En 1999, l’éditeur franco-américain André Schiffrin publiait un ouvrage au titre équivoque (et fort bien trouvé) : L’édition sans éditeurs [1] (La Fabrique). Il y racontait la manière dont la maison à laquelle il appartenait, Pantheon Books, s’était fait racheter par des géants du secteur. Réputée pour son catalogue exigeant, elle avait alors subi une restructuration drastique au point que Schiffrin décide de la quitter pour fonder sa propre boutique, indépendante et engagée, The New Press.
La même année, Pierre Bourdieu publiait dans la revue scientifique, Actes de la recherche en sciences sociales, un article intitulé « Révolution conservatrice dans l’édition » (n°126-127, année 1999). Le sociologue y décrivait le secteur de l’édition comme un espace autonome organisé selon des logiques à la fois économiques et symboliques : tout oppose, par exemple, la grande maison d’édition commerciale qui privilégie les best-sellers américains au petit éditeur qui met un point d’honneur à publier des écrivains difficile d’accès, et à la diffusion restreinte. Bourdieu soulignait en conclusion l’emprise croissante des logiques économiques sur le secteur, et le risque pour l’édition française de subir une normalisation menée au nom des diktats de la rentabilité.
Les faits donnaient raison à ces inquiétudes. Un processus de concentration était à l’œuvre : en 2004, il devait prendre un tour spectaculaire avec, d’une part le rachat du Seuil par La Martinière, et d’autre part celui de la majeure partie du géant de l’édition, Editis, propriété de Vivendi, par Wendel Investissement. Tout un symbole : Wendel Investissement était en effet, non pas un groupe d’édition, mais un holding financier – à ce titre peu préoccupé de poésie –, qui plus est dirigé par une personnalité bien connue, le baron Ernest Antoine Seillière, alors président du MEDEF (Mouvement des entreprises de France).
Qu’en est-il aujourd’hui ? « La situation actuelle est bien pire que ce que je dépeignais [il y a dix ans], pire que ce à quoi je m’attendais », écrit Schiffrin en ouverture de son nouvel ouvrage L’argent et les mots [2]. Le diagnostic critique formulé à l’époque par cet auteur (et d’autres [3]) conserverait, à l’entendre, toute son actualité. On se propose donc d’y revenir, brièvement, en quatre points.
L’étau de la rentabilité
Le premier problème se trouve être, bien sûr, celui de la concentration, qui soumet des pans entiers du secteur à des grandes multinationales qui, pour certaines, contrôlent toute la chaîne du livre, depuis sa conception jusqu’à sa distribution dans les points de vente. Aujourd’hui, en France, deux mastodontes dominent le secteur. Le premier est Hachette Livre, qui appartient au groupe Lagardère. Avec un chiffre d’affaire de 2 159 millions d’euros en 2008 (et près de 20% de part de marché), il est le premier éditeur français et le 2e groupe d’édition au niveau mondial. Il possède des dizaines de « marques » – selon l’expression des gestionnaires – telles Armand Colin, Calmann-Lévy, Stock, Fayard, Grasset, Hachette, Hatier, Lattès, Larousse, etc. Le deuxième géant est Editis, acheté 650 millions d’euros par Wendel Investissement et revendu pour plus d’un milliard à Planeta, une entreprise espagnole – une opération dont le bénéfice fait figure de record en la matière. Editis comprend, entre autres, La Découverte, Le Cherche-midi, Perrin, Plon, Robert Laffont, XO, Nathan, etc. D’autres groupes (un peu) moins puissants pèsent également de tout leur poids, tels Albin Michel, Flammarion (RSC Mediagroup), Gallimard, France Loisirs (Bertelsmann), La Martinière et Médias-participation. Aux marges de l’oligopole, les petites et moyennes maisons d’éditions se comptent en revanche par centaines, et même par milliers.
Cette concentration traduit en fait quelque chose de plus profond : l’emprise croissante de la logique financière sur le secteur. C’est le deuxième point. Ce n’est pas que les éditeurs rechignaient par le passé à faire du profit – publier des livres est un commerce, et aucun éditeur ne saurait se soustraire à ces contraintes, sous peine de péricliter. Mais en exigeant des taux de rentabilité toujours plus élevés, on a bouleversé insensiblement toute l’économie du secteur. « Pendant tout le XIXe siècle et l’essentiel du XXe siècle, le bénéfice moyen des maisons d’édition en Europe et aux États-Unis se situait autour de 3-4% par an » indique Schiffrin, qui précise que « ce rendement paraissait tout à fait normal [4] ». Dans les grands groupes, on peut exiger désormais des taux s’élevant à 10, 15, voir 25 %. Or, quand la logique de la rentabilité prime, toute une série de livres exigeants, qui se vendent peu et nécessitent du temps pour trouver leur public, deviennent problématiques. La course au best-seller imprime ses marques, celle du temps court et du succès commercial – contrairement au temps long des livres qui se vendent moins mais fondent un catalogue digne de ce nom.
Cette observation ne signifie aucunement que les grandes maisons ne publient que des livres de piètre intérêt ou de grande consommation. Quiconque, par exemple, apprécie les ouvrages de sciences humaines et sociales, n’ignore certainement pas que Fayard (qui appartient à Lagardère) ou La Découverte (propriété d’Editis), en publient d’excellents dans ces domaines – y compris des ouvrages engagés à gauche. Simplement, de fait, l’audace en matière de création littéraire, et la critique sociale en matière de politique, se situent essentiellement du côté des petits éditeurs indépendants.
Des « documents choc » vite oubliés
Troisième point : qui dit logique commerciale dit aussi ingérence des logiques de marketing pour démultiplier les ventes. On observe ainsi, de manière croissante, une profusion de livres qui sont (plus ou moins) conçus à la va-vite, pensés comme des coups marketings, et promus comme tels dans les grands médias. Les auteurs de romans de gare à succès (type Dan Brown ou Marc Lévy) ne sont pas seuls en cause. Il faut aussi avoir à l’esprit tous ces essais (généralement inconsistants) publiés par des éditorialistes ou des intellectuels médiatiques, systématiquement présentés dans la grande presse comme des chefs d’œuvre de la pensée. Ce n’est pas un hasard si parmi les secteurs très lucratifs figure celui du « document d’actualité », dont le succès repose souvent sur du sensationnel : de 1990 à 2005, son chiffre d’affaire a augmenté de 124 % [5]. Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, et la profusion de livres le concernant, tout laisse à penser que le phénomène s’est poursuivi, et même amplifié. C’est aujourd’hui le genre de livre qui recouvre les étalages des libraires.
Car la promotion marketing fait vendre et rapporte gros. Un exemple, celui l’ouvrage de Florence Aubenas, intitulé le Quai de Ouistreham (éditions de l’Olivier), dans lequel la journaliste raconte son expédition de Paris à Caen, des quartiers cossus de la capitale au monde des travailleurs précaires – une intrépidité que le gratin du journalisme parisien a jugée digne des reportages d’Albert Londres ou de Joseph Kessel… en oubliant cependant que l’année précédente, une jeune journaliste avait déjà mené une enquête de ce type, dans des conditions très semblables, sans que le milieu ne s’en émeuve [casino greece pourtant je me suis levée tôt… Une immersion dans le quotidien (…) » rel= »footnote » href= »http://www.acrimed.org/article3395.html#nb6″>6]. Il est vrai que tous les ouvrages ne bénéficient pas, comme le document choc d’Aubenas, d’un plan de lancement aussi soigné : tandis que Le Nouvel Observateur, où officie la journaliste, y consacre sa Une et en a publié les bonnes feuilles, les autres rédactions, afin de créer la surprise, ne reçoivent le livre que quelques jours avant sa parution ; campagne de promotion oblige, Aubenas se lance ensuite dans une tournée frénétique, multipliant les interviews dans les journaux, la télévision et la radio [7]. Résultat, à peine sorti, le livre se trouve propulsé en tête des meilleures ventes. Deux mois après sa sortie, les ventes atteignent 120 000 exemplaires (Le Parisien, 12 avril 2010) – un chiffre certainement supérieur à la diffusion du fameux Quai de Wigan de George Orwell, auquel le titre de l’ouvrage de Aubenas fait (malheureusement) référence.
Remarquons, en passant, qu’il arrive (certes rarement !) que la promotion médiatique échoue : Le Parisien révélait ainsi que Bernard-Henri Lévy, malgré une campagne médiatique proprement phénoménale [8], n’avait vendu « que » 3 700 exemplaires de ses Pièces d’identités (Grasset), et 5 000 exemplaires de sa Guerre en philosophie [9] (Grasset) – un ouvrage pourtant mémorable en ce qu’il évoque un philosophe, M. Botul… qui n’existe pas. Pour « BHL », c’est peu de dire que de tels chiffres sonnent comme une déconfiture.
Le dernier point concerne la distribution et la diffusion des livres. En ces domaines également, la concentration a imprimé sa marque puisque le 1er distributeur n’est autre que Hachette-Livre, le 1er éditeur – son Centre de Distribution du livre à Maurepas verrait passer chaque années plus 180 millions de volumes à destination de 20 000 points de vente. S’agissant des ces points de vente, on estime, en ordre de grandeur, que 80% du chiffre d’affaire est réalisé par seulement 20 % des librairies. Si le prix unique du livre constitue un garde-fou essentiel, il n’en reste pas moins que la santé financière des librairies indépendantes – auquel le sort de la petite édition est intimement lié – apparait très fragile, tant la concurrence avec les grandes enseignes et internet (la librairie Amazon notamment) s’avère rude. D’autant qu’une incertitude réelle règne quant aux effets de la révolution numérique sur le commerce de livre, qu’il s’agisse de l’introduction des liseuses numériques ou des visées gargantuesques de Google [10].
Toutefois, au-delà des spéculations sur le futur, il est un effet immédiat, très visible et particulièrement néfaste, causé par les transformations économiques : la surproduction de livres, qui enrichit les distributeurs et permet aux grands éditeurs d’asseoir leur présence sur le marché et les chances de succès. En 2009, sont parues 63 000 nouveautés et rééditions [11]. Cinq années auparavant, en 2004, c’était environ 10 000 titres de moins – dix ans avant, 25 000 de moins ! Cela implique concrètement que tous les livres ne peuvent figurer sur les étalages des librairies et qu’il existe une rotation très importante diminuant d’autant les chances pour le livre de trouver son public.
Quelle audience pour les éditeurs engagés ?
Que retenir de ces quatre points ? Essentiellement que le renforcement général des logiques commerciales dans le milieu de l’édition exerce des effets puissants, à la fois sur les types de livres susceptibles d’être publiés et sur les types de livre qui ont une chance de trouver un large public. Le problème se pose tout particulièrement pour les ouvrages publiés par les maisons d’éditions engagées. Les idées dissidentes, on le sait, sont structurellement marginalisées dans le débat politique ; leurs chances de se faire connaître d’une large audience et de peser dans le débat public sont relativement minces. C’est peu dire, par exemple, que les livres contestataires sont à peu près invisibles dans l’espace médiatique dominant ; ou qu’ils subissent les censures insensibles du système de distribution des livres, avec la surproduction et la rotation rapide qui le caractérisent. Au mieux, ces ouvrages sont emportés, pour ne pas dire noyés, dans le grand flux des nouveautés, des livres de bric-et-de broc qui alimentent la grande chaudière de la surconsommation médiatique.
Face à cette situation, il importe toujours de rappeler, comme le fait André Schiffrin au début de L’édition sans éditeurs, « qu’il n’a pas toujours été admis que le grand public ne souhaite que du divertissement » – qui plus est, du mauvais divertissement [12]. De nombreuses expériences historiques témoignent que rien n’oblige les marchands de culture – hormis la recherche inconsidérée du profit – à concevoir les livres exigeants et porteurs de critique sociale au seul bénéfice des classes favorisées. Schiffrin cite, entre autres, les exemples de Penguin Books, dont l’ambition, à ses débuts, était d’offrir à un public populaire à la fois savoir et délassement, ou du Left Book Club – qui avait publié en son temps The Road to Wigan Peer, de George Orwell, déjà mentionné :
« […] le Left Book Club mettait à la disposition d’un vaste public une phénoménale quantité de travaux et d’études importante. Sous leur marque parurent les livres d’Edgar Snow sur la révolution chinoise et les principaux textes analysant la montée du nazisme et l’imminence du conflit en Europe. Ces livres qui se vendaient par dizaines de milliers d’exemplaires, à des prix comparables à ceux de Penguin, ont contribué à créer une opinion publique de gauche extrêmement bien informée. Il est intéressant de noter que les livres du même type publiés aujourd’hui sortent de presses universitaires avec des tirages minuscules et des prix prohibitifs, sous le prétexte qu’il n’y a pas de public pour ce genre d’ouvrages. Pourtant cette expérience des années trente, évidemment appuyée sur un autre contexte politique, montre qu’il a été possible de trouver alors une grande masse de lecteurs pour des livres exigeants, sur des sujets qui devaient souvent paraître très éloignés des préoccupations quotidiennes de la plupart des Anglais. » [13]
En France, cette conception du travail d’éditeur, beaucoup l’ont partagée. Mentionnons seulement deux maisons emblématiques de la gauche communiste d’après-guerre : les éditions Maspero et les Editions sociales. Leur expérience respective, rappelons-le, apparait étroitement liée à l’existence d’un tissu de librairies militantes – on peut lire quelques bribes de cette histoire dans un bel ouvrage, l’Histoire de la librairie [14]. On y apprend, par exemple, comment le Parti communiste français a construit au sortir de la guerre un grand réseau de librairies (dit de La Renaissance française) attachées aux fédérations du parti ; ou bien, comment l’organisation avait créé son propre système de diffusion dans le but de ne pas dépendre d’Hachette ; on y découvre aussi comment ces librairies se trouvaient associés à tous les relais culturels des villes communistes, ainsi qu’aux entreprises qui, par le biais des syndicats, faisaient acheter des quantités de livres par les comités d’entreprises.
Au milieu des années 1970 on comptait ainsi une quarantaine de librairies dans ce réseau – sans compter le club Diderot qui assurait la vente par courtage. Au tournant des années 1980, le groupe Messidor fait même partie des dix plus grands groupes de l’édition française. L’histoire des éditions Maspero s’avère, évidemment, très différente : on ne saurait, toutefois, oublier que la célèbre librairie fondée par François Maspero au quartier latin (« La Joie de lire ») représente une sorte de modèle des dizaines de libraires militantes qui fleurirent dans les années 1960 et 1970, à travers toute la France. Ces librairies ont constitué des outils essentiels de formation des militants, ainsi qu’un vecteur important de politisation des étudiants. La plupart toutefois ne devaient pas survivre à la réaction conservatrice des années 1980.
***Ce genre d’expériences rappelle le rôle que jouent aujourd’hui les librairies engagées et les libraires consciencieux dans la diffusion des livres exigeants, et en particulier des livres porteurs de pensées rétives à l’ordre établi. Néanmoins, la façon de s’attaquer réellement au problème est certainement tout autre. Il convient d’imaginer – et d’imposer – des mesures qui permettraient de desserrer l’étau de la contrainte économique qui pèse si fortement sur le secteur de l’édition. Ce peut être un encouragement donné par les pouvoirs publics – grâce à la modulation des aides publiques – au développement de statuts du type « sociétés à but non lucratif ». Ce pourrait être aussi, un jour, le vote par ces mêmes pouvoirs publics de lois anti-concentration qui viseraient à restreindre considérablement la puissance des grands groupes.
Publié le 16 juin 2010 par Antoine Schwartz