Il y a des experts, des journalistes et des responsables français qui, hier soir, ont dû se sentir mal à l’aise : en affirmant sans aucun doute possible que les tirs qui ont abattu l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 provenaient du camp de sa propre garde présidentielle, le camp de Kanombé, l’équipe des techniciens mandatés par le juge antiterroriste Marc Trévidic pour établir un rapport balistique sur cet attentat, ont indirectement désigné les extrémistes hutus comme responsables de l’événement déclencheur du génocide des Tutsis. Car si l’attentat n’a jamais été la cause d’une sanglante épuration ethnique annoncée et préparée dès 1991, la mort du chef de l’Etat hutu a bien donné le signal des massacres qui en trois mois feront plus de 800 000 morts.
Négationnisme.Or, autour de cet assassinat aux conséquences vertigineuses, la polémique fait rage depuis dix-huit ans. Jusqu’en France, pays longtemps très impliqué aux côtés du régime hutu. Au nom de cette étrange passion française pour un minuscule pays perdu au cœur de l’Afrique, un certain nombre de «spécialistes», parmi lesquels le journaliste Pierre Péan et le sociologue André Guichaoua ainsi que certains officiers français qui ont été en poste au Rwanda, vont ainsi marteler sans relâche que les tirs sont partis de la colline de Masaka à Kigali, et que ce sont les rebelles tutsis du FPR (Front patriotique rwandais) qui auraient abattu l’avion pour s’emparer du pouvoir. Une «hypothèse monstrueuse», selon les termes du journaliste Stephen Smith, qui fut l’un des premiers à incriminer sans preuves le FPR (dans Libération, dès juillet 1994). Cette thèse suggérait en réalité que les rebelles auraient provoqué le malheur de leur propre ethnie, en déclenchant le génocide par un assassinat.
Loin de s’apitoyer sur ce dilemme tragique, les tenants de la thèse «Masaka» basculaient vite dans un négationnisme plus simpliste. Si les Tutsis avaient tiré, ce n’était donc pas un génocide «préparé», ni même «planifié». Une façon à peine subliminale de ne pas voir de génocide du tout, et qui explique pourquoi tous les négationnistes ont plébiscité cette interprétation attribuant l’attentat au FPR. Or le mouvement dominé par les exilés tutsis en guerre contre le régime Habyarimana depuis 1990 va chasser les forces génocidaires du pays et s’emparer du pouvoir en juillet 1994. Une victoire inattendue qui va mobiliser encore davantage ceux qui attribuent le déclenchement du génocide aux rebelles tutsis.
Nouveau juge. Premier magistrat français chargé de cette enquête, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière en fait partie et provoque en 2006 la rupture des relations diplomatiques avec Kigali en lançant neuf mandats d’arrêt contre des hauts responsables du FPR. Les négationnistes applaudissent et la «vengeance spontanée du peuple hutu», défendue par les auteurs des massacres, s’en trouve justifiée. Bruguière quitte la scène en 2007 mais alors que tout le monde s’attend à ce que son successeur se contente de clore le dossier, le nouveau juge, Marc Trévidic, va au contraire réentendre les témoins-clés. Mieux : à la demande des avocats des neuf membres du FPR accusés par Bruguière, Trévidic met ces derniers en examen (ce qui lève les mandats d’arrêt) et accepte de les rencontrer en «terrain neutre» au Burundi. Auparavant, Rose Kabuye, chef du protocole du président rwandais, Paul Kagamé, et elle aussi accusée, avait été opportunément arrêtée lors d’un déplacement en Allemagne, mise en examen puis laissée en liberté provisoire. Un dialogue s’esquisse. Il était absent de la procédure Bruguière (qui n’a jamais mis les pieds au Rwanda, tout comme le journaliste Pierre Péan).
Restait à pallier une autre lacune de l’enquête : la balistique. Une analyse aura lieu à partir de septembre 2010 et ce sont ses conclusions qui ont été présentées hier. L’impact du missile sur la carcasse de l’avion et l’analyse acoustique ont été décisifs pour déterminer l’origine des tirs et écarter l’hypothèse Masaka. Une conclusion qui décrédibilise huit ans de procédure Bruguière et qui va conduire à explorer une nouvelle piste : celle des ultras du camp Habyarimana. Des officiers mis à la retraite, membres du clan mafieux familial, qui gravitaient autour du chef de l’Etat. Après avoir longtemps joué la carte de l’ethnisme et mobilisé ses miliciens, Habyarimana était acculé. Des accords de paix avec le FPR avaient été signés en août 1993, et la communauté internationale le pressait de les appliquer et de partager le pouvoir.
Fanatiques. Ce 6 avril 1994, c’est ce qu’il venait d’accepter lors d’une conférence régionale à Dar es-Salaam, en Tanzanie. A l’aéroport de Kigali, son directeur de cabinet l’attendait pour lui faire signer la liste du futur gouvernement de transition. Mais les fanatiques de la politique du pire guettaient déjà le retour de l’avion.
A l’horreur absolue du troisième génocide de l’histoire reconnu par les Nations Unies – celui commis au Rwanda entre le 6 avril et le 4 juillet 1994 par le régime hutu contre la population tutsie (et ses soutiens hutus) et qui fit plus de 800 000 morts – la justice française et quelques désinformateurs en tout genre ont longtemps ajouté la honte et même l’infamie. Tous ceux, dont certains se présentent encore comme journalistes, qui derrière le «juge» Bruguière se sont employés à colporter sans preuves la thèse de la responsabilité des rebelles du FPR de Paul Kagamé dans l’attentat commis contre le Falcon du président rwandais Juvénal Habyarimana, auront en effet ouvert la voie à l’expression de différentes versions négationnistes de l’histoire. Notamment celle d’un double génocide, abjection toujours démentie par l’ensemble des rapports d’institutions nationales ou internationales et d’organisations non gouvernementales. Le rapport rendu public hier par le magistrat Marc Trévidic vient enfin restaurer l’honneur d’une justice française qui refuse cette fois de plier face à la trop commode raison d’Etat brandie par des responsables politiques de gauche comme de droite – cohabitation Balladur-, Mitterrand oblige. Même partielles, les conclusions du rapport permettent désormais de considérer l’attentat du 6 avril 1994 comme le lancement d’un génocide minutieusement préparé, sous l’œil attentif de Paris. Cette vérité-là est désormais un fait historique.
Bradley Manning à son arrivée sur la base militaire de Fort Meade pour une audition devant une cour militaire, le 18 décembre.
A l’issue d’une année particulièrement riche en agitation médiatique, la liste des cent personnes les plus influentes de 2011 établie par [l’hebdomadaire américain] Time peut paraître un peu bizarre. Pour ne pas dire complètement délirante. Pour des raisons qui m’échappent, les lecteurs du magazine ont fait de Rain, chanteur et acteur sud-coréen, leur numéro un. [La chanteuse] Susan Boyle est troisième, à seulement 43 places devant Barack Obama.
Toutes les listes de ce genre ne sont que de l’esbrouffe divertissante, et celle-là plus encore que les autres. Malgré tout, une charmante juxtaposition la sauve en partie. Le numéro huit est attribué à Bradley Manning, l’homme par qui le scandale est arrivé dans l’armée américaine, aujourd’hui devant ses juges dans le Maryland pour savoir s’il doit passer ou non en cour martiale. Quant à Christopher Hitchens [un journaliste de renom, décédé le 16 décembre], il hérite d’une neuvième place posthume.
Il est certain que « Hitch » s’en serait mieux tiré s’il avait eu la finesse de mourir une semaine plus tôt. Mais de son balcon céleste, peut-être apprécie-t-il la symétrie, et l’asymétrie de son positionnement, juste derrière l’homme dont les fuites militaires et diplomatiques ont été la plus grande gloire de WikiLeaks. Si Hitchens était un fervent partisan de l’aventurisme impérialiste américain alors que Manning en est peut-être le détracteur le plus efficace, beaucoup de choses les rapprochaient. Tous deux fils de pères inaccessibles, ils ont nourri une formidable antipathie pour toute incarnation de l’autorité, jusqu’au Créateur lui-même. Longtemps avant que Hitchens ne rédige Dieu n’est pas Grand [traduit par Ana Nessun, Belfond, 2009], Manning, un athée brillant et convaincu, refusait déjà de faire ses devoirs en instruction religieuse.
Tous deux ont souvent été décrits comme des anticonformistes, capables du meilleur dans leur haine de l’injustice. Et l’un et l’autre avaient une connaissance intime de la torture. Si Hitchens avait choisi de se soumettre au « waterboarding » [pour en faire un article pour Vanity Fair], Manning a pour sa part été involontairement exposé à des formes de torture moins flagrantes mais pas moins répugnantes. Avant qu’il n’en soit libéré sous la pression de l’opinion publique, il avait été enfermé dans une prison brutale, sur la base des Marines de Quantico, en Virginie, condamné à l’isolement 23 heures par jour, privé de sommeil, obligé de se tenir debout et nu pendant les inspections, et sans ses lunettes, autrement dit, littéralement aveugle. Il aurait suffi de lui rajouter un collier pour chien, et il aurait aussi bien pu être une victime de sa collègue Lindie England à Abou Ghraib.
Il n’est pas nécessaire d’avoir été professeur de droit constitutionnel, comme l’était le numéro 46 de la liste du Time [Obama] avant qu’il ne se retrouve dans le Bureau Ovale grâce à sa promesse de mettre un terme aux mauvais traitements infligés aux détenus de la guerre en Irak, pour comprendre que les délicatesses de ce genre tombent sous le coup du passage sur les « peines cruelles et inhabituelles » dans le huitième amendement de la Constitution. Le reconnaître n’est pas le plus difficile.
Le plus difficile, c’est de décider si, en dévoilant certains des aspects les moins reluisants des entreprises militaires américaines, Manning a été un héros, un traître, ou un super-hacker paumé, solitaire et errant, souffrant d’un complexe d’Œdipe et d’une tendance à un narcissisme version « sauveur du monde » à la Julian Assange. Manning avait manifestement des problèmes psychiatriques, comme le savaient ses supérieurs avant qu’il ne commette ce que la cour martiale considèrera inévitablement comme des crimes, ce qui lui vaudra de rester encore longtemps à l’ombre (ce n’est pas parce que personne à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’Etat n’est en mesure de citer ne serait-ce qu’un soupçon de véritable tort porté aux intérêts américains par ces fuites qu’ils vont se priver des joies d’une sentence dissuasive).
Avant que ce soldat du renseignement ne fasse des copies des documents, il avait adressé un courriel à son supérieur immédiat en Irak pour lui signaler que ses problèmes d’identité sexuelle, et la détresse émotionnelle qui en résultait, avaient une influence négative sur sa capacité à analyser les attaques menées par des militants chiites. Il avait même joint à son message une photo de lui habillé en femme. Que, dans ces conditions, Manning ait eu accès à des documents secrets paraît incroyable – cela pourrait même ressembler à un piège.
De toute façon, on ne reviendra jamais assez sur l’incompétence crasse de l’armée américaine qui, après des décennies de guerres catastrophiquement contre-productives, n’est plus à démontrer. Le geste le plus ostensiblement héroïque de Manning, outre les révélations sur la corruption qui ont contribué à balayer le régime tunisien, a été de dévoiler la banalisation de la brutalité à laquelle il a été depuis lui-même soumis, sous une forme moins violente. Si le monde n’avait pas le droit de voir les vidéos de pilotes d’hélicoptères américains en train de mitrailler des civils à Bagdad en gloussant comme des adolescents devant leur console de jeu, qu’a-t-il donc le droit de savoir ? Comme dans tout empire, l’hypocrisie américaine, qui consiste à perpétrer des crimes abominables au nom de la liberté, est trop profondément ancrée dans les mentalités pour que l’on y renonce.
Quel chagrin, pour quiconque éprouve encore une vague admiration pour lui, de constater qu’Obama – qui, osera-t-on penser, a sans doute plus d’influence sur ce genre d’affaires que Susan Boyle – s’est contenté de ne pas lever le petit doigt tandis qu’un jeune homme fragile et chétif se retrouvait couvert de chaînes les rares fois où on le sortait de sa cellule, où il était enfermé sans ses lunettes pour avoir fait la lumière sur une guerre dont l’esprit méphitique continuera de planer longtemps après sa fin officielle, et ce tant que Bradley Manning restera un prisonnier politique.
Se faire offrir une Rolex ou un voyage au soleil ? Inimaginable, assuraient les députés interrogés par Rue89. D’ailleurs, rappelaient-ils, l’Assemblée nationale a recruté un déontologue pour empêcher de tels écarts. Celui-ci est en fait au chômage technique jusqu’en juin 2012, et il a écrit aux députés pour se rappeler à leur bon souvenir.
Les 577 députés devront lui adresser une déclaration d’intérêts, portant sur leur situation personnelle mais aussi sur celles de leurs conjoints, parents et enfants. Ils devront aussi lui signaler les cadeaux supérieurs à 150 euros et les voyages qu’ils n’auraient pas payés eux-mêmes.
Ces obligations n’entreront en vigueur qu’après les prochaines législatives. Jean Gicquel risque de trouver le temps long. Pour l’instant, il rédige un rapport sur le lobbying dans les colloques et les clubs parlementaires, qu’il remettra d’ici début janvier.
Les députés ne sont pas obligés d’attendre leur éventuelle réélection pour soulager leur conscience ou mettre fin à leurs doutes. Fin septembre, ils ont reçu un courrier du déontologue ressemblant à une invitation à passer au confessionnal :
« Même en l’absence de déclaration d’intérêts, qui ne sera rendue obligatoire qu’à compter de la prochaine législature, je me tiens d’ores et déjà à votre entière disposition, si vous le jugez utile, pour dialoguer et, plus encore, vous conseiller, dans la plus stricte confidentialité, étant soumis au secret professionnel. »
Jean Gicquel nous explique avoir reçu une dizaine de réponses. Le nouveau directeur de morale des députés y voit un bon signe : « Ils sont conscients que les choses sont un peu différentes et que les lignes vont bouger. »
François Krug (Rue 89)
Voir aussi : Rubrique Politique, rubrique Affaires, rubrique Justice,
L'Egypte reprend feu (hier place Tahrir photo Reuter)
Une manifestation, qui s’annonce massive, est prévue cette après-midi place Tahrir pour réclamer la fin du pouvoir militaire. Le dernier bilan fait état de 26 morts.
Le gouvernement égyptien a annoncé sa démission au troisième jour d’affrontements meurtriers opposant forces de l’ordre et manifestants réclamant la fin du pouvoir militaire en Egypte. Il a présenté sa démission au Conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir depuis le départ du président Moubarak en février «au vu des circonstances difficiles que traverse actuellement le pays», a annoncé son porte-parole Mohamed Hijazi.
Cette démission intervient à une semaine des premières élections législatives depuis le départ de Moubarak, chassé du pouvoir par une révolte populaire le 11 février, alors que les heurts font craindre que le scrutin, prévu sur plusieurs mois, soit émaillé de violences.
Selon le ministère de la Santé, 24 personnes – 23 au Caire, une à Alexandrie (nord) – ont été tuées et 1.900 blessées depuis samedi, notamment sur la place Tahrir au Caire, épicentre du soulèvement populaire du début de l’année. Mais dans la nuit de lundi à mardi, deux autres personnes ont été tuées à Ismaïliya, portant à 26 le bilan des décès.
Le CSFA a appelé lundi soir les forces politiques à une réunion d’urgence «pour examiner les causes qui ont aggravé la crise actuelle et les moyens d’en sortir le plus rapidement possible». Le Conseil suprême a en outre annoncé avoir chargé le ministère de la Justice de mettre en place un comité chargé de faire la lumière sur les violences. Le ministère de l’Intérieur a accusé dans un communiqué les manifestants d’avoir lancé des cocktails molotov et tiré avec des fusils de chasse sur les forces de l’ordre, en blessant 112. Le communiqué fait état de «116 émeutiers arrêtés au Caire, 46 à Alexandrie et 29 à Suez».
La colère vise le conseil militaire accusé de vouloir se maintenir au pouvoir, de ne pas tenir ses promesses de réformes et de poursuivre la politique de répression de l’ère Moubarak. Selon Amnesty international, le CSFA «a étouffé la révolution» et certaines violations des droits de l’Homme commises depuis qu’il est au pouvoir sont pires que sous le régime Moubarak.
Dans la nuit de lundi à mardi, de violents affrontements se poursuivaient dans des rues adjacentes à Tahrir menant au ministère de l’Intérieur, cible privilégiée des manifestants et sous forte garde des forces anti-émeutes. La télévision publique a continué de retransmettre ces scènes en direct, comme elle le fait depuis le début des affrontements. Sur la place Tahrir, lundi, les dizaines de milliers de manifestants scandaient «Le peuple veut la chute du maréchal» Hussein Tantaoui, à la tête du conseil militaire et dirigeant de facto de l’Egypte. Ailleurs dans le pays, police et manifestants s’opposaient à Alexandrie et Qena (centre), Ismaïliya et Suez, sur la mer Rouge, et el-Arich dans le Sinaï.
Des mouvements égyptiens, dont la Coalition des jeunes de la révolution et le mouvement du 6 avril, ont appelé à une manifestation massive mardi à 16 heures (15 heures en France) sur Tahrir pour réclamer la fin du pouvoir militaire et la formation d’un «gouvernement de salut national». Et des dizaines de diplomates égyptiens ont appelé à «la fin immédiate des attaques contre les manifestants pacifiques». Les Frères musulmans d’Egypte, la force politique la mieux organisée du pays, ont annoncé qu’ils ne participeraient pas à cette manifestation. Le Parti de la liberté et la justice, issu des Frères musulmans, a annoncé que cette décision émanait du « souci de ne pas entraîner le peuple vers de nouveaux affrontements sanglants avec des parties qui cherchent davantage de tensions », selon un communiqué posté lundi soir sur son site internet.
L’armée s’est engagée à rendre le pouvoir aux civils après une élection présidentielle qui doit suivre les législatives mais dont la date n’est toujours pas connue. L’armée a dit «regretter» les violences, tout en réaffirmant s’en tenir au calendrier électoral établi.
AFP 22/11/11
Egypte : Il est temps que justice soit rendue
Au nom de l’état d’urgence, en vigueur sans interruption depuis 30 ans en Égypte, les autorités peuvent arrêter toute personne simplement soupçonnée de menacer l’ordre public et la sécurité, et la placer en détention administrative sans qu’elle ne soit inculpée ni jugée, ni ne dispose d’un recours utile. Dans la pratique, la période de détention peut être aussi longue que le souhaitent les autorités. Des dizaines de milliers de personnes ont été victimes de cette injustice. Certaines ont été privées de liberté pendant des années malgré plusieurs décisions de justice ordonnant leur libération. Un grand nombre d’entre elles ont été torturées ou maltraitées.
La législation d’exception a entraîné la banalisation des violences policières, des disparitions forcées, des procès iniques et de la répression systématique de la liberté d’expression et de l’opposition politique, entre autres violations graves des droits humains.
Ce rapport, publié au lendemain du soulèvement qui a renversé le président Hosni Moubarak, décrit ces pratiques bien établies d’atteintes aux droits humains et présente les cas individuels de nombreuses victimes. Une fois encore, Amnesty International demande aux autorités de lever l’état d’urgence, d’abroger la législation d’exception et de mettre fin au système de détention administrative, dont les effets sont néfastes. L’organisation exhorte également les autorités de transition à profiter de ce moment exceptionnel de l’histoire égyptienne pour créer un État fondé sur le respect des droits humains et sur un système judiciaire remplissant enfin son rôle.
La vague d’arrestations qui frappe depuis le début de l’année les milieux universitaires, journalistiques et associatifs en Turquie confirme qu’en politique, comme dans les chemins de fer, un danger peut en cacher un autre. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement), en 2002, le débat s’est focalisé en France sur les risques d’islamisation que ferait courir à une République kémaliste supposée laïque ce parti d’origine islamique, et sur le coût politique ou économique d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Or, –ce n’est pas faute de l’avoir écrit– tels n’étaient pas les vrais problèmes (1).
Dans les faits, le compromis entre les institutions républicaines et l’islam est acquis depuis longtemps, ne serait-ce que parce que l’islam a été la vraie matrice de la République kémaliste et que la laïcité turque signifie la subordination de celui-là à celle-ci, aux antipodes de la séparation de la religion et de l’Etat alla franca (2). En revanche, la démocratisation de la société politique turque, que l’AKP a fait progresser –en trompe l’œil, disent ses critiques– en contraignant l’armée à rentrer dans ses casernes, en faisant reculer la pratique de la torture, en abrogeant différentes lois ou dispositions constitutionnelles liberticides, en se résolvant à une reconnaissance encore partielle des minorités ethniques ou religieuses, a fini par marquer le pas, faute d’une vraie opposition. On ne peut reprocher à un parti politique d’enchaîner les victoires électorales! L’AKP a emporté coup sur coup trois scrutins législatifs, en rassemblant un nombre croissant de suffrages. Mais, face à cette irrésistible ascension, la gauche n’a jusqu’à présent pas su s’organiser, proposer une réponse crédible à la politique néoconservatrice, ou plutôt national-libérale, de Recep Tayyip Erdogan, et constituer un contre-pouvoir de nature à contrebalancer la suprématie de l’AKP, à un moment où celui-ci se sentait à juste titre pousser des ailes du fait de ses succès économiques et diplomatiques.
Or, l’envenimement de la question kurde a soudain changé la donne et rendu sa place au vieil habitus autoritaire, hérité de l’absolutisme de Abdülhamid II, de la dictature du Comité Union et progrès, du régime kémaliste de parti unique, de la lutte contre le communisme dans le contexte de la Guerre froide, de la conversion au libéralisme économique et de l’ajustement structurel au forceps militaire à la suite du terrible coup d’Etat de 1980. Un habitus que reprennent trop souvent à leur compte les lois adoptées depuis 2002, sous un jour plus avenant, au nom de la lutte contre le terrorisme. Bon gré mal gré, l’AKP a concédé aux Kurdes un minimum de droits culturels. Avec un certain courage, compte tenu de la pression de l’opinion qu’exaspère la mort de nombreux conscrits sous les coups du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), il a résisté à la tentation d’exécuter Abdullah Öcalan, le leader charismatique de ce mouvement armé, et il négocie même en sous-main avec celui-ci. Néanmoins, il ne se résoud pas à reconnaître la nation kurde, dont le sentiment est désormais une évidence irréversible et ne sera plus soluble ni dans le centralisme démocratique de la République ni dans l’aggiornamento culturel. Sentiment national ne veut d’ailleurs pas forcément dire sécession. Mais, à tout le moins, la prochaine Constitution, si elle veut réconcilier la Turquie avec elle-même, devra inventer la formule d’un Etat avec deux nations, mutatis mutandis sur le mode de l’Espagne ou du Royaume-Uni.
Recep Tayyip Erdogan a cru, et malheureusement veut encore, faire de l’AKP la seule force politique dans le sud-est. La percée du BDP (Parti pour la paix et la démocratie), la formation politique kurde légale, lors des élections municipales de 2009 et des législatives de 2011, a déjoué son plan. Néanmoins, le Premier ministre entend passer en force en s’en prenant à l’Union des assemblées du Kurdistan (KCK), accusée, non sans raison, d’être la vitrine urbaine du PKK, et en frappant les intellectuels qui ont des liens professionnels avec cette mouvance, sans nécessairement lui apporter leur caution politique. C’est ainsi qu’il faut comprendre le vent de répression qui frappe les médias et l’Université, sous le couvert de la législation anti-terroriste, dévoyée pour l’occasion. Car, entretemps, le PKK a repris sa lutte armée, vraisemblablement avec l’aide de la Syrie, voire d’Israël, qu’indispose toutes deux, pour des raisons différentes, la diplomatie de Recep Tayyip Erdo?an.
«Ceux qui soutiennent ouvertement ou secrètement la terreur doivent savoir que le souffle de la République se fera sentir derrière le dos de chacun d’eux», a déclaré ce dernier, dans le style musculaire qu’il affectionne. La semaine dernière, le «souffle puissant de la République» a jeté en prison l’éditeur Ragap Zarakolu et la professeur de science politique Bür?a Esranl?, qui y ont rejoint les 3 457 militants, intellectuels et élus kurdes sympathisants, réels ou supposés, de la KCK, déjà embastillés. Le tort de Bür?a Esranl?, par exemple? D’avoir donné des cours à l’académie du BDP, parti reconnu, rappelons-le. Le «souffle puissant de la République» peut, demain, renverser d’autres démocrates qui ont appuyé à leur manière le combat de l’AKP contre l’armée et l’«Etat profond» des services secrets, tout en œuvrant à la recognition du génocide des Arméniens et du fait kurde. D’ores et déjà, ces intellectuels engagés se sentent en insécurité, se voient intimidés, ou sont purement licenciés par les médias auxquels ils collaborent, sous la pression explicite ou implicite des autorités. Certains d’entre eux envisagent de prendre (ou de reprendre) le chemin de l’exil politique.
L’amalgame entre toute forme d’activité politique ou culturelle en pays kurde et le terrorisme est d’autant plus préoccupant qu’il est symétrique à l’incorporation policière ou judiciaire, dans les vrais complots de l’armée et de certains milieux néo-kémalistes ou d’extrême-droite, d’hommes de plume qui n’ont rien à voir avec ces menées factieuses. Comme, par exemple, les journalistes Nedim Sener et Ahmet Sak, incarcérés en mars pour avoir écrit un ouvrage consacré à l’infiltration de la police par la néo-confrérie des fethullaci… avant même que celui-ci ne soit publié, et comme si ce livre avait quoi que ce soit à voir avec l’affaire Ergenekon, nom de code des manœuvres de déstabilisation imputées à l’«Etat profond»! (3)
Ainsi que vient de le rappeler le sociologue Ali Bayramo?lu dans une lettre ouverte au Premier ministre, cette fuite en avant répressive est sans issue autre que celle de la systématisation de la violence, de la résurgence de l’autoritarisme et de l’annihilation de l’espace politique. Perspective d’autant plus inquiétante que jamais les relations de voisinage entre Kurdes et Turcs n’ont été aussi tendues. Elles paraissent maintenant pouvoir déboucher sur des affrontements, des pogroms, voire des opérations de purification ethnique ou une guerre civile. Perspective d’autant plus absurde que l’AKP, fort de ses victoires électorales successives, de son ascendant sur l’armée et de son bilan gouvernemental, est en mesure, comme jamais aucun parti ne l’a été, de résoudre politiquement la question kurde, et que la rédaction de la nouvelle Constitution lui en fournit l’opportunité.
Il se trouve que les Européens –et singulièrement les Français– ont une responsabilité écrasante dans ce gâchis. Depuis près de dix ans, ils snobent la Turquie. C’était la repousser dans les bras de ses vieux démons et l’acculer à une stratégie de free rider dont la crispation autoritaire et l’activisme diplomatique de Recep Tayyip Erdogan ne sont que les prémisses. Vous avez aimé Poutine? Vous adorerez Erdogan quand celui-ci sera élu président de la République avec les pouvoirs élargis que la nouvelle Constitution conférera à la magistrature suprême. En outre, l’Europe s’est privée de tout moyen d’influence auprès d’Ankara. L’échéance, même lointaine, de l’adhésion à l’UE a constitué un puissant levier encourageant la démocratisation de la Turquie, de 2002 à 2005. A partir du moment où les négociations s’embourbaient et où la possibilité de l’élargissement s’évanouissait en raison des blocages français et allemand, l’Europe se condamnait à être inaudible sur les rives du Bosphore. Cette dernière doit également admettre que la Turquie n’est peut-être plus, maintenant, aussi intéressée que jadis à rejoindre un club en pleine débâcle économique et financière, elle qui caracole à 8% de croissance annuelle. Elle pourra toujours s’acheter la Grèce à bas prix! Et les provocations stériles de Nicolas Sarkozy sur la reconnaissance du génocide des Arméniens, chantage diplomatique à l’appui, n’auront d’autres résultats que de pénaliser les entreprises françaises sur ce marché émergent qui constitue leur troisième partenaire hors UE, après les Etats-Unis et la Chine, et avant le Brésil, sans faire avancer d’un iota l’impératif de la vérité et de la justice ni celui des libertés publiques. Bien au contraire, elles mettent en porte-à-faux les intellectuels turcs qui, à leurs risques et périls, plaident en faveur du devoir de mémoire. Mais sont-ce là les vraies préoccupations du président de la République?
Les contempteurs de la candidature de la Turquie à l’Union européenne n’ont jamais voulu envisager le coût d’une non adhésion. Ils vont devoir maintenant passer au tiroir-caisse.
Les obsédés de l’islam n’ont jamais compris que Dieu était moins dangereux que César, parce qu’on peut lui faire dire tout et le contraire de tout. Ils doivent aujourd’hui réfléchir à ces nouvelles figures du pouvoir national-libéral, mariant le nationalisme au néolibéralisme, prompt au mouvement de mâchoire, recourant à la sous-traitance économique et au contrôle indirect des médias pour dominer sans pour autant négliger les bonnes vieilles ficelles de la coercition policière et judiciaire.
Dans des contextes et selon des méthodes ou des styles certes différents, ces figures du nouveau pouvoir national-libéral ont pour nom Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi, David Cameron, Vladimir Poutine ou Recep Tayyip Erdogan. Elles ont ceci de commun qu’elles mettent en cause nos libertés et l’idée même de démocratie en incarnant, avec des succès il est vrai très variables, une autre manière de gouverner. Décidément, c’est bel et bien le sort de l’Europe qui se joue aussi en Turquie, au fil des arrestations et des licenciements politiques.
(1) Jean-François Bayart, «Le Populiste et sa tête de Turc», Le Monde, 7 octobre 2004 et «La Turquie, une candidate ordinaire», Politique internationale, 105, automne 2004, pp. 81-102.
(3) Sur les atteintes aux libertés publiques, voir le rapport de Thomas Hammarberg, Conseil de l’Europe, 12 juillet 2011.
Ankara intensifie la répression
Mobilisation à Montpellier. Photo Rédouane Anfoussi
Manifestation. L’association montpelliéraine d’Amitié franco-kurde Mala kurda s’est mobilisée sur la place de la Comédie pour rompre le silence.
Une petite centaine de personnes ont répondu hier à l’appel de l’association montpelliéraine d’Amitié franco-kurde Mala kurda pour rompre le silence autour de la répression turque contre le peuple kurde. Soutenu par la Ligue des Droits de l’Homme, la Cimade, le SAF et l’UNEF de Montpellier, le cortège s’est retrouvé sur la Comédie pour protester contre l’intensification des arrestations politiques, exiger la liberté d’expression et l’arrêt immédiat de l’utilisation d’armes chimiques. Sur ce sujet, les députés du parti pro-kurde BDP demandent une enquête parlementaire.
« Sous couvert de lutte contre le terrorisme, le parti nationaliste libéral de Tecep Tayyip Erdogan est en train d’étouffer toute forme d’activité politique. Une démarche insensée quand on sait que dans certaines villes du Sud Est, le parti pro kurde représente 80% des suffrages explique le président de Mala kurda M. Deniz, depuis deux ans, on dénombre 6 500 arrestations. Actuellement 3 500 prisonniers politiques sont toujours sous les verrous. »
48 membres du BDP ont été arrêtés le 31 octobre dernier par l’Etat turc. Le 28 octobre l’éditeur et fondateur de l’Association des droits de l’homme en Turquie Ragip Zaralolu, et le professeur de droit constitutionnel Büsra Ersanli, membre du parti pour la Paix et la démocratie étaient interpellés. Tous les journalistes, universitaires et intellectuels proches du BDP sont menacés. Sur le terrain militaire, l’armée turque aurait utilisé des bombes chimiques contre la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Depuis les dernières élections, les relations entre les communautés turc et kurde se sont considérablement dégradées. « Après la mort de 24 soldats turcs, les nationalistes ont brûlé des maisons dans les quartiers kurdes, témoigne M. Deniz, en Allemagne et à Paris les sympathisants du BDP ont été victimes des extrémistes. On se souvient qu’en 1999 cela avait été le cas à Montpellier. »
La politique du gouvernement français n’est pas neutre. Le 7 octobre, un accord anti-kurde a été signé entre la France et la Turquie contre le PKK, lors de la visite du ministre français de l’Intérieur Claude Guéant à Ankara. 51 kurdes auraient été arrêtés en France depuis le début de l’année. Le 2 novembre dernier, le tribunal correctionnel de Paris a ordonné la dissolution du centre culturel kurde Ahmet Kaya en tenant compte du « contexte particulier, non crapuleux, lié au conflit entre le PKK et la Turquie ». Un procès purement politique !