« Cent titres »Au marché de la poésie, on trouve des amoureux qui partagent volontiers leurs pathologies. On cause de poésie et de son amie conscience. Évidemment, la conscience est devenue une maladie. On peut se demander pourquoi celle-ci nourrit les psychanalystes et pas les poètes…
Comment expliquez-vous que la poésie soit le parent pauvre de l’édition ?
Il y a toute une série de raisons à cette situation. Mais je constate que quand une librairie valorise la poésie, elle se vend très bien. La poésie est un langage qui s’adresse à nous de façon particulière. C’est un mode d’expression qui est plus exigeant par rapport à son lecteur. Il faut faciliter la mise en contact. À Lodève, personne ne lisait de poésie avant le festival et aujourd’hui tout le monde en lit.
La poésie ne souffre-t-elle pas d’une représentation élitiste assez peu fondée ?
Certains poètes ont une écriture limpide et transparente qui touche directement le lecteur. C’est notamment le cas chez un certain nombre de poètes méditerranéens, mais il y a les habitudes de lecture. Sur la plage par exemple, on ne consomme pas de la poésie comme on le fait avec les pages d’un roman. On peut même dire que la poésie est le contraire de la consommation.
D’où vient votre passion pour les poètes de la Méditerranée ?
J’ai longtemps vécu au Maroc où je fréquentais beaucoup de poètes et d’artistes. J’édite d’ailleurs des livres où se croisent l’art et la poésie. Cela vient de là. Après j’ai élargi mon intérêt à la poésie du Maghreb et de la Méditerranée. Le catalogue compte aujourd’hui une centaine de titres.
Que peut-on faire pour donner le goût de la poésie à un plus large public ?
Je crois qu’il faut qu’elle concerne les plus hautes sphères de l’Etat. Dans un pays où le Président s’affiche à Disney Land, la poésie n’est pas sortie du tunnel. Il faut aussi plus de poètes dans les écoles où le rapport à la poésie est un peu poussiéreux. La rencontre avec un poète donne un élan que rien ne remplace.
Michel Terestchenko est un philosophe français contemporain, auteur de sept ouvrages qui abordent par différents endroits, la philosophie politique et morale. Il était invité aux Rencontres Pétrarque du Festival Radio France et Montpellier L-R dans le cadre du débat : « Contre le terrorisme, tout est-il permis ? ».
Au cours des débats, vous avez estimé la torture moralement inadmissible et juridiquement condamnable. Mais le juridiquement condamnable ne vaut que quand le droit est respecté…
Aux Etats-Unis, la Convention de Genève en 1949 et la convention de l’ONU contre la torture en 1984 ont été ratifiées. Elles font donc partie du droit interne. Le Congrès américain a signé la convention de l’ONU en 1994 avec une interprétation très restrictive qui excluait en réalité toutes les formes modernes de tortures qui ne sont plus des tortures physiques mais des tortures psychologiques. La CIA à dépensé des milliards de dollars pour développer ces nouvelles techniques. A partir de deux modèles : la privation sensorielle et la souffrance auto-infligée.
Au lendemain du 11 septembre, les juristes de la maison blanche ont commencé à faire un travail de casuistique pour expliquer que les combattants d’Al-Qaïda n’étaient pas des soldats sous la protection des conventions internationales mais des combattants illégaux ou appartenant à des Etats déchus dans le cas des Talibans. C’était pour les mettre à l’écart du droit positif.
On définit assez aisément l’Etat de droit mais il semble plus difficile de définir la torture ?
Le principe enseigné dans les académies militaires américaines, c’est l’interdiction de toucher au corps. A partir de là, on se dit que toutes les formes de tortures psychologiques visant à briser la psyché humaine ne relèvent pas de la torture. Ceci dit le droit international proscrit la torture et les actes humiliants et dégradants. Cette question fait donc l’objet de débats et ouvre une forme de zone crise.
Observe-t-on un développement des zones de non droit ?
Au nom de la logique sécuritaire on assiste à la fois à une expansion des zones de non droit et paradoxalement au développement d’une société de l’insécurité. Société dans laquelle tout citoyen peut passer du statut de l’ami à celui de l’ennemi. On entre dans une économie générale de la peur. C’est un aspect très intéressant si on le rapporte à la fonction première de l’Etat qui est d’assurer entre les individus des liens de confiance, de sécurité qui les prémunissent justement du sentiment de la peur. En se sens, la torture est totalement improductive.
Vous dites aussi que la torture est politiquement ruineuse… Le fait d’attiser les peurs semble plutôt servir le pouvoir ?
Effectivement la peur est un moyen d’instaurer un plus grand contrôle du pouvoir mais ce moyen ne correspond pas à la finalité du pouvoir dans une société démocratique. Par ailleurs la torture reste fondamentalement inefficace. Tous les militaires et les agents de renseignement savent que c’est le moyen le moins fiable pour obtenir des informations. Les renseignements recueillis par la torture sont de mauvaise qualité. Elle est politiquement ruineuse parce qu’elle n’a jamais été une solution au conflit. Le meilleur exemple demeure l’Algérie où elle était pratiquée à grande échelle. La torture se retourne toujours contre les états qui y ont eu recours. Je crois que la torture introduit une corruption généralisée de la société qu’elle prétend défendre parce qu’elle corrompt tous les corps sociaux, le gouvernement, l’armée, le système judiciaire et l’opinion publique prise dans une espèce de passivité.
Est-ce que le modèle qui valide la pratique de la torture est exportable en Europe ?
Je pense que s’il y avait un attentat en France comparable à celui qui a eu lieu le 11 septembre, il y aurait lieu de craindre que des dérives semblables se développent. Il ne faut pas s’imaginer que cela ne concerne que les Etats-Unis où 44% des Américains se déclarent toujours favorables à cette pratique. Si au lendemain d’un attentat sur la tour Montparnasse on demandait aux Français de se prononcer, il est probable que l’on entre dans une logique qui ne soit pas aussi protectrice des libertés individuelles et des principes fondamentaux de l’Etat de droit. D’autant que l’on explique maintenant que la menace à venir est précisément celle posée par le terrorisme. C’était le discours officiel de Nicolas Sarkozy relayé par tous les médias. La tâche essentielle, c’est le renseignement, et le danger c’est l’ennemi invisible qui est par définition n’importe qui.
Comment faire face à cette dérive y compris sur le plan moral ?
Le point de vue moral est le plus fragile face à une argumentation de type utilitariste. Lorsqu’on vous dit : on torture un individu pour en sauver cent. Ce n’est pas simple de la réfuter. Cela nous renvoie au dilemme de Weber sur l’éthique de la conviction et celui de la responsabilité. La question de savoir si l’on peut transgresser la loi en situation d’exception rapporte le problème de la torture au problème de l’euthanasie active. C’est le même débat. La seule argumentation à mettre en place est de se demander : est-ce que ce modèle propose un scénario réaliste ou pas ? Ma thèse est que ce n’est pas du tout réaliste mais pervers et qu’il faut déconstruire ce prétendu réalisme. Toute la justification libérale de la torture en situation de nécessité repose sur ce paradigme de la bombe qui est sur le point d’exploser. On attend des autorités de l’état qu’elles n’agissent pas sous le coup de l’émotion.
On le sait, les rencontres sont toujours riches et inhabituelles au Festival international du roman noir. Dans l’allée ombragée de Frontignan, on a pu croiser cette année l’écrivain et dramaturge de langue française Moussa Konate. Grande figure de la culture malienne, l’homme joue les passerelles entre Nord et Sud. Il est notamment directeur du festival malien Étonnant voyageur et a récemment trempé sa plume dans le noir : « avecL’empreinte du Renard, j’avais envie de faire des romans policiers. Je ne suis pas un spécialiste du genre, ces livres s’inscrivent dans ma démarche d’écriture. » L’ouvrage emprunte la structure classiquedu polar. Ce qui fait la différence tient à l’intrigue qui se déroule en pays Dogon. Loin de Bamako, deux enquêteurs se trouvent en prise à une série de meurtres. Face à la force des coutumes locales et à l’esprit réfractaire au pouvoir central, leur travail ne sera pas de tout repos. Moussa Konate, qui dit s’inspirer de Simenon et Tintin « pour la qualité des scénarios » et à Dostoïevski « pour sa manière de fouiller dans l’âme des individus », signe une série de qualité et ouvre sur la confrontation des valeurs : « Les techniques de la police malienne ou française sont les mêmes. La différence est qu’au Mali l’enquête rationnelle s’opère dans un environnement qui ne l’est pas. Lorsqu’un enquêteur s’entend dire : personne ne l’a tué, c’est Dieu. Il doit nécessairement s’ajuster. » Il n’y a pas de recette miracle tout est question d’adaptation. « Il y a un degré dans l’usage de la raison qu’il ne faut pas dépasser car il conduit à la sécheresse du cœur. En même temps on ne peut pas s’en remettre en permanence au fatalisme. La solution est entre les deux… »
Les ouvrages L’empreinte du Renard sont aux éditions Fayard
Un festival pas comme les autres se tient chaque année à Lodève. Il est question d’y explorer tous les possibles de la poésie et assurément d’en repousser les limites. On vient aux Voix de la Méditerranée pour découvrir, entendre, échanger et voir sortir les mots de la bouche des poètes. Et on y revient par plaisir, pour les libertés qui sont en résonance. Pas de thématique, pas de lieux réservés aux critiques littéraires, pas de commémoration, on affirme à Lodève, que les poètes sont bien vivants et on le démontre.
Les organisateurs le savent bien, comme ils savent qu’accompagner la poésie, c’est la laisser se répandre. La vivre avec toute la population, dans sa profusion, profiter de ce souffle immense pour faire de la ville une terre hospitalière.
Il faut chaque année assurer la diversité des provenances géographiques, sensitives, et culturelles. Les rencontres avec d’autres formes d’expressions artistiques comme la musique, le théâtre, la danse, le conte, les arts plastiques… contribuent au développement créatif. Cet élargissement de la gamme des sens se conjugue avec la gratuité préservée des manifestations qui demeure, même par vent de tempête, un principe important. Un nouveau maire reprend cette année le flambeau qui brille toujours de mille feux. Après le député UMP Robert Lecou, la socialiste Marie-Christine Bousquet s’est engagée à trouver de nouveaux modes de financement, (avec le transfert de cette compétence à l’Agglo, de nouveaux partenariats sont en cours.)
Le festival soulève un temps le voile de représentations aveugles qui flotte sur l’identité méditerranéenne. Comme suspendue, la violence politique cède la place à d’autres réalités, aux maux et aux réconforts des hommes et des femmes dont on peut saisir l’outrance. Une trentaine de lieux sont occupés pour cela dans la ville, places ombragées, hôtels particuliers, petites ruelles, jardins, cloître, berges aux pieds des ponts…
Sous la houlette de sa directrice Maïthé Vallès-Bled, l’événement a su conserver l’alchimie et la fertilité des rencontres, en ne cédant pas au phénomène de mode ou au développement incontrôlable. La ville entière s’offre à l’incessant travail du style et de la pensée des poètes venus de toutes les rives, tel un espace qui s’offre au vent.
Cet esprit porte la réputation du festival comme un temps fort de la culture méditerranéenne en Europe. L’année dernière, le festival a reçu le patronage de l’Unesco, une reconnaissance de l’événement artistique en matière de tolérance et du dialogue entre les cultures.
Dix années ont permis la difficile conquête d’un public attentif, heureux d’être là, tranquille, cosmopolite. Public actif dans l’orientation de ses choix, pour se tailler une voie souple et variable. Tout est permis. On peut se mettre au petit trot matinal, pour multiplier les rencontres parmi les 350 lectures et spectacles que propose le festival, démarrer plus relaxe, en respectant son horloge biologique… ou carrément farniente, chaise longue et pieds dans l’eau.
« Un artiste est conducteur, il faut qu’il conduise à tout pris mais il est traversé »
Sapho est un peu la diva du Festival des Voix de la Méditerranée. Pour la dixième édition, elle est venue avec une création musicale dans ses bagages.
Diversité culturelle et, artistique, ce festival de poésie semble taillé à votre mesure ?
C’est un des plus beaux festivals que je connaisse. Ici la parole circule librement. On peut se promener en prenant le temps d’apprécier les mots. C’est très important dans une société qui nous bombarde d’images en permanence. Cela rend les gens plus disponibles et plus humains. Pour moi qui suis polyglotte, ce lieu correspond à mon besoin de connecter toutes les langues. A cela s’ajoute la poésie qui est une langue dans la langue.
A travers les langues, des fragments de drames identitaires passent ici de manière prégnante y trouvez-vous des résonances ?
J’avais écrit un texte qui parlait de l’identité et qui partait d’une phrase de Derrida. Il explique qu’il est Français et puis, pendant la guerre d’Algérie, on lui retire sa nationalité. Mais il ne parle pas l’arabe. Donc il n’a plus rien. Et puis on lui restitue sa nationalité, et il écrit cette phrase qui résonne en moi de façon extraordinaire : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne. » Je parle la langue française, c’est ma langue paternelle et une de mes langues maternelles c’est l’arabe dialectal que mes parents s’interdisaient de nous parler mais dans lequel ma grand-mère s’exprimait. Cette mémoire quasi organique m’est revenue, il y a peu, en chantant Imagine en marocain pour Florence Aubenas. En studio, je me suis aperçue, à ma grande stupéfaction, que je chante plus facilement en marocain, qu’en arabe classique voire en français. Pour la même chanson, j’ai fait six prises pour le français et deux pour l’arabe.
Comment identifiez-vous vos racines dans l’alliance culturelle qui nourrit votre cheminement ?
Le fait d’avoir été entre plusieurs cultures m’a plongée dans la citoyenneté du monde. Trop Juive pour être Marocaine, trop Marocaine pour être Française, au début c’était une douleur. Et à la fin, c’est devenu une forme de grâce, de mobilité, d’agilité permettant d’aller ici ou là. Il y a quelque chose de voyageur dans la musique. A certains moments, les choses affleurent votre mémoire comme une espèce de chose impérieuse qui dit aime-moi. Un artiste est conducteur, il faut qu’il conduise à tout prix mais il est traversé. Moi je laisse toujours affleurer les choses et puis après je fais le ménage. J’aime transmettre, servir de passerelle d’une rive à l’autre.
C’est une belle image, mais cette rencontre entre les cultures passe aussi par des confrontations, de la violence…
Il y a de la violence, mais, à mon sens, elle est avant tout politique. Si vous rencontrez les gens individuellement, il y a toujours un moyen de parler. On se heurte aux croyances, aux idéologies parce que tout le monde n’a pas le désir de prendre de la distance avec ces choses-là et que rester dans le clanique c’est confortable. Mais on peut toujours convoquer la singularité, toucher l’homme où il n’est plus avec sa tribu. Le monde est comme ça. Et les politiques se servent de l’idéologie, du religieux. Quand le religieux est noué au politique, cela donne le désastre que nous connaissons. Les intégrismes, les fondamentalistes, les nationalismes, tous ces replis identitaires qui sont la mort du dialogue, de la parole et qui créent de la violence. Je pense que la parole est une issue à la violence. Si on n’arrive pas à parler, on tue. Si on peut éviter l’informulable, l’innommable, alors on peut peut-être en sortir.
Il y a toujours eu une forme de violence dans votre expression…
Oui mais justement, parce qu’il y a cette forme de violence, je ne suis pas violente. Cette violence-là est conduite, elle est métabolisée, sublimée donc transformée. C’est une protestation parce que justement j’ai de l’espoir, si j’étais sans espoir, je serais sans violence.
Comment évolue l’insoumission avec le temps ?
Au début j’étais insoumise d’une manière littérale, comme ça, physique. Ensuite, je suis restée insoumise dans mon travail. Si je n’avais fait que du rock, cela aurait marché c’est sûr. J’ai introduit des sons orientaux ça dérangeait… J’ai chanté un peu en arabe… On me disait, on n’est pas raciste, mais les gens sont racistes, on ne peut pas passer ça. C’était mon insoumission. Mais j’ai insisté, et j’espère que cette insoumission a fait bouger quelque chose. Aujourd’hui, c’est devenu de la résistance.
Votre regard intérieur vous conduit aussi à explorer et à transformer les fêlures ?
Ah oui, c’est sûr… (rire) J’étais récemment à Gaza et au Liban où l’on m’a dit « vous rodez souvent autour de la blessure ». C’est très juste, quelque chose du drame humain, de l’holocauste, de la folie des hommes me pose question. Je me demande toujours si c’est insoluble. Est-ce qu’on n’a rien à faire ? Je me suis toujours efforcée d’expulser les cris que j’ai entendus.
Le goût du risque, de la mise en danger, semble ne vous avoir jamais quitté ?
C’est extrêmement important. Lorca a parlé magnifiquement du duende. C’est un génie qui dort dans le chanteur flamenco et le chanteur doit réveiller ce génie pour qu’il vienne. Mais quelquefois on ne l’a jamais et même quand on l’a quelquefois on ne l’a pas. La prise de risque est nécessaire pour qu’il se passe quelque chose. C’est une notion très méditerranéenne de l’art.