Sapho
Diversité culturelle et, artistique, ce festival de poésie semble taillé à votre mesure ?
C’est un des plus beaux festivals que je connaisse. Ici la parole circule librement. On peut se promener en prenant le temps d’apprécier les mots. C’est très important dans une société qui nous bombarde d’images en permanence. Cela rend les gens plus disponibles et plus humains. Pour moi qui suis polyglotte, ce lieu correspond à mon besoin de connecter toutes les langues. A cela s’ajoute la poésie qui est une langue dans la langue.
A travers les langues, des fragments de drames identitaires passent ici de manière prégnante y trouvez-vous des résonances ?
J’avais écrit un texte qui parlait de l’identité et qui partait d’une phrase de Derrida. Il explique qu’il est Français et puis, pendant la guerre d’Algérie, on lui retire sa nationalité. Mais il ne parle pas l’arabe. Donc il n’a plus rien. Et puis on lui restitue sa nationalité, et il écrit cette phrase qui résonne en moi de façon extraordinaire : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne. » Je parle la langue française, c’est ma langue paternelle et une de mes langues maternelles c’est l’arabe dialectal que mes parents s’interdisaient de nous parler mais dans lequel ma grand-mère s’exprimait. Cette mémoire quasi organique m’est revenue, il y a peu, en chantant Imagine en marocain pour Florence Aubenas. En studio, je me suis aperçue, à ma grande stupéfaction, que je chante plus facilement en marocain, qu’en arabe classique voire en français. Pour la même chanson, j’ai fait six prises pour le français et deux pour l’arabe.
Comment identifiez-vous vos racines dans l’alliance culturelle qui nourrit votre cheminement ?
Le fait d’avoir été entre plusieurs cultures m’a plongée dans la citoyenneté du monde. Trop Juive pour être Marocaine, trop Marocaine pour être Française, au début c’était une douleur. Et à la fin, c’est devenu une forme de grâce, de mobilité, d’agilité permettant d’aller ici ou là. Il y a quelque chose de voyageur dans la musique. A certains moments, les choses affleurent votre mémoire comme une espèce de chose impérieuse qui dit aime-moi. Un artiste est conducteur, il faut qu’il conduise à tout prix mais il est traversé. Moi je laisse toujours affleurer les choses et puis après je fais le ménage. J’aime transmettre, servir de passerelle d’une rive à l’autre.
C’est une belle image, mais cette rencontre entre les cultures passe aussi par des confrontations, de la violence…
Il y a de la violence, mais, à mon sens, elle est avant tout politique. Si vous rencontrez les gens individuellement, il y a toujours un moyen de parler. On se heurte aux croyances, aux idéologies parce que tout le monde n’a pas le désir de prendre de la distance avec ces choses-là et que rester dans le clanique c’est confortable. Mais on peut toujours convoquer la singularité, toucher l’homme où il n’est plus avec sa tribu. Le monde est comme ça. Et les politiques se servent de l’idéologie, du religieux. Quand le religieux est noué au politique, cela donne le désastre que nous connaissons. Les intégrismes, les fondamentalistes, les nationalismes, tous ces replis identitaires qui sont la mort du dialogue, de la parole et qui créent de la violence. Je pense que la parole est une issue à la violence. Si on n’arrive pas à parler, on tue. Si on peut éviter l’informulable, l’innommable, alors on peut peut-être en sortir.
Il y a toujours eu une forme de violence dans votre expression…
Oui mais justement, parce qu’il y a cette forme de violence, je ne suis pas violente. Cette violence-là est conduite, elle est métabolisée, sublimée donc transformée. C’est une protestation parce que justement j’ai de l’espoir, si j’étais sans espoir, je serais sans violence.
Comment évolue l’insoumission avec le temps ?
Au début j’étais insoumise d’une manière littérale, comme ça, physique. Ensuite, je suis restée insoumise dans mon travail. Si je n’avais fait que du rock, cela aurait marché c’est sûr. J’ai introduit des sons orientaux ça dérangeait… J’ai chanté un peu en arabe… On me disait, on n’est pas raciste, mais les gens sont racistes, on ne peut pas passer ça. C’était mon insoumission. Mais j’ai insisté, et j’espère que cette insoumission a fait bouger quelque chose. Aujourd’hui, c’est devenu de la résistance.
Votre regard intérieur vous conduit aussi à explorer et à transformer les fêlures ?
Ah oui, c’est sûr… (rire) J’étais récemment à Gaza et au Liban où l’on m’a dit « vous rodez souvent autour de la blessure ». C’est très juste, quelque chose du drame humain, de l’holocauste, de la folie des hommes me pose question. Je me demande toujours si c’est insoluble. Est-ce qu’on n’a rien à faire ? Je me suis toujours efforcée d’expulser les cris que j’ai entendus.
Le goût du risque, de la mise en danger, semble ne vous avoir jamais quitté ?
C’est extrêmement important. Lorca a parlé magnifiquement du duende. C’est un génie qui dort dans le chanteur flamenco et le chanteur doit réveiller ce génie pour qu’il vienne. Mais quelquefois on ne l’a jamais et même quand on l’a quelquefois on ne l’a pas. La prise de risque est nécessaire pour qu’il se passe quelque chose. C’est une notion très méditerranéenne de l’art.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
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