Italie : quelle stratégie pour les antisystèmes au pouvoir ?

Matteo Salvini (à gauche), leader de la Lega, et Luigi di Maio (à droite), M5S. TIZIANA FABIALBERTO PIZZOLI/AFP

Matteo Salvini (à gauche), leader de la Lega, et Luigi di Maio (à droite), M5S. TIZIANA FABIALBERTO PIZZOLI/AFP

En Italie, la Ligue et le Mouvement 5 étoiles (M5S) se sont accordés sur un gouvernement commun, pour diriger le pays après une longue période d’incertitude politique. Lenny Benbara* analyse dans le détail cette convergence entre le nationalisme et le populisme italiens.

FIGAROVOX.- En Italie, que signifie l’alliance inédite entre le M5S et la Ligue ? S’agit-il de l’alliance de la carpe et du lapin ? Des extrêmes qui se rejoignent ? Quels sont les points communs et les différences entre ces deux formations politiques dont l’une est souvent classée à la gauche de la gauche et l’autre à la droite de la droite ?

Lenny BENBARA.- Classer le M5S à la «gauche de la gauche» est d’emblée une erreur. Ce mouvement est inclassable et coalise des aspirations très différentes. Luigi Di Maio est une sorte de démocrate-chrétien centriste, qui incarne un projet de régénération morale des élites politiques et des institutions. Il forme un tandem avec Davide Casaleggio, une figure de l’ombre mais centrale dans le mouvement. Il est d’ailleurs beaucoup plus proche d’un Emmanuel Macron que d’un Jean-Luc Mélenchon. À ce sujet, on sait que des discussions officieuses existent entre les macronistes et le M5S, comme l’a avancé Il Foglio. Shahin Vallée, ex-conseiller d’Emmanuel Macron, est une des personnalités qui promeut un contact informel avec le M5S. Néanmoins, comme les cinquestelle ont décidé de s’allier avec la Lega, ce rapprochement a été ajourné et est pour le moment officiellement désavoué par En Marche. Reste que l’intention était là, notamment du côté du M5S. Il est donc idiot, comme le font les médias français, d’expliquer que la situation italienne correspond à l’hypothèse d’une alliance entre le Front national et la France insoumise… Le Mouvement Cinq Étoiles, qui a longtemps baigné dans l’euroscepticisme, a conduit pendant sa dernière campagne une opération de crédibilisation et d’institutionnalisation. Et ce, quitte à mettre au placard son projet de référendum sur la sortie de l’euro. Dans le même temps, une aile plus «dure» est néanmoins restée très présente. Elle est plus en phase avec l’esprit originel du M5S, et est aujourd’hui incarnée par Alessandro Di Battista. Ce dernier est beaucoup plus proche de Beppe Grillo et de Roberto Fico, le président actuel de la Chambre. Ce trio est notoirement plus «antisystème», associé à la «gauche» du parti, et se détache par son orientation plus hétérodoxe sur les questions économiques. En apparence, le mouvement affiche cependant sa cohésion et son absence de divisions. Il garde en commun son avant-gardisme sur les nouvelles technologies, l’écologie, la lutte contre les conflits d’intérêts et la démocratie directe.

Le M5S a rassemblé tous les perdants de la mondialisation, d’où qu’ils viennent.

 

La pluralité interne du M5S est importante pour comprendre ce qui s’est passé ces dernières semaines. Car son électorat est tout aussi hétérogène. Ils ont réussi à réaliser des scores très importants au Nord comme au Sud du pays, mais en s’appuyant avant tout sur «ceux d’en bas». Le M5S a réalisé 44 % des voix chez les 18-34 ans, qui ont énormément souffert de la crise ; 50 % chez les chômeurs ; ou encore 42 % chez les Italiens les plus pessimistes pour leur avenir et celui du pays. Grâce à la proposition du revenu de citoyenneté, ils ont réussi à réaliser une percée dans le Sud qui souffre énormément de la mondialisation, aidés par la figure de Luigi Di Maio qui est originaire de Naples. Mais dans le même temps, ils font de très bons scores chez les classes moyennes urbaines qui ont peur du déclassement. Le M5S a donc rassemblé tous les perdants de la mondialisation, d’où qu’ils viennent. Cependant, les leaders du mouvement n’ont rien de révolutionnaires, et évoluent dans une relation compliquée avec la base sociale du mouvement dont ils sont en partie captifs. Un tiers de leur électorat voulait s’allier avec le Parti Démocrate, un autre tiers avec la Lega, et un dernier tiers avec personne…

À partir du moment où Matteo Renzi a tué dans l’œuf toute possibilité d’accord avec le M5S, il ne restait plus que deux options: retourner aux urnes ou laisser la Lega s’allier avec le M5S. Alors que la première option se dessinait sérieusement au début du mois de mai, contre toute attente, et sous la pression de nouvelles élections, Silvio Berlusconi a fait un pas de côté et a laissé Matteo Salvini former un gouvernement avec Luigi Di Maio. En effet, il ne faut pas oublier que Salvini était auparavant intégré à une alliance de «centre-droit» – en réalité très à droite – avec Berlusconi et Meloni. Du côté des cinquestelle, l’option d’une alliance avec la Lega avait paradoxalement la préférence de l’aile la plus associée à la «gauche» du mouvement. Celle-ci y a vu une occasion de renverser la table, tandis que Luigi Di Maio voyait dans une coalition avec le Parti Démocrate la possibilité d’achever le processus de crédibilisation de son parti. En effet, le Parti Démocrate est perçu comme étant le cœur de «l’establishment» italien.

La Lega, en revanche, est tout de même bien un parti de droite…

La Lega, de son côté, est un ex-parti régionaliste qui a réalisé une mue nationaliste d’inspiration lepéniste lorsque Matteo Salvini est arrivé à la tête du parti en 2013. Longtemps confiné à des bastions au Nord, le parti ne réalisait plus que 4 % des voix en 2013. Salvini a enclenché un processus de profonde transformation qui s’est articulé autour de deux axes: un premier très identitaire, violemment anti-migrants, et un second qui est celui de l’euroscepticisme. Le slogan «Prima gli italiani» («Les Italiens d’abord») synthétise la ligne Salvini, lequel a conduit le parti à réaliser 17,3 % des voix le 4 mars dernier. Le trublion italien est allé jusqu’à qualifier la zone euro de crime contre l’humanité… Dans un pays qui n’a pas connu de croissance depuis son entrée dans la zone euro, c’est un discours qui résonne malgré les outrances. L’acuité de la crise migratoire a quant à elle permis à la Lega de développer son discours et de surfer tranquillement sur l’angoisse identitaire des Italiens, qui sont soumis à un fort sentiment de déclin. En effet, le taux de fécondité est maintenant depuis deux décennies aux alentours de 1,4 enfant par femme. La population vieillit sensiblement et le pays se vide de ses forces vives qui émigrent à l’étranger à cause du niveau très élevé du chômage des jeunes. Sans le solde migratoire, il y a longtemps que la population italienne diminuerait. Le nombre de jeunes Italiens qui s’en sont allés en France, en Allemagne et au Royaume-Uni est de l’ordre de plusieurs millions depuis la crise de 2008. L’idée que le peuple italien «est en train de disparaître» est désormais ancrée dans les esprits.

C’est ce terreau économique, social et culturel qui est commun aux deux partis. Les votes pour ces deux forces expriment chacun à leur façon la crise existentielle dans laquelle l’Italie est plongée. La Lega est évidemment beaucoup plus nationaliste, tandis que le M5S représente avant tout un projet de destitution des vieilles élites qui ont failli, de reconstitution des droits économiques et sociaux, et de renouvellement démocratique. Matteo Salvini et Luigi Di Maio incarnent une forme de dégagisme puissant, et se sont donc mis d’accord pour dépecer la vieille classe politique. Cette alliance reste néanmoins fragile et contextuelle, car le projet de Salvini est d’abord d’hégémoniser l’espace qui s’offre à lui au centre-droit, tandis que le M5S veut dépouiller le Parti Démocrate du reste de ses électeurs. On peut notamment s’attendre à la rédaction d’une nouvelle loi électorale, qui devrait être beaucoup plus favorable à la coalition qui est en train de se former. Reste que l’alliance avec la Lega a malgré tout ravivé l’euroscepticisme du M5S et sa volonté de rompre avec l’austérité. À côté du dégagisme, cet aspect représente à la fois un point commun et un point de tension entre les deux formations comme à l’intérieur de celles-ci. Dans des termes français, qui n’aident pas franchement à la compréhension de la situation italienne et de ses particularités: le M5S est un mouvement antisystème attrape-tout qui était engagé dans un processus de remplacement du Parti Démocrate et de transformation en parti de centre-gauche, tandis que la Lega est clairement d’extrême droite. L’alliance rebat cependant les cartes…

Ces derniers jours, Di Maio et Salvini ont conclu et fait valider par plus de 90 % de leurs troupes un programme commun. Que contient-il exactement ?

Le contrat de gouvernement est plus ou moins précis en fonction des sujets, et ne permet pas totalement de savoir ce qui sera effectivement appliqué par le gouvernement gialloverde (jaune et vert, ainsi appelé en référence aux couleurs de la Lega et du M5S). Il y a bien sûr l’affirmation d’une politique très restrictive sur l’immigration qui se traduit par la volonté de renégocier les accords de Dublin, sans pour autant donner de chiffre en termes d’expulsions, ce qui peut être interprété comme un recul de Matteo Salvini. Il y a aussi la flax tax, tant voulue par la Lega. Celle-ci est composée de deux seuils d’imposition, à 15 % et à 20 %. Elle est corrigée par l’existence d’abattements fiscaux pour les plus modestes afin de maintenir la progressivité de l’impôt sur le revenu, principe qui est inscrit dans la constitution italienne. Cela devrait coûter 20 milliards la première année, et 15 milliards les années suivantes selon les projections du gouvernement. Autre mesure hautement critiquable, l’interdiction des francs-maçons dans le gouvernement. Même s’il ne faut pas oublier que la franc-maçonnerie a une image catastrophique en Italie. C’est le cas depuis le scandale de la loge Propaganda Due et des diverses affaires de corruption mises en lumière au moment de l’opération Mani Pulite, bien que cette loge ait été radiée de la maçonnerie. L’anti-maçonnisme est très répandu en Italie… Mais c’est sur le plan économique que le contrat de gouvernement est le plus hétérodoxe, et c’est avant tout sur ce point et sur l’abandon des sanctions contre la Russie qu’il a été critiqué par les autres gouvernements de la zone euro et la presse financière.

Cette politique est largement décriée par les élites européennes, qui savent qu’elle n’est pas compatible avec les règles de la zone euro.

 

Les mesures annoncées dans ce contrat sont radicalement incompatibles avec le pacte budgétaire et avec l’équilibre de la zone euro. Elles sont cependant considérées comme nécessaires par les deux partis pour relancer l’économie italienne. On y trouve l’instauration d’un SMIC ; une possible nationalisation des régies d’alimentation en eau ; la suppression de la loi Fornero sur les retraites, très décriée en Italie, et qui devrait coûter environ 20 milliards par an en cas de suppression sèche ; ou encore la mise en place du revenu de citoyenneté. Ce dernier, dont le coût avoisinerait les 17 milliards par an, serait d’une durée de deux ans, sous condition de recherche d’emploi, et se traduirait par le versement d’un montant de 780 euros par mois aux personnes éligibles. À cela s’ajoute une politique de fléchage des investissements par la mise en place d’une banque publique d’investissement, le financement d’infrastructures – mais l’abandon probable du projet de TGV Lyon-Turin -, et une politique active de transition vers l’agriculture biologique et le développement des circuits courts. Le financement de toutes ces mesures est relativement flou. La coalition assume donc une logique keynésienne de relance de l’économie afin de réduire ultérieurement la dette par la croissance. Ainsi, le gouvernement prévoit une croissance de 2,5 % en 2019, 2,8 % en 2020 et de 3 % en 2021 grâce à sa politique. C’est toute cette politique qui est largement décriée par les élites européennes, qui savent qu’elle n’est pas compatible avec les règles de la zone euro.

Que va-t-il se passer maintenant? Quel est le profil de Giuseppe Conte, pressenti pour devenir Premier ministre?

Giuseppe Conte est un universitaire et un juriste, dont le CV a d’ailleurs fait polémique, puisqu’il est accusé de l’avoir gonflé. Il a un profil technique et assez peu politique. En réalité, son rôle sera mineur. Le contrat de gouvernement prévoit la mise en place d’une structure parallèle de gouvernement entre les deux forces de la coalition pour régler les ajustements liés à l’application du programme. Ce cabinet de l’ombre disposera, selon l’accord, du pouvoir de donner des ordres aux membres du gouvernement. Le vrai pouvoir sera donc entre les mains de l’équipe de Salvini et de celle de Luigi Di Maio. À ce propos, Matteo Salvini devrait être nommé au ministère de l’intérieur tandis que Di Maio devrait prendre la tête d’un super ministère du développement économique et du travail.

Il est difficile de prévoir ce qui va se passer. Le président de la République italienne, Sergio Mattarella, dispose d’un pouvoir de veto sur la composition du gouvernement. Il est par ailleurs gardien du respect des traités. C’est pourquoi il mène une politique de blocage sur certains noms. La coalition cherche par exemple à nommer Paolo Savona au ministère de l’économie et des finances, sauf que celui-ci a tenu des propos critiques à l’égard du fonctionnement de l’Union européenne et de l’euro. Il a par ailleurs plaidé pour la mise en place de mécanismes qui permettent à un pays de sortir de la monnaie unique. Sergio Mattarella appuie fortement pour l’écarter et menace d’utiliser son véto. En retour, Matteo Salvini a menacé hier soir de retourner aux urnes. Les sondages placent désormais la Lega entre 22 % et 26 %, tandis que le Parti Démocrate et Forza Italia de Silvio Berlusconi reculeraient encore de plusieurs points. Le leader leghiste a donc le rapport de force en sa faveur, d’autant plus que les scrutins régionaux intermédiaires confirment actuellement la dynamique de son parti. Ce jeu peut continuer encore quelques jours, et il est difficile de dire qui cédera en premier, mais ce que la coalition appelle «l’establishment» ne peut se permettre de nouvelles élections.

Ce matin, Salvini a répondu sèchement à Bruno Le Maire qui expliquait que «les engagements qui ont été pris par l’Italie valent, quel que soit le gouvernement». Le nouveau gouvernement peut-il et a-t-il vraiment l’intention de tourner le dos aux engagements européens pris par les précédents gouvernements italiens ?

Les propos tenus par les responsables français et allemands ont été très mal accueillis en Italie, et accréditent l’idée que la démocratie serait limitée depuis l’étranger. La Lega et le M5S incarnent non seulement la volonté des Italiens de rompre avec l’austérité, mais aussi leur volonté de rapatrier le pouvoir politique à l’intérieur du cadre national. L’UE est donc perçue comme un cadre qu’il faut réformer ou rompre. Pour autant, les marges de manœuvre du futur gouvernement sont limitées et le scénario d’une rupture avec les engagements européens reste incertain pour une série de raisons. D’abord, la situation économique de l’Italie reste objectivement très fragile. Même si le pays dégage un excédent primaire de 1,2 % du PIB par an – ce qui veut dire qu’avant paiement des intérêts, l’État italien dépense moins que ce qu’il gagne contrairement aux idées reçues -, sa dette avoisine le montant très élevé de 130 % du PIB. Cette dette doit être refinancée en permanence, ce qui expose le pays à la réaction des marchés. Fitch a menacé lundi de dégrader la note de la dette italienne, tandis que le spread, l’écart de taux d’intérêt avec l’Allemagne, a sensiblement augmenté pour atteindre 180 points de base. Par ailleurs, les banques italiennes restent gorgées de créances pourries, pour un montant de plus de 300 milliards d’euros. Ce qui plombe l’actif des banques italiennes, menace leur stabilité, et leur capacité à se refinancer et à prêter.

La Lega et le M5S incarnent la volonté de rapatrier le pouvoir politique à l’intérieur du cadre national.

 

Ensuite, parce qu’il existe plusieurs obstacles internes à un tel projet. D’une part, la majorité au Sénat est incertaine, et des sénateurs pourraient faire défection en cas de durcissement du rapport de force avec les autres pays de l’Union européenne. Cela n’est pas rare en Italie. De son côté, le président Sergio Mattarella veille au grain quant au respect du cadre européen. Enfin, il n’y a pas forcément de consensus à l’intérieur de la coalition. Les deux partis sont avant tout opportunistes. Il faut savoir que Matteo Salvini comme Luigi Di Maio ont un rapport à l’euro qui est complètement démystifié. En sortir n’est ni une obsession, ni un tabou. Cependant, leur position sur le sujet dépendra essentiellement de l’intérêt qu’ils y trouvent, et rien ne dit que celui-ci sera le même pour les deux partis à un instant T. Leur volonté est avant tout de renégocier, et le compromis qui sera jugé acceptable par le M5S ne le sera pas forcément par la Lega. Il risque donc d’y avoir des frictions à l’intérieur de la coalition.

Malgré tout, la coalition actuelle a présenté un contrat de gouvernement qui est incompatible avec la zone euro. Pour l’instant, en dépit des injonctions et les coups de mentons de la presse financière comme des responsables européens, les deux partis tiennent bon. Ils semblent prêts à jouer la carte du rapport de force avec l’Allemagne, et dans une moindre mesure avec la France. On peut donc s’attendre à tout, comme toujours avec l’Italie.

Cette coalition rappelle celle de Syriza en Grèce. Peut-on assister au même scénario ?

Comme je l’ai expliqué, la coalition actuelle n’est pas vraiment comparable avec celle qui gouverne en Grèce, mais on peut effectuer quelques parallèles, et notamment le fait qu’on a deux forces très différentes qui s’allient et s’apprêtent à faire face au cadre européen. Les différences sont nombreuses, et rendent un scénario à la Syriza incertain. D’abord, l’Italie n’est pas la Grèce. C’est la troisième économie de la zone euro, et la seconde industrie de cette même zone. Briser les reins de l’Italie n’a pas les mêmes conséquences que mettre à genoux les Grecs. Le secteur bancaire français et le secteur bancaire allemand sont très largement exposés vis-à-vis de l’économie italienne, et ne peuvent pas se permettre de voir pointer la menace d’une faillite en série des banques italiennes. La BCE ne pourrait donc pas contraindre l’approvisionnement en liquidités du secteur bancaire italien sans jouer avec le feu. Alors qu’elle avait pu le faire avec la Grèce. C’est toute la logique perverse des excédents commerciaux délirants de l’Allemagne. Ceux-ci se recyclent dans les économies du Sud de l’Europe, ce qui expose les banques allemandes à l’affaiblissement des économies de ses partenaires. Le manque de solidarité de l’Allemagne peut donc se retourner contre elle.

Par ailleurs, les responsables du M5S et de la Lega ont bien vu ce qui était arrivé à Alexis Tsipras et à la Grèce. Ils se souviennent que l’absence de plan de sortie de l’euro dans la stratégie du gouvernement grec a miné la capacité de celui-ci à négocier avec ses créanciers, et a rendu toutes ses menaces peu crédibles. Alexis Tsipras était un européiste convaincu. Il associait, comme beaucoup de Grecs, le fait d’être dans l’euro au fait d’être arrimé au bloc occidental, à la démocratie et à la modernité. Les Italiens n’ont pas ce type de pudeurs. On sait d’ores et déjà qu’une partie substantielle du patronat italien, rassemblé derrière la Confindustria, émet de sérieuses critiques sur le fonctionnement de la zone euro et n’écarte pas le scénario d’une sortie. D’une façon générale, les élites italiennes, hormis le Parti Démocrate, n’ont pas d’attachement de type religieux à la monnaie unique. Matteo Salvini et Luigi Di Maio sont donc plus disposés à remettre en cause l’Union économique et monétaire.

Les Italiens ont l’espoir que leur réalisme et leur position dure conduira à la négociation d’un compromis honorable avec l’Europe.

 

Ils ont d’ores et déjà envoyé un certain nombre de signaux à leurs partenaires européens. D’abord, la mention d’un mécanisme de sortie potentielle de l’euro dans le contrat de gouvernement qui a fuité la semaine dernière. Même si ce mécanisme a été retiré, l’idée s’est installée. Ensuite, l’absence de recul sur le programme et le fait d’assumer l’incompatibilité avec les règles budgétaires de l’union monétaire. Le nom de Paolo Savona n’est pas non plus anodin, c’est un des grands critiques de l’euro et un avocat de la mise en place de mécanismes parallèles pour en sortir progressivement. Enfin, la coalition prévoit l’émission de mini bons du trésor pour payer les arriérés de dettes de l’État envers les entreprises et donner de la respiration à ces dernières. Ces mini bons pourront aussi servir à régler des impôts, ce qui leur donne donc le caractère d’une monnaie parallèle à l’euro.

Bref, les Italiens envoient un message très clair: «nous ne finirons pas comme les Grecs». Ils ont l’espoir que leur réalisme et leur position dure conduira à la négociation d’un compromis honorable. Mais ils sous-estiment probablement la disposition de certains pays du Nord de l’Europe à voir l’Italie sortir de l’euro. Les responsables économiques de la CDU et de la CSU allemandes ont déclaré hier matin que la position italienne relevait du chantage et qu’elle signait le début de la fin de l’euro. Une manière de dire qu’ils sont prêts à prendre le risque d’une sortie, et que les Allemands ne comptent pas accepter les demandes italiennes de déroger au pacte fiscal. Pour l’instant, on peut avant tout s’attendre à une montée prochaine d’un rapport de force. Celui-ci pourrait très bien déraper et conduire à une sortie de l’euro, comme aboutir à la capitulation de l’Italie face à la raideur allemande.

Du Brexit aux élections italiennes en passant par les victoires à répétition de Viktor Orban, à chaque élection en Europe, les mouvements «eurosceptiques» réussissent de nouvelles percées. S’agit-il de victoires conjoncturelles où est-ce le signe d’une recomposition plus profonde ?

Il s’agit bien évidemment d’une recomposition profonde du champ politique européen, et celle-ci devrait s’accélérer à l’occasion des élections européennes de 2019. On a beaucoup glosé sur la défaite de l’euroscepticisme à la suite de la victoire d’Emmanuel Macron, qui intervenait après une vague de victoires de mouvement critiques à l’égard de la construction européenne. Il semblerait que cette victoire pour les pro-européens n’ait été qu’une parenthèse bien courte. Ciudadanos, en Espagne, est en pleine dynamique et représente un partenaire potentiel de poids pour Emmanuel Macron sur la scène européenne, mais à part ça ? Il y a bien le M5S, mais celui-ci est pris dans l’engrenage de sa coalition avec la Lega, et n’a pas encore arrêté son identité sur la question européenne. Il y a aussi les autres partis libéraux qui existent ici et là, mais qui ont des intérêts nationaux difficilement compatibles avec ceux de la France, contrairement à l’Espagne et à l’Italie. La réalité est qu’Emmanuel Macron est isolé, et que son projet a peu de chances d’aboutir. L’Allemagne ne veut pas en entendre parler. Hier encore, plus de 150 économistes allemands ont publié dans le Frankfurter allgemeine sonntagszeitung une tribune pour critiquer radicalement toutes les propositions de réformes de la construction européenne faites par la France. Le gouvernement allemand n’est pas plus tendre, et a renvoyé dans les cordes à la fois l’idée d’un budget de la zone euro et la proposition de renforcement du budget européen faite par la Commission européenne. Le message est clair: les Allemands ne veulent pas payer. Ils accepteront éventuellement l’idée d’un ministre des finances de la zone euro, mais en échange d’un durcissement sévère de la surveillance budgétaire. Ajoutons à cela que la position allemande va encore se raidir avec la crise italienne et les demandes de la coalition gialloverde. Bref, devant cette impasse de la réforme de l’Union européenne, les forces eurosceptiques ont un boulevard et devraient progressivement reprendre la main de l’agenda.

En 2019, deux pôles extrêmement différents devraient être renforcés. D’une part, d’ex-partis de gauche radicale travaillent actuellement à la construction d’un pôle qui est celui du populisme démocratique. Ce pôle s’organise autour de la France insoumise, de Podemos et du Bloco de Esquerda portugais, et devrait augmenter sensiblement son nombre d’élus. Il exige une réforme radicale de l’Union européenne pour sortir de la logique de la compétition entre les peuples. D’autre part, les mouvements nationalistes identitaires ont le vent en poupe un peu partout en Europe et devraient gagner de nombreux sièges. Les forces pro-européennes sont donc prises en tenaille, et cette tendance est structurelle. Tant que l’Union européenne sera incapable de répondre à la crise sociale et à la crise migratoire, il n’y a pas de raisons que la dynamique actuelle s’arrête.

Il n’y aura cependant pas de grand soir contre la construction européennne. Son effondrement viendra d’un délitement progressif, par l’accumulation de grains de sable dans la périphérie comme au cœur de l’Union. L’Italie est le dernier de ces enfants terribles apparus de façon tonitruante sur la scène européenne, mais le pourrissement peut encore durer un certain temps. La question qui se pose désormais est: quel sera le prochain pays à basculer ?

Par  Alexandre Devecchio

Source Le FigaroVOX 23/05/2018

Lenny Benbara est diplômé de l’ENS de Lyon où il a suivi un cursus en Sciences économiques et sociales, il est par ailleurs directeur de la publication et cofondateur du média en ligne Le Vent Se Lève.

 

Le Congrès américain assouplit la régulation bancaire

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Adopté par 258 voix contre 159, le texte, qui réduit de 38 à 12 le nombre de banques américaines soumises aux règles les plus dures, doit désormais être signé par le président américain.

Donald Trump avait promis de démanteler la loi Dodd-Frank, adoptée en 2010 sous la présidence de Barack Obama pour mieux réguler la finance. Un palier vient d’être franchi en ce sens : le Congrès américain a adopté, mardi 22 mai, une loi assouplissant les régulations bancaires mises en place après la crise financière de 2008 pour prévenir un nouveau scénario catastrophe.

La Chambre des représentants a approuvé, par une confortable majorité (258 voix – dont 33 démocrates – contre 159), ce texte, qui devrait désormais rapidement être signé par le président Trump, un de ses ardents défenseurs.

Dans le détail, la loi réduit de 38 à 12 le nombre de banques (sur les 5 670 que comptent les Etats-Unis) qui seront sous la plus haute surveillance de la Réserve fédérale (Fed), en faisant passer de 50 milliards de dollars (environ 42 milliards d’euros) à 250 milliards de dollars (environ 212 milliards d’euros) d’actifs le niveau à partir duquel cette surveillance s’applique. La Fed a déjà limité les tests de résistance exigés auprès des banques de taille moyenne, mais le caractère strict de la loi Dodd-Frank l’empêchait de faire davantage.

« C’est une avancée majeure pour libérer notre économie de l’excès de régulation », s’est réjoui le président républicain de la Chambre des représentants, Paul Ryan.

L’inquiétude des démocrates

L’administration Trump appelait de ses vœux cette nouvelle loi protégeant, selon elle, les banques face à une « régulation excessive ». Mais pour ses opposants, dont la cheffe de la minorité démocrate à la chambre, Nancy Pelosi, elle frappe de plein fouet les protections érigées après la crise de 2008.

Elle « menace potentiellement la stabilité de notre système financier et de notre économie », a-t-elle déclaré lors des débats avant l’adoption du texte. « Cette loi nous ramènera à l’époque où l’imprudence débridée de Wall Street a provoqué un effondrement financier historique. »

Le Sénat avait déjà adopté ce texte le 14 mars, dix ans jour pour jour après les déboires de la banque Bear Stearns, basée à New York, qui avait donné le coup d’envoi de la crise financière mondiale.

Source Le Monde.fr avec AFP : 23/05/2018

Voir aussi : Rubrique Finance, Régulation bancaire, On Line  La finance a-t-elle vraiment appris du choc Lehman ?

Abus sexuels : les évêques chiliens démissionnent en bloc

Le smembres de la conférence des évêques de Chili, Luis Fernando Ramos Perez, à droite, et Juan Ignacio Gonzalez, à gauche , lors de la conférence de au Vatican, le 18 mai 2018 / Andrew Medichini/AP

Le smembres de la conférence des évêques de Chili, Luis Fernando Ramos Perez, à droite, et Juan Ignacio Gonzalez, à gauche , lors de la conférence de au Vatican, le 18 mai 2018 / Andrew Medichini/AP

Au terme de leur rencontre avec le pape François sur leur gestion calamiteuse des abus sexuels, les 32 évêques chiliens ont annoncé, vendredi 18 mai, remettre tous leur charge pastorale entre les mains du pape.

Les évêques du Chili ont annoncé, vendredi 18 mai à Rome, qu’ils remettaient tous leurs démissions au pape François afin que celui-ci puisse librement disposer d’eux après leur gestion catastrophique des abus sexuels dans leurs pays.

Dans une déclaration lue à la presse au terme des trois jours de rencontres qu’ils ont eues au Vatican, les évêques chiliens ont expliqué avoir longuement réfléchi aux interpellations du pape lors de leur première rencontre avec ce dernier, mardi matin.

« Ainsi a mûri l’idée que, pour être en meilleure syntonie avec la volonté du Saint-Père, il convenait de déclarer notre absolue disponibilité pour remettre nos charges pastorales entre les mains du pape », ont déclaré Mgr Juan Ignacio Gonzalez, évêque de San Bernardo, et Mgr Fernando Ramos, évêque auxiliaire de Santiago.

« Pour que le Saint Père puisse, librement, disposer de nous tous »

« De cette manière, nous pouvons faire un geste collégial et solidaire pour assumer – non sans douleur – les graves faits advenus et pour que le Saint-Père puisse, librement, disposer de nous tous », ont ajouté les deux porte-parole de l’épiscopat chilien.

Cette première depuis plus de 200 ans, et la démission que Pie VII avait exigée des évêques français après le Concordat de 1801, est motivée par la manière particulièrement calamiteuse avec laquelle les évêques chiliens ont géré les affaires d’abus sexuels.

« Pressions », « destructions de documents »

Mardi matin, lors de sa première rencontre avec les évêques chiliens, François leur a en effet lu un texte tirant les conclusions de la « mission spéciale » qu’il avait demandé à Mgr Charles Scicluna, archevêque de Malte et spécialiste des abus sexuels, de mener au Chili.

Ce texte, publié jeudi soir par la chaine chilienne Tele13, souligne que des faits dénoncés aux évêques « ont été qualifiés superficiellement d’invraisemblables, alors mêmes qu’il y avait de graves indices de délit effectif » tandis que d’autre cas « ont été enquêtés avec retard voire jamais enquêtés ».

Le pape dénonce aussi « des pressions exercées sur ceux qui devaient mener l’instruction des procès pénaux » ainsi que « la destruction de documents compromettants de la part de ceux qui étaient chargés des archives ecclésiastiques ».

« Renvoyer les personnes ne suffit pas »

Outre le fait que des prêtres expulsés d’un diocèse « à cause de l’immoralité » de leur conduite aient été repris par un autre, parfois en se voyant confier une charge pastorale en contact direct avec les jeunes, François s’indigne enfin d’apprendre que « dans le cas de nombreux abuseurs, de graves problèmes avaient déjà été détectés chez eux au moment de leur formation au séminaire ou au noviciat ». Il met en cause « certains évêques et supérieurs qui ont confié ces institutions éducatives à des prêtres suspectés d’homosexualité active ».

Commençant leur réflexion de trois jours sur de tels faits, les évêques chiliens ne pouvaient finalement qu’aboutir à présenter collectivement leur démission au pape, qui décidera ainsi au cas par cas du sort de chacun d’eux.

Néanmoins, comme il le souligne aussi dans son message, « renvoyer les personnes ne suffit pas ».

« Chercher les racines »

« Les problèmes que nous vivons aujourd’hui dans la communauté ecclésiale ne trouveront pas de solutions seulement en abordant les cas concrets et en les réduisant au renvoi de personnes, affirme-t-il. Cela – je le dis clairement – il faut que nous le fassions mais ce n’est pas suffisant, il faut aller plus loin. Il serait irresponsable de notre part de ne pas approfondir en cherchant les racines et les structures qui ont permis à ces événements concrets de se produire et de se perpétuer. »

Dans un bref message aux évêques chiliens diffusé jeudi soir par le Saint-Siège, le pape annonçait des « changements (…) à court, moyen et long termes, nécessaires pour rétablir la justice et la communion ecclésiale» : les démissions qu’il choisira d’accepter ne seront donc qu’une première étape dans un vaste processus de transformation de l’Église chilienne.

Nicolas Senèze

Source La Croix 18/05/2018

Entretien Michel Feher : « La lutte sociale se joue désormais sur les marchés financiers »

Michel Feher Michel Feher, philosophe, est fondateur de Cette France-là ainsi que de la maison d’édition new-yorkaise Zone Books.

Michel Feher, philosophe, est fondateur de Cette France-là ainsi que de la maison d’édition new-yorkaise Zone Books.

Pour le philosophe Michel Feher, auteur d’un essai récent publié aux éditions La découverte « Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale » (automne 2017), la financiarisation de l’économie a modifié en profondeur le fonctionnement des acteurs sociaux  – entreprises, Etats, particuliers –  et déplacé les enjeux de la question sociale. Elle oblige la gauche à se réinventer si elle veut véritablement résister à l’hégémonie des institutions financières. Des pistes de nouveaux modes d’organisations du travail, fruit d’un nouvel imaginaire, sont déjà en train d’émerger.

Vous écrivez que la gauche, lassée du ressassement de ses défaites, serait bien inspirée de s’emparer de la question sociale, dont les protagonistes ne sont plus le patron et le salarié mais l’investisseur et ‘l’investi’. Nous dirigeons-nous vraiment vers la fin de la société salariale ?

Au vu des évolutions récentes de la législation du travail, de l’économie numérique et des exigences du capitalisme financier, l’hypothèse est au moins plausible. Mais je crois que pour comprendre comment cette crise du salariat est advenue, il faut repartir un peu en arrière.

Tout le monde s’accorde à reconnaître la financiarisation qui affecte le capitalisme depuis les années 1980. Mais peut-être doit-on s’interroger davantage sur ce qu’implique l’avènement de ce nouveau régime d’accumulation du capital, y compris pour celles et ceux qui le contestent.

D’abord, constater– comme François Hollande naguère – que la finance gouverne revient à affirmer que ce sont les investisseurs, davantage que les employeurs, qui sont aujourd’hui aux manettes. Or les premiers n’exercent pas la même fonction que les seconds.

Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, le régime communément appelé fordiste gravitait autour des grandes entreprises multinationales verticalement intégrées décrites jadis par Alfred Chandler. Dans cette phase ultime de la domination du capitalisme industriel, les agents économiques étaient encore appréhendés comme des commerçants : employé, employeur ou indépendant, chacun était perçu comme offreur et demandeur de marchandises, tâchant de vendre au meilleur prix et d’acheter au moindre coût.

Qu’est-ce, en effet, que le « travailleur libre » décrit par Marx, sinon un sujet libre de vendre la seule marchandise qu’il possède, à savoir sa force de travail ? Tel est d’ailleurs aussi le mode de légitimation du capitalisme industriel, dont les défenseurs soulignent qu’il est un régime qui rend les hommes également libres de poursuivre leur intérêt  en échangeant ce qu’ils possèdent– même s’il est vrai que certains possèdent des capitaux, alors que d’autres ne possèdent que leur force de travail.

De son côté, la critique marxiste dénonce évidemment le subterfuge que constitue cette « égalité formelle », puisque la rémunération des travailleurs libres ne correspond pas à la richesse qu’ils produisent mais seulement au prix que le marché de l’emploi confère à leur force de travail – la différence entre les deux étant, comme on sait, la définition même de l’exploitation.

Or, à la différence du capitalisme industriel, le capitalisme financier n’institue pas un univers de commerçants. Tandis que les employeurs traitent leurs employés en marchands de force de travail, pour leur part, les investisseurs ne voient que des projets en quête de financements. Autrement dit, les sujets du capitalisme financiarisé ne cherchent plus tant à tirer profit de ce qu’ils vendent qu’à trouver crédit auprès des bailleurs de fonds. Le rapport social essentiel ne se noue donc plus autour de l’emploi de la force de travail mais plutôt de l’évaluation des projets : il met en scène un investisseur et un investi – ou en tout cas un postulant à l’investissement – plutôt qu’un employeur et un employé.

On serait donc sortis d’un rapport entre employeurs et employés ?

La relation d’emploi n’a évidemment pas disparu et l’exploitation des employés n’a pas diminué, bien au contraire : les ravages du chômage et de la précarisation sont indéniables. Reste que la détérioration des conditions d’emploi renvoie à l’ascendant du pouvoir des investisseurs.

Or, celui-ci se distingue du pouvoir qu’exerce l’employeur. L’employeur accapare une part de ce que le travailleur produit – la plus-value qu’il convertit en profit – alors que l’investisseur sélectionne ce qui mérite d’être produit. Et si les types de pouvoir qu’ils exercent se distinguent, il en va nécessairement de même des formes de résistance qui peuvent leur être opposées.

Comment les choses ont-elles basculé ?

La financiarisation du capitalisme dans les pays industrialisés s’opère très schématiquement en trois grands moments, correspondant chacun à l’assujettissement d’un type d’acteurs sociaux – les entreprises d’abord, puis les États et enfin les ménages, les particuliers.

Du côté des entreprises, la financiarisation procède de la crise du fordisme, dès le tournant des années 1970. Jusque là, le capitalisme managérial recherchait avant tout la croissance des capacités de production. Un tel objectif imposait aux managers de maintenir la paix sociale : il fallait s’assurer que les travailleurs s’estiment suffisamment bien payés pour ne pas se mettre en grève, que les actionnaires fassent suffisamment de profits pour ne pas retirer leur mise, et que les uns et les autres renoncent à se montrer trop gourmands pour assurer un taux de réinvestissement conforme aux objectifs de développement de l’entreprise.

Or, ce modèle commence à s’épuiser lorsqu’il n’est plus soutenu par une forte croissance économique – moment que Thomas Piketty associe à l’achèvement de la reconstruction des économies détruites par la Seconde Guerre Mondiale.

Aussitôt, le capitalisme managérial va faire l’objet de violentes critiques : les tenants de « l’analyse économique du droit » (Law and Economics), formés à l’École de Chicago, vont s’attaquer aux PDG salariés des grandes firmes fordistes, leur reprochant de sacrifier le profit de leurs employeurs – les actionnaires – à l’entretien de leur propre pouvoir.

La propension des managers à apaiser les syndicats et à chercher l’appui des pouvoirs publics, s’emportent leurs détracteurs, serait même une des causes principales de la baisse de productivité – et donc de la croissance déclinante – des économies développées. Pour relancer l’activité, concluent les réformateurs néolibéraux, il importe donc de discipliner les managers, de les contraindre à retrouver le sens de leur métier – qui est d’offrir aux propriétaires du capital les profits auxquels ils aspirent.

Pour recentrer les PDG sur leur mission, les partisans de l’analyse économique du droit militent pour l’organisation d’un marché du pouvoir managérial : il s’agit de mettre les managers en concurrence, de permettre aux investisseurs de les choisir et de les remplacer librement en fonction de leurs performances. Tel sera donc le motif initial de la dérégulation des marchés financiers. Pour donner aux actionnaires actuels ou potentiels le pouvoir de sélectionner les PDG, il faut lever les obstacles juridiques et réglementaires aux offres publiques d’achat (OPA), acquisitions d’entreprises par endettement (LBO) et autres raids destinés à se débarrasser des équipes managériales insuffisamment performantes.

Outre le bâton des prises de participation hostiles, la « rééducation » des managers va aussi passer par la carotte des stocks options, bonus et autres formes de rémunérations indexées aux performances financières des entreprises. Une fois personnellement intéressés au bonheur des actionnaires, les PDG ne tarderont pas à réviser leurs priorités.

Reste qu’en apprenant leur nouveau métier, les managers vont profondément modifier la personnalité de l’entreprise. Bientôt, en effet, le succès d’une firme ne se mesurera plus aux résultats de son activité commerciale mais plutôt à son attractivité aux yeux des investisseurs – laquelle s’exprime dans la valeur actionnariale. Plus que la croissance à long terme des revenus d’exploitation, c’est l’appréciation à brève échéance du capital, soit le cours de l’action, qui importe avant tout. Autrement dit, le crédit prend le pas sur le profit.

Rien n’illustre mieux ce changement que la pratique du buyback : que des entreprises cotées en bourse utilisent leurs ressources pour racheter leurs propres actions sur le marché secondaire est absurde d’un point de vue commercial mais parfaitement rationnel dès lors que le prix de l’action est la seule boussole qui guide leurs dirigeants.

Contrairement à ce qu’annonçaient les promoteurs de cette réorientation de la stratégie entrepreneuriale, la conversion des PDG à la poursuite de la valeur actionnariale n’a pas ramené la croissance des premières décennies d’après-guerre. En revanche, elle a ouvert la voie à une financiarisation de l’économie qui s’est rapidement étendue aux États.

Dès lors que les grandes entreprises se sont consacrées à l’entretien de leur attractivité auprès des investisseurs, les gouvernements n’ont eu de cesse de leur offrir les moyens de ce qu’elles appelaient compétitivité. Pour aider les firmes domiciliées sur leur territoire à attirer les pourvoyeurs de crédit, ils ont adapté leur législation aux goûts des investisseurs – à savoir une fiscalité réduite, un marché du travail flexible et des droits de propriété intellectuelle renforcés. S’est donc instituée une compétition entre les États dont l’enjeu était d’offrir l’environnement le plus attractif possible aux investisseurs internationaux.

Cependant, rivaliser de générosité envers les détenteurs de liquidités n’allait pas sans risques pour des gouvernements soumis aux suffrages de leurs mandants. Car si la baisse des rentrées fiscales et la précarisation des emplois affectaient trop lourdement l’aptitude des États à financer les services publics et à assumer leur rôle de protection sociale, elle risquait de compromettre la réélection des responsables de politiques favorables aux investisseurs. Les gouvernants ne pouvaient donc pas se permettre de sacrifier entièrement le bien-être de leurs électeurs à l’attractivité de leurs entreprises. Soucieux de trouver un compromis entre les besoins des uns et le souhait des autres, leur solution consistera à substituer l’emprunt aux impôts. Autrement dit, pour ne pas déroger à leurs obligations envers leurs concitoyens, ils vont emprunter sur le marché obligataire ce qu’ils ne parviennent plus à collecter par la voie fiscale.

Les prêteurs seront évidemment ravis de leur avancer les sommes requises mais non sans poser leurs conditions : pour éviter des taux d’intérêt prohibitifs, les gouvernements devront promettre encore plus de flexibilité sur le marché du travail, encore moins d’impôts sur le capital et toujours davantage de protections de la propriété intellectuelle. En recourant massivement à l’emprunt, les Etats se mettent donc sous la coupe des marchés financiers. Or, une fois appendus à la confiance que leur accordent les détenteurs d’obligations et de bons du Trésor, les gouvernants vont à leur tour connaître un changement de personnalité analogue à celui des entreprises converties à la poursuite de la valeur actionnariale. En effet, plutôt que la croissance économique – qui les obsédait plus que tout pendant les Trente Glorieuses – c’est leur crédit auprès des marchés obligataires qui va devenir leur principale préoccupation. Dépendants du renouvellement des prêts qui leur sont consentis, ils vont faire de la notation de leur dette publique la boussole de leurs politiques publiques.

La financiarisation ne s’arrête pourtant pas là. Car une fois tenus d’offrir des gages aux créanciers, les États se retrouvent bientôt face au même dilemme qui les avaient précédemment poussé sur la voie de l’emprunt : pour éviter que le taux d’intérêt de leur dette publique ne s’envole, il leur faut consentir aux mesures d’austérité budgétaire que le recours au marché obligataire leur avait d’abord permis d’éviter.

Et du coté des Etats ?

Les Etats vont alors faire pour leurs concitoyens ce qu’ils ont fait pour eux-mêmes : puisque, d’un côté, le souci de garder la confiance des marchés interdit d’augmenter les impôts et de revaloriser les salaires, mais que, de l’autre, il demeure électoralement dangereux de trop faire le malheur du peuple, les gouvernants vont décider d’inciter leurs concitoyens à emprunter à leur tour et pour leur compte – en particulier dans certains pays tels les Etats-Unis, le Royaume Uni et l’Espagne. Le développement du crédit commercial va donc s’ajouter à l’endettement public. Pour maintenir leur train de vie – ou simplement survivre – les ménages ne peuvent certes plus compter sur la progression de leurs revenus salariaux, mais il leur sera désormais plus facile d’accéder aux prêteurs.

Au terme de cette troisième phase de financiarisation, les individus vont se retrouver dans une situation similaire à celle des entreprises et des États : plus que de la progression de leurs revenus salariaux ou indirects, leur sécurité économique dépendra de leur crédit, soit de la confiance qu’ils inspirent aux prêteurs et de la valeur que le marché attribue à ce qu’ils souhaitent acquérir en empruntant (logement, diplôme universitaire, etc.).  Autrement dit, on mise moins sur ce qu’on gagne que sur l’appréciation de ses ressources – « portefeuille » où figurent le capital immobilier, l’épargne, mais aussi les compétences, le carnet d’adresses, voire la bonne mine.

Et il ne s’agit pas seulement d’apparaître solvable pour pouvoir emprunter. Car lorsque les entreprises ne s’occupent plus que de valeur actionnariale et les États de conserver la confiance des détenteurs d’obligations, les premières ne sont plus en mesure d’offrir des emplois stables et les seconds d’assurer des transferts sociaux décents. Dès lors, pour pouvoir travailler, il faut accepter d’enchaîner ou de cumuler les boulots précaires, voire d’offrir ses talents à la tâche en endossant le statut d’auto-entrepreneur, ce qui nécessite de se constituer un capital « réputationnel » suffisant auprès des recruteurs. Là encore, le crédit est bien là clé, puisqu’il s’agit de faire valoir ses compétences, les avis favorables des clients antérieurs, etc..  Et à défaut d’autre atout à arborer, une infinie disponibilité et une absolue flexibilité font figures d’« actifs » : travailler sans protection, à n’importe quelle heure, est une manière de se faire valoir.

Bref, pour répondre enfin à votre question initiale, le déclin de la société salariale n’est pas tant affaire de robotisation que de financiarisation de l’économie, et de son impact sur les conditions de vie d’une fraction croissante de la population.

La gauche se trompe t-elle de combat ?

La gauche qui reste de gauche, ainsi que les syndicats, restent aujourd’hui essentiellement mobilisés sinon pour restaurer le salariat protégé des Trente Glorieuses, du moins pour en conserver des lambeaux. Une pareille résistance est parfaitement compréhensible, au regard des « réformes » que les gouvernants comme la voie, sans alternative, de la modernisation, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit efficace ni de nature à sortir la gauche de son marasme mélancolique – d’autant qu’elle conforte l’accusation de conservatisme que les modernisateurs autoproclamés se plaisent à lui lancer.

En outre, je ne crois pas que la restauration du « keynésianisme dans un seul pays » d’après-guerre soit désirable. Mû par un productivisme insoutenable, il était en outre tressé de normes discriminatoires. Le compromis social fordiste consistait en effet à offrir des emplois stables et une protection sociale décente aux chefs de famille mâles, blancs et de souche en échange de leur soumission à la technostructure managériale et au paternalisme d’État. Il n’est pas étonnant que les extrêmes droites se montrent plus aptes que la gauche à capter la nostalgie d’un tel « bon vieux temps ».

Davantage que les appels à la restauration du salariat, c’est le renouveau du coopérativisme qui m’apparaît comme une réplique prometteuse à la précarisation du travail. Les récentes actions militantes des coursiers sont très intéressantes à cet égard. D’une part, ils mènent des actions en justice pour faire requalifier leur travail en emploi salarié – alors que les enseignes qui les recrutent ne leur offrent que des contrats commerciaux. Mais d’autre part, ils savent que s’ils obtiennent gain de cause, le modèle économique des plateformes est tel que, si elles sont contraintes de salarier les coursiers, la faillite est assurée. Autrement dit, un avis favorable du tribunal constitue une victoire à la Pyrrhus, puisqu’à peine devenue employeuse, l’entreprise condamnée pour emploi déguisé doit mettre la clé sous la porte.

Toutefois, cette éventualité n’effraie pas les coursiers en lutte, car en réalité leur objectif n’est pas de se faire salarier par les plates-formes prédatrices mais bien de les remplacer par des coopératives dont les livreurs eux-mêmes seraient les propriétaires associés.

Il s’agit en quelque sorte d’un retour de l’autogestion mais avec une différence essentielle : à l’époque de Lip, dans les années 70, le projet autogestionnaire était plombé par l’importance des investissements requis pour reprendre une entreprise industrielle. En revanche, comme cherche à le montrer l’association Coopcycle, à l’âge des plates-formes numériques et des applications, la mise de départ nécessaire pour faire fonctionner une coopérative est bien moindre.

En outre, il ne s’agit pas seulement de créer de telles coopératives mais aussi de les inscrire dans un écosystème où les acteurs coopératifs de divers secteurs coopéreraient entre eux, notamment pour accroître le capital « réputationnel » de chacune, et s’associeraient, avec l’appui de leurs usagers, pour inciter les pouvoirs publics à instituer une réglementation faite pour permettre aux coopératives de concurrencer valablement les plateformes capitalistes qui dominent leurs marchés.

En résumé, il s’agit de constituer l’économie sociale et solidaire en acteur économique et social « compétitif » plutôt  qu’en supplément d’âme auxiliaire de l’économie marchande.

Cela annonce t-il un autre projet de société ?

Une esquisse en tout cas et, à mon avis, porteuse d’une leçon philosophique importante. Car il me semble qu’un imaginaire social est toujours fécondé par ce contre quoi il se bat. En l’occurrence, il n’est pas étonnant que le projet de société qui émerge dans les luttes des travailleurs « ubérisés » ne ressemble pas à celui que portaient les luttes syndicales des travailleurs salariés. L’idée de socialisme est née d’une résistance au capitalisme libéral. On peut faire le pari qu’un autre modèle social naîtra de la résistance au capitalisme financier.

Le renouveau du coopérativisme n’est pas le seul élément de cet imaginaire en gésine. S’y ajoutent – et s’y articulent – au moins deux autres mouvements tant intellectuels que sociaux.

Le premier concerne le revenu universel, qui a pour intérêt principal de proposer que l’allocation de ressources soit détachée de la condition salariale – et par conséquent de donner au gens la possibilité de choisir un peu plus librement leur voie. Le second est le mouvement qui s’efforce de réinventer la notion de communs, non pas tant pour en faire un régime de propriété distinct des propriétés privée et publique mais pour faire du commun un principe de dérogation au plein exercice du droit de propriété.

Les communs, en effet, se rapportent avant tout à l’accès, à l’accessibilité. Il ne s’agit pas de retirer leurs titres aux propriétaires mais de leur imposer de ménager un droit d’accès commun à leur propriété.  De même qu’avec le revenu universel, l’objectif est de ne plus subordonner l’usage des ressources à l’affiliation au salariat ou à la détention d’un droit de propriété. On voit aussitôt les résonances entre ces deux revendications et l’essor du coopérativisme.

Propos recueillis par Catherine André
Source Alternative Economique 15/05/2018

Rapport annuel sur la situation des femmes en Iran

French_annual_book_2018Les femmes sont bien la force du changement. C’est ce qu’on a pu observer en Iran tout au long de l’année écoulée et, bien sûr, de manière plus visible lors du soulèvement de décembre et de janvier. Télécharger le rapport sur la situation des femmes en Iran VF

Bien que la situation en Iran soit extrêmement répressive pour les femmes et qu’elles aient été les premières victimes de la répression des 39 dernières années, elles ne se sont pas soumises contrairement aux attentes du régime. La discrimination et la ségrégation sexuelles ainsi que les diverses restrictions ont rendu les Iraniennes non seulement rebelles, mais aussi très résistantes.

La situation des femmes est si sensible que le président des mollahs, Hassan Rohani, n’a pas osé en inclure une seule dans son cabinet. Bien que tous les observateurs croient que la présence d’encore plus de femmes ne pourrait pas résoudre les problèmes des femmes dans la société iranienne, la dictature religieuse est si vulnérable qu’elle ne peut pas se permettre un seul geste, même de pure simulation, dans ce domaine.

Et enfin, malgré une participation inexistante à la direction politique et à la prise de décision, les femmes étaient présentes partout pendant le soulèvement de janvier et dans des centaines de manifestations l’année dernière, pour décider de leur propre destin. Des prisonnières politiques ont osé envoyer des messages aux manifestants depuis leur cellule, les encourageant et les incitant à prendre des risques pour payer le prix de la liberté. Comme l’a fait remarquer une journaliste, « les vraies combattantes de la liberté » se trouvent dans les rues d’Iran .

Source NCRI women committee,