Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, à San Francisco, en mars. (Photo Josh Edelson. AFP)
Pour le «Washington Post», les nombreuses applications capables de reconnaître les visages créent des bases de données biométriques dangereuses pour la «confidentialité numérique».
L’anonymat en public pourrait être une chose du passé.» Dans le Washington Postdu 11 juin, Ben Sobel, chercheur au Centre sur la vie privée et la technologie de l’école de droit de Georgetown, consacre un article au risque qui pèse sur notre «confidentialité biométrique». Selon lui, les technologies de reconnaissance faciale se développent à la vitesse grand V sous l’impulsion du marketing individualisé. Et pas toujours de manière très légale…
Aux Etats-Unis, Facebook fait l’objet d’un nouveau procès en action collective, concernant la violation du droit à la protection des données personnelles de ses utilisateurs. En cause, le réseau social serait en train de créer «la plus grande base de données biométriques privées au monde» sans demander assez explicitement le consentement de ses utilisateurs comme l’explique le site Sophos. Le gouvernement américain et le département du Commerce auraient déjà invité des associations de défense de la vie privée ainsi que des représentants des grandes entreprises de ce secteur comme Google et Facebook pour essayer de réglementer l’usage de ces technologies.
Mais pour le moment, seul l’Illinois (2008) et le Texas (dès 2001) ont des lois interdisant l’utilisation de cet outil sans le «consentement éclairé» des utilisateurs, explique Ben Sobel. Selon lui, l’issue de ce procès, qui devra déterminer si Facebook a enfreint la «Biometric Information Privacy Act» (BIPA) de l’Illinois, déterminera l’avenir des applications de reconnaissance faciale sur le marché. Il encourage ainsi les Etats-Unis à adopter une loi fédérale pour garantir la «confidentialité biométrique» des Américains.
Le boom des applications de reconnaissance faciale
FaceNet (Google), Name Tag (FacialNetwork) ou encore Moments (Facebook). Toutes ces applications utilisent des algorithmes de reconnaissance faciale. Et pour les imposer sur le marché, les entreprises sont prêtes à tout pour mettre leur adversaire échec et mat.
FaceNet, la technologie développée par le géant Google, possède une précision de 99,63 % selon Ben Sobel. Elle est actuellement utilisée par Google Photos dans ses versions non européennes. Dans la même lignée, Name Tag, développé par FacialNetwork, ambitionne de fonctionner sur les Google Glass. Cette application permettrait de rassembler tous les profils sur les réseaux sociaux disponibles sur Internet (Twitter, Instagram, Google+ et sites de rencontres américains) selon un article du Huffington Post. Une application qui pourrait permettre d’avoir le profil social de quelqu’un en temps réel.
Parmi les fonctionnalités envisagées, il y aurait par exemple celle de révéler la présence de quelqu’un dans les bases de données criminelles. Pour le moment, Google a refusé que NameTag soit disponible sur ses Google Glass, pour des questions de problèmes de respect de la vie privée… Mais il n’est pas le seul à s’engouffrer dans ce marché.
Depuis 2011, Facebook utilise un système de suggestion de tags (identifications) sur les photos. Bien qu’interdit en Europe, Deepface, l’algorithme expérimental du réseau social, serait capable de reconnaître les gens à leur posture corporelle. De fait, son algorithme utilise ce que l’on appelle des «poselets». Inventés par Lubomir Bourdev, ancien chercheur de Berkeley œuvrant désormais chez Facebook IA Research. Ceux-ci repèrent les caractéristiques de nos visages et trouvent ce qui nous distingue de quelqu’un d’autre dans une pose similaire, explique un article de Numérama. Mais Facebook ne s’arrête pas là. En juin, le réseau social a présenté Moments, une application permettant de partager de manière privée des photos avec des amis utilisant elle aussi une technologie de reconnaissance faciale. D’ores et déjà disponible gratuitement aux Etats-Unis, elle permet à un utilisateur d’échanger avec ses amis des photos où ils figurent de manière synchronisée. Une vidéo en explique les rouages :
Moments ne devrait pas s’exporter en Europe de sitôt, puisque l’UE exige la mise en place d’un mécanisme d’autorisation préalable qui n’est pas présent sur la version américaine. Et ce, bien que les utilisateurs puissent désactiver les suggestions d’identification sur les photos, via les paramètres de leur compte.
L’inquiétude autour du succès de ces technologies
En 2012, une recommandation formulée par le G29, qui réunit les commissions vie privée de 29 pays européens, mettait déjà en garde contre les dangers de la reconnaissance des visages sur les médias sociaux. Notamment concernant les garanties de protection des données personnelles, tout particulièrement les données biométriques. Pour le moment relativement bien protégés par la législation européenne, nous ne sommes pas pour autant épargnés par ces outils.
Tous les jours, 350 millions de photos sont téléchargées sur Facebook, selon Ben Sodel. Or, le public semble majoritairement insouciant face à la diffusion de son identité (nom, image…), souligne InternetActu. A l’exemple de l’application How Old mise en ligne fin avril, qui se targue de deviner votre âge grâce à une photo. Corom Thompson et Santosh Balasubramanian, les ingénieurs de Microsoft à l’origine du projet, ont été surpris de constater que «plus de la moitié des photos analysées» par leur application n’étaient pas des clichés prétextes mais de vraies photos, rapporte le Monde.
Mais le succès (bien qu’éphémère) de cette application démontre bien que le public n’est pas vigilant face à la généralisation de la reconnaissance faciale. Un peu comme avec la diffusion des données personnelles au début de Facebook. Il ne s’agit pas tant du problème de stocker des photos d’individus que de mémoriser l’empreinte de leur visage. Entre de mauvaises mains, ces bases de données pourraient mettre à mal notre «confidentialité biométrique».
Dans un communiqué, la rapporteure du groupe communiste, républicain, citoyen (CRC), Brigitte Gonthier-Maurin, parle d’« omerta » à la suite de ce rejet. Elle rappelle que le CIR est de plus en plus perçu « comme un simple outil d’optimisation fiscale et de réduction de l’impôt sur les sociétés pour les grands groupes du CAC 40 qui, en volume, en sont les premiers bénéficiaires ». Et elle regrette que « la majorité des membres de la commission d’enquête, dont des sénateurs des groupes LR, UDI et PS, prennent la responsabilité de tourner le dos à des propositions qui auraient au moins permis de garantir l’efficience du CIR ».
Un outil attractif pour le pays
L’épisode vient rappeler que le CIR cristallise depuis quelques années les mécontentements d’une partie des acteurs du système de recherche et d’enseignement supérieur, pour qui cette baisse des rentrées fiscales se fait au détriment des moyens de recherche publique, sans être plus efficace pour son pendant privé. A l’inverse, les gouvernements de droite comme de gauche, considère l’outil comme attractif pour le pays. La France est d’ailleurs presque championne du monde en la matière : cette niche fiscale représente quelque 0,25 % du PIB. Cependant, l’Allemagne ou la Suisse, dont l’effort global de R&D rapporté au PIB est supérieur, n’ont quasiment pas d’aides indirectes sous cette forme (préférant les dispositifs d’aides directes). Ce rapport sénatorial, visiblement critique, n’est pourtant pas le premier du genre. En juillet 2013 par exemple, la Cour des comptes avait noté quelques carences du dispositif.
Plusieurs travaux d’économistes, dont certains avaient été auditionnés par la commission d’enquête, ont évalué l’effet de cet instrument sur les dépenses de R&D des entreprises. L’effet levier, c’est-à-dire la quantité d’euros investis par les entreprises lorsqu’elles reçoivent 1 euro de l’Etat, ne fait pas consensus mais il est proche de 1. « Certes, l’effet levier n’est pas gigantesque, entre 0,8 et 1,1, mais même inférieur à 1, l’effet est intéressant car l’entreprise a quand même consenti un investissement en R&D dont on connaît l’effet global positif pour la société », rappelle Stéphane Lhuillery, professeur à ICN Business School, auteur d’une de ces études d’évaluation.
Le ministère de la recherche a souvent souligné l’effet « anti-crise » de cet instrument : en son absence, le désinvestissement en R&D aurait été important.
« J’ai accueilli ce rejet avec une certaine consternation. C’est assez incompréhensible et témoigne d’une certaine nervosité sur ces questions, estime Patrick Lemaire, coprésident de l’association, qui avait également été auditionné par la commission. Il y a un consensus fort au sein des partis majeurs pour défendre coûte que coûte une décision politique, quelles que soient les preuves qui s’accumulent contre elle, et sans même chercher à utiliser ces preuves pour améliorer le dispositif. »
« Le rapport ne proposait pas une rupture franche avec le CIR. Il identifiait des questionnements sur l’éligibilité des dépenses, la faiblesse des contrôles, la rémunération des cabinets de conseil… Il faut affronter ces interrogations pour améliorer le dispositif », estime Brigitte Gonthier-Maurin. « Ce rejet risque de créer en fait de l’instabilité pour le CIR. »
Le président de la Commission, Francis Delattre (Les Républicains), a répondu dans un communiqué que le rejet était lie « à un raport globalement à charge contre le dispositif. »
Il regrette également que, dans le rapport, « le contenu des auditions favorables au dispositif (…) est systématiquement altéré soit par des statistiques venues d’ailleurs ou des commentaires hostiles émanant de groupements minoritaires. »
Selon lui, « il est préférable d’assurer une longévité et une visibilité aux entreprises sur un dispositif qui, par effet de levier, a démultiplié les financements que les entreprises consacrent à la R&D. » Au téléphone, il ajoute que son groupe parlementaire entend déposer des amendements, notamment lors de la prochaine discussion budgétaire, pour améliorer le CIR.
Ce n’est pas là une nouvelle prédiction « catastrophe » de Nostradamus mais bien le constat de plusieurs chercheurs : le temps est compté pour l’Internet. Plus précisément pour le réseau Internet qui va saturer. Si rien n’est fait en 2023 il ne sera plus possible de transférer le nombre de données suffisantes pour couvrir les besoins mondiaux. Et c’est inquiétant.
La fibre optique a ses limites
Déjà en 2001 on savait que ça allait arriver… mais en 2001 on ne s’inquiétait pas : il n’y avait pas Youtube (créé en 2005), pas Facebook, pas Twitter et encore moins les divers Vine, Twitch et Instagram… Du coup quand le laboratoire de Lucent, Bell Labs, a découvert en 2001 que la fibre optique avait une limite physique de transport de données de 100 Térabits/s on se disait qu’on avait le temps, voire même que cette limite n’allait pas être atteinte.
Comme souvent, on se trompait : la demande de transfert de données a grandi exponentiellement et les chercheurs sont maintenant assez formels : on va atteindre la limite de capacité du réseau Internet mondial. Et ce dans 7 ans si rien n’est fait.
« Dans les laboratoires de recherches, nous en arrivons au point où nous ne pouvons plus accroître le nombre de données pour une même fibre optique » selon le Professeur Andrew Ellis, de l’Université d’Aston à Birmingham. Seule solution : « proposer des idées vraiment radicales ». Mais pour l’instant il n’y en a aucun.
Et on va manquer d’électricité
Pour résoudre le problème des données, c’est simple : soit on révolutionne les réseaux de manière radicale (un « breakthrough » en science), soit on multiplie le nombre de fibres optiques dans le monde. Ce sera cher, certes, mais ça paraît une bonne solution.
Ça « paraît »… car ce n’en est pas une. Selon le professeur Ellis la multiplication des réseaux ne va que transférer le problème : « Si nous devons entretenir plusieurs réseaux en fibre optique, nous viendrons à manquer d’électricité d’ici 15 ans ». En gros : multipliez les réseaux et vous n’aurez pas assez d’énergie pour les faire fonctionner.
Et ce n’est pas si étonnant que ça quand on sait qu’Internet consomme 2% de la production mondiale d’électricité pour son fonctionnement : plus de 9 milliards de dollars par an et l’équivalent de la production de plus de 40 centrales nucléaire ; et tous les quatre ans cette consommation double.
Pour les pays industrialisés Internet consomme une bonne partie de leur énergie : au Royaume-Uni c’est 16% de la consommation globale du pays.
Les chercheurs britanniques vont donc se réunir le 11 mai 2015 pour réfléchir à des solutions… sans aucune garantie de réussite.
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et codirecteur de l’Ecole de droit de la Sorbonne depuis 2013. Avec Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, il développe des suggestions assez hardies pour sortir de la crise de l’Etat-nation. Une réflexion neuve, et qui donne assurément à penser.
Pourquoi faudrait-il « radicaliser la démocratie » ?
Parce que la société craque de partout. Toutes les institutions sur laquelle elle reposait jusqu’à présent sont remises en cause : le suffrage universel perd sa force légitimante du fait de l’abstention, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde, le Parlement ne délibère plus… Mais ce n’est pas seulement une crise de l’Etat, c’est aussi une crise de la justice, de la médecine, l’éducation, du journalisme, de la famille, … Toutes ces institutions qui fonctionnaient sur des règles établies, routinisés, s’interrogent, en même temps – et c’est cette coïncidence qui fait la crise – sur les principes qui les faisaient fonctionner. Il faut donc repenser toute l’organisation sociale.
Radicaliser signifie revenir aux principes, à la racine de la chose démocratique, c’est-à-dire au peuple. Or le peuple a été oublié : il a été englouti par le marché – le consommateur a pris le pas sur le citoyen, et par la représentation – les représentants parlent à la place des citoyens.
La France est pourtant l’un des pays qui a inventé la démocratie représentative ?
L’expression « démocratie représentative » est contradictoire. La France a effectivement apporté au monde le régime représentatif. Mais Sièyes l’a très bien dit dans son discours du 7 septembre 1789 : le régime représentatif n’est pas, et ne saurait être, la démocratie, puisque, dit-il, dans le régime représentatif, le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants. Ce qu’on demande au peuple dans la démocratie représentative, c’est de voter, et de se taire, afin de laisser les représentants parler en son nom. Tout mon propos consiste à imaginer un au-delà de la représentation, pour faire intervenir le peuple de manière continue, entre deux moments électoraux, dans la fabrication de la loi. Créer en somme une démocratie continue, par le droit reconnu aux citoyens de réclamer, d’agir, de participer à l’élaboration de la volonté générale.
Comment définissez-vous le peuple ?
Le peuple est défini par un accord sur le droit. Si l’on ne définit par le peuple par les droits, comment le définit-on ? Par la race ? Par la religion ? Par le sang ? Par quel autre instrument à portée démocratique universel que le droit peut-on définir le peuple ? Dans nos sociétés post-métaphysiques, le droit reste l’instrument par lequel le peuple se construit. Les députés, en 1789, n’avaient pas autre chose à faire qu’à rédiger la déclaration des droits de l’homme ? Ils auraient pu couper la tête au roi tout de suite. Non, ils font la déclaration parce que c’est l’acte par lequel le peuple français se créait en tant que peuple. Le peuple n’est pas une réalité objective, une donnée naturelle de la conscience, c’est une création artificielle, dans laquelle le droit a une place déterminante. Le droit, c’est-à-dire les libertés fondamentales, les droits de l’homme. Ceux qui transforment un individu en citoyen. Ce sont eux qui font passer de l’état de nature à l’état civil. On ne naît pas citoyen, on le devient.
Je suis Charlie
La marche du 11 janvier, après les attentats, en apporte d’une certaine façon la preuve. Le peuple a marché sur les slogans « je suis juif, je suis musulman, je suis chrétien, je suis policier, je suis Charlie ». Autrement dit, ce qui faisait le peuple, c’est le fait de partager la même conception du droit, le droit à la même liberté d’expression et le droit à l’égalité des différences. « Je suis Charlie » est une critique de la conception jacobine de l’égalité – je nie toutes les différences, d’origine, de sexe, de richesse, je ne veux voir que l’être abstrait – mais aussi la condamnation du communautarisme, où chacun s’enferme dans son identité et exige des règles spécifiques.
Ce qu’a dit le peuple le 11 janvier, c’est « nous sommes différents, et nous sommes égaux ». La reconnaissance de l’égalité par la reconnaissance des différences. On n’a jamais défini aussi bien que par ce slogan la force du principe d’égalité. Il n’est pas de réduire les différences, de se replier sur son identité, c’est reconnaître l’autre parce qu’il est autre, comme un égal. C’est ce qui me paraît définir le peuple : le peuple n’est pas une association d’individus, mais une association politique d’individus. C’est cet accord sur le droit, ce bien commun, qui transforme la foule en peuple.
On a beaucoup reproché à certains jeunes de ne pas respecter la minute de silence, ou de dire « je ne suis pas Charlie ». A tort : ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence, ce sont qui n’ont pas accès aux droits. Qui n’ont pas accès au droit au logement, au droit à la santé, au droit au travail, au droit à l’éducation. Comme ils n’ont pas accès au droit, ils se définissent autrement. Par les quartiers, par la religion, par le sang. On voit bien là ce qui est en jeu dans la crise d’aujourd’hui : le peuple qui se construit par le droit et qui a défilé le 11 janvier, et le peuple des « sans-droits » qui se construit par d’autres instruments, et c’est cette coupure qui fragilise aujourd’hui le bien social, notre société.
Quelle différence faites-vous entre le peuple et la Nation ?
La Nation est un être abstrait, un concept. La démocratie représentative s’appuie sur la Nation, la démocratie continue sur le peuple, entendu comme ensemble des membres singuliers du corps social. Le peuple, ce sont les individus concrets, qui s’accordent sur le droit, et qui sont les oubliés de la démocratie représentative. Or la démocratie représentative craque de partout, et ce qui fait le tragique du moment. L’abstentionnisme monte, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde…
C’est toujours un moment tragique que celui où on est au milieu du gué. Celui où on abandonne une forme dans laquelle on avait ses repères, pour la forme qu’on sent venir mais qu’on ne voit pas. Dans ce moment-là, la première réaction, c’est d’aller voir dans le passé, pour se rassurer : c’est le discours du Front national. On rétablit le franc, l’Etat-Nation, le principe de la souveraineté, on rétablit le modèle papa-maman, le fils, la maîtresse et l’amant… Ce qui fait la force du Front national, c’est qu’en face, aucun parti politique organisé ne propose un discours réellement alternatif. Quel homme politique aurait le courage de dire, « c’est vrai, l’Etat-Nation, c’est fini. C’était une belle expérience, qui a permis à la France de devenir ce qu’elle est, mais c’est maintenant fini, et ce n’est pas grave. Ce qu’on va construire, avec vous, c’est une autre forme politique que l’Etat ».
La démocratie continue serait cette autre forme politique ?
Absolument. Un des éléments qui la caractérise, c’est une autre façon d’entendre la représentation. La représentation, c’est tout simplement une division du travail politique entre deux catégories de personnes, les représentants, et les représentés. Il y a deux cas de figures possibles. Le premier est ce que j’appelle la représentation-fusion : le corps des représentés fusionne avec et dans le corps des représentants, elle caractérise le principe monarchique. C’est ce qu’affirme Louis XV lors d’un fameux discours du 3 mars 1766, où il s’élève contre l’idée qu’il puisse y avoir entre les intérêts de la nation et le corps du roi un intermédiaire, car dit-il, les intérêts de la Nation sont unis au corps du roi. En 1789, on a séparé le corps du roi des intérêts de la Nation, mais on les a immédiatement recollés dans le corps législatif, celui des représentants, des élus. Il y a donc une continuité de la représentation-fusion, perpétuée dans le principe étatique.
L’autre conception est ce que j’appelle la représentation-écart. Parce que la fusion est totalitaire, il faut trouver des institutions permettant de maintenir l’écart entre le corps des représentants et celui des citoyens, Notamment par l’institutionalisation d’un droit de réclamer pour les citoyens, d’un droit d’intervenir, de parler entre deux moments électoraux à côté, voire contre, leurs représentants. La crise de la représentation ne signifie pas qu’il n’y ait plus de représentants, mais que les représentés puissent continuer à pouvoir intervenir. Cela me paraît très caractéristique de ce qui est en train de se passer dans l’indifférence générale.
Il y a un outil pour cela, pour lequel vous avez des réserves, c’est le référendum ?
Oui, parce que le référendum, c’est la fusion. Dans notre histoire, si la démocratie est née en 1793 avec le référendum, elle est morte avec, avec notamment ceux de Napoléon. Le référendum reste un acte d’acclamation au chef, alors que la démocratie continue est un acte de délibération.
Vous proposez quelques remèdes hardis…
Notre démocratie représentative représente quoi ? La Nation. L’être abstrait. Qui est à l’assemblée nationale, comme son nom l’indique. Les individus concrets, les citoyens concrets, ne peuvent pas peser dans la détermination de la norme, de la règle de la vie en commun. Je propose, comme Pierre Mendès-France, de créer une assemblée sociale, à côté de l’assemblée nationale, qui représenterait les citoyens concrets, les citoyens pris dans leur activité sociale, professionnelle, associative, et qui aurait un pouvoir délibératif, et pas simplement consultatif.
Pourquoi « délibératif » ? Parce que le risque est celui des corps intermédiaires, le risque du corporatisme. Avec un simple pouvoir consultatif, celui d’émettre des voeux, des souhaits, cette assemblée ne s’engagerait à rien et se replierait sur la défense des intérêts particuliers alors qu’avec un pouvoir délibératif, elle serait obligée de construire des compromis, elle serait responsabilisée. Cette assemblée sociale serait l’expression de cette partie du peuple, le peuple de tous le jours, le peuple de quartiers, qui n’a pas aujourd’hui de lieu pour s’exprimer. Que demandait le Tiers-Etat en 1789 ? A avoir une assemblée à lui. A être visible institutionnellement. Ce que je demande, c’est que le peuple de tous les jours ait une visibilité institutionnelle. La démocratie représentative oublie le peuple concret, la démocratie directe oublie le peuple abstrait, la démocratie continue prend en charge cette double identité et cherche à la faire vivre institutionnellement.
N’y a-t-il dit pas un risque que cette assemblée sociale durcisse le lois, revienne à un passé révolu ?
Je ne crois pas. Je constate que lorsque dans une école maternelle un gamin Rom va être expulsé, toutes les familles se mobilisent pour empêcher l’expulsion. Il existe une solidarité dans les quartiers, dans les villes, qui n’est pas visible, dont on ne parle pas. Et il y a ce formidable ressort de la délibération. Pensez au film Douze hommes en colère. Onze jurés sont pour la peine de mort et n’ont pas de temps à perdre, et par la délibération, progressivement, ils quittent leur statut d’individu pour rentrer dans celui de citoyen-juré. On ne naît pas citoyen-juré, on le devient. Par le droit, par la délibération. Le droit est le code de la délibération.
Comment seraient désignés les membres de cette assemblée sociale ?
Le débat reste ouvert. Soit dans un premier temps par les associations, syndicats, groupes représentatifs des différentes activités socio-professionnelles, soit par l’intermédiaire du suffrage universel, voire par le tirage au sort. On s’aperçoit dans les cours d’assises que n’importe qui, après un moment de désarroi, prend au sérieux sa fonction de juré et passe d’une conscience immédiate à une conscience plus élaborée. Ce qui transforme un individu tiré au sort en magistrat, c’est la délibération. Pour toutes les grandes questions de société, organiser des conventions de citoyens, des réunions de gens tirés au sort pour émettre sur la question choisie un avis, me paraît ouvrir sur le peuple de tous les jours cette possibilité de participer directement à la fabrication de la loi. Il y a une demande d’échevinage, d’être dans la boucle qui conduit à la production de la règle. Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile mais pas les institutions qui lui permettent de les acter. Tout ce qu’on appelle les Grenelles, ou les conférences de consensus montrent bien qu’existe ce besoin d’élargir à la société le travail de production de la norme. On ne peut plus laisser à la représentation le monopole de la fabrication de la loi.
Avec l’élection à la proportionnelle de l’assemblée nationale, vous semblez vouloir en revenir à la IVe République ?
Pas du tout. L’élection populaire du président de la République est un élément d’unité, de stabilité, du système politique. Cela oblige tous les cinq ans les partis politiques à se regrouper autour de deux grands pôles pour pouvoir participer au second tour. C’est la première différence avec la IVe République. La seconde, c’est que je propose un mode de scrutin proportionnel sur le modèle allemand, pour aller vite, qui soit accompagné d’un contrat de législature. C’est-à-dire qu’il y ait entre la majorité de l’assemblée nationale et le gouvernement un accord sur le programme à appliquer sur les cinq ans. S’il y a rupture du contrat, chacun retourne devant les électeurs. Le gouvernement tombe et l’assemblée est dissoute. C’est un élément fort de stabilité, qui conduit le gouvernement et sa majorité a un exercice responsable du pouvoir.
Quant au président de la République, il a un rôle d’arbitre. Dans tous les pays où le président est élu au suffrage universel, c’est le premier ministre qui gouverne. Portugal, Autriche, Islande, Roumanie, Pologne, Irlande… Il n’y a pas de lien mécanique entre élection populaire du chef de l’Etat et présidence qui gouverne. Pour clarifier les choses, je propose que ce soit désormais le premier ministre qui préside à Matignon le conseil des ministres, le président de la République ne siégerait plus là où se détermine et se conduit la politique de la nation. Ce qui le mettrait dans une position d’arbitre.
Suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat
Je propose également la suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat, qui ont été très utiles dans la période de construction de l’Etat, mais sont aujourd’hui un obstacle à l’expression de la société civile. Non pas qu’un pays n’ait pas besoin d’élite : mais elles sont en France monoformatées par une pensée d’Etat, élaborée à l’ENA et qu’on retrouve ensuite dispersée dans les cabinets ministériels. Chaque fois qu’une question se pose, on créé une commission et on y place à la tête un conseiller d’État, comme si tous les autres étaient incapables de réfléchir aux problèmes de société. La pensée d’Etat est aujourd’hui un des éléments du blocage de la société française.
On pourrait très bien imaginer que le contentieux administratif soit attribué à une chambre administrative de la Cour de cassation – comme il y a une chambre sociale, une chambre criminelle, … – et supprimer ainsi le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat a été créé contre la Cour de cassation, il s’agissait d’interdire aux juges d’examiner les actes de l’administration. Le Conseil a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour ne plus donner cette apparence de juge spécial de l’administration protégeant l’administration. Y a-t-il réussi ? Pas totalement. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours été réservée sur la double fonction du Conseil d’Etat, conseiller du gouvernement et juge de l’administration. De quelque manière qu’on tourne les choses, cela pose un problème au moins constitutionnel sinon politique.
Ce qui mène à revoir le rôle du ministère de la justice ?
Là aussi je propose la suppression du ministère de la justice, dans la mesure où les qualités d’un gouvernement et celles de la justice sont incompatibles. La justice doit être neutre, impartiale, objective. Un gouvernement est légitimement partial et partisan. ll faut donc sortir la justice du gouvernement pour confier la gestion du service public de la justice à une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la justice – et pas de la magistrature – qui aura à prendre en charge le recrutement, la formation, la discipline des magistrats et le budget de la justice.
On avait autrefois un ministère de l’information : on a sorti l’information pour la confier à une autorité constitutionnelle. On a créé en économie une autorité de la concurrence. On a enlevé à l’Etat la gestion des télécommunications pour la confier à une autorité indépendante. Il y a bien aujourd’hui cette idée que la société peut se prendre en charge par d’autres moyens que la forme Etat.
Vous réhabilitez l’utopie ?
J’assume. L’utopie est ce qui fait accéder à la réalité qui vient. Ce dont on a besoin, c’est de montrer la forme politique qui arrive, même si elle n’existe pas, d’imaginer les mots et les institutions qui vont faire voir cette société qui vient. Une société a besoin d’horizon. Peut-être que je me trompe avec mon assemblée sociale. Ce que je vois, c’est que la société essaie de contourner nos institutions, inventées au XIXe siècle, en inventant d’autres formes du vivre ensemble.
On me dit souvent, si la société n’est plus gérée par l’Etat, elle va l’être par le marché. Il suffit de penser à la chèvre de monsieur Séguin. C’est une représentation très forte, qu’on a tous dans la tête dès notre plus jeune âge. La chèvre, c’est la société, monsieur Seguin, c’est l’Etat. La chèvre était heureuse et tranquille avec monsieur Seguin. Elle veut être libre, elle s’en va et se fait manger par le loup – le marché. On a donc tous en tête que si la société quitte l’Etat, le CAC 40 va la dévorer. Tout mon propos consiste à dire qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et qu’il faut trouver les institutions qui permettent à la chèvre de monsieur Seguin de ne pas mourir au petit matin, mais au contraire de pouvoir parcourir tous les chemins de la liberté.
Essai : de Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique
« C’est paradoxal ! » : l’expression semble s’être banalisée. Elle exprime la surprise, l’étonnement, la colère parfois, devant des situations jugées incohérentes, contradictoires, incompréhensibles. Quelques formules glanées ici et là illustrent cette inflation du paradoxal : « Je suis libre de travailler 24 heures sur 24 », « Il faut faire plus avec moins », « Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions », « Je traite de plus en plus de travail en dehors de mon travail et inversement », « Plus on gagne du temps, moins on en a » …
L’ouvrage analyse la genèse et la construction de cet « ordre paradoxal ». Il explore les liens entre la financiarisation de l’économie, l’essor des nouvelles technologies et la domination d’une pensée positiviste et utilitariste. Il montre pourquoi les méthodes de management contemporain et les outils de gestion associés confrontent les travailleurs à des injonctions paradoxales permanentes, jusqu’à perdre le sens de ce qu’ils font.
Enfin, cet ouvrage met au jour les diverses formes de résistance, mécanismes de dégagement ou réactions défensives mises en œuvre par les individus. Pour certains, le paradoxe rend fou. Pour d’autres, il est un aiguillon, une invitation au dépassement, à l’invention de réponses nouvelles, individuelles et collectives.
Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris 7-Denis Diderot, président du Réseau international de sociologie clinique (RISC), auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La Névrose de classe, La Société malade de la gestion et Travail, les raisons de la colère. Fabienne Hanique, sociologue, professeur à l’université Paris 7-Denis Diderot, chercheur au LCSP, vice-présidente du RISC, auteur de Le Sens du travail, et (en coll.) La Sociologie clinique. Enjeux théoriques et méthodologiques.