Le roman « Noon Moon » de Percy Kemp ouvre les fenêtres

Photo Hermance Triay

Percy Kemp. Photo Hermance Triay

Percy Kemp, figure parmi les nombreux auteurs invités du Festival International du Roman noir (Firn) ce week-end à Frontignan. On peut se faire un avis sur sa personnalité à travers quelques éléments connus de sa biographie. C’est un Anglais, né à Beyrouth en 1952 d’un père britannique et d’une mère libanaise. Il parle l’arabe couramment, écrit des romans en français et complète ses activités en tant que conseil dans le renseignement stratégique. On peut le lire aussi sur le site de Rue 89 où il tient des chroniques décalées.

Après des attentats manqués en Grande-Bretagne il y a trois , il signait du nom de Ben Laden, PDG d’Al Qaeda SA, un courrier où il s’insurgeait contre l’usage abusif de son label : « Le succès retentissant que notre marque connaît depuis quelques années, sa conquête impérieuse de l’audimat et la manière magistrale dont elle a su s’imposer dans tous les foyers, ont suscité d’innombrables vocations et autant d’imitations et de contrefaçons (…) Un peu partout dans le monde aujourd’hui, des paumés en crise d’identité et en mal de notoriété bricolent de ridicules petits attentats visant les infidèles et les apostolats. Attentats minables que des médias en mal de copie nous imputent immanquablement.

Le style de Percy Kemp est là. L’homme d’apparence flegmatique allie le savoir-faire à l’humour en s’ancrant avec érudition au cœur des enjeux post-11 septembre desquels se déploie  les manoeuvres de la politique internationale. Dans son dernier roman, Noon Moon, l’auteur s’est nourri de la pensée grecque. A travers une double intrigue le livre pose une réflexion philosophique sur les dessous de la prétendue guerre des civilisations.

noon-moonL’ouvrage s’ouvre sur un cafard qui progresse sur le corps de Zandie enchaîné dans une cellule. Après avoir été enlevé par les fous de dieu, Zandie est terrorisé. Il redoute le moment où son bourreau va ouvrir la porte et le saigner comme un mouton devant une caméra. Mais la porte s’ouvre sur un vieil homme féru d’hellénisme qui commence par évoquer la fin de Socrate et poursuit en l’instruisant sur la nature réelle et complexe du contexte historique global. L’écrivain use de la situation pour ouvrir des perspectives. La proximité de la mort fait du prisonnier un auditeur attentif à la profondeur du propos qui parvient à le libérer de la peur et de l’ego. Ailleurs, dans le théâtre des services secrets américains se joue une partie plus mouvementée. On pénètre dans les arcanes de la manipulation liée aux enjeux de la politique intérieure américaine. Et l’on suit le destin de Charlie lancé sur les pentes hors piste de la traque du terrorisme islamiste.

Noon Moon est un grand roman où les apparences se révèlent trompeuses. Et où les vérités les plus répandues sont mises en défaut. Il y a  du Graham Greene dans cette manière éclairante d’explorer l’ambivalence morale et politique du monde. On pense à un Américain bien tranquille resitué dans le contexte beaucoup moins mélodramatique du XXIe siècle. Un contexte dont le réfractaire Percy Kemp dévoile les stratégies et la géographie secrète en s’appuyant sur la sagesse antique.

Jean-Marie Dinh

Noon Moon, Seuil Thrillers, 22 euros.

Sade et les composantes érotiques de la volonté

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De multiples dissonances se glissent à l’intérieur des personnages.

Au Printemps des Comédiens. La pièce Madame de Sade explore les rapports de pouvoir sur lesquels se fondent l’érotisme.

La rencontre attendue entre Sade et Mishima a tenu ses promesses au Printemps des Comédiens vendredi et samedi, avec la pièce Madame de Sade mise en scène par Jacques Vincey. A première vue rien ne paraît bien enviable dans la situation de Renée, la marquise de Sade. Pour s’être prêtée au jeu à quelques reprises, celle-ci n’ignore rien du comportement déviant de son mari. C’est sans compter sur la lecture qu’en offre l’auteur du Pavillon d’or qui explore les effets de l’inversion transgressive sur la gente féminine. La pièce se déroule entre 1772 et 1790, alors que l’histoire avance à grand pas.

Dans le salon de madame de Montreuil, la mère manipulatrice de Renée, six femmes habitées par l’ombre monstrueuse et géniale du divin marquis, se trouvent en prise à leurs propres limites. Le contenu subversif de son influence, où se mêlent raffinement et incroyable barbarie, heurte toutes les formes conventionnelles. Il satirise les sentiments pieux de Mme de Simiane, épuise Mme de Saint-Fond dans la débauche, captive la sœur Anne et fascine la domestique Charlotte. Dans ce monde fait de préciosité, s’insuffle une dualité entre l’esprit et la matière, le contenu et le contenant, le bien et le mal… de multiples dissonances se glissent à l’intérieur des personnages. A propos de son terrible mari, Madame de Sade fait face à Mme de Montreuil dans une confrontation mère-fille passionnante. Telle une figure de proue, la femme se dévoue corps et âme à son marquis emprisonné : « si mon mari est un monstre de vice, il faudra que je devienne pour lui un monstre de fidélité » mais elle décide de le quitter alors qu’il retrouve sa liberté au lendemain de la Révolution.

Une lecture réelle

En évitant la parodie et en se gardant du mauvais goût, Jacques Vincey concocte une mise en scène d’une grande intelligence. L’esthétisme de la pièce, les costumes et la scénographie puisent subtilement dans les sources du théâtre japonais traditionnel et du théâtre français du 18e siècle, pour se mettre au service d’une mécanique précise. Comme tenues par un invisible maître de marionnettes, les scènes s’enchaînent avec une redoutable efficacité. Le plus remarquable s’exprime dans la profondeur lucide des personnages. La pureté de jeu des acteurs ouvre sur l’individualisme exacerbé qui les met à nu face à la réalité de leurs sensations, fussent-elles perverses. Jacques Vincey restitue la pluralité de filiation existant entre Sade et Mishima. Malgré l’heure tardive, le public reste tendu jusqu’au bout, à la recherche d’une juste (voire futile ?) distance entre rejet et identification.

Jean-Marie Dinh

Akram Khan : du poème épique hindou à la globalisation

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Akram Khan artiste de la culture monde

Une fois n’est pas coutume, un point de rencontre a surgi cette année entre deux festivals qui s’évitent depuis des décennies. Ce que tout oppose dans la personnalité des directeurs, l’esprit de la manifestation et la conception artistique, se retrouve par le hasard d’une programmation dans Le Mahabharata conté par Jean-Claude Carrière au Printemps des comédiens et dansé par Akram Khan dans le cadre de Montpellier Danse. Voilà un prodige que l’on doit véritablement à la sagesse cosmique de l’Inde.

Gnosis*, le titre de la pièce ne concerne en fait que la seconde partie du spectacle. La première se compose de deux solos Polaroïde Feet et Tarana correspondants aux toutes premières créations de la compagnie du chorégraphe Anglo-Bengali qui vit le jour il y a juste dix ans à Londres.  Dans cette première partie Akram Khan accompagné de cinq excellents musiciens démontre sa maîtrise du Kathak. La danse traditionnelle qu’il lui a été enseignée à l’Académie de danse indienne. Un vibrant hommage sobre et éblouissant qui révèle la maîtrise du rythme et du corps dans un espace nu. On apprécie la volonté de ne pas séduire. Ici le corps instrument du danseur répond aux instruments de musique sans conscience mais non sans âme.

La seconde partie scénographiée cette fois, nous entraîne dans un des passages les plus captivant du Mahabharata. Episode où l’héroïne Gandhari donnée en mariage au roi aveugle Dhritarashtra se plonge d’elle-même dans le noir à jamais, pour partager pleinement son union.

La chorégraphie saisit les instants clés de cette relation fascinante dans le temps. La performance de la Japonaise Yoshie Sunahata Kodo est remarquable. Elle répond à l’unisson, quoique dans un espace culturel différent, à l’étonnante faculté de concentration d’Akram Khan. La pièce est très bien servie par la création lumière de Fabiana Piccioli. La magie expressive et sensuelle des corps semble convoquée dans le présent. Comme si elle remontait les canaux du temps pour irriguer le langage contemporain. La rapidité ahurissante des gestes et la précision démultiplient l’espace en nous envoûtant.

Dans cette alternance de tourbillons, de blocages, et de jeux d’équilibre, Akram Khan dit les paradoxes qui le traversent. Il exprime dans un langage clair et accessible, le rapport entre tradition et modernité, le décloisonnement des disciplines artistiques, et les contradictions du moment. Khan est un artisan de la culture monde, une culture abondante éphémère et monnayable à laquelle il apporte du sens et du contenu.

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Danse festival 2010  Cunningham, Jiri Kylian,

Crise et budgets culturels : l’effet domino

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Les ministres

Financement. Dans un contexte de forte houle où la culture se trouve dans la tempête, la Région et le Département de l’Hérault engagent un bras de fer aux effets dévastateurs.

Après avoir engagé les vagues de décentralisation permettant aux collectivités territoriales d’assurer le développement de politiques culturelles, l’Etat y porte un coup cinglant à travers la réforme des collectivités et la suppression de la taxe professionnelle. Ce qui est présenté dans la nova langue du gouvernement comme une mesure de cohérence revient sur le terrain politique à la prise en compte des enjeux de pouvoir qui s’exercent sur les territoires régionaux pour en prendre le contrôle ou y exercer son influence.

Le contexte national

On l’aura compris, l’Etat n’a désormais plus les moyens de financer seul de grandes infrastructures. Face à cela et au-delà de l’opportune vitrine que pouvait leur offrir la culture, les collectivités territoriales se sont saisies de missions culturelles pour donner du sens à leur politique, pour exprimer ce qu’elles entendaient faire sur leur territoire, et pour tisser du lien avec les populations. Parallèlement, les financements croisés associant l’Etat et les collectivités se sont développés présentant l’avantage de dépasser les logiques souverainistes. L’arrivée de la crise va-t-elle revenir sur le chemin parcouru?? On peut le craindre dans notre région où les dernières échéances électorales ont laissé traces et rancunes.

La situation locale

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Le seigneur

Acteurs culturels et artistes s’interrogent, et chacun à son niveau peut témoigner de l’inquiétude qui règne. Au climat de récession générale, vient en effet s’ajouter un conflit ouvert entre le Département de L’Hérault et la Région. La suppression d’une subvention régionale de 200 000 euros au Printemps des Comédiens dans le cadre des financements croisés semble être à l’origine* du transfert des hostilités sur le terrain culturel.  » Nous avons appris cette décision par courrier en avril dernier, explique Daniel Bedos, cela a impacté la programmation. Alors qu’il faudrait que le rassemblement autour de l’art et de l’imaginaire accompagne la crise, on est dans la situation inverse. « 

La création payera l’addition

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Le président du CG

La suppression de cette enveloppe dont une partie devait revenir au soutien des compagnies régionales s’est traduite dans les faits. Le nombre de troupes soutenu est passé de quatre à une entre l’édition 2009 et 2010.La vitrine culturelle du Conseil général ne semble pas pour autant remise en cause.  » Le Printemps des Comédiens devrait dépasser son objectif d’autofinancement qui était cette année de 25%, assure le vice-président du Conseil général Jacques Atlan, nous subviendrons au désistement de la Région par un rééquilibrage de notre participation sur des projets culturels régionaux. Je précise cependant que contrairement à ce qui a été dit concernant le festival de Radio France, nous avons maintenu notre participation à hauteur de 100 000 euros pour les concerts gratuits de Jazz dans l’Amphithéâtre D’O. C’est une décision politique, Frêche a fait pression sur Koering pour que le transfert ait lieu aux Ursulines.« 

Le cofinancement menacé

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Le budget culturel 2011 (10M à 11M d’euros) du Département n’est officiellement pas bouclé. Mais des coupes pourraient s’opérer dans la participation du Conseil général en direction de l’Orchestre et de l’Opéra ainsi que pour le Festival Montpellier Danse… » Nous sommes très attachés à ce que les financements croisés se poursuivent notamment dans les centres nationaux, indique François Duval, en charge du spectacle vivant à la Drac LR. Il n’est pas souhaitable que L’Etat se trouve dans un rapport bilatéral avec une collectivité. Au-delà des apports financiers, la lecture que peut avoir telle ou telle collectivité garantit une pluralité et la pérennité de la structure. »

Mais le principe de cofinancement qui vaut pour le CDN et le CCN ne pèsera pas de la même manière pour les structures culturelles de tailles moyenne. Et a fortiori pour les petites compagnies et le monde artistique en général qui redoutent que le fossé ne se creuse et qui savent d’ores et déjà qu’ils seront les premières victimes. Vous avez dit dégâts collatéraux ?

 * La Région Languedoc-Roussillon n’a pas donné suite à notre demande d’information.

Voir aussi : Rubrique politique culturelle, Garder des forces pour aller à l’efficace, Régionales : visions croisées sur l’enjeu de la culture , le modèle français,

Billet

La culture au coeur du politique

La saison de la culture brille actuellement de ses mille feux comme une cigale peu soucieuse de la bise future. Mais au contact des acteurs culturels et artistiques, l’inquiétude est prégnante. Car la crise s’abat aveuglément sur tout le secteur. De la réduction des budgets d’Etat aux contraintes des collectivités, on taille au sabre et le pire reste sans doute à venir. Dans les réunions de couloir, on prétexte que la culture ne fait pas partie des priorités, que l’urgence est ailleurs… en oubliant les retombées indirectes dont les études démontrent qu’un euro investi dans la culture en génère six. La récession culturelle qui se dessine concerne les artistes, les responsables culturels, les personnels techniques, administratifs et d’accueil mais aussi le secteur du tourisme le commerce local, les transports… Trop vite oubliés, les commerçants d’Avignon descendus dans la rue au cœur du conflit des intermittents en 2003 pour qu’on « leur rende leur festival ».

L’argument n’est pas seulement économique. La culture est bien évidemment au cœur du politique, au même titre que l’éducation. On a vu à raison dans le projet de réforme territoriale une volonté de laisser dans l’ombre la liberté des collectivité d’agir. La culture contribue à leur projet politique et en porte les valeurs.

 

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Politique culturelle,

Bonnes gorgées d’Irlande pour rincer le monde

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Montpellier Danse 2010 Roaratorio. A partir d’un texte de Joyce, Cunningham crée une pièce dont la modernité éclatante résonne encore.

Avec cette pièce jouée pour la première fois en 1983, le géant de la danse contemporaine américaine, disparu l’année dernière, pénètre l’univers littéraire du roman Finnegan Wake de Joyce, pour en donner à entendre le paysage mental.

A propos de conscience, il s’avère peut-être utile de réaffirmer que la danse est un art où l’émotion prime sur la compréhension. Ce qui ne veut pas dire que la naissance du mouvement, condamné à une disparition immédiate, pourrait se passer pour autant, d’une conséquente période de gestation. « ?En posant ce signe d’égalité entre la pensée et la danse, Merce Cunningham m’a en quelque sorte, autorisé à faire le pont entre l’intellect et la danse?« , confie Jean-Paul Montanari dans le livre édité (Actes-Sud) à l’occasion de se trentième anniversaire.

L’esprit d’invention est au cœur de Roaratorio qui dépasse la simple transposition de l’œuvre littéraire pour incarner la langue au-delà du langage en usant du vecteur musical. La composition tient lieu de décor et, au-delà, matérialise proprement le rapport de la culture irlandaise au monde. Elle s’appuie sur une création de John Cage. Un magnifique festin de bruits recueillis en Irlande, de sons envoyés par toutes les radios du monde et d’éclats de mots.

Le réalisme et la qualité du mixage s’emparent de l’espace pour en bouleverser les normes. Dans un contexte nouveau, se déploie l’énergie transcendée des corps qui peuplent l’espace de leur humanité. C’est toute la vie quotidienne, sociale et populaire qui défile en accéléré et passe devant les yeux par vagues régulières. On est saisi par la vivacité constante des gestes, la magie animale, les mouvements d’ensemble dans les changements de direction. Comme si les regroupements et les séparations obéissaient à une présence invisible. L’impression aérienne d’une grande légèreté nous emporte. On a le sentiment que les pieds ne touchent plus le sol. La liberté apparente masque la rigueur technique et la maîtrise spatiale.

Avec Roaratorio, Cunningham pénètre une œuvre majeure de Joyce publiée quarante ans plus tôt. Cette exploration en profondeur en fait à plusieurs égards une référence du processus de création. Entre poésie et chaos cette pièce invente un monde nouveau. Elle a permis à l’artiste le redéploiement de l’invention chorégraphique, sa présentation près de trente ans plus tard en ouverture de Montpellier Danse paraît symbolique. Elle peut aussi faire écho aux ressources créatives inépuisables de la danse contemporaine à l’heure où d’aucun serait enclin à baisser les bras.

Jean-Marie Dinh

Lorsque plus rien ne sort de l’intuition, la proposition Cunningham ne manque ni d’habileté ni de mérite. N’est-ce point puiser dans le renouvellement de l’inconscient que d’ouvrir sur l’invisibilité d’un tout?? La pièce Roaratorio, présentée aux Ursulines par la Merce Cunningham compagny, c’est à peu près ça. Un tout danse qui rejoint le tout d’un festival célébré non sans ambages mais avec un certain désabusement pour son trentième printemps. De nature complexe, le spectacle d’ouverture s’avère régénérant et le pari du choix artistique apparaît une fois de plus réussi.

Voir aussi : Rubrique Danse festival 2010 Jiri Kylian, Akram Khan,