« La création de vérité se greffe sur l’expérience »

Amaldo Correa. Photo Rédouane Anfoussi

Amaldo Correa. Photo Rédouane Anfoussi

en 1935, Arnaldo Correa vit à La Havane. Après des études d’ingénieur des mines, il revient travailler dans son pays. Il a vécu certains épisodes relatés dans L’appel du pivert royal, premier livre de l’auteur traduit en français qui vient d’être édité à Sète aux Editions Singulières. Depuis son premier roman, paru en 1966, il est considéré comme l’un des fondateurs du thriller cubain.

Vous avez vécu certains épisodes que l’on retrouve dans votre livre. Comment avez-vous abordé le rapport entre fiction et réalité ?

Votre question soulève un conflit intérieur qui se joue entre l’écrivain et la personne. Dans mon cas, ce conflit concerne aussi la manière de restituer ce que j’ai vécu à une certaine époque. La création de vérité se greffe sur l’expérience vécue. Je fais partie de la génération qui peut témoigner du Cuba de 1958, ce que reflète ce roman. A cette époque j’étais ingénieur pour une compagnie américaine. Je disposais d’une très bonne situation et à mes côtés, je voyais mon peuple perdre son sang dans la guerre. Issue d’une famille pauvre, j’avais fait beaucoup de sacrifices pour avoir une bonne situation mais là il fallait prendre une décision. J’ai opté pour le risque. Il en a résulté à la fois une bénédiction et une malédiction que j’ai traînée toute ma vie.

Comment avez-vous fait vos premiers pas vers l’écriture ?

C’était en 1953, je venais d’avoir 17 ans. J’aimais écrire. Un jour j’ai envoyé un recueil de mes textes à la revue Bohemia. En retour, j’ai reçu une lettre du directeur qui disait qu’il avait beaucoup apprécié et qu’il acceptait une collaboration régulière. J’étais ravi d’autant qu’il payait très bien, ce qui m’a permis d’aller faire mes études aux Etats-Unis. Quand il a appris mon âge, il m’a dit que j’étais un écrivain de naissance et m’a donné ce conseil : si tu veux devenir un écrivain, il faut d’abord que tu vives. Plus tard j’ai rencontré Hemingway qui a suivi la même voie. Après avoir écrit ce livre, je me suis dit que j’avais fait un peu comme lui avec la guerre d’Espagne.

L’action du livre débute en 1958. On retrouve un jeune ingénieur qui travaille en pleine guerre civile pour le compte d’une multinationale qui s’entend avec la dictature de Batista tout en négociant avec les rebelles …

C’est un épisode vécu, je me souviens quand les rebelles sont arrivés dans le camps avec leurs grandes barbes bibliques… L’histoire d’amour avec Adela est aussi tiré de ma rencontre avec une jeune femme en fuite après que les forces gouvernementale aient assassiné son père.

Vous avez travaillé avec Castro…

Avant je me contentais de vivre, après la révolution je voulais changer les choses. Cela m’a ouvert la conscience. J’ai réfléchi au sens de la vie, à la nature humaine. J’ai coupé de la cannes à sucre avec Fidèle pour montrer l’exemple. Aller à la campagne en tant qu’ingénieur hydraulique m’a permis d’acquérir une sensibilité écologique.

Castro vient de déléguer ses pouvoirs de chef du PCC. Quelle est la nature du débat qui traverse actuellement la société cubaine ?

La question qui se pose c’est comment résoudre les problèmes économiques en faisant en sorte que la société soit durable. Le jour où nous avons décidé d’alphabétiser et d’éduquer l’ensemble de la population il n’y avait plus de main d’œuvre pour travailler. Rêver ne coûte rien dit le proverbe, mais dans la réalité cela à un prix.

L’évolution du système castriste vous parez-elle possible ?

J’ai connu cinq systèmes à Cuba. Le capitalisme, le rêve, le système soviétique, la déroute liée à son effondrement, et la situation actuelle où les gens cherchent des solutions. Je suis très critique envers Cuba mais je n’oublie pas que le pays le plus puissant du monde y a mené une politique criminelle. Il faut trouver une sixième voie mais notre indépendance n’est plus négociable.

recueilli par Jean-Marie Dinh

L’appel du Pivert royal, éditions Singulières 19 euros

Voir aussi : Rubrique Rencontre

Une redécouverte musicale de l’univers de Max Rouquette

Le Rimbaud sur l’herbe que Max Rouquette* nous invite à quitter regarde loin dans la vallée, le chemin blanc. Le chemin , longue couleuvre endormie au beau milieu du songe des rouvières. Ces mots du grand poète occitan sont emprunts d’une grande force qui plonge dans le crépuscule d’une époque. Ils sonnent comme un adieu au monde rural d’autrefois. On les retrouve dans le beau coffret intitulé Rasim de Luna (Raisin de Lune) que vient d’éditer l’association Amistats Max Rouquette. Sous la houlette du clarinettiste Laurent Audemard qui avait rendu il y a deux ans à l’Opéra Comédie un vibrant hommage à l’écrivain, la célébration musicale de l’œuvre de Rouquette en occitan prend une nouvelle forme.

Ce ne sont pas moins de vingt et un poèmes qui viennent d’être mis en musique avec la participation des Manufactures Verbales, Jakès Aymonino, Jean-François Tisner, Nadine Gabrard, Marie-Anne Mazeau, le saxophoniste et flûtiste Henri Donnadieu, la contrebasse de Guillaume Séguron et le batteur percussionniste Denis Fournier. Un voyage plein d’émotion entre  musique traditionnelle, jazz et poésie.

Aux antipodes d’une approche folklorique figée, les artistes qui ne renient aucunement leurs racines semblent s’être laissés entraîner.  Portés par l’envoûtement des mots, (récités par Roland Pécout et François Fava) de la mélodie préexistante propre à la langue de Rouquette, faites d’évocations, d’odeurs naturelles, et de rites mystérieux, ils en restituent une création moderne et soutenue.

Jean-Marie Dinh

* Max Rouquette (1908-2005), est né à Argelliers, petit village des garrigues languedociennes, dans l’arrière pays montpelliérain dont il a célébré la splendeur solaire et douloureuse.

Rasims de Luna, Buda Music  disponible chez les disquaires.

Voir aussi : Rubrique Musique, rubrique Livre, Littérature Française, rubrique Poésie rubrique Culture d’Oc,

Amphitryon de Plaute: Les forces de la manipulation à l’œuvre

photo Jean-louis-fernandez

Au Théâtre Jean Vilar, La Compagnie  CCCP livre une adaptation contemporaine réussie de l’Amphitryon de Plaute mise en scène par Hervé Dariguelongue.

Les mythes imprègnent l’humanité en dehors de la représentation commune du temps. Un temps que les dieux ne partagent pas avec les hommes, sauf bien sûr si le désir leur en prend, s’ensuit alors un certain brouillage des réalités.

Pendant qu’Amphitryon, général des Thébains, est allé combattre les ennemis, Jupiter épris d’Alcmène, épouse d’Amphitryon, prend la forme de celui-ci et trompe Alcmène à la faveur de cette métamorphose. Il s’est fait accompagner dans cette expédition de son fidèle fils Mercure, qui lui-même a pris les traits de Sosie, valet d’Amphitryon. De là débutent les méprises les plus réjouissantes.

On connaît surtout le mythe d’Amphitryon à travers la pièce de Molière. Hervé Dariguelongue a préféré partir du texte source (retraduit pour cette création): «  J’envisage le texte de Plaute comme un vestige, une ruine qui désignerait son imcomplétude et laisserait la place à ce qu’elle fut.  » Un défi qui ne cède en rien à la facilité pour répondre au rapport complexe entre théâtre et réalité.

Jeux de mystification

Le savoir-faire de Plaute (254-184 av. J.-C) en matière d’intrigue n’est plus à démontrer. L’auteur romain s’inspire des Grecs mais il y ajoute sa perception de la société romaine. Le travail du metteur en scène poursuit cette démarche avec finesse. Il attribue un rôle au public, insère des fragments de réalité dans le récit, renoue, l’air de rien, avec les vertus d’un théâtre social et politique. On peut du reste trouver quelques correspondances entre ce qu’il se passe aujourd’hui et les limites qu’imposait le système politique romain à la critique au profit du divertissement.

La question fondamentalement identitaire du qui suis-je? que pose la pièce paraît tout à fait à propos dans une société qui renie tous ses repères pour suivre aveuglément la voie du divin marché. Pour éveiller la conscience des forces d’une mystification maîtrisée et active, Hervé Dariguelongue renouvelle le prologue en évitant le statique. « Vous m’avez confié la gestion de vos affaires s’exclame Mercure en s’adressant à la salle, C’est moi qui fixe désormais les règles et vous allez voir quel usage je vais en faire… »

A la dénonciation du pouvoir absolu s’adjoint une autre thématique, elle aussi très contemporaine. La remise en cause de notre statut – celui du maître ou du serviteur zélé – se pose ici avec la même radicalité même si le valet Sosie semble disposer de bien meilleures ressources que son maître face au vide.

En tirant aussi bien partie du ressort comique de la pièce que de sa dimension dramatique, cette adaptation ouvre sur un questionnement. Le réconfort que nous trouvons en déléguant nos responsabilités aux puissants de ce monde n’est-il pas le facteur majeur de notre aliénation ?

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Théâtre Où c’est qu’on freine, La capacité de l’art à résister, Sade et les composantes érotiques de la volonté, Puissante ubiquité de la création féminine,

L’espace des mots de Pierre Torreilles

pierre-toreilles1D’origine camarguaise, Pierre Torreilles (1921-2005) est un résistant dans tous les sens du terme. Durant la guerre, il participe au maquis du Vercors. A la Libération, il s’installe à Montpellier où il crée la librairie Sauramps, du nom de son beau-père Henri Sauramps. Il se fonde une réputation internationale en tant que défenseur du livre. Ce poète du Sud poursuit le combat dans son œuvre avec la même exigence. Il attribue à la poésie une responsabilité ontologique que défendent aussi des poètes comme Reverdy, Salah Stétié, ou Yves Bonnefoy avec qui il entretient d’étroites relations tout comme avec les peintres Olivier Debré, Tal Coat, Louis Cordesse… Dans son travail, l’artiste traque la lumière et partage les recherches sur l’espace comme ses amis peintres. D’où cette écriture où l’espacement entre les mots, le silence des blancs fournissent les respirations du poème. Pour cette périlleuse recherche de vérité, l’œuvre de Torreilles sera comme celle de son ami René Char qualifié d’hermétique. « J’ai choisi le plus difficile. J’ai choisi de n’être pas compris. J’ai choisi d’être entendu seulement. »

« Heurtant l’être de l’apparence
Quelle innocence nous convie ?
Quand n’est plus ce que nous savions ?
Temps ouvert à l’éternité
Pur éveil sans mémoire (…)
Que veille cette enfance ? »

Paule Plouvier souligne la radicalité avec laquelle l’homme et le poète s’attache aux voies qu’il explore : « La poésie comme poésie de la poésie, critique du langage conceptuel, méfiance vis-à-vis de l’image, adhésion à une philosophie de l’origine. » En adepte de l’expérience extrême, Torreilles tente de s’approcher au plus près d’une vision absolue.  Vision que Paule Plouvier situe chez lui « au confluent de deux courants de pensée dont la constance traverse l’œuvre, le courant hellénique et le courant judaïque. »

Jean-Marie Dinh

Pierre Toreilles Poète, édition L’Harmattan 17,5 euros

Voir aussi : Rubrique Poésie Jean Joubert Libre enfance, J-Luc Caizergues ouvrier et poète contemporain, Rencontre Amin Maalouf, Bernard Noël ,

Chienne d’Histoire : Cinéma pictural et histoire poème

chienne-dhistoire

« L’âme vivante qui traverse le film est noir. »

Sur la grande scène du Corum qui ouvre le festival Cinemed c’est à peine si Serge Avédikian affleure le propos de son film totalement traduit par son titre Chienne d’histoire. Un film d’animation de quinze minutes qui a reçu la Palme d’or du court métrage, cette année au Festival de Cannes.  » L’histoire du film, est elle même tirée d’un fait historique profondément méconnu en Turquie tant les autorités successives se sont évertuées à l’effacer de la mémoire populaire, au même titre que toute l’histoire de la fin de l’Empire Ottoman. » souligne le réalisateur.

 En 1910, les rues de Constantinople sont envahies de chiens errants. Le gouvernement, influencé par un modèle de société occidental cherche une méthode d’éradication. Puis brusquement, il décide de tous les déporter sur une île déserte.

Hier matin, Serge Avédikian que l’on connaît aussi pour sa carrière de comédien et de metteur en scène est revenu sur le langage exploré dans son film.  » C’est un film dramatiquement pas correcte qui ne raconte pas une histoire. C’est une proposition pour rentrer dans un récit. » En collaboration avec son dessinateur, Serge Avédikian  travaille l’esthétique de ses films à la manière d’un peintre. Les images s’appuient sur une présence photographique documentée. Les photos de rues et de bâtiments issue de carte postale de  l’époque, servent d’armature à l’expression picturale de Karine Mazloumian qui compose avec  des intégrations vidéo. L’ensemble renvoie au besoin inné d’expression et de transmission d’information, aux sources même de la peinture préhistorique.

La grammaire d’Avédikian fait appel à un rapport fusionnellequi concerne le temps, les techniques utilisées, et le message. Un message où se juxtaposent, politique eugéniste, processus génocidaire, impérialisme scientifique, et politique de l’immigration.  » Le recours à l’esthétisme permet d’aborder des sujets qui ne seraient pas supportables « , confie le réalisateur d’origine arménienne. La réaction incertaine et palpable du public à la fin du film projeté vendredi, confirme qu’il a visé juste.

Jean-Marie Dinh

Chienne d’Histoire est le troisième film d’animation de Serge Avédikian, après Ligne de vie en 2003 et Un beau matin en 2005 qui font appel à des techniques similaires.

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