Comment la France est devenue une cible « légitime » pour les groupes djihadistes

 Soldats français de l’opération Serval (Mali) embarqués dans un avion de l’armée américaine, destination Bamako. U.S. Air Force/Staff Sgt. Nathanael Callon, 21 janvier 2013.


Soldats français de l’opération Serval (Mali) embarqués dans un avion de l’armée américaine, destination Bamako.
U.S. Air Force/Staff Sgt. Nathanael Callon, 21 janvier 2013.

Il n’existe aucun rapport entre la politique française au Proche-Orient ou au Sahel et les attentats dont elle a été la victime : telle est la doxa qui domine à Paris. Ce ne seraient pas les guerres que la France mène « là-bas » qui provoqueraient des répliques meurtrières sur son sol, mais la haine de « nos valeurs », de « nos idéaux », voire du mode de vie hexagonal. Pourtant, toute l’histoire récente enseigne le contraire.

Au temps des colonies, le scénario des expéditions militaires outre-mer était simple : la guerre se déroulait exclusivement sur le territoire de la victime et l’agresseur n’imaginait pas que ses villes et ses villages puissent être la cible de contre-attaques ennemies. Non sans raison. La supériorité de ses armements, sa maîtrise absolue des mers et l’absence de toute «  cinquième colonne  » active sur son sol l’interdisaient. Le Royaume-Uni et la France ont conquis la presque totalité du globe au XVIIIe et au XIXe siècle selon ce schéma très différent des guerres européennes où les destructions, les morts et les blessés n’épargnaient aucun pays ni aucune population civile en dehors de l’insulaire Royaume-Uni.

Désormais, il n’en va plus de même. Certes, la bataille reste toujours inégale, même si l’Organisation de l’État islamique (OEI) dispose d’un territoire, administre des millions d’habitants et défend ses frontières. Mais un équilibre de la terreur s’ébauche et les spécialistes parlent de «  guerre asymétrique  », les uns ayant des avions, des drones et des missiles, les autres maniant Internet, l’explosif et la «  kalach  ». «  Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins  », expliquait en substance Larbi Ben M’Hidi, l’un des chefs de l’insurrection algérienne arrêté en 1957 à ses bourreaux qui lui reprochaient de déposer des bombes camouflées dans des couffins.

Les ennemis de la France ou des États-Unis, que ce soient des États ou des organisations politico-militaires, ne sont plus impuissants au-dehors et peuvent désormais atteindre d’une façon ou d’une autre le territoire d’où partent les opérations qui les visent, comme on vient encore de le voir à San Bernardino en Californie où 14 civils ont payé de leur vie la vengeance d’un couple inspiré par l’OEI que l’US Air Force combat à plusieurs milliers de kilomètres.

De la guerre Irak-Iran au conflit algérien et aux bombardements contre l’OEI

Moins de 25 ans après la fin de la guerre d’Algérie avec son long cortège de fusillades, de sabotages et d’attentats en métropole, la France fait à nouveau connaissance avec le terrorisme. Le 17 septembre 1986, au 140 de la rue de Rennes, à Paris, face au magasin populaire Tati, une poubelle municipale en fer explose  ; bilan : 7 morts et 55 blessés. C’est le dernier d’une série de 14 attentats commis en moins d’un an par un mystérieux «  Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient  ». L’intitulé cache le véritable objectif de son «  cerveau  », Fouad Ali Saleh, un Tunisien converti au chiisme, qui cherche moins à libérer ses camarades emprisonnés qu’à faire cesser le soutien militaire de Paris à l’Irak dans le conflit meurtrier qui l’oppose à la République islamique d’Iran depuis 1980.

Élu en mai 1981, François Mitterrand ne cache pas son penchant pro-irakien. Mais l’attentat de l’immeuble Drakkar à Beyrouth occupé par l’armée française (58 parachutistes tués) le 23 octobre 1983 et attribué à des groupes liés à Téhéran le pousse à autoriser la livraison de munitions aux forces armées iraniennes. Celles-ci sont équipées en petite partie de matériel français livré avant la chute du chah en 1979. Cinq cent mille obus de 155 et 203 mm sont acheminés vers l’Iran par le biais de pays sud-américains et balkaniques qui fournissent des certificats de complaisance. Avec la victoire de Jacques Chirac et de la droite aux élections parlementaires de 1986 commence la «  cohabitation  ». Le ministre de la défense, André Giraud, ordonne l’arrêt immédiat de toute livraison de munitions à destination de l’Iran et livre à la justice les protagonistes de ce qu’on appellera «  l’affaire Luchaire  »1. La réponse iranienne aura lieu rue de Rennes.

Depuis l’interruption des premières élections législatives libres en Algérie en décembre 1991, soldées par la victoire du Front islamique du salut (FIS), Mitterrand et son gouvernement oscillent entre le soulagement — les islamistes ne sont pas au pouvoir — et la dénonciation du putsch, contraire à leurs principes.

En mars 1993, Édouard Balladur devient premier ministre. En décembre 1994, un Airbus d’Air France est détourné à Alger et se pose à Marseille où le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) le prend d’assaut sans qu’il ait pu atteindre son objectif : s’écraser sur la Tour Eiffel. Charles Pasqua, nouveau ministre de l’intérieur, avait rompu avec l’attitude de son prédécesseur socialiste qui fermait les yeux sur les complicités agissantes dont bénéficiaient le Groupe islamique armé (GIA) en France dans la diaspora algérienne. Il avait lancé des opérations de répression, multiplié les perquisitions et les assignations à résidence contre les soutiens plus ou moins discrets du GIA, obligés alors de quitter la France pour la Suisse ou la Belgique.

Entre juillet et octobre 1995, une nouvelle vague de 8 attentats vise l’Hexagone. Le plus meurtrier, le 25 juillet 1995 à la station Saint-Michel du RER B à Paris, fait 8 morts et 55 blessés. Attribués au GIA, ces attentats font encore suite aux prises de position politique de Paris vis-à-vis de la guerre civile algérienne. Le nouveau président de la République, Jacques Chirac, élu en 1995, comprend parfaitement le message et se place en retrait par rapport à l’Algérie, celle du président Liamine Zeroual comme celle des islamistes.

Janvier 2015. Moins de 5 mois après le début des bombardements français sur l’Irak, Paris est à nouveau ensanglanté par le terrorisme. Si les deux agresseurs de Charlie Hebdo sont mus par l’intolérance religieuse la plus extrême, Amedy Coulibaly, celui de la supérette cacher de la porte de Vincennes prétend venger les victimes de l’intervention française dans son pays d’origine, le Mali. Le 13 novembre, moins de 3 mois après l’extension des bombardements à la Syrie, l’OEI revendique les fusillades meurtrières de l’Est parisien (130 morts, plus de 400 blessés).

Inflexions de la politique de Paris

Comme on le voit, les attentats, aussi condamnables soient-ils, ne peuvent se comprendre (et donc se combattre) que dans un cadre politique et diplomatique. Après le 11 septembre 2001, et surtout la guerre déclenchée par les États-Unis contre l’Irak en mars 2003, le sol européen est à nouveau un objectif : deux attentats majeurs frappent Madrid en mars 2004 et Londres en juillet 2005. Ils ne visent pas «  le mode de vie  » occidental, mais deux pays parmi les plus actifs de la coalition qui démolit l’Irak. La France est épargnée, sans doute grâce, entre autres, au discours anti-guerre du 14 février 2003 de son ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin, au Conseil de sécurité des Nations unies.

On ne mesure pas à quel point les guerres menées par les Occidentaux dans le monde musulman nourrissent une haine qui dépasse très largement les cercles extrémistes. Les centaines de milliers de morts, les millions de réfugiés, les tortures d’Abou Ghraib, les «  dommages collatéraux  », les tirs de drones — tous concentrés sur les pays musulmans — alimentent la propagande de l’OEI dénonçant une guerre des «  Croisés  » contre l’islam et une impunité aussi injuste qu’unilatérale : aucun des responsables américains de la catastrophe irakienne n’a été jugé, ni même inquiété par la Cour pénale internationale (CPI).

Au Proche-Orient, la voix de la France a perdu cette petite musique qui faisait sa spécificité. Paris s’est aligné, après 2003, sur les États-Unis dans les dernières années de la présidence de George W. Bush, a entériné l’occupation de l’Irak, est intervenue militairement en Libye, au Mali, en RCA, et finalement en Irak puis en Syrie. Son appui va — sans réserve publiquement exprimée — à l’écrasement du Yémen par l’Arabie saoudite, à laquelle elle fournit de l’armement. Aucune autre puissance occidentale, à l’exception des États-Unis, n’est aussi présente militairement en terre d’islam. Et quand Paris fait entendre sa différence, c’est pour critiquer le président Barack Obama, jugé trop souple avec l’Iran sur le dossier nucléaire et insuffisamment interventionniste à ses yeux en Syrie.

Sans oublier l’infléchissement français sur le conflit israélo-palestinien. Depuis l’écrasement de la seconde intifada par les chars israéliens en 2002-2003, l’opinion a assisté, souvent en direct à la télévision, aux attaques massives contre Gaza en 2008, 2012 et 2014. À chaque fois, le gouvernement français, de droite comme de gauche, les a entérinées au nom du «  droit d’Israël à se défendre  ». Comment le Quai d’Orsay, à l’instar de nombre d’intellectuels, peut-il prétendre que la rage contre l’Occident et contre la France ne résulte pas aussi du drame palestinien  ? Le général américain David Petraeus, alors chef du Central Command2, était plus lucide :

Les tensions israélo-palestiniennes se transforment souvent en violence et en confrontations armées à grande échelle. Le conflit provoque un sentiment anti-américain, à cause de la perception du favoritisme des États-Unis à l’égard d’Israël. La colère arabe sur la question palestinienne limite la puissance et la profondeur de nos relations avec des gouvernements et des peuples de cette zone et affaiblit la légitimité des régimes modérés dans le monde arabe. Pendant ce temps, Al-Qaida et d’autres groupes militants exploitent la colère pour mobiliser.

L’oubli du lien entre la politique étrangère menée dans le monde arabe et le développement du djihadisme amène une cécité qui explique quinze ans d’échec de la «  guerre contre le terrorisme  ». Cette omission paralyse la réflexion stratégique et entraîne la France dans un engrenage infernal dont elle ne peut que payer le prix fort.

1NDLR. Scandale de ventes occultes d’armes à l’Iran par la société d’armement Luchaire et de reversement de commissions occultes aux partis politiques français dans les années 1980.

2Le Central Command, le plus important des cinq commandements régionaux américains, couvre le Proche et le Moyen-Orient. Discours prononcé devant le Sénat le 25 mars 2010.

Amnesty International dénonce des « disparitions forcées sans précédent » en Egypte

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Adolescents suspendus par les jambes, jeunes hommes frappés et électrocutés, citoyens séquestrés pendant des mois : Amnesty International accuse le pouvoir égyptien de tortures et d’enlèvement dans un rapport publié mercredi 13 juillet. Le Caire nie régulièrement avoir recours à de telles pratiques, reconnaissant seulement des « incidents isolés ».

« Ce rapport révèle les tactiques choquantes et sans pitié que les autorités égyptiennes sont prêtes à employer pour terrifier les opposants au pouvoir et les réduire au silence », explique Philip Luther, directeur de l’ONG pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

« Les disparitions forcées sont devenues un des instruments clés de la politique d’Etat en Egypte. Toute personne qui ose exprimer des critiques est en danger », déplore l’organisation, qui note une recrudescence des disparitions depuis l’arrivée au ministère de l’intérieur de Magdi Hamid Abdel Ghaffar, ex-membre du SSI, l’ancienne police secrète du président déchu Hosni Moubarak. Amnesty estime que trois à quatre personnes sont enlevées chaque jour, le plus souvent lors de raids chez eux du NSA, l’héritier du SSI.

Entre Jérusalem et Le Caire, l'heure est à la normalisation

Entre Jérusalem et Le Caire, l’heure est à la normalisation

Un adolescent violé avec un bâton

Parmi les dix-sept cas cités par l’ONG, cinq concernent des mineurs, dont un adolescent de 14 ans, « violé à plusieurs reprises avec un bâton, afin qu’il fasse de faux aveux ». Amnesty dénonce « la collusion » entre les forces de sécurité et des autorités judiciaires, « disposées à mentir pour couvrir leurs agissements ou qui s’abstiennent d’enquêter sur les allégations de torture ».

L’organisation sise à Londres n’est pas la seule à s’alarmer. La Commission égyptienne des droits et des libertés, qui incrimine les services de sécurité, a décompté 544 cas de disparitions entre le 1er août 2015 et le 31 mars 2016.

sisi-kerry1« Tous les Etats, en particulier les Etats membres de l’Union européenne et les Etats-Unis, doivent utiliser leur influence et faire pression sur l’Egypte pour qu’elle mette fin à ces violations », réclame M. Luther. Le rapport appelle également le président Abdel Fattah Al-Sissi à mettre en place une commission d’urgence pour enquêter sur ces violences en mesure d’auditer « sans interférence » toutes les agences gouvernementales, y compris militaires.

La question des disparitions en Egypte retient l’attention des pays occidentaux depuis l’affaire Giulio Regeni, un étudiant italien enlevé le 25 janvier et retrouvé mort avec des traces de torture dans une banlieue du Caire. Selon la police, il a été victime de la violence d’un gang, une version à laquelle les autorités italiennes ne croient pas.

Source Le Monde AFP 13/07/2016

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«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Par,Gilles Kepel*

Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

(1) Libération du 10 mars.

*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle

Source Libération : 14/03/2016

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« L’Europe ne doit pas rester silencieuse après le meurtre de Giulio Regeni en Égypte »

La famille de Giulio Regeni, son père Claudio, sa mère Paola et sa soeur Irene, lors de ses funérailles à Fiumicello, en Italie, le 12 février. Paolo Giovannini / AP

La famille de Giulio Regeni, son père Claudio, sa mère Paola et sa soeur Irene, lors de ses funérailles à Fiumicello, en Italie, le 12 février. Paolo Giovannini / AP

Par Thibaut Poirot *

Silence, silence pesant et obsédant de l’Union européenne depuis que le 3 février le corps supplicié de Giulio Regeni a été retrouvé en Égypte. Ce jeune chercheur italien de 28 ans, doctorant en économie à l’université de Cambridge, disparu depuis le 25 janvier, portait de nombreuses traces de tortures toutes plus atroces. Les circonstances plus que floues qui entourent sa mort, les doutes sur l’identité de ses tortionnaires ont soulevé l’indignation de nombreux universitaires et chercheurs à travers le monde. Les hommages sont nombreux, les questions également.

Ainsi, l’Europe, que fait-elle ? Certes, les crises diplomatiques ne manquent pas, l’actualité en compte chaque jour. Mais l’Italie semble bien seule, quand ses autorités politiques et diplomatiques réclament toute la vérité à l’Égypte. Alors même que de lourds soupçons pèsent sur la situation des droits de l’Homme, cinq ans après la révolution et l’éviction du régime de Moubarak, la diplomatie européenne serait-elle (re) devenue indifférente à la situation du pays le plus peuplé du monde arabe ? Par le passé, cette indifférence aux assassinats de l’ombre, aux meurtres sans coupables, aux crimes passés sous silence a rendu l’Europe incapable de saisir immédiatement l’aspiration profonde des printemps arabes.

Cette mort a pourtant quelque chose de terrible, pour une génération qui parcourt le monde, tente de le comprendre et de le saisir dans toute sa complexité. Cette génération européenne qui a le visage de Giulio Regeni, citoyen italien chercheur d’une université britannique, cette génération pour laquelle un parcours se construit à l’échelle du continent et du monde, n’a-t-elle pas droit d’attendre que l’Union européenne tienne un discours offensif sur la liberté de chercher, d’interroger avec méthode et conviction les problèmes de notre époque ?

Défense des libertés académiques

Peut-on considérer sans frémir les rumeurs grotesques à la suite du drame sur une supposée affaire d’espionnage, voire une affaire de mœurs, d’une « mauvaise rencontre » ? Chaque révélation sur les circonstances de sa disparition, ses recherches de terrain sur les syndicats égyptiens rendent plus pressante cette seule question : Giulio Regeni a-t-il été tué parce qu’il était chercheur ? C’est cette simple question que la diplomatie européenne doit poser au côté de l’Italie aujourd’hui.

Il y a depuis plusieurs siècles une belle expression pour décrire ce vaste espace d’échanges et de savoirs sur le continent européen et au-delà, celle de « République des Lettres » et de « République des Sciences ». Les échanges intellectuels à une échelle toujours plus vaste qui permettent à la recherche d’avancer sont la définition même du projet européen. Discuter, débattre, confronter des méthodes, révéler et dévoiler des domaines inconnus, déconstruire des représentations, relire les événements et relier l’espace, c’est ce que beaucoup de jeunes Européens font et doivent pouvoir continuer à faire, sans crainte, sans remparts, sans obstacles. Nous le devons à Giulio Regeni, citoyen européen, nous le devons aux étudiants qui demain reprendront la route

Espérons que l’Europe se mobilise à la hauteur des réactions dignes et graves de la société civile en Italie et en Grande-Bretagne. Espérons que la France, si elle croit toujours en la défense des libertés académiques et en la défense des libertés tout court, soutiendra l’Italie pour demander toute la vérité aux autorités égyptiennes. Pour cela, la communauté universitaire française doit se mobiliser, elle doit revendiquer avec le monde ces simples mots : vérité et justice.

* Thibaut Poirot est professeur agrégé d’histoire, il est doctorant chargé de cours à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Source Le Monde 17/02/2016

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Tunisie : pas de lutte contre le terrorisme aux dépens des libertés

Houcine Abbassi (UGTT), Wided Bouchamaoui (Utica), Abdessatar Ben Moussa (LTDH) et Fadhel Mahfoudh (avocats), le 10 décembre 2015 au balcon du Grand Hotel, à Oslo, Norvège - ODD ANDERSEN/AFP

Houcine Abbassi (UGTT), Wided Bouchamaoui (Utica), Abdessatar Ben Moussa (LTDH) et Fadhel Mahfoudh (avocats), le 10 décembre 2015 au balcon du Grand Hotel, à Oslo, Norvège – ODD ANDERSEN/AFP

Alors que la Tunisie est récompensée du prix Nobel de la paix, quatre artistes tunisiens mettent en garde contre l’érosion des libertés dans le pays, sous prétexte de lutte contre le terrorisme.

Le 7 décembre 2015, pour la seconde fois en moins de deux mois, les lauréats du prix Nobel de la paix 2015 étaient reçus par les autorités françaises.

Le prix a été décerné au Quartette à l’initiative du dialogue national :

  • l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, principale centrale syndicale),
  • l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, principale centrale patronale),
  • la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH),
  • l’ordre des avocats.

Ce prix récompense des organisations censées avoir évité à la Tunisie de sombrer dans la guerre civile en 2013.

La France, premier partenaire économique de la Tunisie, a tenu à être de la partie. Ainsi, après Jack Lang à l’Institut du monde arabe, c’est le président François Hollande – qui a été le premier chef d’Etat à rencontrer les responsables du Quartette après l’annonce du prix – qui remettait en grandes pompes à l’Elysée la Légion d’honneur au quatuor nobélisé.

Cette cérémonie a été l’occasion pour un certain nombre de militants accompagnant les lauréats de se prendre en selfie sous les ors de la République. La fête s’est poursuivie à Oslo où une importante délégation représentant les quatre organisations a fêté comme il se doit cette consécration.

Barbarie dans les terres

Si, en tant que Tunisiens, nous ne pouvons qu’être fiers de cette reconnaissance internationale, si le bonheur de voir que la Tunisie est le seul pays de ce qu’on a appelé « Printemps arabe » où l’espoir que notre révolution aboutisse à une démocratie durable et à la justice sociale est encore permis, ces célébrations qui durent depuis presque deux mois nous amènent à rappeler à nos chers fêtards certaines réalités beaucoup moins réjouissantes.

Le 13 novembre, alors que Paris vivait la pire attaque terroriste de son histoire, l’horreur a également frappé en Tunisie. Mabrouk Soltani un jeune berger de 16 ans était décapité par des terroristes se revendiquant de Daech. La scène a eu lieu à Slatniya dans la région de Sidi Bouzid, foyer de la révolution. Un des cousins du pasteur a été sommé par les terroristes de ramener sa tête à sa famille.

Quelques jours après cet acte barbare, Nassim, le cousin de Mabrouk raconte à la télévision les conditions de vie de toute une partie de la population.

«  J’ai 20 ans, je n’ai jamais vu de responsable en visite dans la région. Je n’ai jamais rencontré de responsable. La nation [la patrie], je ne la connais que sur ma carte d’identité !  »

D’autres priorités pour les autorités

Le récit du jeune homme vient rappeler la quasi-démission de l’Etat dans les régions intérieures, malgré les belles promesses de toute la classe politique. Cette situation, qui a été l’une des principales causes de la révolution, impose à des milliers de laissés-pour-compte de subir à la fois l’extrême pauvreté et la menace terroriste.

Et le plus dramatique, c’est que cinq ans après le déclenchement de la révolution, aucune réforme n’a été entreprise pour sortir ces gens de l’extrême pauvreté.

La priorité affichée par la majorité gouvernementale (la coalition au pouvoir réunit quatre partis libéraux représentant 80% du Parlement) est plus à la réconciliation avec les hommes d’affaires de l’ère Ben Ali et à l’ouverture des marchés d’une économie à l’agonie et gangrénée par la corruption.

La funeste loi sur les stupéfiants

Alors que le pouvoir – dominé par Nidaa Tounes et Ennahdha – pousse à la réconciliation avec les symboles et pratiques de l’ancien régime, des jeunes ont été jugés pour avoir participé à l’épisode révolutionnaire et la plupart des avocats des familles des martyrs de la révolution sont sous le coup de poursuites judiciaires.

Pendant qu’on trinquait à l’Elysée, trois jeunes artistes étaient condamnés à un an de prison et 1 000 DT (environ 500 euros) d’amende pour détention – la consommation n’a pas pu être établie – de cannabis.

Ils rejoignent les quelque 8 000 jeunes condamnés en vertu de la funeste loi 52-1992 qui impose aux magistrats une peine plancher d’une année de réclusion et leur interdit de tenir compte d’éventuelles circonstances atténuantes. Si l’on n’est pas pris en flagrant délit, un test d’urine positif permet d’envoyer un jeune en prison.

L’actuel président de la République Béji Caïd Essebsi a promis de soumettre au Parlement – comme la Constitution l’y autorise – un projet de loi amendant ce texte répressif, un an après son élection, on attend encore une initiative présidentielle.

Le ministère de la Justice a bien travaillé sur projet de loi – qui était loin de faire l’unanimité, mais le limogeage du ministre le 20 octobre et son non-remplacement depuis auront pour conséquence de détruire d’autres vies (l’intérim est assuré par le ministre de la Défense, Farhat Horchani mais en ces temps de guerre contre le terrorisme, on comprend aisément que la gestion de deux ministères régaliens soit particulièrement difficile).

Un défenseur des homosexuels en fuite

Quelques jours avant le second déplacement du Quartette à Paris, un jeune et brillant étudiant en droit quittait son pays pour demander l’asile politique en France. Hédi Sahly, vice-président de l’association Shams pour la défense des homosexuels, a été contrait de fuir la Tunisie après avoir reçu des menaces sérieuses pour sa sécurité et celle de son entourage.

Comment peut-il en être autrement quand on sait que l’article 230 du code pénal (datant de 1913) punit de trois ans de prison la sodomie.

L’ancien ministre de la Justice Mohamed Salah Ben Aïssa a jugé nécessaire l’abrogation de cette loi liberticide et anticonstitutionnelle. Il a été sèchement désavoué par le président de la République, présenté par d’aucuns comme un «  progressiste  ».

A leur retour d’Oslo, les membres du Quartette et l’importante délégation qui les accompagne apprendront que six jeunes étudiants ont été condamnés par un tribunal de Kairouan à trois ans de prison ferme assortis de cinq ans d’interdiction du territoire du gouvernorat éponyme pour «  pratiques homosexuelles  ».

N’ayant pas été pris en flagrant délit, la preuve a été établie par un test anal. Un des coaccusés a également écopé d’un an de réclusion parce qu’on a trouvé dans son ordinateur une séquence pornographique homosexuelle.

Les atteintes aux libertés publiques semblent se multiplier dans une indifférence de plus en plus importante. En effet, une partie de la société civile, aux aguets au moment où les islamistes menaient la coalition gouvernementale, est dans le meilleur des cas silencieuse quand elle n’est pas dans la justification.

Pas de paix sans justice

Heureusement que des organisations – à l’instar la LTDH – poursuivent le combat pour les droits humains, dans un contexte marqué par la montée d’un discours fascisant tenu par une partie de l’élite politique, médiatique et sécuritaire.

La guerre plus que légitime contre le terrorisme ne doit absolument pas justifier des atteintes aux droits et libertés. Ce discours qui sonne comme une évidence, est de plus en plus inaudible et les victimes des dérives policières sont souvent des jeunes n’ayant aucun lien avec le terrorisme djihadiste.

A l’occasion des célébrations du Nobel de la paix, il semble plus que jamais essentiel de rappeler que l’état de paix ne saurait être défini par la seule absence de guerres.

Le souci de la justice sociale, de l’égalité de traitement des citoyens, le respect des convictions de chacun et des libertés fondamentales, la dignité, sont autant d’exigences pour atteindre et pérenniser cet objectif. L’Histoire ne cesse de nous enseigner qu’il n’y a pas de paix sans justice.

Missy Ness, & Hatem Nafti

Source Rue 89 17/12/2015

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