La langue de Cervantès adaptée aux jeunes lecteurs

don-quichotteDon Quichotte, de tous les personnages de la littérature universelle, est sans conteste l’un des plus connus. Tout comme Ulysse, Pinocchio ou Merlin l’enchanteur, cette création à l’imaginaire foisonnant nous offre également une vie possible à ces héros. Don Quichotte, chevalier à la triste figure, parcourt la région de La Mancha, accompagné de son fidèle écuyer Sancho Pancha, en quête d’aventures chevaleresques. Épris de justice mais troublé par ses lectures de romans de chevalerie, il va prendre des moulins à vent pour de féroces géants, des paysannes pour de nobles dames… De l’œuvre de Cervantès, Vicente Muñoz Puelles et Manuel Boix ont choisi les épisodes les plus célèbres. Ils furent récompensés, pour cet ouvrage, par le Prix national de la littérature enfantine et par le Prix des Arts plastiques espagnols. Cette nouvelle adaptation de Don Quichotte, fidèle à l’aspect ironique voulu par Cervantès fait découvrir aux jeunes lecteurs ce grand écrivain du XVIIème siècle dont l’oeuvre reste d’actualité. Avec des illustrations pleine page de grande qualité, où les tons ocres, jaunes et rouges dominent, l’illustrateur nous propose ici un personnage naïf dont la vision idéaliste du monde ne sait faire face à la réalité hostile.

C’est à la poétesse montpelliéraine Janine Gdalia que nous devons l’adaptation française de ce beau livre illustré. Un travail savoureux, respectueux de la langue et de l’esprit de Cervantès à mettre entre toutes les mains.

Don Quichotte, éd Pascal, 17,5 euros

 

Jean Joubert libre enfance

jean-joubertC’est un poète et un romancier discret dont l’exigence habite les paroles. Il combat pour une poésie ouverte, limpide et maîtrisée dans sa forme qui restitue l’émotion pleine. Avec une certaine prédilection pour exprimer la lumière de l’enfance et sa perte : Portrait.

La voix du grand poète Jean Joubert s’est éveillée à Châlette-sur-loing, près de Montargis en 1928. A vingt ans, il quitte son Guâtinais natal pour s’installer en Languedoc. Il réside aujourd’hui dans un village de l’arrière pays au Nord de Montpellier. On croise son élégance discrète dans certaines rencontres littéraires.  » C’est quelqu’un de très simple dans sa façon d’être, confie son amie de longue date, Annie Estève, qui assure la direction artistique de La Maison de la Poésie dans la région. « Jean Joubert a une profonde nostalgie de l’enfance que l’on retrouve dans sa façon d’être. Dans cette capacité de pouvoir espérer, de jouer, de regarder. Il aime transmettre à la jeunesse et il le fait avec une extrême bienveillance. C’est un homme lumineux et aussi très secret. Il ne fait pas partager ses chagrins, ses soucis. Cela il préfère le taire.

Fils unique d’une famille modeste. Jean Joubert grandit dans un univers d’agriculteurs et d’ouvriers.  » Je considère avoir eu une enfance heureuse. Ce qui est une vision paradoxale car j’ai connu la guerre à la fin de mon enfance. J’ai grandi dans un monde à la fois rural et urbain. » Cette juxtaposition d’univers semble avoir traversé le parcours de l’écrivain. « A Châlette, il y avait encore des troupeaux, et de l’autre côté de la rivière une zone industrielle, avec des usines comme St Gobain et d’autres. »

Son père travaillait dans l’usine anglaise de pneus Huchitson. « J’ai visité son lieu de travail pour la première fois en 1936. Il m’a fait entrer dans l’usine qui était alors occupée par les grévistes. Je me souviens de la visite des ateliers. J’ai découvert les conditions de travail très dures des ouvriers.? »

Faut-il voir là l’origine de son ancrage à gauche? Sans doute, mais l’influence de son oncle Georges, anarchiste pacifiste et sabotier de son métier n’y est pas non plus étrangère. « C’est à lui que je dois mon goût pour la littérature. J’ai reçu de son héritage les œuvres complètes de Zola que j’ai conservées. C’était un homme très convaincu qui avait toujours un livre dans les mains quand ce n’était pas un sabot. Il était marié à une institutrice qui refusait de faire chanter la Marseillaise à ses élèves. Toute ma famille se tenait loin de l’église. Un jour le curé du village a dit : Les Joubert, c’est une famille perdue. Cette formule m’est restée.  »

De l’enfance reste aussi la nature. La grande forêt de Montargis que lui fait découvrir son père.  » Papa m’a aussi initié au jardinage. J’ai toujours eu un jardin dont je me suis occupé. Sauf cette année. Ce qui n’est pas très bon signe. J’ai trop de chose à faire. » Jean Joubert ne s’attarde guère sur sa mère si ce n’est pour dire très sobrement : « Je l’ai au fond du cœur « . Dans le très bon numéro que vient de consacrer la revue Souffles* au poète, l’auteur Béatrice Libert remonte le fil. Elle relève quelques mots de Joubert écrits après la mort de sa mère :  » Comme tu m’as porté,/ en rêve je te porte/ vers des sommets de lumière et de neige « . Jean Joubert revient au cœur de son enfance, habité par les personnages et le « paysage d’eaux lentes et de brumes «  dans son beau roman Les Sabots rouges qui vient d’être réédité aux Editions de l’Ecluse.

Après de brillantes études de lettres, Jean Joubert se spécialise en littérature anglo-américaine et se met à l’écriture. Il poursuit parallèlement une carrière d’enseignant dans un lycée de Montpellier puis à l’Université Paul Valéry. En 1954, son premier recueil de poésie Les lignes de la main est couronné par le Prix Artaud de Rodez dont le jury est présidé par un certain Frédéric Jacques Temple. Au début des années 60, l’auteur s’attaque à l’art romanesque puis à la littérature jeunesse.  » Je suis plutôt un poète qui écrit des romans qu’un romancier qui s’adonne à la poésie « , précise-t-il. L’auteur dit son peu de goût pour la poésie hermétique.  » La poésie est un moment de perception, de réjouissance, un rêve communicable. Elle permet d’aller plus loin. Etant poète je considère que je suis à la fois un homme, une femme, un enfant, un adolescent, un vieillard, un oiseau…« 

Jean Joubert appartient à cette génération d’écrivains vrais et entiers. C’est un franc-tireur qui se refuse aux figures de style ou aux courants intellectuels du moment mais ouvre volontiers, comme le définissait Breton, « au poème qui cogne à la vitre ».

Jean-Marie Dinh

* Souffles revue de l’association des écrivains méditerranéens février 2010.

Bibliographie selective

Poésie Roman et Conte de Jean Joubert a découvrir

L’œuvre de Jean Joubert compte une centaine d’œuvres. En 1975, il obtient le Prix Renaudot pour l’Homme de sable.  » Cela ne m’est pas monté à la tête, mais cela m’a fait du bien, » souligne l’auteur. Parmi ses autres romans on retient : La forêt blanche, éditions Grasset 1969. Les Sabots rouges, éditions Grasset 1979 réédité chez l’Ecluse en 2007. Le lézard grec, Grasset, 1984. Mademoiselle Blanche, Grasset, 1990.

Parmi ces œuvres poétiques Cinquante toiles pour un espace blanc, éditions Grasset, 1987. Les vingt-cinq heures du jour, éditions Grasset Anthologie personnelle, éditions Actes Sud, 1997. Etat d’urgence : Poèmes, 1996/2008, Editions Editinter, 2008.

Littérature pour la jeunesse Hibou blanc et souris bleue, l’école des loisirs, 1978, Les enfants de Noé, un roman d’anticipation écologique prix de la Fondation de France du meilleur roman pour la jeunesse, l’école des loisirs, 1988.

Voir aussi : Rubrique Poésie, Quelques prévisions de veillées poétiques, Voix de la Méditerranée le contenu d’une union , L’espace des mots de Pierre Torreilles, Salah Stétié, Rubrique Rencontre Jean Joubert, Bernard Noël, Gabriel Monnet,

« La vie sociale repose sur la confiance »

Dominique Shnapper?: "La liberté de la presse fait partie de la liberté politique." Photo Gallimard

Dominique Shnapper : "La liberté de la presse fait partie de la liberté politique." Photo Gallimard

La sociologue française, Dominique Schnapper est la fille de Raymond Aron. Elle a été membre du Conseil constitutionnel entre 2001 et 2010. Elle ouvre ce soir les 25e Rencontres Pétrarque avec la leçon inaugurale sur le thème En qui peut-on avoir confiance ? Entretien à la lumière d’une actualité qui met en évidence une certaine défiance des citoyens à l’égard de leurs institutions et suscitera des débats cette semaine à Montpellier dans le cadre des Rencontres Pétrarque de France Culture.

Vous êtes en charge de poser les termes des débats de cette semaine. Comment envisagez-vous cette question de la confiance dans sa dimension objective et surtout subjective ?

« Le contraste entre la confiance objective et la confiance subjective est au cœur des débats. Objectivement l’ensemble de nos relations repose sur une confiance accrue envers les autres. Les liens qui nous unissent à nos compatriotes et au monde entier sont à la fois plus nombreux, et plus forts. En même temps la démocratie suscite les interrogations et la confiance subjective ne suit pas nécessairement la confiance objective. C’est dans l’analyse de ce décalage que se situeront les débats.

Avec l’affaire Bettencourt qui mobilise le gouvernement, cette question de la confiance semble au cœur du problème. Elle évoque la méfiance des citoyens. Quel regard portez-vous sur ce feuilleton ?

« Les exigences de transparence de la vie publique ont augmenté au fur et à mesure que se sont développées les exigences démocratiques. Cela pose des problèmes parce que la vie publique est loin d’être toujours conforme aux idéaux de la démocratie. Il est inévitable qu’en exigeant la transparence on découvre des modes de fonctionnement qui ne sont pas parfaits. Ce qui paraissait normal hier suscite maintenant un sentiment de scandale.

L’article 11 de la déclaration des droits de l’Homme garantit une libre communication des pensées et des opinions mais dans les limites déterminées par la loi, tandis que la Constitution américaine interdit l’adoption de lois restreignant la liberté de la presse. Existe-t-il une réelle liberté de la presse dans notre pays ?

La liberté de la presse fait partie de la liberté politique. Elle est essentielle. Sans elle, il n’y a pas de démocratie. A partir de là, il existe des traditions différentes d’encadrement ou de non-encadrement de cette liberté. Aux Etats-Unis, un amendement de la Constitution garantit une liberté absolue de la presse. La tradition française est un peu différente, mais les événements actuels montrent tout de même que la liberté de la presse est grande. C’est nécessaire. En même temps, les journalistes eux-mêmes ne sont pas au-dessus de la transparence qui est attendue des hommes politiques.

Les Français ne font pas plus confiance aux journalistes qu’aux hommes politiques…

Il serait souhaitable qu’ils fassent à la fois confiance aux journalistes et aux hommes politiques, mais les enquêtes montrent qu’en France la confiance faite aux uns et aux autres ainsi qu’aux institutions en général, est parmi les plus faibles d’Europe. Ce qui pose un problème profond, parce que la vie sociale repose sur la confiance que nous nous faisons les uns les autres.

N’est-ce pas lié à notre manque de confiance dans la justice, souvent décrite comme une institution socialement biaisée au détriment des populations défavorisées ?

Aucune des institutions humaines n’est rigoureusement conforme aux principes démocratiques. Malgré tout, l’égalité de droit n’est pas sans effet. C’est quand même dans les sociétés démocratiques que la justice applique le mieux ou, en tous cas, le moins mal les grands principes de l’égalité de tous devant la loi.

Max Weber soulignait au début du XXe siècle que le droit s’adaptait aux demandes du secteur économique. Le Conseil constitutionnel a retoqué le texte de la loi Hadopi en faveur de la liberté d’expression mais les intérêts des maisons de disques et des auteurs sont privilégiés aux détriments d’une prise en compte des pratiques de consommation culturelle…

Le Conseil constitutionnel n’a critiqué que l’un des aspects de la loi qui a été ensuite adoptée. Sur le fond, le texte tente de résoudre un problème lié à des intérêts contradictoires. La liberté des individus d’un côté, et d’autre part la production des auteurs, faute de quoi, il n’y aura plus de production intellectuelle. Le projet est celui du gouvernement. Le Conseil constitutionnel a seulement vérifié qu’il n’était pas contraire à la Constitution. Il a affirmé que la liberté d’expression sur Internet est une partie de la liberté politique. Personnellement, je ne suis pas sûre que cette loi sera aussi efficace que le gouvernement le souhaitait parce que la technique dépasse en général la législation.

A propos du bouclier fiscal, on lit dans la décision du Conseil constitutionnel que celui-ci tend à éviter une rupture de l’égalité devant les charges publiques, c’est un peu fort de café !

L’idée que le contribuable ne doit pas remettre à l’Etat plus de la moitié de ses revenus n’est pas en tant que telle contraire au principe de la redistribution. C’est une décision politique sur laquelle le Conseil constitutionnel n’avait pas à intervenir.

Cela signifie-t-il que le bouclier fiscal est gravé dans le marbre ?

C’est une décision politique. Comme toutes les décisions politiques, elle peut être remise en question par la situation économique ou par un gouvernement qui adopterait une autre politique. Mais, quelle que soit sa valeur symbolique, ce n’est pas le problème essentiel de la redistribution de la société française.

N’avez-vous pas le sentiment que la confiance des Français dans leurs institutions représentatives s’épuise ?

Ils croient encore aux institutions représentatives parce qu’il n’y en pas d’autres. Mais force est de constater qu’elles sont surtout respectées, pour aller vite, par les plus diplômés, les plus riches et les plus âgés. C’est ce que montrent les chiffres de l’abstention selon les catégories sociales. Ce qui est préoccupant. Pour l’instant nous ne connaissons pas d’autres moyens pour organiser les pratiques démocratiques. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Dernier ouvrage paru : Une sociologue au Conseil constitutionnel, éditions Gallimard

Voir aussi : Rubrique Politique Une institution fragile, Rubrique Rencontre Jean-Claude Milner,

Festival de Radio France : Au carrefour du cinéma et de la littérature, le cas Herrmann

Herrmann : un certain goût pour la dissonance

Dans le cadre de ses soirées, le Festival de Radio France propose ce soir au Corum la version concert des Hauts de Hurlevent. Un opéra en quatre actes composé entre 1943 et 1951 par Bernard Herrmann. Si le patronyme de ce compositeur américain est assez méconnu (1911-1975) tout le monde connaît en revanche sa musique. Il est l’auteur d’une cinquantaine de musiques de films célèbres. Introduit à Hollywood par Orson Welles avec lequel il travaille sur Citizen Kane, il se lie avec Hitchcock avec qui il entreprend une collaboration longue et fructueuse.

psychoseCelle-ci débute en 1955 avec La main au collet et se poursuivra durant neuf films, dont L’homme qui en savait trop, Vertigo, et l’inoubliable partition de La Mort aux trousses (1959) où les images du maître du suspens viennent littéralement se baigner dans les nappes musicales du compositeur. Dans Psychose (1960), le couple Hitchcock /Herrmann tente un nouveau pari en réalisant un film où la moitié de la bobine ne comporte pas un seul dialogue, uniquement de la musique. La carrière cinématographique du compositeur s’émaille de collaborations prestigieuses avec François Truffaut, pour qui il compose la musique de Fahreinheit 51, et de La mariée était en noir. Et plus tard avec Brian de Palma Obsession, et Scorsese Taxi Driver.

Fils aîné d’une famille d’origine russe juive émigrée aux Etats-Unis, Bernard Herrmann reçoit dès son plus jeune âge une sérieuse éducation musicale. Il s’illustre très tôt pour son talent de compositeur qu’il forge notamment à travers l’étude minutieuse du Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes d’Hector Berlioz. Un compositeur dont on retrouve les fondements de l’harmonie teintée des dissonances qui caractérisent l’écriture de Herrmann.

Les Hauts de Hurlevent, est le seul opéra du compositeur. Achevé en 1951 d’après le roman de la poétesse britannique Emily Brontë. L’auteur réputé pour son âme farouche inscrit les personnages de son unique roman dans une grande maison secouée par les vents. Ceux-ci sont animés d’une perversité, d’une pauvreté d’esprit et d’une violence inouïes. Un des héros, Heathcliff va jusqu’à défaire le cercueil de sa Catherine aimée pour mieux l’enlacer, ce qui témoigne de la puissance de ses sentiments mais relève aussi d’une certaine morbidité. Une atmosphère qui avait tout pour inspirer Bernard Herrmann.

L’ouvrage ne fut monté à la scène que le 6 novembre 1982 (à Portland, Oregon). Après le prologue, l’opéra se déroule en flash-back. Il ne correspond qu’à la première partie du roman, se concentrant sur l’histoire d’amour romantique de Cathy et Heathcliff, mais la poignante conclusion de l’original est préservée. Les Hauts de Hurlevent est orchestré de façon dramatique, avec plusieurs thèmes musicaux provenant des musiques de films de l’auteur. De quoi se glacer le sang après la canicule !

Jean-Marie Dinh

Les Hauts de Hurlevent le 14 07 10 au Corum . Orchestre National de Montpellier, direction Alain Altinoglu, avec  Catherine Earnshaw (soprano) Boaz Daniel (baryton)

« l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne »

auteur-turc

Mine G. Kirikkanat : " L'Europe a oublié l'histoire"

Mine G. Kirikkanat. Invitée dans le cadre du Festival International du Roman noir de Frontignan, l’auteur turque rappelle la place de sa culture dans l’identité européenne.

Mine G. Kirikkanat est née à Istanbul. Journaliste, sociologue et écrivain c’est une intellectuelle laïque qui a décidé de rester dans son pays pour défendre ses idées. Dans La Malédiction de Constantin (Métailié, 2006) et Le sang des rêves (1) qui vient de paraître, elle soutient une vision historique de la culture ottomane constitutive de l’identité européenne.

Le sang des rêves est un roman politique d’anticipation dont l’action principale se situe à Chypre. Istanbul est passé sous le contrôle des Nations Unies. La ville rebaptisée Nova Roma est devenue l’enjeu d’une nouvelle guerre froide. La Russie orthodoxe rivalise avec le Vatican et une hétéroclite union chrétienne occidentale. Trois agents européens d’origine turque sont chargés de retrouver des descendants d’un chef historiquement indiscutable afin de légitimer le pouvoir en place. La quête passe notamment par l’exploration des rêves de l’héritier supposé de Constantin le Grand qui porte la mémoire génétique du meurtre de son ancêtre.

Pourquoi réinstaurer la vision d’un affrontement entre deux blocs, alors que nous sommes sortis si péniblement de la guerre froide. L’idée d’une gouvernance mondiale multipolaire n’a-t-elle pas d’avenir à vos yeux ?

C’est mon côté métaphysique. Ying-Yang ou blanc noir si vous préférez, un jeu de forces contraires qui s’équilibrent. Cela vient aussi d’une analyse sociologique ; je pense que le bipolaire est une étape pour aller vers le multipolaire. Aujourd’hui, ce type de gouvernance nous conduirait objectivement vers beaucoup plus de guerres. Je considère la gouvernance bipolaire comme une période transitoire en attendant que les races soient suffisamment mélangées pour accéder aux multipolaires. Mais pour l’heure, l’histoire se répète. Le conflit génocidaire serbo-croate qui a secoué l’Europe dans les années 90, s’était déjà produit il y a un millénaire entre l’église d’Anatolie et l’église orthodoxe de Constantinople. Les Bosniaques (appelés Bogomiles) ont un lien de filiation avec les Cathares. Dans les Balkans, à l’époque de la première croisade, ils ont demandé la protection du sultan ottoman. Celui-ci les a laissés libres de choisir leur religion assurant qu’ils les protégeraient s’ils devenaient musulmans.

En ce début de XXIe siècle, la religion vous paraît-elle l’instrument du pouvoir politique ou directement à l’origine des conflits de pouvoir auxquels elle donne lieu ?

Je me suis beaucoup intéressée à la sociologie des religions et notamment à l’apparition de la religion. Au commencement, la religion est liée à la peur de la mort. S’étant forgé une conscience, il fallait que l’homme invente quelque chose face à ce vide, une vie dans l’au-delà, un espace magique, une religion… Les choses se sont gâtées avec l’apparition des religions monothéistes. C’est à partir de là que la religion est devenue une arme politique. C’est pour cette raison que la laïcité est si importante.

On constate en France un recul de la laïcité alors qu’elle est au cœur même du principe républicain…

C’est vrai que cet axe est mis à mal en France qui est le seul pays laïque de l’UE. De la même façon que les valeurs universelles qui n’occupent plus la même place. Tous les Etats ont mué pour devenir des structures économiques. De ce fait, les gens ont perdu le sens des choses. Aujourd’hui, l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne.

Sur quoi se fonde, selon vous, l’identité européenne ?

L’identité européenne ne doit pas se construire sur les valeurs judéo-chrétiennes mais sur une vision séculaire laïque. La charte des droits fondamentaux dirigée par Guy Braibant et soutenue à l’époque d’une seule voix par Chirac et Jospin allait dans ce sens. L’Allemagne souhaitait faire figurer l’héritage judéo-chrétien. En définitive, pour faire adopter la constitution, on a déformé cette charte en faisant des concessions à tous les courants et en entamant l’identité même de l’Europe. En substance, la charte conditionnait l’entrée dans l’UE au fait de se déshabiller de ses relents fascistes et religieux. On connaît la suite. Avec l’élargissement aux pays de l’Est sous l’influence des Etats-Unis on a, au détriment de toute raison, obligé l’UE à devenir une machine à sous. L’OMC a imposé sa logique globale et glauque. D’ailleurs, cela a surtout servi la Chine et l’Inde, tant mieux pour eux. Les Etats-Unis qui croyaient sortir leaders de cette manœuvre mangent leur chapeau. C’est comme la ligne Maginot, on attend avec obstination les choses d’un côté et elles arrivent d’ailleurs.

Que pense le peuple turc de tout ça ?

La population turque n’est pas un bloc monolithique. Sur 75 millions d’habitants, nous avons 30% d’islamiques, 30% d’Alévis, un courant proche des traditions soufies et favorables à la laïcité, et 40% de laïques qui ne sont pas près de démordre des valeurs républicaines. Pour se faire élire le président Gül* a pris l’engagement de respecter les valeurs laïques mais il ne s’y tient pas vraiment. Une poignée d’intellectuels a tout de suite décelé la posture du président et dénoncé l’hypocrisie. Mais en Europe tout le monde a applaudi. Dès 2003, il fallait dire à la Turquie qu’elle serait intégrée à l’UE après le bannissement de l’enseignement coranique obligatoire et le respect intégral des règles démocratiques. Mais l’UE a temporisé. Avec la crise de Gaza, elle commence à prendre conscience de la situation. En feignant d’oublier que les Ottomans ont fait l’histoire de l’Europe avec les judéo-chrétiens, elle a joué avec le feu et aujourd’hui il y a le feu.

Que voulez-vous dire ?

Si les Turcs deviennent hostiles à l’UE qui pourra arrêter l’influence de l’Iran, de l’Afghanistan, et du Pakistan ? Les Turcs font aujourd’hui les cerbères aux portes de l’Europe, ils filtrent le flux migratoire en provenance de toute l’Asie centrale. L’UE est complètement dépendante de la Turquie. La population turque est jeune. La Turquie est un  pays plein d’avenir et il constitue la seconde force armée de l’Otan.

La Turquie semble amenée à jouer un rôle de plus plus important dans le conflit israélo-palestinien ?

Je me considère personnellement comme une amie d’Israël, qui voulait être un exemple d’humanité et de démocratie au Moyen-Orient. Mais à la place de cela, les Israéliens ont mis leur existence en danger parce qu’ils sont entourés de haine dont ils sont en grande partie responsables. Et cela les rend fous. Aujourd’hui la stupidité de leur politique leur a fait perdre la notion de l’espace et du temps. La Turquie demeure un interlocuteur privilégié dans la région. Sur les tee-shirts des jeunes de Gaza, on voit plus l’effigie du Premier ministre turc Erdogan que celle des membres du Hamas. Là encore, l’UE ne mesure pas les enjeux qui concernent aussi ses relations avec le Maghreb. A travers l’intégration de la Turquie au sein de l’UE se joue aussi la reconnaissance identitaire des pays d’Afrique du nord. L’Europe a oublié l’Histoire.

Receuilli par Jean-Marie Dinh

* Abdullah Gül est membre du parti musulman de centre droit AKP il a été élu pour 4 ans en août 2007.

(1) Le sang des rêves, éditions Métailié 2010, 18 euros.

Voir aussi : rubrique politique internationale Gaza: l’attitude turque une leçon pour l’occident, les relations turco-israéliennes dans la tourmente, L a Turquie provoque les Kurdes, rubrique politique France discours de Latran, rubrique politique Allemagne Rubrique Allemagne Merkel : notre modèle multiculturel  a « totalement échoué » rubrique rencontre Elias Sambar, rubrique cinéma, Les réalisateurs turcs exportent leurs richesses,