Vingt-trois tentatives, vingt-trois échecs. Depuis que le mandat de Michel Sleimane a expiré, il y a tout juste un an, le 25 mai 2014, les Libanais ne sont pas parvenus à désigner un nouveau chef de l’Etat. A vingt-trois reprises, le Parlement a tenté de réunir le quorum nécessaire de deux tiers des 128 députés pour le vote, sans succès.
Alors que le pays est pris dans les conflits régionaux, les analystes doutent qu’une élection puisse avoir lieu prochainement. Avec plus de un million de réfugiés sur son territoire, le Liban est notamment directement impliqué dans la crise qui secoue la Syrie voisine, où le Hezbollah libanais combat aux côtés des forces du président Bachar Al-Assad.
Guerres par procuration
Au Liban, « on a toujours besoin d’un parrain étranger pour nous dire qui choisir, a expliqué à l’Agence France-Presse Sahar Al-Atrache, spécialiste des affaires libanaises à l’International Crisis Group. Or, les parrains des deux camps rivaux libanais, l’Arabie saoudite et l’Iran, s’affrontent, mènent des guerres par procuration dans la région et ne vont pas se mettre d’accord sur l’élection d’un président au Liban ».
La coalition du 14-Mars, dirigée par l’ex-premier ministre sunnite Saad Hariri et appuyée par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, défend la candidature de Samir Geagea, le leader des Forces libanaises. Le camp rival du 8-Mars, mené par le Hezbollah chiite et allié de Damas et de Téhéran, soutient lui Michel Aoun, à la tête du Mouvement patriotique libre.
Selon le partage traditionnel des pouvoirs, le chef de l’Etat libanais est issu de la communauté chrétienne maronite, divisée entre 8-Mars et 14-Mars. Cette vacance au sommet de l’Etat a lieu alors que les chrétiens craignent de voir leur présence et leur influence dans la région menacées par la montée de mouvements islamistes extrémistes. Si le président ne dispose pas de véritables prérogatives, son poste reste important dans le délicat partage de pouvoir de ce pays multiconfessionnel.
Polarisation politique
Ce vide présidentiel prolongé, le plus long depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), s’accompagne d’une paralysie des autres institutions de l’Etat. Le gouvernement de Tammam Salam, divisé, peine à faire passer projets de loi, budgets et nominations, notamment à des postes sécuritaires clés. Les élections législatives ont également été reportées, le Parlement ayant prorogé son mandat en 2014.
« Le vide au sommet de l’Etat a miné la capacité du Liban à relever les défis sécuritaires, économiques et sociaux croissants que connaît le pays, s’est inquiété lundi 25 mai le Bureau du coordinateur spécial des Nations unies pour le Liban. Il a contribué à la polarisation politique du pays à un moment où le Liban doit faire un effort pour préserver le pays de l’impact de la crise syrienne. »
Le Liban n’en est pas à sa première période de vacance présidentielle. Après le départ d’Emile Lahoud, en 2007, le pays était resté 184 jours sans président. Au terme du mandat d’Amine Gemayel, il avait fallu 408 jours pour désigner un nouveau chef de l’Etat.
Face au blocage actuel, les Libanais oscillent entre désenchantement, résignation et désintérêt, constate le quotidien L’Orient-Le Jour. « Les Libanais n’ont ni envie ni besoin d’un président. Dans l’ensemble, ils ont abandonné tout espoir d’être entendus ou représentés », a par exemple déclaré au journal le musicien Zeid Hamdan.
L’annonce par l’Arabie saoudite de l’arrêt de ses frappes aériennes intensives au Yémen « ne met pas fin à ses obligations d’enquêter sur les violations présumées des lois de la guerre », a affirmé jeudi l’organisation Human Rights Watch (HRW).
Dans un communiqué, HRW, dont le siège est à New York, est revenue sur un raid qui a détruit une installation de l’organisation humanitaire Oxfam, faisant un mort non identifié, le 18 avril à Saada, fief de la rébellion chiite des Houthis dans le nord du Yémen. « Les gouvernements qui ont participé à l’attaque devraient enquêter de manière impartiale sur le raid aérien qui a frappé des marchandises civiles et une structure qui ne semble pas avoir été utilisée à des fins militaires », écrit l’organisation de défense des droits de l’Homme.
« Détruire un entrepôt d’un groupe humanitaire affecte de nombreux civils, pas seulement près du lieu de la frappe », souligne Joe Stork, directeur adjoint de HRW pour le Moyen-Orient et l’Afrique du nord.
Le 26 mars dernier, l’Arabie saoudite a pris la tête d’une coalition comprenant au total neuf pays arabes, qui a mené des raids aériens pendant quatre semaines pour stopper les avancées de rebelles chiites Houthis, soutenus par l’Iran. Mardi, le gouvernement saoudien a annoncé que la phase intensive des frappes était « terminée », mais qu’il se réservait la possibilité d’intervenir de nouveau ponctuellement si des mouvements rebelles se faisaient menaçants.
Les bombardements de la coalition ont fait des centaines de morts et des milliers de blessés parmi les rebelles mais aussi parmi les civils. HRW a notamment rappelé que des frappes aériennes avaient touché un camp de personnes déplacées le 30 mars dans le nord du Yémen (29 civils tués), ainsi qu’une laiterie le lendemain dans l’ouest (31 civils tués).
Le groupe a désespérément besoin de cet argent, étant donné que « la gestion d’un califat n’est pas donnée », selon les termes d’un fonctionnaire américain à la chaîne NBC. L’EI doit armer et nourrir ses brigades, et leur verser une solde. Il verse également une pension aux familles des militants tués, et doit trouver les moyens d’administrer le territoire qu’il a capturé.
La plupart de ces fonds proviennent des pays du Golfe, où des donateurs acheminent des millions vers la frontière turco-syrienne, à destination des combattants islamistes. Les gouvernements de l’Arabie saoudite, du Qatar et du Koweït ont également financé en secret les groupes radicaux sunnites qui combattent el-Assad.
Michael Stephens, directeur du Royal United Services Institute, au Qatar, a récemment déclaré à la BBC qu’à la différence des donateurs qui financent directement l’Etat islamique, les Etats du Golfe soutiennent d’autres groupes, comme le front al-Nosra, Liwa al-Tawhid, Ahrar al-Sham et Jaish al-Isla. Cependant, des militants de ces groupes armés se sont alliés à l’Etat islamique ces derniers mois, et certains ont même rejoint l’organisation — ce qui signifie que l’argent des pays du Golfe parvient indirectement à l’Etat islamique. Pourtant, Stephens a ajouté que ces donations ne représentaient plus qu’un pourcentage infime du financement de l’organisation terroriste. Les fonds proviennent en priorité des impôts auxquels sont soumises les populations des territoires sous contrôle de l’Etat islamique.
2. LES PILLAGES
Depuis le début de son offensive massive en Irak, au mois de juin, l’Etat islamique a réussi à s’emparer d’un territoire à peu près aussi vaste que le Royaume-Uni, à cheval sur l’Irak et la Syrie. Les militants ont pu voler des millions de dollars en liquide et des équipements dans les banques et les installations militaires désertées pendant la campagne, selon l’Associated Press.
« Le travail de collecte de fonds s’apparente à celui des organisations mafieuses », expliquait un officier des renseignements américains à l’AP la semaine dernière. « Il est bien organisé, méthodique et repose sur l’intimidation et la violence. »
3 LA CONTREBANDE ET LES IMPOTS
L’Etat islamique a aussi mis en place un système de taxes dans les territoires qu’il occupe. Le Council on Foreign Relations estime que les entreprises, petites et grandes, y contribuaient déjà à hauteur de plus de huit millions de dollars par mois, avant même que la deuxième plus grande ville du pays, Mossoul, ne tombe dans les mains de l’EI en juin.
On pense par ailleurs que le groupe a récolté des millions of dollars grâce au commerce illégal d’antiquités. Le Guardian a écrit en juin que l’Etat islamique avait empoché au moins trente-six millions de dollars dans une seule province syrienne en vendant des objets vieux de parfois huit mille ans. Dans un édito pour le New York Times, Amr al-Azm, Salam al-Kuntar et Brian Daniels ont écrit que les militants profitaient principalement de cette manne en autorisant les habitants du coin à creuser sur les sites archéologiques avant de prélever une taxe sur les sommes récoltées.
4. LE PETROLE
Le pétrole semble être la principale source de revenus de l’Etat islamique à l’heure actuelle. Les militants extraient du brut dans une douzaine de champs de pétrole dont ils se sont emparés en Syrie et en Irak. Ils l’exportent directement ou l’envoient dans de petites raffineries, avant de l’acheminer par d’anciens chemins de contrebande dans les pays voisins, où il est vendu à bas prix au marché noir en Turquie et, en plus petites quantités, au régime syrien.
Luay al-Khatteeb, professeur adjoint au Doha Center du Brookings Institution, au Qatar, a indiqué au New York Times que les territoires sous le contrôle de l’Etat islamique produisaient actuellement entre 25 000 et 40 000 barils par jour, ce qui pouvait lui rapporter environ 1,2 million de dollars au marché noir.
5. LES KIDNAPPINGS ET LE TRAFIC D’ÊTRES HUMAINS
On estime enfin que l’Etat islamique a récolté des millions grâce au trafic d’être humains et aux rançons. Al-Khatteeb a expliqué à l’Associated Press que l’organisation revendait des femmes et des enfants kidnappés à des marchands d’esclaves.
Les militants ont également obtenu des millions grâce aux rançons payées par les familles et les gouvernements de certains otages. Si les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont annoncé publiquement qu’ils ne paieraient pas les rançons exigées pour libérer leurs ressortissants, plusieurs pays européens ont versé des millions aux ravisseurs. Selon les déclarations récentes de fonctionnaires américains sur NBC, certains gouvernements ont versé des rançons à sept chiffres.
Par Pierre RAZOUX, Pierre VERLUISE, le 17 novembre 2013
L’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère.
Pierre Razoux vient de publier « La guerre Iran Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988 » chez Perrin. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour éclairer à la fois l’actualité et cette page d’histoire méconnue.
P. Verluise : Que vous a appris votre recherche sur le mode de fonctionnement du pouvoir iranien ? Aujourd’hui, cette guerre marque-t-elle encore les représentations mentales, les comportements et le jeu diplomatique de l’Iran ?
Pierre Razoux : La guerre Iran-Irak (1980-1988) a tout autant marqué les représentations mentales des Iraniens et des Irakiens que la Première Guerre mondiale a frappé l’imaginaire collectif des Européens. Elle constitue la matrice de la donne géopolitique qui continue de prévaloir aujourd’hui dans le Golfe. Elle permet de comprendre comment fonctionne le régime iranien, qui, quoique l’on en dise, est totalement rationnel et comprend parfaitement les notions de dissuasion et de rapport de forces. Elle démontre aussi que le régime iranien n’hésite pas à frapper le premier et à pratiquer la guerre asymétrique (attentats, kidnapping) s’il estime que c’est son intérêt. Avant de s’engager dans un processus de confrontation directe ou indirecte avec le régime iranien, que ce soit en Syrie, au Liban, en Iran (en cas de frappes contre le programme nucléaire) ou ailleurs, l’expérience montre qu’il convient d’analyser très soigneusement la portée de ses actes. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas agir ; cela signifie simplement qu’il faut être conscient de toutes les répercussions qui risquent d’en découler et qu’il faut être prêt à y faire face avec des moyens adaptés.
L’étude de la guerre Iran-Irak, comme celle de la période qui a suivi, montre que l’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère. Le Guide Ali Khamenei n’a pas oublié l’épisode douloureux de la fin de la guerre, lorsque l’ayatollah Khomeiny ne s’était résolu à mettre un terme à sa croisade contre Saddam Hussein que lorsque les caisses de la République islamique étaient vides et que les Etats-Unis se préparaient à intervenir directement contre l’Iran. La marge de négociation du pouvoir iranien avait été alors nulle et l’économie iranienne avait mis dix ans à s’en relever. En novembre 2013, à Téhéran, chacun semble comprendre que le temps joue désormais contre l’Iran, que les sanctions économiques sont efficaces, tout comme les actions clandestines visant le programme nucléaire, et qu’il est urgent de sortir le pays de l’isolement et d’attirer massivement les capitaux étrangers pour mettre en valeur ses importantes réserves gazières et pétrolières. Les trois conditions sont donc réunies : le pouvoir est conscient qu’il a intérêt à négocier, que la fenêtre d’opportunité ne durera pas indéfiniment, que les caisses sont en train de se vider et que l’option militaire, même si elle paraît s’éloigner, reste toujours sur la table. Plusieurs experts reconnus de l’Iran font valoir qu’au crépuscule de sa vie, Ali Khamenei souhaiterait laisser sa trace dans l’histoire non pas comme celui qui aurait précipité l’asphyxie du peuple iranien, mais comme celui qui aurait permis la normalisation avec l’ennemi d’hier, fort de sa stature de résistant historique à l’oppression extérieure. Il ne s’agirait nullement d’instituer des liens amicaux avec Washington, mais seulement des liens fonctionnels qui permettraient de rétablir les relations diplomatiques, de lever les sanctions économiques, de stopper les actions clandestines, d’obtenir des garanties de sécurité (notamment pour la communauté chiite au Liban) et d’attirer les capitaux étrangers. Bien sûr, une telle normalisation impliquerait un grand marchandage portant notamment sur la mise sous contrôle international du programme nucléaire iranien. Pour les mollahs les plus réalistes du régime, l’adversaire, ce n’est plus les Etats-Unis, ni même Israël, mais plutôt l’Arabie saoudite.
P. V : En quoi la guerre Iran-Irak a-t-elle brouillé les cartes géopolitiques ?
P. R : Le déclenchement de la guerre en septembre 1980 surprend et inquiète considérablement la plupart des acteurs du jeu moyen-oriental à l’exception d’Israël qui est ravi de voir deux de ses adversaires potentiels s’entredéchirer, et la Chine pas mécontente de constater la gêne de l’URSS et des Etats-Unis d’Amérique. Ce conflit n’a en effet rien à voir avec l’affrontement Est-Ouest. Il n’a rien à voir non plus avec la guerre israélo-arabe, qui aurait permis aux Arabes de s’unir derrière une même bannière. Il n’a rien de commun avec les conflits de décolonisation, puisque les régimes irakien et iranien se revendiquent tous deux comme anticolonialistes, nationalistes et tiers-mondistes. Il oppose enfin deux nations musulmanes. Difficile donc pour les dirigeants arabes de définir une ligne idéologique qui permettrait de guider un choix d’autant plus délicat que le monde arabe est profondément divisé par plusieurs lignes de fracture : monarchies « conservatrices » contre républiques « progressistes » ; régimes laïques contre régimes islamiques ; Etats pro-occidentaux contre états prosoviétiques ; Etats acceptant de discuter avec Israël contre ceux appartenant au Front du refus ; Etats rentiers contre pays pauvres. Face à cette guerre qui transcende ces lignes de fracture, les dirigeants arabes, tout comme leurs homologues occidentaux, se positionnent donc en fonction de leurs intérêts et de la nature de leurs relations bilatérales avec Bagdad ou Téhéran. Les dirigeants arabes se positionnent également en fonction de leurs rivalités, car plusieurs d’entre eux ambitionnent d’imposer leur leadership sur l’espace arabophone. Tous sont cependant d’accord sur un point : tout doit être mis en œuvre pour éviter que ce conflit ne se transforme en une guerre régionale susceptible de dégénérer en un affrontement militaire entre Américains et Soviétiques, dont les Arabes feraient impitoyablement les frais. Le pragmatisme l’emporte donc sur toutes considérations historiques, ethniques ou religieuses. Les Américains ne soutiendront l’Irak qu’à partir de 1983. Contrairement à une idée reçue, ils n’ont absolument pas poussé Saddam Hussein au crime en l’encourageant à attaquer l’Iran. Je le démontre en détail dans mon ouvrage. Quant aux Soviétiques, ils ne cesseront de changer leur fusil d’épaule, courtisant et soutenant tour à tour l’Irak, l’Iran, puis de nouveau l’Irak avant de se tourner durablement vers l’Iran. Les Chinois prendront pour leur part systématiquement le contre-pied de la position soviétique !
P. V : Comment la France a-t-elle été concernée par cette guerre ?
P. R :Paris est le seul Etat européen à avoir pris fait et cause pour Bagdad dès le début des hostilités. Les autres se sont contentés d’une attitude à la fois neutre et prudente, ne serait-ce que pour préserver leurs intérêts économiques en Irak et en Iran.
A l’époque, l’Irak était perçu par les gouvernements français successifs comme un eldorado pour les industriels du pétrole, de l’armement, de l’agroalimentaire, mais aussi du BTP et du nucléaire. Pour la classe politique et les élites médiatiques françaises, le régime irakien « laïque » de Saddam Hussein constituait un bouclier commode face au prosélytisme révolutionnaire des mollahs iraniens, même s’ils ne se faisaient aucune illusion sur son caractère autocratique. D’autant plus que plusieurs contentieux « lourds » opposaient alors la France à l’Iran : l’affaire EURODIF, l’affaire Naccache, la présence en France de l’ancien président Bani Sadr et de Mohammed Radjavi (le chef des Moudjahidin du Peuple), pour ne rien dire des ventes d’armes françaises à Bagdad (121 Mirage F-1, 56 hélicoptères de combat, 300 véhicules blindés, 80 canons automoteurs, du matériel antiaérien et antichar de dernière génération, des milliers de missiles et des millions d’obus et munitions diverses).
Le soutien de la France à l’Irak fut total jusqu’en 1983, tant que l’Irak était solvable et que les moyens de pression de l’Iran contre la France restaient très limités. Entre 1984 et 1987, ce soutien devient beaucoup plus modéré, car le régime irakien ne parvient plus à honorer ses dettes, mais aussi parce que l’Iran dispose alors de puissants leviers contre la France, à travers les otages français capturés à Beyrouth et les attentats commis en France et au Liban. Le gazage des Kurdes, au printemps 1988, sert de prétexte au gouvernement français pour prendre ses distances avec Bagdad, alors même qu’il vient de trouver une entente avec le régime iranien pour mettre un terme à la « guerre des ambassades » et normaliser ses relations avec Téhéran. Car entre temps, l’Iran a ouvert un nouveau front au Liban pour y affronter, par milices interposées, les Etats soutenant le plus l’Irak, dont la France. Ces tensions entre Paris et Téhéran culmineront à l’été 1987, lorsque le gouvernement français dépêchera un groupe aéronaval dans le Golfe, pour escorter les pétroliers français et faire pression sur le régime iranien.
Malgré les attentats (notamment celui du Drakkar, dont on vient de commémorer le 30e anniversaire) et les prises d’otages, certaines sociétés françaises n’hésitèrent pas à braver la ligne officielle du gouvernement pour alimenter les trafics en direction de l’Iran, se constituant par là même un trésor de guerre dans lequel certains partis politiques auraient pioché. C’est tout le sens de l’affaire Luchaire dévoilée dans les médias le 28 février 1986, quelques jours seulement avant les élections législatives qui amèneront le premier gouvernement de cohabitation en France. L’affaire prendra une tournure politique quand il apparaîtra qu’une partie des profits ainsi réalisés auraient alimenté une caisse noire gérée par d’anciens collaborateurs de Charles Hernu, très proches du parti socialiste. Mais il s’agit là de l’arbre qui cache la forêt, car d’autres sociétés ont fourni discrètement d’autres équipements à l’Iran. Je vous renvoie à mon ouvrage.
P. V : Puisque vous évoquez le gazage des Kurdes, que nous a appris la guerre Iran-Irak au sujet du positionnement des grands acteurs à propos des armes chimiques ?
P. R : Lorsqu’à l’été 1982, après dix-huit mois de guerre, l’Iran porte les hostilités en Irak, Saddam Hussein comprend qu’il lui faut une arme de destruction massive pour dissuader les Iraniens de poursuivre la guerre. Il lance donc un programme « d’armes spéciales » grâce à l’appui technique des Soviétiques et de plusieurs sociétés industrielles occidentales. Les premières armes chimiques « basiques » sont prêtes en 1983 et utilisées massivement en 1984. Dès lors, l’armée irakienne ne va plus cesser d’y recourir jusqu’à la fin de la guerre pour repousser chaque offensive majeure des Iraniens. Cette utilisation des armes chimiques contre des combattants n’entraîne aucune réprimande majeure de la part de la communauté internationale qui craint plus que tout de voir l’Iran l’emporter. Il faut se rappeler qu’à l’époque, nous étions en pleine guerre froide ; les armées de l’OTAN ne pouvaient pas stigmatiser l’arme chimique, sachant très bien qu’elles auraient probablement du l’utiliser en cas d’invasion soviétique. Ce n’est qu’en 1988, lors de l’opération Anfal de punition des Kurdes irakiens suspectés d’avoir collaboré avec l’envahisseur iranien, que Saddam Hussein ordonne le bombardement chimique de la bourgade d’Halabja, afin de stopper une percée iranienne, causant près de 5 000 morts civils. C’est à partir de là que la communauté internationale va s’émouvoir et que les capitales occidentales vont prendre leur distance avec Bagdad. A ma connaissance, les Iraniens n’ont utilisé l’arme chimique qu’une fois, au début de l’été 1988, pour tenter de repousser la contre-offensive irakienne victorieuse au nord de Bassora. Quoi qu’il en soit, une fois la guerre Iran-Irak et la guerre froide terminées, le risque de prolifération des armes chimiques convainc les Nations unies d’adopter une convention internationale bannissant leur emploi, leur fabrication et leur stockage. Cette convention, adoptée le 13 janvier 1993, a entraîné la destruction des stocks, mis en place des mesures de vérification très intrusives et s’applique aujourd’hui à la quasi totalité des Etats, y compris aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité. C’est l’organisation internationale chargée de la mettre en œuvre, notamment en Syrie, qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix.
P. V : La dimension économique a-t-elle joué un rôle important dans la conduite des hostilités ?
P. R : Oui, la guerre économique a joué un rôle absolument décisif ! A l’époque, on n’avait pas encore adopté le vocable politiquement correct de « sanctions économiques ». On parlait encore de guerre économique, mais cela revient au même. Contrairement aux idées reçues, la guerre des pétroliers entre l’Irak et l’Iran, qui a culminé en 1986 et 1987, n’a pas eu un impact déterminant pour ruiner les belligérants et les convaincre de cesser les hostilités. Ce sont en fait les armateurs européens qui ont le plus souffert, notamment par la multiplication par vingt des primes d’assurances ! Ce qui s’est avéré réellement déterminant, c’est la politique concertée entre Washington et Riyad d’effondrement conjoint des prix du pétrole et du dollar, à partir de l’été 1985. C’est à ce moment là que l’Arabie saouditea pris conscience qu’il lui fallait ouvrir en grand les vannes de ses oléoducs en triplant sa production pétrolière en six mois. Conjuguée à la baisse de 50 % du prix du dollar, l’effet a été radical pour l’économie iranienne, tout comme d’ailleurs pour l’économie soviétique qui était également visée. En l’espace d’une année, l’Iran et l’Irak ont vu leur PIB divisé par trois ! L’Irak a pu y faire face, car Saddam menait une guerre à crédit, grâce aux largesses des pays du Golfe, aux garanties bancaires des Etats-Unis et à la bonne volonté de ses fournisseurs européens et soviétiques. L’Iran, en revanche, s’est effondré économiquement et n’a plus eu les moyens de financer sa guerre. Car autant le régime des mollahs savait qu’il pouvait acheter des armes et des munitions un peu partout au prix fort, autant il savait qu’aucun Etat ne lui prêterait ou ne lui offrirait le moindre dollar. Cela reste d’ailleurs valable aujourd’hui !
P. V : Quels sont les principaux enseignements stratégiques de ce conflit ?
P. R : Cette guerre a isolé et marginalisé à la fois l’Irak et l’Iran sortis exsangues des hostilités, poussant le premier à envahir le Koweït en 1990 pour éponger ses dettes et occuper son armée pléthorique, et le second à se lancer résolument dans la voie d’un programme nucléaire devant lui permettre de se doter à terme d’une capacité nucléaire militaire, pour dissuader toute nouvelle agression extérieure et s’assurer qu’un tel traumatisme ne se reproduise plus. Cette guerre a permis également aux Occidentaux de s’implanter durablement le Golfe, notamment sur le plan militaire, et aux Russes d’y projeter leur influence.
Fondamentalement, la Turquie et l’Arabie saoudite peuvent être considérés comme les deux grands « vainqueurs » de cette guerre. La Turquie parce que la guerre lui a permis de se refaire une santé économique en achetant du pétrole très bon marché aux deux belligérants et en commerçant massivement avec eux. L’Arabie saoudite en s’imposant comme un interlocuteur politique incontournable de la région.
Sur le plan militaire, les opérations aéronavales, à la fin de la guerre Iran-Irak, notamment celles conduites par l’US Navy, ont montré qu’il était impossible d’interdire durablement la navigation dans le détroit d’Ormuz, quels que soient les efforts déployés par l’Iran. Les marins occidentaux ont redécouvert à cette occasion la guerre des mines et l’escorte de convois, qu’ils avaient oubliés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ces leçons s’avèrent plus que jamais d’actualité, à l’heure où l’Iran pourrait être tenté de fermer ce détroit stratégique en cas d’intervention militaire contre son territoire.
P. V : Vous avez eu accès à de très nombreuses sources, dont les fameuses bandes sonores de S. Hussein. Que vous ont-elles appris et comment y accéder ? Existe-t-il d’autres documents de ce type qui gagneraient à être valorisés ?
P. R : J’ai en effet eu accès au fabuleux trésor que représentent pour les historiens les fameuses bandes audio de Saddam », saisies à Bagdad par l’armée américaine en 2003. Le dictateur irakien savait qu’il était un tribun, pas un écrivain. Conscient qu’il ne laisserait pas d’ouvrage à la postérité et souhaitant que son peuple se souvienne de lui, il avait systématiquement mis sur écoute les lieux de pouvoir et salles de réunions, afin que ses discours et interventions soient enregistrés. Le but était de laisser une trace permettant aux historiens irakiens de magnifier ses décisions majeures, après sa mort, mais également de surveiller ses adjoints et ses ministres.
es enregistrements retracent bien évidemment les discussions d’état-major entre Saddam Hussein et ses généraux, notamment pendant les phases cruciales de la guerre. J’ai eu la chance d’y avoir accès en allant à Washington à la National Defense University. Ce fut pour moi une expérience fascinante que d’éplucher les retranscriptions d’une partie de ces bandes, et d’assister par procuration à ces débats bien souvent téléguidés par le président irakien, mais pas toujours, car ce dernier savait faire preuve d’une étonnante capacité d’écoute.
En justifiant d’une recherche sérieuse, en étant réputé fiable et en remplissant un certain nombre de formulaires, il est possible de consulter ces archives sur place, en contactant le Conflict Records Research Center via l’adresse Internet CRRC [at ] ndu.edu. Ceux qui lisent le persan pourront également consulter les nombreux volumes « d’histoire officielle » que le régime iranien a commandités sur cette guerre. Enfin et lorsqu’elles seront déclassifiées, les archives diplomatiques françaises de la période 1980-1988 devraient apporter des informations très précieuses sur la perception que les diplomates français en poste à Bagdad et Téhéran se faisaient de ce conflit.
Copyright Novembre 2013-Razoux-Verluise/Diploweb.com
La guerre Iran-Irak aura marqué un tournant dans l’histoire du Moyen-Orient. On ne peut pas comprendre la situation qui prévaut aujourd’hui dans le Golfe, le dossier nucléaire iranien ou les crises politiques à Bagdad et Téhéran, sans saisir les frustrations et craintes persistantes qui découlent directement de cette guerre. Terriblement meurtrière, elle a frappé à jamais l’imaginaire des protagonistes mais aussi des Occidentaux : en mémoire, les images dramatiques d’enfants envoyés au combat, les villageois gazés, les villes en ruines, les pétroliers en feu ou les tranchées ensanglantées. Pour retracer cette histoire à la fois militaire et diplomatique, aux enjeux économiques certains, Pierre Razoux a eu accès à des sources inédites de première main, dont les fameuses bandes audio de Saddam Hussein. Il détaille ici les nombreuses affaires ? Irangate, Luchaire, Gordji, attentats en France, enlèvements au Liban ? toutes étroitement liées à ce conflit. Une histoire faite de rebondissements permanents au gré de l’attitude des pétromonarchies, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, mais aussi caractérisée par la compromission de nombreuses nations, parmi lesquelles la France…
GILLES KEPEL. Le Politologue spécialiste de l’Islam et du monde arabe est à l’Agora des Savoirs ce soir à 20h30 pour évoquer les révolutions arabes.
Gilles Kepel est politologue, spécialiste monde arabe contemporain est professeur des université à Sciences Po Paris
Par quel bout allez-vous aborder la question des révolutions arabes dont la perception des enjeux est pour le moins brouillée pour les citoyens français ?
Face à cette situation complexe il est difficile de comprendre. Je suis allé sur le terrain, entre 2011 et 2013, où j’ai rencontré tous les intervenants politiques de la région dont les dirigeants du Qatar, principaux rivaux de l’Arabie Saoudite pour l’hégémonie du monde arabe sunnite, qui se sont retrouvés fragilisés après la destitution du président égyptien Mohamed Morsi. J’ai rendu compte de cette expérience sous la forme d’un journal* dans lequel je croise ma vision de myope issue de ce parcours, avec mon regard de presbyte, celui du recul sur ce monde que je connais bien.
Ce soir, je vais tenter de présenter la diversité des choses et de mettre un peu d’ordre. En plusieurs partie : la chute des régimes anciens, Irak, Libye, Tunisie, Egypte, et leurs maintient comme au Yemen, au Qatar, ou en Syrie. Je parlerai des guerres civiles de plus en plus islamisées et des guerres abandonnées.
Comment analyser l’appel au dialogue lancé par les Frères musulmans en Egypte ?
Leur position s’est considérablement affaiblie avec la montée en puissance du général Al-Sissi, maître du jeu en Egypte, qui a bénéficié du soutien de l’Arabie Saoudite. Ils ne peuvent plus compter sur l’aide du Qatar et de la chaîne Al Jezeera qui a perdu, elle aussi, de son influence. Cet appel au dialogue est lié à une perte de popularité. Leur seule ressource est d’apparaître comme une force démocratique même si leur expérience du pouvoir s’avère désastreuse.
De l’aventurisme de Sarkozy en Libye aux déconvenues de Hollande en Syrie, on a le sentiment que la politique arabe française ne sait pas sur quel pied danser…
Elle est très difficile à décrypter. J’ai le sentiment qu’elle est devenue la propriété d’énarques omniscients et d’idéologues qui souhaitent faire parler d’eux. Cette politique nous vaut peu de considération dans le monde arabe où la voix de la France était respectée
Quels sont les éléments qui permettraient de construire un état de droit dans les pays arabes ?
Un modèle de ce type ne peut se constituer qu’à partir d’une classe moyenne porteuse d’un projet démocratique. Malgré ses turpitudes actuelles, la Tunisie est le pays qui en semble le plus proche.
L’occident qui prêche la démocratie n’est pourtant pas très légitime quand il abandonne les peuples et se discrédite moralement et symboliquement ?
Notre culture dispose d’assez peu de fondement démocratique. Nous sommes face à un processus où les forces souhaitent retrouver la liberté d’expression et s’inscrire dans la citoyenneté. Le monde arabe a beaucoup changé. Il est hétérogène, composé de démocrates et de salafistes, la réalité est entre les deux. Le parachutage d’un modèle démocratique n’a pas de sens sans l’implication des populations.