Pierre Pitiot : « Sont méditerranéens ceux qui ont envie de l’être »

pitiot1Cofondateur du Cinemed, Pierre Pitiot vient de publier : Méditerranée, le génie du cinéma.

Si votre livre tisse un lien intime avec le Cinemed, il apparaît surtout comme un essai sur la culture méditerranéenne et l’art cinématographique ?


Je suis un méditerranéen, mon grand-père était pêcheur à Palavas. J’ai vécu dès ma plus tendre enfance avec les pieds sur les rivages de cette mer, ou bien enfoncé dans la fange des étang. Le livre est construit comme un entonnoir. A l’endroit le plus large, je parle de l’idéologie méditerranéenne. Elle est assez difficile à définir. Fernand Braudel a dit lui-même : il est impossible de parler de la Méditerranée dans sa totalité. J’ai essayé. Si je me suis cassé la gueule, j’enverrai un bouquet de fleur post-mortem à Braudel qui est mon maître spirituel. Après avoir tenté de décrire la totalité méditerranéenne, je suis passé à son cinéma et puis j’ai fini, mais très rapidement, sur le festival.

Comment s’est imposé l’espace géographique du Cinemed ?

Nous avons commencé par un festival italien. C’était un plaisir de penser qu’à côté du cinéma italien il y avait d’autres richesses qui touchaient tous les ports y compris ceux de la mer Noire qui est un prolongement naturel de la méditerranée. Au bout de deux trois ans, nous avons ajouté d’autres pays. Ce n’était pas simple mais cela a pris. Et aujourd’hui on honore de la même manière les 23 ou 25 pays de la méditerranée et de la mer Noire.

Un parti pris qui implique intrinsèquement, dite-vous, l’esprit d’ouverture…

Absolument mais je ne veux pas être méditerranéen comme l’on est autrichien. Il n’y a pas de limite. Pour moi, sont méditerranéens, ceux qui ont envie de l’être.

Vous donnez à comprendre la force de cette culture berceau des religions monothéistes et des conflits qui accompagnent leurs histoires sans évoquer la violence ?

Je crois que la violence fait partie des sentiments humains. La Méditerranée n’a été la source que d’une religion. Dans les évangiles la mer dont on parle c’est le Jourdain et le lac de Tibériade. La religion islamique comme la religion juive viennent du désert. Quand vous êtes dans le désert et que vous regardez en l’air la nuit, vous voyez le plafond des étoiles qui vous tire vers le mysticisme. Reste le christianisme qui n’est qu’un dévoiement du judaïsme. La civilisation méditerranéenne comme toutes les civilisations traverse de multiples phases de violence. Une des raisons importante de cette violence est liée au manque d’espace. Les Méditerranéen vivent sur un espace terrestre très réduit. Il font beaucoup d’esbroufes pour se donner des illusions. Et ça débouche parfois sur de la brutalité ou sur des pantalonnades. Le théâtre grec est un théâtre de violence.

Votre essai plonge dans l’histoire de l’art et les études helléniques …

Quand les grecs se sont rendus compte qu’ils avaient été spoliés du point de vue spatial, ils se sont vengés en plaçant leurs dieux qui vivaient dans les cités au sommet de l’Olympe. On leur a construit des sanctuaires et organisé des jeux. De là est sorti le théâtre, la notion de dérision et celle de représentation. Les philosophes présocratiques disaient qu’une image est belle quand elle est ressemblante. Ils exaltaient la mimésis. Cela a duré jusqu’à l’arrivée de la photo.

A travers l’Odyssée et le voyage en boucle, se pose la question de l’utilité et de l’inutilité du mouvement ?

Cavafy, qui est le grand poète grec du XXe, dit : il faut que tu fasses un retour chez toi, mais ne hâte pas ton retour. Parce que tu reviendras plein de connaissances et d’usages. Je ne suis pas un adepte des stupéfiants mais the trip est une expression qui vient de loin…

Le cinéma en tant qu’expression contemporaine de l’identité intègre volontiers la Turquie …

La Méditerranée n’est pas corsetée par des limites. Elle est comme un cœur. Elle envoie et puis des fois l’impulsion se tarie et s’arrête. Il vaut mieux ne pas parler de la méditerranée en terme de frontières.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Méditerranée le génie du cinéma, Indigène éditions, 22 euros.

Entre art et moral le périmètre se déplace

Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste.

Gunter Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste. Photo Getty

La Fabrique de Philosophie fête sa quinzième édition avec une rencontre exceptionnelle consacrée à l’art contemporain, ses acteurs, ses enjeux, ses controverses. La philosophe Carole Talon-Hugon et la sociologue Nathalie Heinich présentent ce soir au Musée Fabre leur dernier livre.

L’essai de la sociologue Nathalie Heinich, Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, nous introduit auprès des conservateurs de musées, commissaires d’expositions, experts, critiques d’art, enseignants, philosophes, juges des tribunaux… qui permettent aux œuvres d’intégrer véritablement le monde de l’art. Nathalie Heinich décortique le monde méconnu de la médiation en analysant les valeurs par lesquelles il se définit et les modes d’action qu’il met en œuvre.

Dans Morales de l’art, Carole Talon-Hugon se penche sur les rapports conflictuels entre l’art et la morale : un sujet d’actualité à l’heure où  » la transgression éthique est incontestablement une ligne de force de l’art contemporain « . On pense à la polémique qui a fait jour autour des plastinisations de cadavres de l’artiste Von Hagens.

La philosophe prend du recul en réexaminant les configurations historico-conceptuelles qui posent des bases théoriques. Elle revient notamment sur trois grands schémas de pensée relatifs à cette question. Du premier siècle de la chrétienté au XVIIIème siècle, l’art se met au service de l’éthique. L’esthétique kantienne assimile le beau comme symbole de la moralité.

Le XIXème siècle voit l’art prendre son indépendance à l’égard de l’éthique. Un mouvement qui se poursuit durant le XXème, où l’esthétique s’inscrit dans différentes préoccupations. Heidegger désigne l’œuvre d’art comme une mise en œuvre d’un dévoilement de l’être tandis qu’Oscar Wilde situe l’art au-dessus de la morale.

Survenant comme la troisième étape de cette relation entre l’art et l’éthique, notre modernité se distingue par la transgression, les conflits et des formes ambiguës, souligne l’auteur :  » Tel romancier accusé de pédophilie dit vouloir en faire la critique, tel plasticien accusé de cruauté envers les animaux répond avoir voulu militer pour leur défense… « 

Un livre accessible et passionnant qui ouvre de vastes champs de réflexion. L’art est-il susceptible de remplir une tâche de régénération morale ? L’éthique est-elle habilitée à juger l’art quand celui-ci s’est déclaré une valeur en soi ? Dans la période de mutation que nous traversons, les territoires de l’art sont devenus trop flous pour répondre, laisse entendre Carole Talon-Hugon, qui voit dans l’art une place légitime pour le jugement moral. Quelque chose serait en train de bouger dans le conflit qui oppose art et éthique.

Jean-Marie Dinh

Ce soir à 19h30 au Musée Fabre conférence-débat avec Carole Talon-Hugon : pour Morales de l’art, éd PUF, et Nathalie Heinich pour : Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, éd Les impressions nouvelles.

Voir aussi : Les habits de mémoire

Un cran à gauche

Orwell : journaliste, témoin, militant, analyste et penseur.  Photo DR.

Les Écrits politiques d’Orwell, confirment l’auteur de La ferme des animaux comme un penseur politique de premier plan. Le recueil publié aux éditions Agone rend accessible en français un certain nombre de textes que sa veuve Sonia, qui n’appréciait pas le positionnement politique de son mari, avait jugé bon d’écarter. Organisé en six parties, ce livre retrace l’engagement passionné de l’auteur de 1928 à 1949.

Tout au long de sa vie, Eric Arthur Blair (1903/1950) puisera son inspiration dans les engagements liés à son expérience personnelle. On en trouve les premières traces dans quatre articles publiés entre 1928 et 1929. L’auteur, qui partage les conditions laborieuses des classes populaires londoniennes, y défend la liberté d’expression et une certaine idée de la littérature. Il s’attache aussi à décrire la condition humaine des ouvriers devenus chômeurs sans omettre de mentionner les mensonges d’Etat entretenus par la presse. « Les statistiques officielles se rapportant au chômage sont à dessein réglées de façon à induire en erreur (…) Une légende absurde circule dans la presse conservatrice d’après laquelle le chômage est uniquement dû à la paresse et à la rapacité des travailleurs. »

Entre dix-neuf et vingt-quatre ans, Eric Blair s’engage comme policier de la couronne d’Angleterre en Birmanie. Cette expérience de jeunesse fera d’Orwell (pseudonyme qui apparaît en 1933) un des plus virulent adversaire de l’impérialisme britannique. « Le racisme est avant tout une manière de pousser l’exploitation au-delà des limites normalement possibles en prétendant que les exploités ne sont pas des êtres humains (…) Hitler n’est que le spectre de notre passé qui s’élève contre nous. »

Expérience traumatique de la guerre d’Espagne

Au début de la guerre d’Espagne, Orwell combat six mois dans les milices du POUM*, et échappe de peu aux geôles communistes. Touché à la gorge par une balle franquiste, il retourne en Angleterre. S’en suit une série d’articles sur les mécanismes de la pensée totalitaire et les mesquineries de la politique de puissance.

Après la signature du pacte germano-soviétique, Orwell rompt avec la famille d’extrême gauche anglaise. En 1941, il approfondit la conception du socialisme qu’il appelle de ses vœux : « Une alliance entre les ouvriers et les membres des couches moyennes modernes, réunis sous la figure de l’homme ordinaire et partageant les valeurs de la décence commune. »

Le socialisme démocratique d’Orwell intègre la revendication de l’autonomie de l’individu au sein du socialisme. Sans exclure le recours à la violence, « si la minorité privilégiée s’accroche à son pouvoir. » L’auteur prend aussi le contre-pied d’une idée répandue à gauche selon laquelle le fascisme ne serait qu’une forme particulièrement agressive de capitalisme. « La démocratie bourgeoise ne suffit pas, mais elle vaut bien mieux que le fascisme. (…) Les gens ordinaires le savent, même si les intellectuels l’ignorent. »

Suite aux interprétations erronées qui font suite à la publication de 1984, paru le 8 juin 1949, Orwell fait la lumière sur sa démarche : « Mon roman n’a pas été conçu comme une attaque contre le socialisme mais comme une dénonciation des perversions auxquelles une économie centralisée peut être sujette et qui ont été partiellement réalisées dans le communisme et le fascisme. (…) Je crois que les idées totalitaires ont partout pris racine dans les esprits intellectuels, et j’ai essayé de pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques. »

Jean-Marie Dinh

*POUM : Parti ouvrier d’unification marxiste créé à Barcelone en septembre 1935. Fusion entre Izquierda Communista d’origine trotskiste et du Bloque Obreto ( bloc ouvrier et paysan)

Georges Orwell, Écrits politiques (1928-1949) éditions Agone, 25 euros.

Voir aussi : Rubrique Débat Le conservatisme en politique, Rubrique Justice, soutien à Baltazar Carzon,

« La question des institutions est centrale dans la République »

Jean-Claude Milner « N'importe quelle règle ne vaut pas n'importe quelle autre »  Photo DR

C’est au philosophe, linguiste Jean-Claude Milner, ex directeur du Collège international de philosophie, grand lecteur de Marx, Freud, Lacan, Foucault…que revient la charge de la leçon inaugurale des XXIV ème Rencontres de Pétrarque à Montpellier organisées par France Culture en collaboration avec Le Monde sur le thème : Après la crise , quelle(s) révolution(s) ?

Que vous évoque cet intitulé ?

D’un certain point de vue, il me ramène à l’interrogation sur le mot révolution et au fait qu’autrefois, avant que ce mot désigne un total changement, dans le langage astronomique comme politique, il désignait le retour à un état antérieur. Et il me semble que dans le titre, les deux interprétations se laissent déchiffrer. Une des interprétations de la crise est quelle est financière et qu’il faut revenir au fondamentaux du capitalisme classique : C’est-à-dire fondé sur la production industrielle et non pas sur des produits sophistiqués totalement disjoints de la production de biens.

Le recours en force à l’Etat pour éponger les pertes bancaires pourrait contribuer à cette vision…

En nationalisant les pertes, on a retrouvé des procédures qui existaient de longue date. Lorsque Obama lance un plan pour soutenir les banques ou en nationalisant Général Motors il ne fait pas quelque chose sans précédent dans l’histoire américaine puisque cela ramène au New Deal et à la politique de Roosevelt.

Envisagez-vous cette notion de révolution comme une solution à l’impossible équation du capitalisme financier ?

Les solutions qui sont aujourd’hui présentées à cette équation impossible sont des retours au capitalisme classique. En revanche, si le centre du pouvoir bouge des Etats-Unis ou de l’Europe vers l’Inde et vers la Chine ce serait un déplacement sans précédent. Je ne vois pas de révolution sociale venant de l’Atlantique nord.

Inscrit au singulier, le mot crise sous-tend la rupture de l’équilibre mais il concerne plusieurs champs : financier, économique, politique, social, écologique…

Quand on emploie le mot au singulier, on évoque la crise financière qui a fait basculer un modèle de manière spectaculaire. Mais évidemment, cela débouche sur une crise économique. Et dans un certain nombre de pays, je pense notamment à la Chine, une crise économique se traduira par la famine. Un pays où des millions de gens sont frappés par la famine peut connaître des troubles extrêmement graves. Les grandes crises sociales dans l’histoire européenne sont liées à la famine qui ne menace pas aujourd’hui l’Occident.

Existe-t-il un risque de révolution sociale en Occident malgré l’affaiblissement historique du prolétariat et du syndicalisme ?

Objectivement, les pays occidentaux font de l’industrie sans ouvriers ou avec de moins en moins d’ouvriers. C’est un très grave problème. Je ne vois pas de révolution se profiler à l’horizon de ce point vue là. Je ne pense pas que nous verrons resurgir en France des grands bassins d’emploi industriel.

Reste que la crise des subprimes pose les limites et brise la mécanique du capitalisme financier qui a institutionnalisé le profit, la précarité, et l’endettement…

Oui, c’est pour cela qu’il faut observer de très prêt la manière dont le capitalisme industriel va se réunifier, s’il se réunifie. Il ne le fera pas sur des bases ouvrières comme précédemment. Un pays comme l’Allemagne ne renoncera pas à fonder son développement économique sur les machines outils. De la même manière les Etats-Unis vont jouer la carte du versant industriel de l’écologie.

Les scénarios de sortie de crise seront au cœur des Rencontres Pétrarque et notamment celui de la guerre comme issue possible ?

La guerre peut effectivement être envisagée à la condition quelle soit extrêmement circonscrite. Les deux guerres d’Irak sont à ce sujet deux exemples opposés de la manière dont une guerre peut être menée de telle façon qu’elle relance ou ne relance pas l’économie. La première guerre d’Irak était très circonscrite, la deuxième ne l’était pas. Et s’est traduite par un affaiblissement de l’économie américaine alors que la première a amené une consolidation. Maintenant je vois mal, même la Grande Bretagne qui est beaucoup plus active sur le plan militaire, utiliser la guerre comme moyen de relance économique. Elle n’en a pas la capacité.

Si la vision d’Obama en matière de politique étrangère ne semble pas belliqueuse, ce n’est pas le cas d’une partie de son entourage qui trouve des partisans au sein de l’UE ?

La logique d’Obama est une logique qui inclut la possibilité d’une intervention militaire circonscrite dans l’espace et dans le temps. La question qui se pose est de savoir si, étant donné ce qu’est l’Afghanistan, l’Iran voisin et le Pakistan, la possibilité d’une guerre limitée est vraiment ouverte. Est-ce vraiment possible ? Le discours du Caire d’Obama n’est pas un discours qui s’adresse à l’Islam dans son ensemble, mais à une partie qui accepterait un certain nombre de principes. Cela renvoi à une relation qui inclue la possibilité d’une guerre.

Quel regard portez-vous sur ce discours qui prône une autre vision du monde ?

Je l’ai trouvé très Rooseveltien. J’ai trouvé remarquable qu’il juge opportun de tendre la main au monde musulman. Les seuls pays pour lesquels il a été critique, ce sont les pays occidentaux. Obama considère que cela n’a pas de sens de tendre la main au européen parce qu’il les considère d’ores et déjà à l’intérieur de l’espace occidental. On ne tend pas la main à un pays occidental qui adopte sur la laïcité une vision qui n’est pas le point de vue régnant dans les pays anglo-saxons. C’est exactement la position qu’avait Roosevelt qui tendait la main à l’Union Soviétique mais pas aux pays européens.

L’ampleur de la secousse ouvre des opportunités politiques qui ne sont pas saisies. Où situez-vous les résistances aux nouveaux champs d’action possibles ?

J’accorde une place importante à la notion d’institution. Au cours des trente dernières années, je pense que la notion de régulation a été perçue comme la multiplication de règles avec des interactions de plus en plus difficiles à maîtriser. L’opacité de la réglementation européenne en est un bon exemple. Si on prend au sérieux la réglementation du capitalisme qui a été évoquée, pas seulement par les hommes politiques mais également des économistes, il faut se poser la question de ce qu’est une règle et de qui peut la définir.

Vous appelez à une reprise en main de la sphère politique ?

Grand ou petit un groupe ne peut définir la règle, cela doit être un pouvoir législatif et exécutif reconnu comme tel. N’importe quelle règle ne vaut pas n’importe quelle autre. Les règles ne doivent pas être très nombreuses. Elles doivent valoir non pas pour un petit nombre de circonstances mais retrouver un caractère assez général. Je pense qu’il peut y avoir sur ce point une véritable reconstruction. La question des institutions a été très longtemps centrale dans la vision de la République et de la démocratie et elle a peu à peu perdu de sa vivacité. Les gouvernements sont en mesure, s’ils le souhaitent, de baliser réglementairement le type d’inventivité que le capitalisme financier s’est autorisé.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Jean-Claude Milner a notamment publié Existe-t-il une vie intellectuelle en France (Verdier 2002) L’arrogance du présent (Grasset 2009)

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,

Mahmoud Hussein : Penser le Coran

Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun de Bahgat Elnadi et Adel Rifaat. Politologues français d’origine égyptienne, ils ont publié ensemble des ouvrages qui ont fait date, de La lutte de classes en Egypte (Maspéro, 1969) et Versant sud de la liberté (La Découverte 1988) à Al-Sîra (2 tomes, Grasset, 2005 et 2007).

penser-le-coranContrairement à ce que croient nombre de musulmans, la  » Parole de Dieu  » contenue dans le Coran n’a pas été livrée en une fois – comme les Tables de la Loi – mais étalée sur 22 années, entre 610 et 632 de l’ère chrétienne. Ses 6.236 versets ont ensuite été rassemblés en un seul volume, dans un ordonnancement inexpliqué, qui ne tient compte ni de la chronologie, ni des contextes changeants, de leur révélation. Ce qui rend le texte au départ impénétrable. C’est notamment à la faveur de cette difficulté de lecture, que s’est imposé le point de vue, aujourd’hui dominant, selon lequel il est moins important de comprendre la Parole de Dieu que de la réciter et de s’en imprégner. Chaque mot y serait alors à prendre sans recul, au pied de la lettre, partout et toujours. Ce qui conforte l’a priori  » littéraliste « , selon lequel, puisque le Coran est la Parole de Dieu, il n’est pas tributaire du temps. Ses versets ne sont pas liés au contexte où ils ont été révélés. Ils sont formulés, une fois pour toutes, pour embrasser tous les contextes possibles. Cela conduit certains jusqu’à l’intégrisme, tandis que d’autres sont déchirés entre leur fidélité à la Parole de Dieu et la conscience qu’ils ont de ne pouvoir adhérer à des prescriptions historiquement dépassées. Mais les uns comme les autres sont piégés par l’a priori  » littéraliste « . Ce que démontre Mahmoud Hussein, et qui fait la nouveauté radicale de son essai, bref et lumineux, c’est que cet a priori est réfuté par le Coran lui-même. En effet, Dieu a inscrit Sa Parole dans un contexte historique précis – celui des Arabes du VIIe siècle. Il leur a adressé un message formulé en leur langue, qui répond directement à leurs espoirs et à leurs interrogations, dont les visées spirituelles s’entrelacent souvent à des propos de circonstance. Dans son contenu aussi bien que dans sa forme, le Coran se présente ainsi comme un dialogue entre Ciel et Terre, situé dans un espace et un temps déterminés. Il ne s’agit donc pas, aujourd’hui,  » d’historiciser  » le Coran de l’extérieur, a posteriori – en étant alors accusé de lui être infidèle – mais au contraire, de lui restituer sa vérité en y retrouvant la dimension historique que Dieu Lui-même y a déposée.

Voir aussi Rubrique Livre, rubrique Religion, rubrique Egypte, L’armée, clé de la crise du régime,