient au fait que la démocratie représentative est authentiquement démocratique alors que le gouvernement représentatif est, au fond, aristocratique ?

B. Manin : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante. Ces éléments démocratiques sont réels et importants. Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques. C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe. Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes. Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement. Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues. L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.

H. L. : Vous voulez dire que les Anciens ne connaissaient aucune forme de représentation ?

B. Manin : Oui, c’est ce que je dirais. Je ne crois pas qu’on puisse voir le conseil athénien [Boulè] comme un corps représentatif. Les sources identifient l’Assemblée avec « le peuple d’Athènes », mais elles n’identifient pas la Boulè et le demos, soulignant ainsi que le Conseil n’était pas perçu comme le représentant du peuple. La Boulè était simplement une magistrature collégiale.

N. Urbinati : Je suis d’accord. Le lieu de la représentation politique, c’est là où les lois sont faites. En ce sens, les érudits et leaders politiques du XVIIIe siècle reconnaissaient que les Modernes avaient introduit quelque chose que les Anciens ne connaissaient pas. Peut-être la révolution constitutionnelle anglaise du XVIIe siècle a-t-elle été une étape importante dans la construction du gouvernement représentatif. Le passage de la sélection à l’élection, ou l’institution d’une compétition ouverte pour les positions législatives, a représenté un tournant crucial dans la construction de la représentation politique. Le gouvernement représentatif exige d’être relié aux élections et d’avoir trait au pouvoir législatif.

Ces deux éléments combinés nous amènent à dire que le gouvernement représentatif est le gouvernement des Modernes.

H. L. : Quand le concept de représentation émerge-t-il ?

N. Urbinati : C’est une longue histoire. Les historiens nous disent qu’elle commence au Moyen-âge au sein de l’Eglise. Dans ce cas aussi, la question était de résoudre le problème du lien entre centre et périphérie. L’Eglise cherchait à représenter la communauté de toute la Chrétienté. La représentation était utilisée comme une manière d’unifier le peuple ou de relier le vaste corps des croyants. Au Moyen Âge fut avancée l’inscription de la règle du contrat dans la loi publique. Les communautés religieuses et laïques acceptèrent toutes deux que la décision portant sur la nomination au pouvoir soit régulée par la loi publique et, comme l’écrit Otto Gierke, cette nomination impliquait que tout pouvoir de type politique devait « représenter » la communauté tout entière. Cependant Scipione Maffei écrit dans une étude comparative et historique sur les formes républicaines de gouvernement datant de 1736 que les Romains pratiquaient [déjà] la représentation afin de donner voix aux nombreuses nations de l’empire. Il fait référence à Tacite qui, dans sa Germania, décrit les formes de représentation et les institutions parlementaires utilisées par les tribus Germaniques afin d’exprimer leurs revendications auprès du Sénat romain. La représentation était dans ce cas une manière de relier les diverses parties du vaste territoire de la république par une sorte de système fédéral.

B. Manin : Les origines de la représentation sont sans aucun doute à chercher au Moyen Âge, dans le cadre de l’Eglise et celui des villes dans leur relation au roi ou à l’empereur. L’idée était d’envoyer des délégués ayant pouvoir de lier ceux qui les envoyaient. C’est là que se trouve l’origine de la représentation. Une communauté donnée déléguait des membres ayant le pouvoir de lier ceux qui les avaient nommés. C’est le cœur de la notion de représentation. Ensuite la technique a été transférée à d’autres contextes et utilisées à d’autres fins.

N. Urbinati : Il y avait aussi des pratiques et des institutions privées, comme chez les avocats ou les juristes.

H. L. : Quel est le rôle de Hobbes dans cette histoire ?

N. Urbinati : Hobbes a utilisé la stratégie de la représentation d’une manière nouvelle et importante afin de créer l’état souverain. La représentation est pour lui un moyen de légitimer le souverain absolu tout en retirant du pouvoir au peuple, qui n’est que sujet. C’est une manière intéressante de légitimer l’autorité politique tout en ôtant du pouvoir au peuple. La représentation est une fiction qui crée le souverain absolu.

B. Manin : Hobbes articule peut-être avec une rigueur particulière l’idée d’une autorité souveraine qui agit à la place et au nom des sujets. Cependant le fait que la théorie de Hobbes soit particulièrement frappante pour nous n’est pas la preuve qu’elle ait eu un impact majeur dans les développements historiques réels. Comme Nadia et moi venons juste de le faire remarquer, les institutions et techniques représentatives précèdent largement Hobbes. Remarquons également que Hobbes ne mentionne pas du tout les élections comme méthode de désignation de l’autorité souveraine. Pour ce qui est de la représentation, il est certain que Sieyès a lu Hobbes et l’a utilisé afin d’articuler et justifier certaines de ses idées sur le gouvernement. Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver un tel recours à Hobbes chez les Pères Fondateurs américains. Chercher des idées hobbesiennes chez les révolutionnaires américains et les fondateurs de la Constitution américaine paraît une entreprise compliquée, à tout le moins.

N. Urbinati : Skinner insiste sur le rôle de Hobbes dans la création du système représentatif dans une fonction anti-républicaine. Pourtant Hobbes n’utilise pas la représentation comme institution politique ou comme une manière de créer un gouvernement qui est relié aux opinions du peuple et est en ce sens réactif et limité. Nous devrions dissocier la représentation politique de cette tradition, qui était une manière de conférer au souverain un pouvoir absolu, pas de créer un gouvernement axé sur le consentement du peuple. Le XVIIIe siècle est plus intéressant pour observer les différentes voies empruntées par cette idée de démocratie représentative. Je pense que le cas américain est très intéressant. Les fondateurs Américains ont organisé la représentation dans la pratique plutôt que dans la théorie.

Principes de la démocratie représentative

H. L. : Vous décrivez tous les deux différents principes pour caractériser respectivement le gouvernement représentatif et la démocratie représentative. Quels sont ces principes ? En quoi et pourquoi sont-ils différents ?

B. Manin : Mon livre porte essentiellement sur la question des arrangements institutionnels concrets. J’appelle ces arrangements institutionnels principes parce qu’ils se sont avérés stables au cours du temps. Mais par principes je n’entends pas des propositions abstraites, encore moins des idéaux et des valeurs. Mon approche est positive et analytique. Une telle perspective, je l’admets, a ses limites. Je l’ai adoptée dans l’intérêt de la maniabilité du projet.

J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.

1/ Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers. Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise le gouvernement représentatif, mais le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers. Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales [1]. Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales. Pendant qu’ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat. Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu’ils font pendant qu’ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l’obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.

2/ Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction. Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte. Remarquons que cet arrangement permet aux vœux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.

3/ Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ». Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout moment ses revendications auprès des représentants en fonction. Même Burke, l’un des opposants les plus fervents au principe du mandat impératif, insiste, dans la Troisième lettre sur une paix régicide [1796-1797] sur l’idée que le peuple garde à tout moment le droit d’exprimer ses vues et désirs « sans autorité absolue mais non sans un certain poids » (without absolute authority, but with weight). On trouve la même idée dans la dernière clause du Premier Amendement de la Constitution Américaine. Cette clause consacre le « droit des citoyens à s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs ». Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle. C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu [2].

4/ Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion ». Dire que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion. La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques. Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.

N. Urbinati : Aux quatre principes décrits par Bernard, que j’accepte, j’en ajouterais d’autres. Je pense que la démocratie (ou, pour le dire mieux, la transformation démocratique des institutions représentatives par le suffrage universel) introduit quelque chose d’intéressant. Par démocratie je veux dire ici le suffrage universel, incluant les adultes hommes et femmes, et aussi la spécialisation et la pluralisation de la société civile — tout ce que nous appelons aujourd’hui la société démocratique. La démocratie en ce sens large introduit deux éléments essentiels. L’un est le moment de la plaidoirie (advocacy) — qui a à voir avec le troisième des quatre points de Bernard. L’autre est celui de la représentativité. En ce qui concerne le moment de la plaidoirie, la représentation a besoin d’être corrélée avec la société civile à travers des formes associatives de politique telles que les parties ou les associations politiques, c’est-à-dire des formes agrégatives capables d’exprimer des revendications et de sonder [survey] la dimension institutionnelle tout en restant en contact avec le public. Bien entendu la plaidoirie est une forme de politique informelle, une politique faite d’influences et de jugement public plus que d’une volonté officielle. Mais c’est un aspect très important et qui souligne le fait que la représentation, ce n’est pas juste faire en sorte que les citoyens votent pour des candidats individuels. C’est aussi faire en sorte qu’ils aient une voix entre les élections. Les partis et les associations ont rendu possible cette fonction de plaidoirie.

L’autre élément est la représentativité de la représentation. La représentation n’est pas une substitution, mais une manière de s’identifier avec. Quand je vote, je fais en réalité deux choses : je sélectionne quelqu’un pour l’envoyer à l’assemblée (pour former une majorité) mais j’exprime aussi ma préférence pour quelqu’un dont les idées ou les valeurs ou les propositions sont proches des miennes. Je ne choisis pas un bureaucrate compétent ou un expert, parce que le métier d’un législateur n’est pas comme celui d’un bureaucrate ou d’un magistrat (ce métier n’est ni impartial, ni neutre, bien que faire des lois implique de passer des jugements qui ont l’intérêt général comme prémisse de départ). Je choisis quelqu’un de proche de mes propres positions, parce que j’ai des idées sur la manière dont les lois peuvent être améliorées ou changées ou sur la politique à poursuivre. Le choix d’un représentant, c’est assez comme le choix que fait un représentant qui délibère à l’Assemblée. Cette représentativité, je l’appelle voisinage d’idées et d’idéologie. La représentativité est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’intérieur de l’assemblée, où les législateurs doivent opérer en tant que membres du cadre délibératif tout en étant en contact avec l’en dehors du Parlement. Sans ces différences d’idées entre représentants ou le pluralisme idéologique, l’Assemblée reflèterait simplement les vues personnelles des législateurs sans corrélation avec la société civile. Les représentants ne représenteraient qu’eux-mêmes. Une telle Assemblée serait une imitation de la démocratie directe (à la différence cruciale que, dans ce cas, elle s’appliquerait uniquement au petit nombre des élus).

Mais la représentation n’est pas la démocratie directe. La construction des partis et des associations est importante, je dirais même essentielle, pour le gouvernement représentatif. L’assemblée n’est pas une liste de délégués individuels, mais un corps collectif de représentants, c’est-à-dire des individus pris dans des séparations/alliances idéologiques qui participent ensemble à la prise de décisions publiques. Pour cette raison, la représentation politique est une violation complète du privé comme forme de représentation juridique. Le représentant n’est pas élu juste pour moi comme personne privée, mais pour moi comme part égale du demos, c’est à dire comme citoyen. La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif : je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement. Mais les partis et l’intérêt général sont liés de manière intéressante dans l’assemblée représentative et peuvent exercer un certain contrôle (informel) afin de rendre possible un mandat politique. Une analyse des partis politiques serait nécessaire à ce stade. Disons juste qu’un parti n’est pas la même chose qu’une faction, pour utiliser une expression que Machiavel est le premier à avoir formulée avec soin. Les partis sont une façon de connecter l’intérêt particulier et l’intérêt général, alors que les factions ne cherchent qu’à s’approprier l’intérêt général pour satisfaire des intérêts privés et remplacer l’un par les autres.

H.L. : Diriez-vous alors que la représentation n’est pas l’alternative inférieure (second best) à la démocratie directe ?

B. Manin : Exactement. Sur ce point, Nadia et moi sommes absolument d’accord. La démocratie représentative n’est pas la démocratie directe en moins bien. C’est un système différent. Selon moi, la démocratie, directe ou indirecte, est une forme de gouvernement simple, alors que la démocratie représentative est une forme mixte impliquant une pluralité d’éléments.

La démocratie représentative est-elle élitiste ?

H.L. : Bernard Manin, vous montrez dans votre livre un processus de démocratisation du gouvernement représentatif. On passe ainsi selon vous de la démocratie parlementaire du XVIIIe siècle à la démocratie de partis de la fin du XIXe siècle et du début XXe à la démocratie du public d’aujourd’hui. Mais au bout du compte le gouvernement représentatif, même démocratisé, est toujours un régime partiellement élitiste. C’est un régime mixte. Pour vous, Nadia Urbinati, le modèle représentatif de la démocratie n’implique pas cet élément élitiste. En ce sens la démocratie représentative peut être opposée au modèle de la démocratie « électorale », qui présente selon vous une dimension élitiste. Est-ce correct ?

N. Urbinati (riant) : Bernard est plus élitiste que moi.

B. Manin : Selon moi, les élites jouent en effet un rôle important dans le gouvernement représentatif. C’est le cas parce que les élections sélectionnent nécessairement des individus dotés de caractéristiques peu communes qui sont valorisées positivement par les électeurs. Un candidat qui ne se distinguerait pas par certains traits favorablement jugés ne pourrait pas gagner une compétition électorale. Cela dit, la méthode élective ne détermine pas le contenu particulier des caractéristiques distinctives et jugées positivement qui font que les candidats sont élus. De telles caractéristiques sont déterminées par les préférences des électeurs, c’est-à-dire par les citoyens ordinaires. Les électeurs choisissent les qualités distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants. Ces qualités peuvent consister en une quantité de choses, y compris en une capacité exceptionnelle à exprimer et à diffuser une opinion politique donnée. Même dans ce cas nous avons toujours affaire à des élites, au sens où ces personnes qui sont exceptionnellement capables de défendre une opinion possèdent un talent que n’ont pas la plupart des gens partageant la même opinion. C’est la signification que j’attache au terme « élites ».

Je ne pense pas cependant que les arguments que je viens d’avancer équivaillent à une position élitiste. L’élitisme en tant que position normative affirme qu’il est désirable que des gens qui sont objectivement supérieurs aux autres occupent des positions supérieures. Ma théorie de la représentation n’implique pas une telle position. D’abord, je ne défends pas l’idée que les élections sélectionnent des candidats objectivement supérieurs à leurs électeurs. L’argument que j’avance est que les élections sélectionnent des candidats dotés des caractéristiques subjectivement valorisées, à tort ou à raison, par les électeurs. Deuxièmement, je n’avance pas d’arguments sur la question de savoir s’il est désirable ou pas que les positions de pouvoir aillent à des personnes possédant des traits distinctifs et valorisés par leurs concitoyens. J’établis principalement qu’un tel résultat est un trait nécessaire des systèmes représentatifs. Je soutiens, il est vrai, l’idée que ces systèmes sont cohérents avec le principe normatif selon lequel le pouvoir politique doit provenir du consentement libre de ceux sur lesquels il est exercé. C’est le cas aussi longtemps que les électeurs ont la possibilité effective de choisir les traits distinctifs de leurs représentants. Mais je ne vais pas au delà de cet argument limité. Une perspective normative plus ambitieuse aurait requis un argument long et complexe étant donné le mélange étroit des dimensions égalitaires et non-égalitaires dans la représentation. J’ai décidé qu’un tel argument était au delà des limites de mon projet et de mes capacités. Ainsi, en résumé, mon argument sur les élites est positif, pas normatif. On peut très bien reconnaître l’importance de fait des élites sans pour autant prendre partie pour l’élitisme comme valeur.

H. L. : N. Urbinati, à supposer que B. Manin ait raison sur le fait que le gouvernement représentatif est, d’un point de vue descriptif et objectif, toujours partiellement élitiste, même aujourd’hui, et à supposer que vous ayez raison sur le fait que, d’un point de vue normatif, cela ne devrait pas être le cas, avons-nous alors jamais fait l’expérience de ce qu’est la vraie démocratie représentative ?

N. Urbinati : Pas exactement. Quand vous lisez le dernier chapitre du livre de B. Manin, vous lisez que l’on ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie. Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ? En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation. » Pourtant il y a des moments lors desquels nous sentons une déconnexion entre nous et nos représentants. Est-ce que cette tension fait partie de la signification du gouvernement représentatif ? C’est un fait qu’il y a des moments où nous sentons, ou pensons, ou écrivons que cette déconnexion existe. Pourquoi cela ? Même s’il ne peut pas être mesuré ou quantifié, ce sentiment de déconnexion, ou de violation, ou de manque de représentativité, est bien réel. Ce qui m’intéresse est la démocraticité [sic] de la représentation. S’il est vrai que la démocratie représentative a à voir avec le jugement du peuple plutôt que la volonté du peuple, alors afin d’avoir un gouvernement plus démocratique, vous avez besoin de davantage que simplement de systèmes électoraux ou de systèmes de partis. Ce qui est sûr c’est que vous avez besoin d’être attentif à la qualité des systèmes d’information (parce que le jugement est ce qui caractérise la présence du peuple dans un gouvernement indirect ou représentatif). L’information est très importante dans un système dans lequel l’aspect indirect et médié est si important, dans lequel nous recevons toutes nos données sous forme d’information pré-digérée et où rien n’est de première main ou face à face. Nous n’avons pas d’instrument pour passer un jugement compétent indépendamment des médias. Donc c’est vrai que les questions de l’argent privé dans les campagnes, de l’indépendance des médias, et du pluralisme, sont de réels problèmes parce qu’ils peuvent entraîner une violation de l’égalité de participation dans le système. Il y a donc des réformes à mener sur ces questions si nous voulons être plus en accord avec un système représentatif.

La démocratie représentative n’est certainement pas moins démocratique que la démocratie directe. Paine avait raison de dire que la démocratie représentative surpasse la démocratie directe. En démocratie directe, chaque citoyen est là pour lui-même ou elle-même, et il est difficile de créer un lien entre les individus et les institutions. Mais dans un gouvernement représentatif, le Parlement et les institutions sont toujours connectés au peuple de façon médiée. La deuxième chose que la représentation rend possible est la stabilité de la démocratie. Paine disait que la démocratie représentative est supérieure à la démocratie directe par cet aspect également. Dans la démocratie directe les assemblées sont le lieu d’une confrontation directe entre les citoyens individuels. Cela peut rapidement donner lieu à des conflits ou des situations où seule la majorité dirige sans aucune contrainte, ou bien encore une situation dans laquelle des factions et des pouvoirs forts dirigent. La médiation est un bon remède. Mais elle demande à être régulée.

J’aimerais ajouter une dernière chose sur le caractère démocratique de la représentation. La représentation dénote à la fois un pouvoir positif et actualisant et un pouvoir négatif, de contrôle. Elle assure que les citoyens peuvent compter sur un point d’appui à la fois pour faire avancer leurs revendications et résister aux tendances du pouvoir en place. En tant qu’institution remplissant une fonction législative (faisant des lois qui doivent être obéies), la représentation en démocratie moderne est intrinsèquement corrélée avec la voix [voice] comme moyen d’exercer le pouvoir et de le contrôler (la voix des citoyens et de leur représentants élus).

A l’inverse, en démocratie représentative, l’exclusion politique pour un individu se traduit principalement par le fait de n’être pas écouté parce que sa voix n’est pas comptabilisée de manière proportionnelle ou/et parce que l’individu n’est pas assez fort pour être entendu. C’est pourquoi en démocratie représentative l’inclusion dans le demos n’est pas une garantie suffisante que les inclus auront tous la même influence politique. La raison en est qu’en démocratie la participation, directe ou indirecte, est structurellement volontaire. Ceci rend compte du fait que les représentants sont des délibérateurs politiques qui, au contraire des juges, ne sont ni impartiaux ni obligés d’écouter toutes les parties. En effet, ils peuvent choisir d’ignorer les « voix » des autres à l’assemblée, même si cela peut entraîner une désapprobation morale.

Démosthène pensait que c’était vrai des citoyens démocratiques en général et se plaignait de ce que l’un des principaux problèmes de la délibération politique était que les Athéniens « n’écoutent même pas les autres » à l’assemblée. Et John Stuart Mill reconnaissait de façon explicite dans ses discours parlementaires le fossé entre voix politique (le suffrage) et influence politique (la capacité à être entendu) de sorte que, dans sa défense du suffrage politique pour les classes ouvrières, il reconnaissait que cela ne les aiderait pas beaucoup d’avoir des avocats à l’assemblée si ces avocats étaient en petit nombre. Pour cette raison, il voyait la nécessité pour les classes ouvrières d’avoir, en plus du suffrage, une voix influente et en fait de beaucoup de voix, si possible pas trop éparpillées ou isolées.

La démocratie représentative est-elle en crise ?

H. L. : B. Manin, selon N. Urbinati, vous niez qu’il y ait une crise de la représentation. D’un autre côté, vous parlez des différentes crises de la représentation comme autant d’étapes dans la métamorphose de la représentation. Donc est-ce que l’actuelle « crise de la représentation » dont parlent les médias est juste une illusion de perspective ? Juste une nouvelle métamorphose ?

B. Manin : Pour que la notion de crise soit utile à l’analyse, il faut ne l’employer que sous certaines conditions. Il faut, en particulier, que des événements ou développements attestés paraissent pour quelque raison incompatibles avec les caractères constitutifs de l’objet considéré, menaçant potentiellement sa survie. Faute d`une telle exigence, les diagnostics de crise deviennent des lieux communs de faible valeur informative. Tout changement dans un domaine donné, et en particulier toute évolution encore peu étudiée et, du coup, mal comprise, donnent alors matière à une déclaration de crise. Deux facteurs nourrissent, en outre, la prolifération des diagnostics de crise : d’une part, la propension répandue à idéaliser le passé, et d’autre part, le fait que l’annonce d’une crise dans une activité quelconque est plus susceptible d’attirer l’attention des éditeurs et des lecteurs, même académiques, que l’analyse du cours de cette activité.

Les conditions requises pour justifier le diagnostic d’une crise du système représentatif ne me paraissent pas satisfaites. Ici, les deux indicateurs les plus sérieux d’une éventuelle crise sont d’une part la baisse du taux de participation électorale, et d’autre part le relatif discrédit affectant le personnel politique. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion technique de ces indicateurs. On peut noter, toutefois, que leur analyse fait toujours l’objet de discussions parmi les spécialistes. Et surtout, les raisons pour lesquelles les développements reflétés par ces indicateurs seraient incompatibles avec la constitution du gouvernement représentatif n’apparaissent pas clairement.

Dans son étude magistrale de l’ensemble des démocraties établies, Mark Franklin montre, par exemple, que la participation électorale a baissé depuis 1945 [3]Il souligne, cependant, que cette baisse est limitée et qu’on pourrait aussi bien se demander pourquoi la participation a aussi peu changé. Sa propre théorie s’efforce de répondre aux deux questions. Mais Franklin montre surtout que cette baisse ne constitue qu’une moyenne sur l’ensemble des élections tenues dans chacun des pays. Le phénomène central est que la participation fluctue en fonction du caractère particulier de chaque élection. Le nombre des votants augmente, parfois de façon massive, lorsque l’élection est perçue comme importante et très disputée. Les récentes élections françaises en offrent une illustration spectaculaire, mais le phénomène de la fluctuation se retrouve dans toutes les démocraties. On ne voit pas pourquoi le fait que les électeurs se mobilisent surtout lorsque l’enjeu d’une élection leur paraît important et que les résultats s’annoncent serrés serait incompatible avec le fonctionnement du système représentatif.

Plusieurs travaux montrent d’autre part que les citoyens déclarant leur faible confiance dans le personnel politique ne se retirent pas dans l’apathie politique et le désintérêt. Ils sont au contraire plus susceptibles que la moyenne de s’engager dans des formes de participation politique diverses, non électorales comme électorales [4].

La viabilité du système représentatif serait sans doute menacée si les citoyens cessaient systématiquement de lui porter intérêt et de prendre part aux différentes formes d’action politique qu’il leur offre. Tel ne semble pas être le cas. Le tableau qui se dessine est plutôt celui d’un changement dans le rythme et les modalités de l’engagement politique. Rien n’indique que le système soit incapable de s’adapter à de telles évolutions. Les institutions représentatives ont déjà fait la preuve de leur adaptabilité. Que les agencements établis au XVIIIe siècle aient survécu aux dislocations sociales engendrées par la révolution industrielle, servant même à pacifier le conflit de classe et à intégrer la classe ouvrière au système politique, en fournit l’illustration la plus impressionnante. Cette capacité d’adaptation n’est pas seulement un fait d’expérience, on peut en discerner les raisons. D’une part, comme nous le notions, le système est composite, formé de plusieurs éléments entre lesquels les relations ne sont pas rigoureusement fixées. Ainsi, le dispositif confère l’autorité de décider aux élus seuls. Mais il établit aussi la liberté de manifester opinions et revendications à tout moment. Le poids que les élus doivent donner à ces manifestations n’est pas rigidement déterminé. Cette marge d’indétermination rend les ajustements possibles. D’autre part, le système rend visibles les insatisfactions qu’il engendre lui-même. Il donne aussi des incitations à y remédier du fait de la compétition électorale.

Ainsi, la liberté d’information et d’expression des opinions fait que nous avons connaissance du discrédit relatif dont les hommes politiques sont l’objet. Ceux-ci en ont connaissance également. Et la perspective de voir surgir des compétiteurs qui ne soient pas victimes de ce discrédit pousse à chercher des antidotes. Le gouvernement représentatif comporte ainsi des mécanismes d’auto-régulation et même d’auto-transformation. Compte-tenu des capacités de transformation du gouvernement représentatif, nous devrions être assez exigeants sur les critères permettant de le déclarer en crise.

H. L. : Est-ce que des émeutes en banlieue ne représentent pas un critère suffisant d’une crise de la représentation ?

B. Manin : Les émeutes dans les banlieues sont évidemment la marque d’un échec. Mais pourquoi considérer cet échec comme le signe d’une crise de la représentation ? D’abord, ces émeutes sont propres à la France et n’affectent pas toutes les démocraties représentatives. En outre il faut distinguer un système de gouvernement des politiques particulières qu’il produit dans tel ou tel domaine. La France a certainement échoué, jusqu’ici, à intégrer les habitants de ses banlieues à l’ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays. Il ne s’ensuit pas que le système français de gouvernement soit défectueux. La conclusion est plutôt que les politiques suivies dans ce domaine n’étaient pas les bonnes. Plus largement cependant, l’éruption de désordres publics n’est pas nécessairement le pire des maux. Tout dépend de la réponse qui leur est apportée, ainsi que de leur gravité. Dans certaines limites, des désordres peuvent aussi constituer une incitation pressante à résoudre des problèmes ou des injustices particulièrement récalcitrants. Machiavel arguait déjà que les dissensions entre la plèbe et le patriciat, et les troubles qui en avaient résulté, n’avaient pas causé la ruine de Rome, mais avaient plutôt contribué à la longévité et à l’équilibre de la République en contraignant les patriciens à soulager les griefs de la plèbe.

N. Urbinati : On peut parler d’un court-circuit du système. La distance entre le pays « légal » et le pays « réel » — le signe de ce que nous percevons comme un manque d’adhésion sympathique entre institutions représentatives et citoyens — peut être une manière pour le système d’opérer une sorte d’auto-ajustement, comme une sorte d’auto-médication. Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente dans son cas, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la revitalisation et au changement politique. Dans les démocraties représentatives mûres d’aujourd’hui, le manque d’imagination au regard des réformes à mettre en place pour traiter les problèmes urgents peut être délétère. Ce qui selon moi est un problème urgent, c’est la « démocratie du public », cette forme modernisée de populisme. B. Manin a raison d’un point de vue descriptif de diagnostiquer le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public. Mais est-il possible d’être purement descriptif quand on diagnostique ce phénomène ? La démocratie du public n’est-elle pas plutôt une violation du gouvernement représentatif ? Selon moi cette nouvelle forme de césarisme ou de populisme est une violation de la démocratie représentative. Une identification non critique des masses à un leader élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique est toujours une violation des principes de la démocratie représentative. L’avènement de la démocratie du public est davantage un problème selon moi que les émeutes. C’est un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique.

Une dérive populiste ?

H. L. : Bernard, en répondant à la question de Nadia, pouvez-vous au passage évoquer la figure de Ségolène Royal et de son supposé populisme (cf. sa référence aux jurys de citoyens et autres mesures “participatives”) ?

B. Manin : Une clarification, d’abord. Je ne défends pas l’idée que les partis politiques sont obsolètes, ni en voie de le devenir. Ma formulation originelle manquait peut-être de netteté. En tout cas, l’idée n’était pas celle-là. Elle était qu’au stade de la démocratie du public les allégeances et loyautés partisanes stables sont en déclin. Elles n’ont pas disparu, certes, mais elles subissent une érosion. Un nombre croissant d’électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe ou de religion. Ces électeurs moins fidèles votent d’ailleurs rarement pour le parti opposé, parfois pour un parti allié, et le plus souvent oscillent entre l’abstention et le vote. Ceci ne revient pas à dire que les partis perdent leur importance. Les partis sont encore essentiels dans deux domaines. D’abord, les votes au parlement sont toujours commandés par les clivages partisans. D’autre part les partis continuent de dominer l’arène électorale. Ils se sont adaptés, sans doute, à la personnalisation du choix électoral (un autre trait de la démocratie du public). Mais cette adaptation leur a permis de maintenir une place centrale. Ce sont eux qui financent, préparent et organisent les campagnes électorales.

Vous mentionniez Ségolène Royal. Elle illustre justement le rôle prééminent des partis dans la compétition électorale en même temps que leur adaptation à la personnalisation du pouvoir. Sa personnalité a figuré au premier plan de la campagne électorale. Mais elle ne s’est pas portée à la candidature parce qu’elle avait, indépendamment, accédé au rang de célébrité dans le spectacle, la culture ou le sport. Elle a été candidate parce qu’elle a été désignée par le parti socialiste à l’issue d’une procédure choisie par sa direction. Sans doute, n’était-elle pas un des principaux leaders du parti, mais toute sa carrière, depuis plus de vingt ans, s’est faite dans et par le parti. Il y a de fortes raisons de penser qu’en choisissant une femme, n’appartenant pas au cercle des dirigeants habituels, les socialistes ont fait un choix délibéré voulant manifester par là un renouvellement. Les partis politiques ne sont assurément pas sur la voie de la disparition. Dans toutes les démocraties, ils se sont adaptés à la fois à l’érosion des fidélités partisanes stables et à la personnalisation du pouvoir.

N. Urbinati : C’est un ajout et un changement importants que tu fais, Bernard. Parce que dans ton livre, tu présentais la démocratie de partis comme un moment possible et transitoire, une variété de la démocratie représentative à un moment historique donné, le moment des partis de masse. Tu présentais aussi la démocratie du public comme l’avenir du gouvernement représentatif. Tu as même écrit que, une fois « indépendants des inclinations partisanes individuelles », les citoyens seraient plus autonomes dans leur jugement, parce que, quelles que soient leurs opinions partisanes, ils « recevraient la même information sur un sujet donné que les autres citoyens ». Je ne suis pas du tout d’accord avec cette évaluation bénigne de la démocratie du public. Je pense que c’est une forme de populisme qui non seulement ne rend pas le jugement des citoyens plus indépendant mais rend le gouvernement moins ouvert à leur contrôle et leur participation. Je suis d’accord avec ton diagnostic d’une crise des allégeances partisanes idéologiques fortes. Mais c’est la distribution des lignes partisanes qui a changé, pas le caractère idéologique des alliances et de la politique. La « démocratie du public » ne marque pas la fin des partis mais leur transformation du rôle d’instruments publiques de participation à celui d’agents privés de direction et de formation de l’opinion. En Italie, le pays qui a fait du vidéo-populisme un défi puissant au système de partis traditionnel, Silvio Berlusconi a été capable de gagner une majorité stable uniquement à partir du moment où il a créé son propre parti, endossé une identité idéologique forte, et donné à ses électeurs la certitude qu’ils appartenaient à un parti, pas seulement à une publicité télévisée.

En surface, la « démocratie du public » paraît incarner un système de représentation fluide, ouvert, indéterminé, et géré par des candidats individuels plutôt qu’un parti homologué. Une analyse plus profonde révèle cependant que ce système n’est pas moins hiérarchique, rigide, et homologué que son ancêtre, avec la différence remarquable (et négative) que, à présent, l’agent unificateur est, directement, la personne du leader et, indirectement, le pouvoir sublimé des médias. J’aimerais insister une fois encore sur le fait que sans les partis je ne peux pas imaginer aucune forme de démocratie représentative. Comme je le disais, il s’agirait d’une forme de césarisme ou de populisme ; mais ne l’appelons pas démocratie représentative. Le cas de l’Italie est important à cet égard. Mussolini était une violation évidente de la démocratie représentative. Berlusconi en est une autre aujourd’hui.

B. Manin : Je suis entièrement d’accord avec Nadia pour affirmer qu’il y a une violation de la représentation lorsqu’un leader vise à incarner seul la communauté tout entière par delà ses clivages et ses divisions, plutôt qu’une vision particulière de la communauté et du bien commun. Le césarisme transgresse assurément une norme fondamentale du gouvernement représentatif, surtout si l’aspirant à la position transcendante réussit effectivement à disqualifier ses opposants potentiels et à leur interdire l’accès à la compétition. Mais ce n’est pas ce que nous observons dans les démocraties établies. La personnalisation des campagnes électorales ne signifie pas l’abolition des différences entre les options offertes. Chaque orientation proposée prend temporairement une figure personnalisée, chaque parti s’identifie à son chef du moment, mais le résultat est que plusieurs chefs s’affrontent, de fait, dans la compétition.

N. Urbinati : Un théoricien conservateur comme Guizot mérite d’être cité sur ce sujet. Selon lui, le gouvernement représentatif désigne une société dans laquelle les intérêts pluralistes de la société civile n’entrent pas directement dans la politique mais opèrent de façon médiée. L’Italie est un exemple éloquent de pays dans lequel cette médiation est de plus en plus mince et à l’occasion disparaît presque complètement. Le chef d’une corporation privée puissante (et complètement engagée dans le monde des médias) entre dans l’arène politique et fait tout par lui-même, directement. C’est une violation de la représentation. La représentation est un système caractérisé par le fait qu’il est indirect et médié. La démocratie du public, telle qu’elle est apparue en Italie, est un régime dans lequel un intérêt corporatif crée son propre parti, ses propres médias, afin de promouvoir ses intérêts propres. La violation du principe représentatif a lieu quand la société civile entre le politique directement, de façon non médiée. Le transfert direct du social (qu’il soit économique ou religieux ou culturel) au politique est une violation manifeste de la représentation.

La représentation des minorités

H. L. : Certaines personnes [5] ont proposé de nouvelles manières d’assurer une meilleure représentativité des assemblées démocratiques, par exemple par l’introduction d’échantillonnage aléatoire ou de tirages au sort. Que pensez-vous de ces propositions ?

N. Urbinati : Je suis sceptique et critique à l’égard de ces idées, et particulièrement à l’égard de l’idée des forums délibératifs composés de citoyens sélectionnés par échantillonnage aléatoire. Ces citoyens sont en fait sélectionnés comme membres d’une classe de personnes (caractérisées par leur âge, leurs revenus ou leur sexe) comme si les individus étaient le reflet de leur groupe d’appartenance. Je ne comprends pas le but de ces pratiques.

 

H. L. : Et si le but était simplement de corriger un déséquilibre objectif, comme la sous-représentation des femmes dans les assemblées démocratiques ? L’idée est qu’un échantillonnage aléatoire produirait des assemblées dont la composition serait plus proche de la composition réelle de la population que celle produite par les systèmes représentatifs existants.

N. Urbinati : En théorie, je suis contre les quotas, pour deux raisons. D’abord, parce que les quotas représentent une violation des principes de base de la citoyenneté démocratique (liberté égale) et deuxièmement parce qu’ils représentent des mesures exceptionnelles prises pour protéger une minorité (par exemple une minorité ethnique) du risque d’être absorbée par la majorité. Mais les femmes ne sont pas une minorité à protéger. Le manque de présence représentative des femmes n’est pas le fait d’une majorité forte qui doit être contrôlée mais celui d’une majorité qui est partiale et qui n’est pas inclusive de la majorité dans son ensemble. Bien que les quotas ne soient peut-être pas la meilleure solution, il peut parfois être nécessaire de transgresser les principes quand il s’agit de redresser une injustice flagrante (c’est ce qui s’est passé avec les politiques de discrimination positive). L’absence de femmes dans les listes de candidats et au Parlement est une forme d’injustice même si elle ne contredit aucun principe constitutionnel. Comme je l’ai dit auparavant, un élément essentiel de la représentation politique est la présence informelle et indirecte par l’intermédiaire des idées et de la voix. C’est à cette dimension que nous devons prêter attention lorsque nous affirmons que les femmes devraient être présentes dans les lieux où les programmes politiques sont faits. De plus, un Parlement qui est seulement un Parlement masculin est, vu de l’extérieur, si évidemment non-représentatif ! Imaginez un pays où le Parlement serait essentiellement composé de femmes. Ne pensez-vous pas que les citoyens (les citoyens hommes) questionneraient sa représentativité et l’accuseraient d’être biaisé en faveur des femmes ? Il est vrai que puisque ce sont les idées et non les personnes qui importent pour la représentation, les femmes peuvent bien être représentées par les hommes. Et il est possible qu’augmenter le nombre de femmes au Parlement ne changerait rien à la qualité de la politique. Mais est-ce que nous savons seulement de quoi aurait l’air la politique d’un Parlement composé pour moitié de femmes ? Il est difficile de généraliser sans l’appui de l’expérience.

En tous cas, bien que je puisse m’identifier aux idées des représentants masculins, je ne doute pas que les idées sont un cocktail que les hommes et les femmes concoctent à travers leur vie sociale quotidienne. Aussi, plutôt que des quotas, je pense qu’il serait plus approprié d’adopter une politique des 50%. Chaque liste de candidats devrait être composé d’une double liste, de façon à avoir le même nombre de candidats hommes et femmes. Cela donnerait une vraie liberté de choix et on n’aurait pas besoin d’imposer des quotas.

B. Manin : Je ne suis pas hostile à l’expérimentation institutionnelle. Et la flexibilité du gouvernement représentatif permet d’introduire des dispositifs complémentaires. Quant au déséquilibre dans la composition des assemblées représentatives, il est sans doute indésirable. Mais cela ne tient pas à ce que chacune des catégories composant la population ne pourrait être convenablement représentée que par ses membres. Ce serait là le principe de la représentation-miroir contre lequel le gouvernement représentatif s’est explicitement établi, aux Etats-Unis en particulier. Ce n’est pas à l’architecte institutionnel qu’il appartient de choisir par qui doivent être représentés les femmes ou les descendants des immigrés, c’est à eux-mêmes. Le défaut tient plutôt à ce qu’un écart important, stable et se maintenant sur la longue durée entre la composition de l’assemblée et la composition de la population est un indice que certaines catégories de la population sont très probablement victimes de handicaps résistants dans l’accès à la candidature. On ne voit pas ce qui pourrait expliquer une proportion constamment minuscule de femmes dans les assemblées, sinon les obstacles, matériels ou culturels, que rencontrent les femmes désirant se porter candidates. Il y a là, comme le dit justement Nadia, une violation de l’égalité politique fondamentale.

La solution ne consiste pas à établir des quotas permanents, mais d’abord à identifier les causes de ces handicaps résistants, ensuite à y apporter remède par des mesures sociales appropriées (rendant, par exemple, la carrière politique plus compatible avec la maternité). Enfin, si l’on trouve que ces handicaps tiennent à des causes culturelles et des préjugés, on peut avoir recours à des dispositions incitatives, voire contraignantes. Mais il est préférable que ces dispositions soient temporaires (jusqu’à la disparition des préjugés), car elles contreviennent tout de même à l’égale liberté de choisir ses représentants.

Un handicap structurel méritant une attention particulière concerne cependant, non pas des catégories socio-démographiques, mais ceux que l’on appelle « les challengers » dans une élection. Dans plusieurs démocraties, les élus sortants bénéficient d’avantages divers (de ressources, en particulier) lorsqu’ils se présentent à la réélection. Les avantages des sortants font évidemment les handicaps des challengers. Une telle configuration est doublement défectueuse. D’une part, elle contrevient, comme les handicaps précédents, au principe de l’égale liberté de choisir ses représentants. D’autre part, elle entrave le renouvellement du personnel politique, contribuant ainsi à nourrir l’image d’une classe politique fermée, se perpétuant au pouvoir contre vents et marées.

Traduit de l’anglais par Hélène Landemore en collaboration avec Bernard Manin.

1] Pour Schumpeter, la démocratie se définit comme un mode de désignation, par les élections, des gouvernants .

[2] B. Manin développe ce point plus longuement dans le post-scriptum » à la traduction allemande de son livre. Voir « Publikumsdemokratie revisited. Nachwort zur deutschen Ausgabe », Kritik der repräsentativen Demokratie, Matthes & Seitz, Berlin, 2007.

[3] Voir Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945, Cambridge University Press, 2004.

[4] Voir, entre autres, Pippa Norris, Democratic Phoenix : Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002

[5] Par exemple James Fishkin et ses « sondages délibératifs » (deliberative polling) qui consistent à former des mini-assemblées citoyennes ou forums délibératifs à partir de tirage au sort au sein de l’ensemble de la population. Ces mini-assemblées n’ont qu’un rôle consultatif dans le modèle de Fishkin mais on pourrait envisager de créer une assemblée générale à pouvoir décisionnel constituée sur le même principe. Pour une illustration des « deliberative polling », voir le site du « Center for Deliberative Democracy ». Voir aussi l’ouvrage de Bruce Ackerman et James Fishkin, Deliberation Day (2004), qui reprend en partie les propositions de Fishkin.

Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Science politique,

Discours de Latran de Nicolas Sarkozy

Messieurs les Cardinaux,
Mesdames et Messieurs,
Et si vous le permettez, Chers Amis,

Permettez-moi d’adresser mes premières paroles au cardinal Ruini, pour le remercier très chaleureusement de la cérémonie qu’il vient de présider. J’ai été sensible aux prières qu’il a bien voulu offrir pour la France et le bonheur de son peuple. Je veux le remercier également pour l’accueil qu’il m’a réservé dans cette cathédrale de Rome, au sein de son chapitre.

Je vous serais également reconnaissant, Eminence, de bien vouloir transmettre à sa Sainteté Benoît XVI mes sincères remerciements pour l’ouverture de son palais pontifical qui nous permet de nous retrouver ce soir. L’audience que le Saint Père m’a accordée ce matin a été pour moi un moment d’émotion et de grand intérêt. Je renouvelle au Saint Père l’attachement que je porte à son projet de déplacement en France au deuxième semestre de l’année 2008. En tant que président de tous les Français, je suis comptable des espoirs que cette perspective suscite chez mes concitoyens catholiques et dans de nombreux diocèses. Quelles que soient les étapes de son séjour, Benoît XVI sera le bienvenu en France.

***

En me rendant ce soir à Saint-Jean de Latran, en acceptant le titre de chanoine d’honneur de cette basilique, qui fut conféré pour la première fois à Henri IV et qui s’est transmis depuis lors à presque tous les chefs d’Etat français, j’assume pleinement le passé de la France et ce lien si particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise.

C’est par le baptême de Clovis que la France est devenue Fille aînée de l’Eglise. Les faits sont là. En faisant de Clovis le premier souverain chrétien, cet événement a eu des conséquences importantes sur le destin de la France et sur la christianisation de l’Europe. A de multiples reprises ensuite, tout au long de son histoire, les souverains français ont eu l’occasion de manifester la profondeur de l’attachement qui les liait à l’Eglise et aux successeurs de Pierre. Ce fut le cas – de la conquête par Pépin le Bref, des premiers Etats pontificaux ou de la création auprès du Pape de notre plus ancienne représentation diplomatique.

Au-delà de ces faits historiques, c’est surtout parce que la foi chrétienne a pénétré en profondeur la société française, sa culture, ses paysages, sa façon de vivre, son architecture, sa littérature, que la France entretient avec le siège apostolique une relation si particulière. Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes. Et la France a apporté au rayonnement du christianisme une contribution exceptionnelle. Contribution spirituelle, contribution morale par le foisonnement de saints et de saintes de portée universelle : saint Bernard de Clairvaux, saint Louis, saint Vincent de Paul, sainte Bernadette de Lourdes, sainte Thérèse de Lisieux, saint Jean-Marie Vianney, Frédéric Ozanam, Charles de Foucauld… Contribution littéraire, contribution artistique : de Couperin à Péguy, de Claudel à Bernanos, Vierne, Poulenc, Duruflé, Mauriac ou encore Messiaen. Contribution intellectuelle, si chère à Benoît XVI, Blaise Pascal, Bossuet, Maritain, Emmanuel Mounier, Henri de Lubac, Yves Congar, René Girard… Qu’il me soit permis de mentionner également l’apport déterminant de la France à l’archéologie biblique et ecclésiale, ici à Rome, mais aussi en Terre sainte, ainsi qu’à l’exégèse biblique, avec en particulier l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem.

Je veux évoquer parmi vous ce soir la figure du cardinal Jean-Marie Lustiger qui nous a quittés cet été. Je veux dire que son rayonnement et son influence ont eux aussi très largement dépassé les frontières de la France. J’ai tenu à participer à ses obsèques car aucun Français, je l’affirme, n’est resté indifférent au témoignage de sa vie, à la force de ses écrits, et permettez-moi de le dire, au mystère de sa conversion. Pour moi et pour tous les catholiques, sa disparition a représenté une grande peine. Debout à côté de son cercueil, j’ai vu défilé ses frères dans l’épiscopat et les nombreux prêtres de son diocèse, et j’ai été touché par l’émotion qui se lisait sur le visage de chacun.

***

Cette profondeur de l’inscription du christianisme dans notre histoire et dans notre culture, se manifeste ici à Rome par la présence jamais interrompue de Français au sein de la Curie et aux responsabilités les plus éminentes. Je veux saluer ce soir le cardinal Etchegaray, le cardinal Poupard, le cardinal Tauran, Monseigneur Mamberti, dont l’action, je n’hésite pas à le dire, honore la France.

Les racines chrétiennes de la France sont aussi visibles dans ces symboles que sont les Pieux établissements, la messe annuelle de la Sainte-Lucie et celle de la chapelle Sainte-Pétronille. Et puis il y a bien sûr cette tradition qui fait du président de la République française le chanoine d’honneur de Saint-Jean de Latran. Saint-Jean de Latran, ce n’est pas rien, tout de même. C’est la cathédrale du Pape, c’est la « tête et la mère de toutes les églises de Rome et du monde », c’est une église chère au cœur des Romains. Que la France soit liée à l’Eglise catholique par ce titre symbolique, c’est la trace de cette histoire commune où le christianisme a beaucoup compté pour la France et la France beaucoup compté pour le christianisme Et c’est donc tout naturellement, comme le général de Gaulle, comme Valéry Giscard d’Estaing, comme Jacques Chirac, que je suis venu m’inscrire avec bonheur dans cette tradition.

***

Tout autant que le baptême de Clovis, la laïcité est également un fait incontournable dans notre pays. Je sais les souffrances que sa mise en œuvre a provoquées en France chez les catholiques, chez les prêtres, dans les congrégations, avant comme après 1905. Je sais que l’interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie, reconnaissons le, cher Max Gallo, une reconstruction rétrospective du passé. C’est surtout par leur sacrifice dans les tranchées de la Grande guerre, par le partage de leurs souffrances, que les prêtres et les religieux de France ont désarmé l’anticléricalisme ; et c’est leur intelligence commune qui a permis à la France et au Saint-Siège de dépasser leurs querelles et de rétablir leurs relations.

Pour autant, il n’est plus contesté par personne que le régime français de la laïcité est aujourd’hui une liberté : la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de pratiquer une religion et la liberté d’en changer, de religion, la liberté de ne pas être heurté dans sa conscience par des pratiques ostentatoires, la liberté pour les parents de faire donner à leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions, la liberté de ne pas être discriminé par l’administration en fonction de sa croyance.

La France a beaucoup changé. Les citoyens français ont des convictions plus diverses qu’autrefois. Dès lors la laïcité s’affirme comme une nécessité et oserais-je le dire, une chance. Elle est devenue une condition de la paix civile. Et c’est pourquoi le peuple français a été aussi ardent pour défendre la liberté scolaire que pour souhaiter l’interdiction des signes ostentatoires à l’école.

Cela étant, la laïcité ne saurait être la négation du passé. La laïcité n’a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n’aurait pas dû. Comme Benoît XVI, je considère qu’une nation qui ignore l’héritage éthique, spirituel, religieux de son histoire commet un crime contre sa culture, contre ce mélange d’histoire, de patrimoine, d’art et de traditions populaires, qui imprègne si profondément notre manière de vivre et de penser. Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, c’est dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire.

C’est pourquoi nous devons tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : assumer les racines chrétiennes de la France, et même les valoriser, tout en défendant la laïcité, enfin parvenue à maturité. Voilà le sens de la démarche que j’ai voulu accomplir ce soir à Saint-Jean de Latran.

***

Le temps est désormais venu que, dans un même esprit, les religions, en particulier la religion catholique qui est notre religion majoritaire, et toutes les forces vives de la nation regardent ensemble les enjeux de l’avenir et non plus seulement les blessures du passé.

Je partage l’avis du Pape quand il considère, dans sa dernière encyclique, que l’espérance est l’une des questions les plus importantes de notre temps. Depuis le siècle des Lumières, l’Europe a expérimenté tant d’idéologies. Elle a mis successivement ses espoirs dans l’émancipation des individus, dans la démocratie, dans le progrès technique, dans l’amélioration des conditions économiques et sociales, dans la morale laïque. Elle s’est fourvoyée gravement dans le communisme et dans le nazisme. Aucune de ces différentes perspectives – que je ne mets évidemment pas sur le même plan – n’a été en mesure de combler le besoin profond des hommes et des femmes de trouver un sens à l’existence.

Bien sûr, fonder une famille, contribuer à la recherche scientifique, enseigner, se battre pour des idées, en particulier si ce sont celles de la dignité humaine, diriger un pays, cela peut donner du sens à une vie. Ce sont ces petites et ces grandes espérances « qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin » pour reprendre les termes même de l’encyclique du Saint Père. Mais elles ne répondent pas pour autant aux questions fondamentales de l’être humain sur le sens de la vie et sur le mystère de la mort. Elles ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort.

Ces questions sont de toutes les civilisations et de toutes les époques et ces questions essentielles n’ont rien perdu de leur pertinence, et je dirais, mais bien au contraire. Les facilités matérielles de plus en plus grandes qui sont celles des pays développés, la frénésie de consommation, l’accumulation de biens, soulignent chaque jour davantage l’aspiration profonde des hommes et des femmes à une dimension qui les dépasse, car moins que jamais elles ne la comblent.

« Quand les espérances se réalisent, poursuit Benoît XVI, il apparaît clairement qu’en réalité, ce n’est pas la totalité. Il paraît évident que l’homme a besoin d’une espérance qui va au-delà. Il paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d’infini, quelque chose qui sera toujours ce qu’il ne peut jamais atteindre. Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est accessible, ni plus que ce qu’on peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se réduit à être privée d’espérance ». Ou encore, comme l’écrivit Héraclite, « Si l’on n’espère pas l’inespérable, et bien, on ne le reconnaîtra pas ».

Ma conviction profonde, dont j’ai fait part notamment dans ce livre d’entretiens que j’ai publié sur la République, les religions et l’espérance, c’est que la frontière entre la foi et la non-croyance n’est pas et ne sera jamais entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, parce qu’elle traverse en vérité chacun de nous. Même celui qui affirme ne pas croire ne peut soutenir en même temps qu’il ne s’interroge pas sur l’essentiel. Le fait spirituel, c’est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance. Le fait religieux, c’est la réponse des religieux à cette aspiration fondamentale qui existe depuis que l’homme a conscience de sa destinée.

Or, longtemps la République laïque a sous-estimé l’importance de l’aspiration spirituelle. Même après le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège, elle s’est montrée plus méfiante que bienveillante à l’égard des cultes. Chaque fois qu’elle a fait un pas vers les religions, qu’il s’agisse de la reconnaissance des associations diocésaines, de la question scolaire, des congrégations, elle a donné le sentiment qu’elle agissait, allez, parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Ce n’est qu’en 2002 qu’elle a accepté le principe d’un dialogue institutionnel régulier avec l’Eglise catholique. Qu’il me soit également permis de rappeler les critiques virulentes et injustes dont j’ai été l’objet au moment de la création du Conseil français du culte musulman. Aujourd’hui encore, la République maintient les congrégations sous une forme de tutelle, refusant de reconnaître un caractère cultuel à l’action caritative, en répugnant à reconnaître la valeur des diplômes délivrés dans les établissements d’enseignement supérieur catholique, en n’accordant aucune valeur aux diplômes de théologie, considérant qu’elle ne doit pas s’intéresser à la formation des ministres du culte.

Je pense que cette situation est dommageable pour notre pays. Bien sûr, ceux qui ne croient pas doivent être protégés de toute forme d’intolérance et de prosélytisme. Mais un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent. La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence.

Et puis je veux dire également que, s’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite et surtout parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité. Comme l’écrivait Joseph Ratzinger dans son ouvrage sur l’Europe, « le principe qui a cours maintenant est que la capacité de l’homme soit la mesure de son action. Ce que l’on sait faire, on peut également le faire ». A terme, le danger est que le critère de l’éthique ne soit plus d’essayer de faire ce que l’on doit faire, mais de faire ce que l’on peut faire. Mais c’est une très grande question.

Dans la République laïque, l’homme politique que je suis n’a pas à décider en fonction de considérations religieuses. Mais il importe que sa réflexion et sa conscience soient éclairées notamment par des avis qui font référence à des normes et à des convictions libres des contingences immédiates. Toutes les intelligences, toutes les spiritualités qui existent dans notre pays doivent y prendre part. Nous serons plus sages si nous conjuguons la richesse de nos différentes traditions.

C’est pourquoi j’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire d’une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout. Il ne s’agit pas de modifier les grands équilibres de la loi de 1905. Les Français ne le souhaitent pas et les religions ne le demandent pas. Il s’agit en revanche de rechercher le dialogue avec les grandes religions de France et d’avoir pour principe de faciliter la vie quotidienne des grands courants spirituels plutôt que de chercher à le leur compliquer.

Messieurs les Cardinaux, Mesdames et Messieurs, au terme de mon propos, et à quelques jours de cette fête de Noël qui est toujours un moment où l’on se recentre sur ce qui est le plus cher dans sa vie, je souhaiterais me tourner vers ceux d’entre vous qui sont engagés dans les congrégations, auprès de la Curie, dans le sacerdoce, l’épiscopat ou qui suivent actuellement leur formation de séminariste. Je voudrais vous dire très simplement les sentiments que m’inspirent vos choix de vie.

Je mesure les sacrifices que représente une vie toute entière consacrée au service de Dieu et des autres. Je sais que votre quotidien est ou sera parfois traversé par le découragement, la solitude, le doute. Je sais aussi que la qualité de votre formation, le soutien de vos communautés, la fidélité aux sacrements, la lecture de la Bible et la prière, vous permettent de surmonter ces épreuves.

Sachez que nous avons au moins une chose en commun : c’est la vocation. On n’est pas prêtre à moitié, on l’est dans toutes les dimensions de sa vie. Croyez bien qu’on n’est pas non plus président de la République à moitié. Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l’intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j’allais faire ce que j’ai fait, je l’ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j’ai faits pour réaliser la mienne.

Ce que je veux vous dire ce soir, en tant que président de la République, c’est l’importance que j’attache à ce que vous faites et permettez-moi de le dire à ce que vous êtes. Votre contribution à l’action caritative, à la défense des Droits de l’Homme et de la dignité humaine, au dialogue inter-religieux, à la formation des intelligences et des cœurs, à la réflexion éthique et philosophique, est majeure. Elle est enracinée dans la profondeur de la société française, dans une diversité souvent insoupçonnée, tout comme elle se déploie à travers le monde. Je veux saluer notamment nos congrégations, les Pères du Saint-Esprit, les Pères Blancs et les Sœurs Blanches, les fils et filles de la charité, les franciscains missionnaires, les jésuites, les dominicains, la Communauté de Sant’Egidio qui a une branche en France, toutes ces communautés, qui, dans le monde entier, soutiennent, soignent, forment, accompagnent, consolent leur prochain dans la détresse morale et matérielle.

En donnant en France et dans le monde le témoignage d’une vie donnée aux autres et comblée par l’expérience de Dieu, vous créez de l’espérance et vous faites grandir des sentiments nobles. C’est une chance pour notre pays, et le président que je suis le considère avec beaucoup d’attention. Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance.

Je veux évoquer la mémoire des moines de Tibhérine et de Monseigneur Pierre Claverie, dont le sacrifice portera un jour des fruits de paix, j’en suis convaincu. L’Europe a trop tourné le dos à la Méditerranée alors même qu’une partie de ses racines y plongent et que les pays riverains de cette mer au croisement d’un grand nombre d’enjeux du monde contemporain. J’ai voulu que la France prenne l’initiative d’une Union de la Méditerranée. Sa situation géographique tout comme son passé et sa culture l’y conduisent naturellement. Dans cette partie du monde où les religions et les traditions culturelles exacerbent souvent les passions, où le choc des civilisations peut rester à l’état de fantasme ou basculer dans la réalité la plus tragique, nous devons conjuguer nos efforts pour atteindre une coexistence paisible, respectueuse de chacun sans renier nos convictions profondes, dans une zone de paix et de prospérité. Cette perspective rencontre, me semble-t-il, l’intérêt du Saint-Siège.

Mais ce que j’ai le plus à cœur de vous dire, c’est que dans ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel tout en étant de plus en plus en quête de sens et d’identité, la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu’ils sont et ce en quoi ils croient. La campagne électorale de 2007 a montré que les Français avaient envie de politique pour peu qu’on leur propose des idées, des projets, des ambitions. Ma conviction c’est qu’ils sont aussi en attente de spiritualité, de valeurs et d’espérance.

Henri de Lubac, ce grand ami de Benoît XVI, écrivait « La vie attire, comme la joie ». C’est pourquoi la France a besoin de catholiques heureux qui témoignent de leur espérance.

Depuis toujours, la France rayonne à travers le monde par la générosité et par l’intelligence. C’est pourquoi elle a besoin de catholiques pleinement chrétiens, et de chrétiens pleinement actifs.

La France a besoin de croire à nouveau qu’elle n’a pas à subir l’avenir, parce qu’elle a à le construire. C’est pourquoi elle a besoin du témoignage de ceux qui, portés par une espérance qui les dépasse, se remettent en route chaque matin pour construire un monde plus juste et plus généreux.

J’ai offert ce matin au Saint Père deux éditions originales de Bernanos. Je veux conclure avec lui : « L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait. L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches. L’espérance est une vertu, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté ». Comme je comprends l’attachement du Pape à ce grand écrivain qu’est Bernanos.

Partout où vous agirez, dans les banlieues, dans les institutions, auprès des jeunes, dans le dialogue inter-religieux, dans les universités, je vous soutiendrai. La France a besoin de votre générosité, de votre courage, de votre espérance.

Je vous remercie.

Nicolas Sarkozy

Président de la République Française

Voir aussi : Rubrique religion, Rubrique Politique Aubry s’étonne, Entretien avec Daniel Bensaïd, Rubrique éducation

Salah Stétié : Une restitution de l’identité par la cruauté

 

Voix de la Méditerranée . En échos des rêveries, le poète libanais Salah Stétié explore à Lodève  le fracas créatif des batailles de la civilisation.

 

« Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n'a plus de vie ». Photo DR

« Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n'a plus de vie ». Photo DR

Salah Stétié figure comme un grand itinérant du songe et de l’action. A Lodève, on a pu goûter la substance étincelante de son œuvre poétique. Mais l’homme de culture, qui a mené une double carrière de diplomate et de poète, souhaitait intervenir sur un registre plus large pour aborder le vaste héritage que cette petite mer n’a cessé de léguer au monde. Une volonté exprimée et reçue par Maïthé Vallès-Bled, la directrice du festival.

Le propre des évidences est de se transformer en transparence. Ce que Stétié s’est efforcé de combattre à travers toute son œuvre.

A la tombée du jour, dans le Cloître de la cathédrale, le poète débute en posant quelques parcelles de réalité souvent dissimulé par l’actualité brûlante. « Platon, Aristote, Augustin Averroès, Maimonide se bouchent le nez et baissent les yeux, Moïse, Jésus, Mahomet, se détournent. Ont-ils définitivement retiré leurs anges ? » questionne l’ancien délégué du Liban auprès de l’UNESCO. S’interrogeant sur ce que constitue la Méditerranée, il évoque le concept de personne morale. A travers l’ensemble de l’histoire méditerranéenne, le monde d’aujourd’hui, se trouve en souffrance. L’épopée des trois grandes religions monothéistes, dont elle fut le berceau, et avec elles, toutes les bases philosophiques de la réflexion des hommes.

Les nouveaux monstres

Pourtant, sous la fragmentation de sa surface, la civilisation méditerranéenne n’a jamais cessé d’être animée par le même mouvement de violence. Pour Salah Stétié, le principal débat se situe du côté de l’imaginaire. Là où par de singuliers détours, on croise les monstres. Sphinx, Minotaure, Hydre, Méduses et autre Cyclope peuplent l’esprit des peuples.  Mais il s’est toujours trouvé des hommes pour s’en débarrasser. « Les Méditerranéens sont armés pour la confrontation. Parce qu’ils ont su jadis, décomposer les monstres, ils sauront ne pas se laisser atteindre par ceux qui, aujourd’hui, dominent monstrueusement notre civilisation ». Et l’orateur de décrire le nouveau monstre sous un autre jour. Celui des machines qui endommagent sérieusement ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Comme hier, la mythologie de notre modernité fait peur. « Bientôt l’idole robot en arrivera à nous expatrier dans notre propre maison et à nous exiler de notre propre seuil. Bref tout ce qui nous fut Méditerranée va mourir. A cette lumière, on réalise combien l’univers mental de chacun, serait appauvri si venait à lui être retiré tout ce qu’il a su accueillir de ces rivages, dans les domaines de la création artistique, littéraire et spirituelle. A cet égard, il est frappant de constater comment les tenants du pouvoir négligent cette dimension d’accomplissement. Discret dédain de la politique lorsqu’elle croise les civilisations sur son chemin…

 

Dialectique de la cruauté

Empêcher un tel effacement, se révèlerait contraire aux cultures de la Méditerranée soutient pourtant Salah Stétié. Eclairant les arcanes de son espace à travers l’histoire, il rappelle comment Rome détruisit la Grèce, la Syrie et l’Egypte, comment fut brûlée la bibliothèque d’Alexandrie, comment mourut sous le coup, des rois très catholiques, la flamboyante Andalousie, comment l’espace de l’inquisition se dévora lui-même. Comment l’Algérie fut détruite une première et une deuxième fois, comment les Balkans, le Liban, la Palestine, la Bosnie… Et pause ce qu’il nomme, la dialectique de la cruauté comme fil conducteur de l’histoire méditerranéenne. « On voit à travers tant de destructions, comment la faiblesse peut devenir une autre forme de la force. Comme le christianisme démantela la Rome et ses aigles de bronze. Comment un petit Corse deviendra Napoléon, non sans avoir trouvé le temps dans la plus vaste et la plus sanglante des confusions historiques de laisser un code et des lois pour les hommes. »

Réconcilier les contraires

Cette violence, qui déferle sur nous comme des vagues, mérite d’être évaluée, souligne Stétié, citant le génie de Picasso qui fait éclater le grand miroir des apparences. « Ce qu’il veut n’est rien d’autre que la fin de l’homme dans la fin sinistre et joyeuse du monde. De l’apparente destruction naîtra pour Picasso une affirmation majorée, une restitution de l’identité. Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n’a plus de vie. Il en est ainsi d’Orphée réfléchissant à la porte des enfers, de Camus pour qui la vie humaine commence de l’autre côté du désespoir. Les plus noires des tragédies vécues en Méditerranée sont des tragédies de l’identité. En réconciliant les contraires, Antigone en est un des symboles fondamentauxElle incarne l’accomplissement suprême de l’imaginaire et du mystère méditerranéen. » A en croire le poète libanais, cette violence si singulière constitue un socle. Lieu d’élaboration de toute culture, ou chaque religion, va puiser pour explorer le réel

Serait-ce, comme nous l’enseignent les rivages de cette petite mer bleue, à l’envers des choses que se trouvent leurs réalités ?

Jean-Marie DINH

 

Voir aussi : rubrique Rencontre Amin Maalouf , Sapho, rubrique Poésie, Voix de la Méditerranée le contenu d’une union , Les mille feux d’une conviction poétique, L’espace des mots de Pierre Torreilles,


Sur les pas de Rûmi

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Nahal Tajadod est née en Iran. Elle descend d’une famille liée à l’histoire de son pays. Elle vient vivre à Paris en 1977, sinologue, elle a travaillé sur les relations entre l’Iran et la Chine.

Votre dernier livre « Sur les pas de Rûmi » suit les traces de ce grand poète universel…

Oui, pour faciliter la lecture des poèmes de Rûmi qui regorgent de paraboles et de références à la culture persane, j’ai choisi d’extraire 36 récits de son célèbre chant d’amour le Masnavi. Cette œuvre que l’on appelle aussi le « Coran mystique » compte six épais volumes. J’introduis aussi le personnage d’un relieur qui suit le parcours du poète et devient narrateur.

Sur quels critères avez-vous sélectionné les récits ?

Le livre est composé en trois parties qui retracent la vie et les étapes mystiques vécues par Rûmi. Je dois dire que ma collaboration avec Federica Matta qui a illustré le livre a été déterminante. Elle avait lu et apprécié mon roman  » Roumi le brûlé « . Elle est venue me voir pour travailler avec moi et elle m’a donné les mots clés en me disant simplement « étonne-moi ». Cela m’a servi de fil conducteur pour choisir les poèmes. Par exemple le premier poème est une lettre d’amour que satan envoie à dieu.

A un moment de sa vie Rûmi brise tout lien avec le monde pour suivre un derviche errant. Il fait le choix de se perdre pour exister ?

 Le soufisme est une essence sans forme. En s’identifiant totalement à l’être aimé, le derviche Shams de Tabriz, Rûmi accomplit une annihilation mystique. Il y a un passage dans le livre où le relieur frappe à la porte de Rûmi en lui disant c’est moi. La porte reste close. Il revient frapper un peu plus tard en disant c’est toi et la porte s’ouvre.

Rûmi s’émancipe de la philosophie et de la théologie, comment le situer par rapport à l’islam ?

Pour les adeptes du soufisme, plusieurs voix mènent à dieu. De son vivant, on lui a reproché son insouciance à propos du vin qu’il buvait volontiers ou de la danse qu’il pratiquait au lieu de prier. Il répond que certains sont élus et qu’une cruche de vin que l’on verse dans l’océan ne suffit pas à le contaminer. J’ai cherché à mettre en valeur sa pensée et son non-conformisme. Il est l’incarnation de tous les paradoxes. Il était poète mais son nom signifie silence. Il était fou amoureux mais provoque le départ de son aimé…

 

les sentiments et les passions de l’amour

sur-les-pas-de-rumi3C’est sous la menace de l’invasion mongole au XIIIe siècle que Rûmi (1207-1273) prend le chemin de l’exil qui le conduira à traverser la Perse d’est en ouest, de Bath, au nord de l’Afghanistan, à Konya en Turquie, où son mausolée est aujourd’hui encore vénéré par tout l’Orient. Ce ne sont pas les ravages mongols qui incitent le poète à partir mais ceux, plus brûlants encore, de l’amour, qui le pousseront à chanter les extases mystiques de sa ferveur irraisonnée pour un derviche. Et exalter ainsi sa passion pour dieu. Son amour rayonnant, et à la fois sa perte, trouvent leur expression dans le Mathnawi.

Avec Sur les pas de Rûmi, Natal Tajadod opère un choix dans l’œuvre majeure du poète soufiste pour poursuivre le dialogue entre les cultures. Cette proposition spirituelle empreinte d’une grande tolérance religieuse, s’inscrit en stricte opposition avec les théories du clash des civilisations qui nous dépossèdent de nos facultés de respect et d’altérité depuis 15 ans. Elle permettra peut-être de renouer avec les témoignages empathiques ramenés par Gérard de Nerval dans son Voyage en orient.La douceur et la maîtrise des moyens plastiques de Federica Matta qui illustrent l’ouvrage préfacé par Jean-Claude Carrière s’inscrivent pleinement dans cette démarche d’ouverture.

Le livre se compose de trois parties correspondant aux étapes de la vie de Rûmi : J’étais cru, période initiatique où le poète est un simple disciple. Je devins cuit, où il devient maître et porteur de sagesse pour les autres. Et, je fus brûlé, phase de perdition après sa séparation avec l’être aimé. Période où le maître spirituel n’est ni ceci, ni cela, mais seulement le fou mystique. L’écriture de Rûmi reste toujours très attachée à la subtilité et à la concision, pour exprimer au mieux les sentiments et les passions de l’amour. Mais ses textes restent très accessibles.  » Je lui demande :  As-tu visité ce pays ?  Il répond :  Celui qui l’a vu ne peut le montrer. Il déplie son turban et en extrait un baume qu’il applique sur sa main gercée.  Puis il saisit le creux de ma main et y verse une goutte. Elle pénètre dans ma chair. Mon corps entier tremble ». La liberté de Rûmi pour décrire les beautés de la nature et de l’amour donnent à ces poèmes un intérêt qui transcende largement leur époque.

JMDH

Nahal Tajadod « Sur les pas de Rûni », 25 euros, Albin Michel.

Voir aussi : Rubrique Iran, Rubrique  Livre Debout sur la terre,